Le Monastère/Chapitre XX

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 251-261).
CHAPITRE XX.


le défi.


J’espère que vous agirez de manière à me faire penser que vous êtes noble, et que vous me rendrez raison avec votre épée, monsieur, ainsi qu’il convient à un gentilhomme plein d’honneur. Tout ceci est fort bien, monsieur ; ne remettons pas cela : partons, je vous montrerai le chemin.
Le Pèlerinage de l’Amour.


Le regard du sous-prieur et l’avertissement par signe qu’il avait donné à Halbert Glendinning en partant pénétrèrent dans son cœur ; car, bien qu’il eût fait beaucoup moins de progrès qu’Édouard dans l’instruction que lui avait donnée ce digne homme, il avait pour sa personne une sincère vénération ; il pensa donc que la précipitation avec laquelle il avait été forcé d’agir l’avait embarqué dans une périlleuse aventure. La nature de l’offense qu’il avait faite à sir Piercy Shafton était une chose qu’il ne pouvait deviner ; il voyait seulement que c’était une mortelle injure, et qu’il devait maintenant en attendre les suites.

Mais afin de ne pas hâter les conséquences de cet outrage, en renouvelant trop tôt leur querelle, il voulut se promener seul pendant une heure, et réfléchir à la manière dont il devait aborder cet étranger hautain. L’instant semblait propice pour agir de la sorte sans paraître éviter obstinément Piercy, parce que tous les membres de la petite famille étaient séparés pour remplir leurs devoirs que l’arrivée des dignitaires avait interrompus, ou pour réparer le dérangement qu’avait occasioné leur visite.

Quittant la tour et croyant ne pas être observé, Halbert descendit la colline, et entra dans une prairie qui s’étendait au pied, jusqu’au premier détour que faisait le ruisseau pour se jeter dans un bouquet de chênes et de bouleaux, sous lequel il espérait rester inaperçu. Mais à peine avait-il atteint cet endroit qu’il se sentit légèrement frapper sur l’épaule ; se retournant aussitôt, il aperçut sir Piercy Shafton, qui l’avait suivi sans qu’il s’en doutât.

Lorsque nous n’avons pas grande confiance dans la justice de notre cause, ou que par toute autre raison notre résolution chancelle, rien n’est plus déconcertant qu’une apparence de promptitude de la part de notre antagoniste. Quoique Halbert Glendinning fût réellement intrépide, il se troubla néanmoins à la vue de l’étranger dont il avait provoqué le ressentiment, et qui paraissait devant lui avec un air tout à fait hostile. « Que voulez-vous ? sir Piercy, » dit-il au chevalier anglais, renfermant au fond de son cœur tout l’effroi que son adversaire lui faisait éprouver.

« Ce que je veux ? répondit sir Piercy, belle demande, après votre conduite envers moi ! Jeune homme, j’ignore quelle infatuation t’a poussé à te mettre en opposition avec un homme qui est l’hôte de ton seigneur, et qui, même par le respect dû au toit de ta mère, ne devait pas s’attendre à y rencontrer l’insulte. Je ne te demande ni ne veux savoir comment tu es devenu possesseur du fatal secret par lequel tu as tenté de me déshonorer ; mais je dois te dire que cette connaissance te coûtera la vie.

— Non, je l’espère, si ma main et mon épée peuvent la défendre, » répliqua hardiment le jeune homme.

« Certes, reprit le chevalier anglais, je ne prétends pas te priver d’une si belle chance de défensive ; je suis seulement affligé de penser que, jeune et sans expérience comme tu l’es, elle ne te sera pas très-nécessaire ; mais il faut t’avertir que dans cette querelle je ne te ferai point de quartier.

— Sois assuré, homme orgueilleux, répondit le jeune Halbert, que je ne t’en demanderai pas ; et quoique tu parles comme si j’étais déjà gisant à tes pieds, je te jure que je suis aussi déterminé à ne jamais te demander grâce que je crains peu d’en avoir besoin.

— Tu ne veux donc rien faire, dit le chevalier, pour détourner l’incertitude du sort que tu as provoqué avec tant de légèreté ?

— Et que pourrais-je faire ? » répliqua Halhert Glendinning, plutôt par le désir de connaître les intentions du chevalier, que pour lui faire une réparation quelconque.

