Le Monastère/Chapitre V

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 91-103).
CHAPITRE V.


le gué.


Un prêtre, dites-vous, un prêtre ! Bergers boiteux, comment rassembleront-ils le troupeau dispersé ? Chiens qui n’aboient pas, comment forceront-ils les brebis égarées à retourner à la bergerie ? Il est bien plus agréable de se chauffer à un feu brillant et de humer le parfum des mets que l’adroite Phylis apprête, que de combattre le loup dans la prairie couverte de neige.
La Réformation.


Depuis le désastre de sa maison, la santé de lady Avenel devenait tous les jours plus chancelante. On aurait dit que les cinq ans qui s’étaient écoulés depuis la mort de son mari avaient fait en elle le travail de cinq années de vie. Elle avait perdu la molle élasticité de sa taille, ainsi que les couleurs qui annoncent la santé ; elle devint maigre, pâle, et extrêmement faible. Elle ne paraissait pas attaquée d’une maladie prononcée ; mais il était évident pour ceux qui la regardaient que ses forces diminuaient chaque jour. À la fin ses lèvres se décolorèrent et ses yeux perdirent tout leur éclat ; cependant elle ne témoigna aucun désir de voir un prêtre, jusqu’au moment où Elspeth Glendinning, entraînée par son zèle, s’exprima sur un point qui lui semblait essentiel au salut. Alice d’Avenel l’écouta avec bienveillance, et la remercia de l’idée qu’elle lui suggérait.

« Si quelque bon prêtre voulait se donner la peine d’entreprendre un pareil voyage, dit-elle, il serait le bienvenu ; car les prières et les conseils d’un homme vertueux sont toujours utiles. »

Ce simple assentiment n’était pas tout à fait ce qu’Elspeth Glendinning désirait ou attendait. Elle était néanmoins certaine de suppléer par son propre enthousiasme à la tiédeur de la malade pour les secours spirituels. Martin reçut l’ordre d’aller, avec toute la diligence dont Shagram était capable, prier un des religieux du couvent de Sainte Marie de venir administrer les dernières consolations à la veuve de Walter Avenel.

Lorsque le sacristain eut annoncé au seigneur abbé que l’épouse du feu baron d’Avenel était en très-mauvaise santé à la tour de Glendearg, et qu’elle demandait le secours d’un père confesseur, le révérend père réfléchit sur cette demande.

« Nous nous rappelons fort bien Walter Avenel, dit-il ; c’était un bon et vaillant chevalier ; il fut dépouillé de ses domaines et égorgé par les brigands du Sud. La dame ne pourrait-elle venir ici recevoir le sacrement de pénitence ? la route est longue et pénible à parcourir.

— La dame est très-mal, révérend père, répondit le sacristain, et hors d’état de supporter un voyage.

— Ah !… c’est vrai… oui… alors il faut qu’un de nos frères se rende auprès d’elle, dit l’abbé. Sais-tu si Walter Avenel lui a laissé un douaire ?

— Fort peu de chose, révérend père, répondit le sacristain. Elle demeure à Glendearg depuis la mort de son mari, vivant en quelque sorte de la charité d’une pauvre veuve, nommée Elspeth Glendinning.

— Comment ? Mais tu connais donc toutes les veuves des environs ? dit l’abbé. Ho ! ho ! ho ! » et il réprimait son envie de rire de sa propre plaisanterie.

« Ho, ho, ho ! » répéta le sacristain de l’air et du ton d’un inférieur qui applaudit au bon mot de son supérieur. Puis il ajouta, avec un nasillement hypocrite et clignement d’yeux significatif : « Il est de notre devoir, révérend père, de donner des consolations aux veuves… hi, hi, hi ! »

Ce dernier rire fut plus modéré, parce qu’il fallait que l’abbé sanctionnât la plaisanterie.

« Ho, ho ! dit l’abbé. Plaisanterie à part, père Philippe, prenez vos habits de voyage, et allez confesser cette lady Avenel.