« Dis-moi sur-le-champ, répliqua sir Piercy, et sans altérer la vérité, qui t’a mis à même de blesser mon honneur si gravement ? Et si tu me désignes un ennemi plus digne de mon ressentiment, je permettrai à ta basse extraction de jeter un voile sur ton insolence.

— C’est donner trop d’essor à ta présomption, « repartit fièrement Glendinning, « et je dois la réprimer. Tu es venu dans la maison de mon père, ainsi que je puis le deviner, en exilé et en fugitif ; ton premier salut à ses habitants n’a été qu’une suite d’injures et de mépris. Que ta conscience t’apprenne comment je suis en état de me venger de tes outrages. C’est assez pour moi d’avoir le privilège d’un Écossais libre, et je ne souffrirai pas une insulte sans la rendre et une injure sans la venger.

— C’est bien, dit sir Piercy Shafton ; demain matin nous discuterons cette affaire avec la pointe de notre épée. Que ce soit au jour naissant ; assigne toi-même le lieu du combat. Nous sortirons comme si nous allions courir le cerf.

— Fort bien, répondit Halbert Glendinning ; je te guiderai dans un lieu où cent hommes pourraient se battre et succomber sans que le hasard permît qu’ils fussent interrompus.

— Il suffit, reprit sir Piercy Shafton. Séparons-nous. Beaucoup diront qu’en accordant ainsi les droits d’un gentilhomme au fils d’un vil paysan, je déroge à mon rang, de même que le sublime soleil dérogerait s’il condescendait à comparer et à marier ses rayons d’or à la pâle lueur d’une torche grossière, vacillante et prête à s’éteindre ; mais aucune considération de rang ne saurait empêcher la punition de l’insulte que tu m’as faite. Songe, sir villagio[1], qu’aucune altération ne doit paraître sur notre visage, et demain nous terminerons tout avec nos épées. » Ayant ainsi parlé, il reprit le chemin de la tour.

Il n’est pas inutile de remarquer que la dernière partie de son discours avait été la seule où sir Piercy eût employé quelques unes de ces fleurs de rhétorique qui caractérisaient ordinairement sa conversation. Probablement, son honneur blessé et le vif désir de se venger avaient été trop puissants pour lui permettre de se servir de son langage bizarre ; et telle est l’influence de l’énergie, que sir Piercy Shafton n’avait jamais paru, aux yeux de son jeune adversaire, mériter la moitié autant de respect et d’estime que dans ce court dialogue, par lequel ils se montrèrent une mutuelle confiance. Tout en le suivant lentement à la tour, il ne put s’empêcher de penser que si le chevalier anglais avait toujours déployé cette supériorité et dans sa conduite et dans ses sentiments, il n’aurait pas été si prompt à s’offenser. Quoi qu’il en soit, des deux côtés l’injure était mortelle, et il n’y avait qu’un combat à outrance qui pût l’effacer.

Au repas du soir, la famille se rassembla, et sir Piercy Shafton prodigua plus que jamais les grâces de sa conversation aux personnes qu’il en avait jusqu’alors trouvées plus dignes. La plus grande partie de son attention s’attacha, comme on peut bien le penser, à la divine et inimitable Discrétion, ainsi qu’il aimait à surnommer Marie Avenel ; mais néanmoins il entremêlait son discours de fleurettes adressées à la fille du moulin sous le titre de belle Damoiselle, et de quelques compliments à Elspeth, sous celui de digne Matrone. De crainte que les charmes de sa rhétorique ne fussent insuffisants pour captiver l’admiration, il y ajouta généreusement et sans qu’on l’en priât la mélodie de sa voix ; après avoir témoigné la peine qu’il éprouvait d’être privé de son violon appelé viole-de-gamba[2], il les régala d’une chanson que, dit-il, l’inimitable Astrophel, que les mortels appellent Philippe Sidney, avait composée pendant l’enfance de sa muse, afin que le monde prévît ce qu’il aurait à espérer lorsqu’elle serait dans un âge plus avancé. « Ces vers, ajouta le chevalier, devaient un jour voir la lumière dans cet incomparable ouvrage de l’esprit humain, qu’il a dédié à sa sœur, la sans pareille Parthénope, que les humains nomment la comtesse de Pembroke ; ouvrage dont son amitié m’a permis de goûter parfois l’harmonie, tout indigne que j’en suis ; et je puis dire que cette mélancolique histoire est tellement relevée par de brillantes comparaisons, de suaves descriptions, d’aimables vers et de gracieux intermèdes, qu’on dirait les étoiles du firmament éclairant la robe sombre de la Nuit. Or, quoique je sache que ce charmant et délicieux langage souffrira de l’isolement de ma voix, veuve de son bien aimé violon de gamba, je vais tâcher cependant de vous donner une idée de l’enchanteresse douceur de la poésie de l’inimitable Astrophel. »

Ayant ainsi parlé, il chanta hardiment et sans interruption environ cinq cents vers, dont les quatre premiers et les derniers peuvent servir d’échantillon :

« Quelle langue peut nous dire
Ses hautes perfections ?
Quand sur chacune la lyre
Pourrait épuiser ses tons.
. . . . . . . . . . . . .