— Mais, dit le sacristain…

— Point de mais ; il ne s’agit de mais ni de si entre moine et abbé, père Philippe ; les liens de la discipline ne doivent pas se relâcher. L’hérésie acquiert des forces comme une pelote de neige qui roule acquiert de la grosseur. La multitude attend des confessions et des prédications de la part des bénédictins, comme d’autant de moines mendiants, et nous ne pouvons pas abandonner la vigne, quoique le travail soit fatigant pour nous.

— Et si peu profitable pour le saint monastère, ajouta le sacristain.

— Cela est vrai, dit l’abbé ; mais ne voyez-vous pas, père Philippe, que ce qui empêche un mal produit un bien ? Ce Julien Avenel mène une légère et méchante vie, et si nous négligions la veuve de son frère, il viendrait piller nos domaines, sans que nous pussions jamais nommer celui qui nous aurait fait ce mal. D’ailleurs c’est un devoir de notre part envers une ancienne famille dont les membres, dans le temps de leur prospérité, ont été les bienfaiteurs de l’abbaye. Partez à l’instant, frère ; voyagez nuit et jour, si cela est nécessaire, et que l’on voie comment l’abbé Boniface et ses fidèles enfants s’acquittent de leurs devoirs spirituels : la fatigue ne les rebute point, car la vallée a cinq milles de longueur ; la peur ne les relient point, car on dit que ce lieu est hanté par des spectres ; rien ne peut les détourner de leur mission spirituelle, à la grande confusion des hérétiques qui les calomnient, et à la grande consolation et édification des vrais et fidèles enfants de l’Église catholique. Je voudrais bien savoir ce que notre frère Eustache dira de tout ceci. »

Respirant à peine par l’effet du tableau qu’il avait tracé de la fatigue et des périls auxquels il allait s’exposer et de la gloire qu’il allait acquérir, tout cela par procuration, l’abbé s’achemina lentement vers le réfectoire pour finir sa collation, tandis que le sacristain, d’assez mauvaise humeur, partait avec Martin pour Glendearg. Le seul embarras qu’il éprouva dans la route fut celui de modérer sa mule fringante, pour la faire marcher à peu près au pas du pauvre Shagram.

Après être resté une heure en particulier avec sa pénitente, le moine revint soucieux et pensif. Dame Elspeth, qui avait préparé dans la salle quelques rafraîchissements pour son vénérable hôte, fut frappée de l’air d’embarras qui paraissait sur son visage. Elle fixa sur lui des regards pleins d’inquiétude, remarqua qu’il avait plutôt l’air d’une personne qui vient d’entendre l’aveu de quelque crime énorme, que celui d’un confesseur qui abandonne un pénitent réconcilié, non avec la terre, mais avec le ciel. Après beaucoup d’hésitation, Elspeth ne put enfin s’empêcher de hasarder une question. « Elle était bien sûre, dit-elle, que milady avait fait une confession facile : depuis cinq ans elles habitaient ensemble, et elle ne craignait pas de dire que jamais femme n’avait vécu d’une manière plus exemplaire.

— Femme, » dit le sacristain sévèrement, « tu parles de choses que tu ne connais point… De quoi sert-il de nettoyer l’extérieur du vase, si l’intérieur reste souillé d’hérésie ?

— Nos plats et nos tranchoirs ne sont pas aussi propres qu’on le désirerait, révérend père, » dit Elspeth ne comprenant qu’à demi ce qu’il venait de dire, et commençant à essuyer avec son tablier la poussière qui était sur la vaisselle, et dont elle pensait qu’il voulait se plaindre.

« Laissez, laissez, dame Elspeth, dit le moine ; votre vaisselle est aussi propre que des tranchoirs de bois et des vases d’étain peuvent raisonnablement l’être ; la souillure dont je parle est cette hérésie pestilentielle qui s’enfonce chaque jour davantage dans le cœur de notre sainte Église d’Écosse, et qui est comme un ver rongeur dans la guirlande de roses de l’épouse.

— Sainte mère de Dieu ! » dit la dame Elspeth en faisant un signe de croix, « ai-je donc habité cette maison avec une hérétique ?

— Non, Elspeth, non, reprit le moine, ce serait aller trop loin que de parler ainsi de cette malheureuse dame ; mais je voudrais pouvoir dire qu’elle est exempte de toute opinion dangereuse. Hélas ! les pensées impies se répandent dans l’air comme une maladie contagieuse, et infectent les premières et les plus belles brebis du troupeau ; car il est aisé de voir que cette dame a été aussi distinguée par ses connaissances que par son sang.

— Et elle sait lire et écrire, j’allais presque dire aussi bien que Votre Révérence, dit Elspeth.

— À qui écrit-elle, et que lit-elle ? » demanda vivement le moine.

« À la vérité, répliqua Elspeth, je ne saurais dire que je l’aie jamais vue écrire ; mais son ancienne femme de chambre, qui est aujourd’hui au service de la maison, dit qu’elle sait écrire ; et pour ce qui est de lire, elle nous a souvent lu de belles choses dans un gros volume noir à fermoirs d’argent.

— Faites-le-moi voir, s’écria aussitôt le moine ; au nom de votre allégeance comme vassale, au nom de votre croyance comme chrétienne catholique, à l’instant, à l’instant même, montrez-le-moi. »

La bonne dame hésita, alarmée du ton dont le confesseur recevait cette information, et persuadée d’ailleurs qu’une dame aussi respectable que lady Avenel ne pouvait étudier avec autant de dévotion rien de véritablement mauvais. Mais subjuguée par les clameurs, les exclamations, et même par une sorte de menace du père Philippe, elle finit par lui apporter le fatal volume. Ceci était très-facile à faire, sans exciter le moindre soupçon. Lady Avenel était étendue dans son lit, épuisée par sa longue conférence avec le confesseur ; en outre, le petit cabinet circulaire de la tourelle, où se trouvait le livre avec d’autres effets, était accessible par une porte dérobée. De tout ce que possédait Alice, son livre eût été la dernière chose qu’elle eût songé à mettre en sûreté ; car de quel usage, ou de quel intérêt pouvait-il être pour une famille dont aucun des membres ne savait lire, et dont tous les amis étaient également illettrés ? Il ne fut donc pas difficile à la dame Elspeth de s’emparer du volume, bien que son cœur lui reprochât ce manque de générosité et sa conduite inhospitalière envers sa malheureuse amie. Mais elle avait devant elle la double autorité d’un propriétaire et d’un supérieur féodal, et, s’il faut tout dire, la hardiesse avec laquelle elle aurait pu résister se trouvait, je gémis de l’avouer, beaucoup affaiblie par sa curiosité. En digne fille d’Ève, elle voulait avoir quelque explication sur ce livre mystérieux tant aimé de milady, et dont cependant elle ne faisait connaître le contenu qu’avec beaucoup de précaution ; car lady Avenel n’avait jamais lu aucun passage avant que la porte de fer de la tour fût fermée, et lorsqu’il n’y avait plus à craindre d’être interrompu par la présence d’un étranger. Alors même elle montrait, par le choix des passages, qu’elle avait plus à cœur de graver de bons principes dans l’âme des personnes qui l’écoutaient que de leur présenter ce livre comme une nouvelle règle de croyance.

Lorsqu’Elspeth, partagée entre la curiosité et le remords, eut remis le livre entre les mains du moine, celui-ci s’écria, après avoir tourné quelques feuillets : « De par l’ordre dont je fais partie ! voilà justement ce que je soupçonnais… Ma mule, ma mule ! je ne veux pas rester plus long-temps ici… Tu as bien fait, dame Elspeth, de mettre entre mes mains ce dangereux volume.

— Est-ce donc un livre de sorcellerie, on un ouvrage du démon ? » dit Elspeth violemment agitée.