« Pour célébrer sa louange
Et sa vertu sans mélange,
La bonté dans ce tableau
Vient me fournir le pinceau ;
Le ciel, pavillon du monde,
Est le papier qui me sert,
Et je finis le concert
Comme je l’avais ouvert,
En l’honneur de Rosamonde. »

Comme sir Piercy Shafton chantait par habitude les yeux à moitié fermés, sa chanson était entièrement finie, comme le disait le dernier vers, que, regardant autour de lui, il aperçut que la plus grande partie de ses auditeurs s’étaient abandonnés aux douceurs du sommeil. Marie Avenel, uniquement par politesse, s’était efforcée de rester éveillée au milieu de la poésie prolixe du divin Astrophel ; mais Mysie était transportée en rêve dans la poudreuse atmosphère du moulin de son père. Édouard lui-même, qui pendant quelque temps avait prêté toute son attention au chanteur, était enfin tombé dans le plus profond sommeil ; et si l’on avait pu donner quelque régularité aux sons divers du nez de la digne matrone, ils auraient pu remplacer l’accompagnement si regretté de la viole-de-gamba. Halbert seul, qui n’était pas tenté de se laisser aller aux charmes du sommeil, demeurait les yeux fixés sur le chevalier : non qu’il fût plus satisfait des paroles ou plus ravi de l’exécution que le reste de la compagnie, mais plutôt parce qu’il admirait et enviait peut-être la tranquillité de cet homme qui pouvait passer la soirée en d’interminables madrigaux, lorsque le lendemain matin devait être consacré à un combat à mort. Cependant par la subtilité naturelle de son esprit, il fut frappé de voir que le galant cavalier jetait furtivement de temps à autre un regard sur son adversaire, comme s’il eut voulu surprendre sur la physionomie d’Halbert l’effet d’une si grande sérénité.

« Il ne pourrait rien lire dans mes yeux, » pensa orgueilleusement le jeune homme, « qui pût lui faire croire que je suis moins calme. »

Et prenant alors sur une tablette un sac plein de différents ustensiles, il se mit avec beaucoup d’habileté à préparer des hameçons (nous devons dire pour ceux qui font des recherches sur l’antiquité de l’art agréable de la pêche, que pour cet usage il se servait de fil brun) ; il en avait préparé une demi douzaine, lorsque sir Piercy arriva à la conclusion des longues strophes entortillées du divin Astrophel.

Comme alors il se faisait tard, et que la famille de Glendearg allait se séparer pour le repos de la nuit, sir Piercy le premier dit à la dame que son fils Halbert…

« Halbert, dit Elspeth en prononçant fortement l’aspiration de la première syllabe, Halbert, comme son grand-père, Halbert Brydone.

— Eh bien donc, j’ai prié votre fils Halbert de venir avec moi demain, au soleil levant, éveiller un cerf dans sa retraite, afin de juger s’il est aussi prompt et habile à la chasse que la renommée le publie.

— Hélas ! sir chevalier, répondit dame Elspeth, il n’y est que trop prompt, si vous parlez de promptitude, pour chaque chose qui porte acier à un bout et malheur à l’autre. Mais il est à votre disposition, et je me flatte que vous lui persuaderez d’obéir à notre vénérable père et seigneur l’abbé, et obtiendrez de lui qu’il prenne la place d’archer ; car, comme disent les deux moines, ce serait un grand secours pour une veuve.