« Non, à Dieu ne plaise ! » dit le moine en faisant un signe de croix ; « c’est la sainte Écriture ; mais elle est traduite en langue vulgaire, et par conséquent, d’après les ordres de la sainte Église catholique, elle ne doit pas rester entre les mains des laïques.

— Et cependant c’est la sainte Écriture qui nous a été communiquée pour notre salut commun, dit Elspeth. Mon révérend père, éclairez, je vous prie, mon ignorance ; mais le manque d’esprit ne saurait être un péché mortel, et vraiment, dans ma faible opinion, je serais bien aise de lire la sainte Écriture.

— Je n’en doute nullement, dit le moine, et ce fut ainsi que notre mère Ève voulut acquérir la connaissance du bien et du mal, et ce fut ainsi que le péché s’introduisit dans le monde, et la mort à la suite du péché.

— Oh ! oui, cela est très-vrai, dit Elspeth ; oh ! si elle avait suivi les conseils de saint Pierre et de saint Paul !

— Si elle avait respecté les ordres du ciel, dit le moine, qui, en lui donnant la naissance, la vie et le bonheur, avait attaché à ses dons les conditions qui s’accordaient le mieux avec sa sainte volonté ! Je le dis, Elspeth, que la lettre tue ; c’est-à-dire que le texte seul, lu par un œil inhabile et par des lèvres profanes, est comme ces remèdes violents que les malades prennent d’après l’avis d’un bon médecin ; ceux-ci recouvrent bientôt la santé, tandis que d’autres qui en ont fait usage, d’après leur propre jugement, périssent victimes de leur imprudence.

— Sans doute, sans doute, dit la pauvre femme, Votre Révérence connaît tout cela mieux que personne.

— Ce n’est pas moi, » dit le père Philippe d’un ton d’humilité qu’il pensa convenir au sacristain de Sainte-Marie, » ce n’est pas moi, mais le très-saint père de la chrétienté et notre révérend père le seigneur abbé, qui savent tout cela mieux que personne. Moi, pauvre sacristain de Sainte-Marie, je ne puis que répéter ce que j’entends dire à mes supérieurs. Néanmoins, ma bonne dame, soyez assurée d’une chose ; c’est que la lettre, la simple lettre tue. Mais l’Église a ses ministres pour la commenter et l’expliquer aux fidèles. Et je dis ceci, non pas tant, mes chers frères… je veux dire ma chère sœur (car le sacristain en était venu à la péroraison d’un de ses anciens sermons), je dis ceci, non pas tant des curés, des vicaires et des membres du clergé séculier, ainsi nommé parce qu’il se conforme aux usages du seculum, du siècle, affranchis des liens qui nous séquestrent du monde ; je ne le dis pas non plus des frères mendiants, noirs ou gris, avec crosse ou sans crosse, mais des moines, et particulièrement des moines bénédictins, réformés d’après la règle de saint Bernard de Clairvaux, d’où leur est venu le nom de Cisterciens[1]. Et parmi les membres de cet ordre, mes chers frères, je veux dire ma chère sœur, grand est le bonheur, grande est la gloire du pays de posséder les véritables ministres de Sainte-Marie, dont le couvent, je puis le dire, tout frère indigne que je suis, a fourni plus de saints, plus d’évêques, plus de papes (grâces en soient rendues à nos bons patrons !) qu’aucun autre établissement religieux dans toute l’Écosse. C’est pourquoi… mais je vois que Martin tient ma mule toute prête ; ainsi je vais vous donner le baiser de paix qui ne fait pas rougir, et recommencer mon pénible voyage. Je dis pénible, car le vallon n’est pas en bonne réputation à cause des mauvais esprits qui l’habitent. D’ailleurs je pourrais arriver trop tard au pont et me voir forcé de traverser à gué la rivière dont les eaux sont un peu grossies. »

En conséquence, il prit congé de la dame Elspeth, tout étourdie de la rapidité de ses discours et de la doctrine qu’il avait énoncée ; d’ailleurs elle n’était nullement tranquille au sujet du livre : sa conscience lui disait qu’elle ne l’aurait dû communiquer à personne à l’insu de celle à qui il appartenait.

Malgré l’empressement que mit le sacristain aussi bien que sa mule à regagner un gîte meilleur que la lourde Glendearg, malgré le vif désir qu’avait le moine d’apprendre le premier à l’abbé que le livre tant redouté par les catholiques s’était rencontré dans les possessions même de l’Église ; enfin, malgré l’instinct qui le poussait à traverser rapidement un glen si sombre et si mal famé, le mauvais état de la route, et le peu d’habitude que le voyageur avait de ses courses forcées, le retardèrent si bien, qu’il fut surpris par le crépuscule avant d’avoir atteint l’extrémité de l’étroite vallée.

La route était fort triste. Les deux côtés du vallon était tellement rapprochés qu’à chaque détour de la rivière l’ombre des rochers de la rive occidentale tombait sur la rive opposée en produisant une obscurité complète. Les branches et les feuilles des arbres semblaient agitées d’un mouvement sinistre, et les montagnes elles-mêmes paraissaient au moine effrayé plus élevées et plus menaçantes qu’elles n’étaient dans la matinée, lorsque le père Philippe les avait vues en compagnie de Martin. Aussi le père Philippe éprouva-t-il une grande joie, lorsque en sortant du redoutable glen, il entra dans la vallée ouverte et spacieuse de la Tweed. Celle-ci roulait majestueusement ses eaux d’un courant à un lac ; puis près du lac, elle s’allongeait de nouveau en un courant rapide. Pendant les plus grandes sécheresses, la Tweed remplit encore son lit, et elle ne laisse voir que rarement ces longs bancs de gravier qui déparent les bords de plusieurs célèbres rivières de l’Écosse.

Le moine, insensible à des beautés que les écrivains du siècle ne jugeaient pas dignes d’être décrites, fut néanmoins, en prudent général, charmé de se trouver hors d’un lieu dangereux où l’ennemi aurait pu se glisser sans être aperçu. Il retint la bride de sa mule et lui fit prendre un amble voluptueux, au lieu du trot rude et agité qu’elle avait pris jusqu’alors, au grand déplaisir du cavalier. Puis, s’essuyant le front, il contempla à loisir le large disque de la lune qui, mêlant sa clarté au dernières lueurs du crépuscule, s’élevait au-dessus du champ et de la forêt, du village et de la forteresse, et enfin au-dessus de l’imposant monastère qu’on voyait au loin obscur au milieu de la lumière dorée. D’après l’opinion du moine, le défaut de ce tableau magnifique, c’était que le monastère se trouvait sur la rive opposée ; car à cette époque il n’existait pas encore un seul de tous les beaux ponts qui existent maintenant sur ce fleuve classique. En revanche il y en avait alors un qui a disparu, mais dont les curieux peuvent retrouver les ruines.

Ce pont était d’une forme tout à fait particulière. Deux fortes culées avaient été construites sur les deux rives du fleuve, dans un endroit où le lit était extrêmement resserré. Sur un rocher, au milieu du courant, on avait bâti une masse solide en maçonnerie, qui avait la forme d’une pile et présentait même un angle au courant du fleuve. La maçonnerie toujours massive, s’élevait jusqu’au niveau des deux culées ; à partir de là, le bâtiment s’exhaussait en forme de tour. La partie inférieure de cette tour n’était autre chose qu’une arcade ou passage à travers le bâtiment. De chaque côté, en face de l’entrée, un pont-levis était suspendu, muni de ses contrepoids ; et lorsqu’il était baissé, il réunissait l’arcade avec la culée opposée, sur laquelle reposait l’extrémité du tablier. Lorsque les deux ponts étaient ainsi baissés, le passage du fleuve était complètement libre.