— Fiez-vous à moi, bonne dame, répliqua sir Piercy ; je veux lui indiquer quelle conduite il doit tenir envers ses supérieurs. Nous nous rencontrerons donc sous les bouleaux, dans la plaine, » dit-il en regardant Halbert, « aussitôt que l’œil du jour aura ouvert sa paupière. » Halbert répondit par un signe d’approbation, et le chevalier poursuivit : « Et maintenant, ayant souhaité à ma très-belle Discrétion ces rêves charmants qui agitent leurs ailes autour de la couche de la beauté endormie, à cette belle Damoiselle les trésors de Morphée, et à tous les autres le commun bonsoir, je vous prierai de me permettre de partir pour me rendre au lieu du repos, quoique je puisse dire avec le poète :

« Le repos ! je l’ignore en mon cruel tourment
Ou du moins ce n’est plus pour moi qu’un changement

De position ou de place.
Le sommeil ! il est seulement
Le triste évanouissement
D’une nature qui se lasse.
Et ma couche ! dans ce moment

Est un coussin plus dur qu’une épaisse cuirasse :
Repos, sommeil et lit, sous le chaume isolé,

N’attendent point un exilé,
Afin d’adoucir sa disgrâce. »

Avec un salut affectueux il sortit de l’appartement sans écouter dame Glendinning qui se hâtait de l’assurer qu’il trouverait un repos beaucoup plus agréable que la nuit précédente ; car il y avait une quantité de chaudes couvertures et un bon lit de plumes que l’abbé avait envoyés. Mais le preux chevalier pensait sans doute que l’honneur et l’effet de son exil seraient affaiblis s’il sortait de son héroïsme pour s’entretenir d’objets si peu relevés et si peu dignes de lui ; c’est pourquoi il se hâta de quitter l’appartement avant d’entendre ce que voulait lui dire son hôtesse.

« Voilà un agréable gentilhomme ! dit dame Glendinning ; mais il est vraiment un peu bizarre ; il chante une jolie chanson, quoique tant soit peu trop longue. Vraiment sa compagnie me plaît beaucoup ; je voudrais bien savoir quand il s’en ira. »

Ayant ainsi exprimé le respect qu’elle portait à son hôte, non sans donner à entendre qu’elle était extrêmement fatiguée de sa présence, la bonne dame donna le signal de se séparer, et enjoignit à Halbert d’accompagner sir Piercy le lendemain matin, comme celui-ci l’avait demandé.

Étendu sur son lit à côté de son frère, Halbert enviait le profond sommeil dont jouissait Édouard, tandis que sa paupière à lui ne pouvait se clore un instant. Il reconnut alors ce que l’esprit avait indiqué d’une manière si obscure en lui accordant le don qu’il réclamait si follement, et qui avait plutôt contribué à son malheur qu’à sa félicité. Il voyait, mais trop tard, les embarras et les infortunes qui menaçaient ses chers parents, soit que ce duel amenât sa perte, soit qu’il lui donnât la victoire. S’il succombait, il pouvait dire pour lui-même : « C’en est fait, tout est fini pour moi ! » Mais il était persuadé qu’il jetterait sa mère et sa famille dans la misère et dans le désespoir. Cette pensée lui faisait redouter l’aspect de la mort, qui par elle-même n’a rien d’agréable. Sa conscience lui murmurait que le ressentiment de l’abbé s’appesantirait et sur sa mère et sur son frère, et ne pourrait être détourné que par la générosité du vainqueur. Et Marie Avenel ! s’il périssait dans le combat, il semblerait avoir été non seulement incapable de la protéger, mais peu soucieux de la livrer à la misère, elle et la maison qui l’avait recueillie dès son enfance. L’idée d’un pareil sort ajoutait même à l’amertume des sentiments qu’éprouve l’homme le plus brave dans une querelle plus juste et dans l’attente d’un combat moins inégal, la première fois qu’il s’engage dans une affaire de cette nature. Mais quels que fussent les malheurs qu’il prévoyait s’il était vaincu, Halbert n’espérait pas que sa victoire eût un autre résultat que la conservation de sa vie et la satisfaction donnée à son orgueil blessé. Les conséquences de son triomphe attireraient à sa mère, à son frère, et particulièrement à Marie Avenel, des calamités encore plus certaines que sa défaite et sa mort. Si le chevalier survivait, il pourrait, par courtoisie, étendre sa protection sur eux ; mais s’il mourait, rien ne pourrait les soustraire aux mesures de vengeance que l’abbé et son conseil emploieraient pour punir la violation de la paix de l’abbaye, et le meurtre d’un hôte mis par l’abbé lui-même sous la protection de l’un de leurs vassaux. L’idée que sa violence seule pourrait attirer la ruine de sa famille le remplit d’une profonde amertume, et priva son âme de la paix et ses yeux du sommeil.

Il n’y avait rien à faire, si ce n’était de se dégrader ; et s’il s’humiliait, était-ce là un moyen sur de se délivrer du danger ? Il pouvait, il est vrai, confier au chevalier anglais la circonstance extraordinaire qui l’avait mis à même de lui présenter l’insigne que la Dame Blanche, pour lui jouer un tour, lui avait donné afin qu’il l’offrît à sir Piercy Shafton. Mais son orgueil ne pouvait s’abaisser à un tel aveu, et la raison, qui, dans de semblables occasions est toujours prête à s’avilir aux conseils de l’orgueil, argumentait fortement pour lui montrer qu’il serait aussi inutile que bas de se dégrader. « Si je rapporte une si étonnante histoire, disait-il, ne serai-je pas regardé comme un menteur, ou puni comme un sorcier ? Si Shafton était aussi généreux, aussi noble, aussi grand que les champions de roman, il pourrait sans doute m’écouter, et sans me déshonorer me faire sortir de la situation où je me suis imprudemment placé. Mais il a, du moins, ou il me semble avoir beaucoup d’entêtement, d’arrogance, de vanité et de présomption, et je m’abaisserais en vain. Non, je ne m’humilierai pas ! » dit-il en s’élançant hors du lit ; et saisissant sa large épée il la brandit à la clarté de la lune qui rayonnait au travers de la profonde embrasure qui servait de fenêtre ; mais quels furent son étonnement et sa terreur, lorsqu’une forme aérienne se dessina sur les rayons de l’astre argenté, sans toutefois intercepter la lumière qui s’arrêtait sur le plancher ! Quoique cette figure fût à peine tracée, le son de la voix lui fit reconnaître que la Dame Blanche était devant lui.

Jamais la vue de cet esprit ne lui avait semblé si effrayante ; car, lorsqu’il l’avait évoquée, il attendait son apparition, et était déterminé à en supporter les conséquences ; mais en ce moment elle venait sans être appelée, et sa présence lui faisait redouter un malheur prochain, et en même temps l’affreuse perspective de s’être associé avec un démon dont il ne pourrait désormais éviter l’influence. Il demeura glacé de terreur, les yeux fixés sur le fantôme qui lui entonna les vers suivants :

« Celui qui porte un cœur altéré de vengeance.
Quand il verse le sang, ne doit jamais pâlir :

Partout où sema l’imprudence,
C’est l’acier qui doit recueillir.

— Loin d’ici, esprit trompeur ! dit Halbert Glendinning ; tes avis m’ont déjà coûté trop cher. Va-t’en, au nom de Dieu ! »

L’esprit se mit à rire, et le bruit bizarre de ce rire glacé avait quelque chose de plus effrayant que sa voix ordinairement mélancolique. Il reprit ainsi :

« Deux fois dans mon séjour par ta voix appelée,
À tes yeux je me montre une troisième fois ;
De toi-même tu vins visiter ma vallée :
Sans m’avoir demandée à ton tour tu me vois. «

Halbert Glendinning, s’abandonnant à sa terreur, appela son frère Édouard. « Éveille-toi, éveille-toi, pour l’amour de Notre-Dame ! éveille-toi ! »

Édouard s’éveilla à ces cris et lui demanda ce qu’il voulait.

« Regarde, dit Halbert, regarde ! ne vois-tu pas quelqu’un dans la chambre ?

— Non, sur mon honneur, » dit Édouard en regardant de tous côtés.

« Quoi ! tu n’aperçois rien au clair de la lune, sur le plancher, là ?

— Non, rien, répondit Édouard, si ce n’est toi, mon frère, appuyé sur ton épée nue. Je te dis, Halbert, tu devrais mettre ta confiance plutôt dans les armes spirituelles que dans l’acier et le fer. Plusieurs fois pendant la nuit, je t’ai vu tour à tour tressaillir et gémir, parler de combat, d’esprits et de spectres. Ton sommeil ne t’a pas rafraîchi, et tu rêves encore. Crois-moi, cher Halbert dis un Pater et un Credo, implore la protection de Dieu, tu pourras dormir ensuite et te réveiller plus heureux.

— Cela peut être, » dit lentement Halbert, les yeux toujours tournés sur la forme aérienne qui lui paraissait très-visible, « cela peut être. Mais, dis-moi, mon cher Édouard, ne vois-tu pas une autre personne que moi sur le carreau de cette chambre ?