Le gardien du pont, qui était sous la dépendance d’un baron, du voisinage, habitait avec sa famille les deux étages de la tour, qui, lorsque les deux ponts-levis étaient levés, formaient une petite forteresse isolée au milieu du fleuve. Il avait droit de recevoir une légère rétribution pour le passage ; mais comme le taux, n’en était pas réglé, cela occasionait des disputes fréquentes entre lui et les passagers. Il est inutile de dire que le gardien avait ordinairement le dessus dans ces discussions ; car il pouvait à son gré retenir le passager sur l’autre rive, ou encore, après l’avoir laissé venir jusqu’à la moitié du pont, le retenir prisonnier dans la tour jusqu’à ce qu’ils se fussent accordés sur le prix.

Mais c’était avec les moines de Sainte-Marie que le gardien avait le plus souvent à débattre le paiement de ses droits. Ces saints personnages avaient demandé, et à force d’insistance, avaient obtenu, au grand mécontentement du gardien du pont, le privilège de passer gratuitement. Mais lorsqu’ils demandèrent la même immunité pour les nombreux pèlerins qui venaient visiter le monastère, le gardien opposa la plus vive résistance, et fut appuyé par son maître. La controverse fut vivement poussée des deux parts ; l’abbé menaça d’excommunier : le gardien du pont ne pouvait combattre avec les mûmes armes ; mais il ne manquait pas, toutes les fois qu’un des moines se présentait pour passer ou repasser le fleuve, de lui faire subir une sorte de purgatoire avant d’accorder le passage. C’était là un véritable désagrément, et qui aurait été plus grand encore si la rivière n’avait été, souvent guéable pour les cavaliers et même pour les piétons.

Ce fut donc par un beau clair de lune que le père Philippe s’approcha de ce pont, dont la construction singulière peut donner une idée du peu de sécurité qui régnait à cette époque. Le fleuve n’était pas débordé, mais il était au-dessus de son niveau ordinaire, c’étaient les eaux lourdes, en terme du pays, et le moine ne se sentait aucune inclination à chercher le gué, s’il pouvait s’arranger autrement.

« Pierre, mon bon ami, cria le sacristain en élevant la voix, mon très-cher-ami, Pierre, fais-moi le plaisir de baisser le pont-levis. Écoute donc, Pierre ! ne m’entends-tu pas ? c’est ton compère, le père Philippe, qui t’appelle. »

Pierre l’entendait parfaitement bien, et de plus il le voyait ; mais il avait considéré le sacristain comme un ennemi particulier dans sa dispute avec le couvent ; il alla donc tranquillement se coucher, après avoir reconnu le moine à travers un guichet, et fait observer à sa femme que « traverser le fleuve à cheval par un beau clair de lune ne ferait pas de mal au sacristain, et lui apprendrait à reconnaître l’utilité d’un pont sur lequel on pouvait toujours passer à sec, hiver comme été, et que les eaux fussent hautes ou basses. »

Après s’être épuisé en prières et en menaces, qui furent également sans effet sur Pierre du pont, le père Philippe s’avança le long du fleure, pour chercher le gué ordinaire, à la naissance du plus faible courant. Tout en maudissant la grossière opiniâtreté de Pierre, il en vint à se persuader que le gué était, non seulement sans danger, mais agréable même. Les rives, toutes garnies d’arbres, se réfléchissaient pittoresquement dans le sein des eaux sombres ; et la fraîcheur de ce délicieux paysage formait un tel contraste avec l’agitation du père Philippe, que cette manière de terminer le différend était en effet plutôt douce que pénible.

Lorsque le sacristain fut arrivé à l’endroit où il devait traverser le fleuve, il vit, sous un gros chêne tout brisé, ou plutôt sous les débris de cet arbre, une femme qui pleurait, se tordait les mains et regardait tristement la Tweed. Le moine fut frappé d’étonnement de trouver une femme dans cet endroit et à une pareille heure de la nuit. Mais il était, en tout honneur… et s’il en était autrement, je le lui mets sur la conscience… un chevalier dévoué des dames. Après l’avoir regardée un instant, sans qu’elle parut s’apercevoir de sa présence, il fut touché de sa détresse, et se décida à lui offrir son assistance. « Jeune fille, dit-il, vous paraissez plongée dans une tristesse extraordinaire ; peut-être ce gardien brutal vous a-t-il refusé, comme à moi-même, le passage du pont ? Peut-être ce contre-temps empêche-t-il l’accomplissement d’un vœu ou d’un autre devoir important ? »

La jeune dame prononça quelques mots inarticulés, porta ses regards sur le fleuve, et ensuite sur le sacristain. Le père Philippe se rappela dans l’instant qu’on attendait au monastère un seigneur des Highlands[2], qui venait faire ses dévotions à la basilique de Sainte-Marie : il pensa donc qu’il était très-possible que cette belle demoiselle fît partie de la famille, et voyageât seule, par suite d’un vœu particulier, ou même fût restée en arrière par quelque accident ; dans ce cas il était juste et même prudent d’avoir pour elle tous les égards possibles, d’autant plus qu’elle paraissait ignorer entièrement la langue du Lowland[3]. Au reste, on n’a jamais entendu le sacristain alléguer d’autre motif de sa courtoisie ; s’il en avait quelque autre, encore une fois, je le mets sur sa conscience.

Forcé de s’exprimer par signes, le langage commun à toutes les nations, le prudent sacristain montra d’abord le fleuve, puis la croupe de sa mule, et ensuite, avec autant de grâce qu’il lui fut possible, engagea la belle affligée à monter derrière lui. Elle parut comprendre sa pensée, car elle se leva comme pour accepter son offre ; et, tandis que le moine charitable, qui n’était pas très-habile cavalier, se donnait beaucoup de peine, en pressant de sa jambe droite le flanc de sa mule, et tirant la bride de la main gauche, afin de placer l’animal parallèlement à la rive, et de donner à la dame la facilité de monter d’un seul bond, elle se trouva assise derrière le moine, où elle se tint encore plus ferme que lui. La mule ne parut pas du tout s’accommoder de ce double fardeau ; elle sauta, se cabra, et aurait fait passer le père Philippe par-dessus sa tête, si la dame ne l’eût fortement retenu sur la selle.

À la fin, l’animal rétif changea d’humeur, et, loin de refuser de marcher, allongea son cou dans la direction du gîte, et plongea vivement dans le gué, comme s’il prenait la fuite. Alors une nouvelle terreur s’empara de l’âme du moine ; le gué paraissait être extraordinairement profond ; l’eau tourbillonnait violemment au poitrail de la mule, et commençait à s’élever sur ses flancs. Philippe perdit sa présence d’esprit, qui, à la vérité, n’était pas très-grande. La mule céda à la force du courant, et comme le cavalier n’eut pas l’attention de lui tenir la tête tournée vers le haut du fleuve, elle se laissa dériver, s’écarta du gué, perdit pied, et se mit à nager en suivant le fil de l’eau. Ce qu’il y eut de plus étrange, c’est que, au même moment, et malgré le péril imminent, la dame se mit à chanter, ce qui augmenta encore, s’il était possible, la terreur du digne sacristain.

Nageons gaiement, car la lune est brillante,
Et ses rayons dansent au sein des flots.
Brise du soir, votre haleine mourante
Du chêne creux éveille les échos ;
Du chêne creux, qui sur l’onde riante
Projette au loin l’ombre de ses rameaux.
Nageons gaiement, car la lune est brillante,
Et ses rayons dansent au sein des flots.

Le noir corbeau de sa voix enrouée
Fait retentir le monotone accent :
« Qui donc, dit-il, éveille ma couvée ?
« Il le paiera du plus pur de son sang,
« Et des lambeaux de sa chair pantelante
« Mes nourrissons seront repus tantôt. »

Nageons gaiement, car la lune est brillante,
Et ses rayons dansent sur chaque flot.