« Non, personne, » répondit Édouard se soulevant sur son coude ; « mon cher frère, quitte ton épée, dis tes prières, et viens te coucher. »

Tandis qu’il parlait ainsi, l’esprit fit un sourire dédaigneux à Halbert ; ses joues pâles s’évanouirent dans le clair de la lune, avant même que le sourire eût cessé, et Halbert lui-même ne vit plus la vision à laquelle il avait tant prié son frère de porter attention. « Que Dieu me conserve la raison ! » dit-il en quittant son épée et se jetant une seconde fois sur son lit.

« Amen ! mon très-cher frère, répondit Édouard : mais nous ne devons pas provoquer dans notre folie le ciel que nous invoquons dans nos peines. Ne soyez pas fâché contre moi, mon cher frère, je ne sais pourquoi depuis quelque temps vous m’évitez : il est vrai que je n’ai ni le corps d’un athlète, ni le courage que vous avez montré dès votre enfance ; cependant il n’y a que peu de temps que vous fuyez ma société. Croyez-moi, j’en ai versé des larmes en secret, quoique je n’aie pas voulu interrompre votre solitude. Il fut un temps où je ne vous étais pas si indifférent, et alors, si je ne pouvais suivre aussi bien le gibier ou le frapper avec autant d’adresse que vous, je pouvais remplir les intervalles de ce passe-temps par d’agréables histoires des anciens temps que j’avais lues ou entendu conter, et qui semblaient vous distraire lorsque nous étions assis pour manger nos provisions près d’une claire fontaine. Mais à présent, mon frère, quoique j’en ignore la cause, j’ai perdu ton estime et ton amitié… N’agite donc pas ainsi tes bras, Halbert ; je crains qu’un accès de fièvre occasioné par des songes étranges n’ait embrasé ton sang ; laisse-moi te couvrir de ton manteau.

— Tes soins, dit Halbert, sont inutiles et tes craintes sans raison ; tu as tort de te mettre en peine sur mon compte.

— Mais écoute-moi, mon frère, reprit Édouard ; ce que tu dis pendant le sommeil, et maintenant même ce que tu viens de faire en rêvant, se rapporte à des êtres qui n’appartiennent pas à ce monde ni à notre race. Notre bon père Eustache assure que, bien que nous ayons tort de croire tous les contes frivoles des esprits et des spectres, les saintes Écritures nous autorisent à penser que de malins esprits hantent les lieux déserts et écartés, et que ceux qui chérissent de telles solitudes deviennent la proie et ou le jouet de ces démons errants. C’est pourquoi, je t’en prie, mon frère, permets que j’aille avec toi lorsque tu descendras dans la vallée où se trouvent, comme tu le sais, des endroits qui ont un bien mauvais renom. Tu ne te soucies pas de ma compagnie ; mais, Halbert, de tels dangers sont plus sûrement combattus par la sagesse du jugement que par la hardiesse du cœur ; et quoique j’aie peu de droits à m’enorgueillir de ma sagesse, j’ai acquis un peu de celle que nous apporte la connaissance des anciens temps. »

Tandis qu’Édouard parlait ainsi, Halbert fut tenté un moment de lui découvrir le secret qui pesait sur son cœur ; mais quand son frère lui eut rappelé que c’était le matin d’une grande fête, et que, mettant de côté toute autre affaire et tout autre plaisir, il se rendrait au monastère et se confesserait au père Eustache, qui devait ce jour-là occuper le confessional, l’orgueil arrêta son indécise résolution. « Je ne confesserai pas une chose si surprenante, car je serais regardé comme un imposteur, ou pis encore. Je ne fuirai pas cet Anglais dont le bras et l’épée ne peuvent m’épouvanter : mes ancêtres ont fait face à de plus braves. »

L’orgueil, qui, dit-on, peut quelquefois sauver d’une faute l’homme et même la femme, a cependant une plus funeste influence, lorsqu’il se met du parti de la colère ; alors il manque rarement de la faire triompher de la conscience et de la raison. Son esprit une fois déterminé, quoique ce fût le parti le moins sage, Halbert s’endormit profondément, et ne se réveilla qu’au point du jour.



  1. Mot italien qui veut dire village. C’est probablement par erreur que Walter Scott emploie ce mot, au lieu de villacio, augmentatif de villano, et qui signifie grand vilain paysan. a. m.
  2. La viole-de-gamba est probablement le violoncelle. a. m.