Un filet d’or brille sur la colline,
Dernier éclat qui pare le couchant ;
Et sur cette onde où le saule s’incline
On voit pleurer mille gouttes d’argent :
Que de trésors, à cette heure riante,
Viennent parer et la terre et les eaux !
Nageons gaiement, car la lune est brillante,
Et ses rayons dansent au sein des flots.

Dans l’abbaye une rumeur circule,
Car c’est l’instant des prières du soir :
Des lueurs vont de cellule en cellule,
Et pour l’église on quitte le dortoir.
Moine, sans loi de la cloche bruyante
Comment le glas plane-t-il sur ces eaux ?
Nageons gaiement, car la lune est brillante,
Et ses rayons dansent au sein des flots.

Sous ces rochers, dans un abîme sombre,
Le flot descend calme et silencieux.
L’affreux Kelpy[4] s’y tient tapi dans l’ombre
Avec cent bras au replis sinueux.
Du feu follet la lueur scintillante
A brillé, fière ; il en veut à tes os.
Nageons gaiement, car la lune est brillante,
Et ses rayons dansent au sein des flots.

Bonsoir, Kelpy ! bonne nuit, bonne chasse !
Pourquoi ce soir tes filets, ton flambeau ?
« J’entends, dit-il, une proie ample et grasse
« Car c’est un moine, un gibier rare et beau.
« Les ponts fermés, il faut bien qu’il consente
« À traverser mon domaine des eaux. »
Nageons gaiement, car la lune est brillante,
Et ses rayons dansent au sein des flots.

Il serait difficile de dire combien de temps la dame aurait continué à chanter, et comment se serait terminé le voyage du moine épouvanté. Comme elle finissait la dernière stance, ils arrivèrent dans une large nappe d’eau unie et tranquille par l’effet d’un wear ou batardeau qui régnait d’une rive à l’autre. À cet endroit le fleuve, semblable à une immense cataracte, se précipitait par-dessus la barrière. La mule, soit de son propre mouvement, soit qu’elle fût entraînée, se dirigea vers le canal destiné à fournir de l’eau aux moulins du couvent, et s’y précipita moitié nageant, moitié guéant, et secouant le malheureux moine de la manière la plus effrayante. Au milieu de ce ballottement répété, sa ceinture se relâcha, et, dans l’effort qu’il fit pour retenir ses vêtements, sa main posa sur le livre de la dame d’Avenel, qu’il avait dans son sein. Il ne l’eut pas plus tôt touché que sa compagne de voyage l’enleva de dessus la selle et le précipita dans le fleuve ; là, le tenant à la gorge, elle lui fit faire deux ou trois plongeons, pour s’assurer que chaque partie de son corps avait sa part d’une complète immersion. Elle lâcha prise enfin, lorsqu’il fut assez près du rivage pour y arriver par un petit effort. Il aborda heureusement ; alors portant ses yeux de tous côtés, afin de voir ce qu’était devenue sa compagne extraordinaire, il ne la vit nulle part ; mais il entendit une voix qui semblait effleurer la surface du fleuve, et qui, se mêlant au bruit de l’eau précipitée par-dessus la digue, chantait un nouveau fragment de sa chanson bizarre :

Il a gravi sur la rive glissante :
Fortuné moine, échappé de ces eaux !
Car, aux clartés de la lune brillante,
Bien des nageurs sont restés dans ses flots.

La terreur du moine ne pouvait être portée à un plus haut degré. Sa tête se troubla ; et après avoir chancelé quelques pas, et s’être heurté contre un mur, il tomba sans connaissance.


  1. Mot latin anglicisé, pour désigner les moines de l’ordre de Cîteaux. Walter Scott a probablement voulu indiquer l’érudition mal digéré du sacristain, en rattachant ce mot à Clairvaux. a. m.
  2. Hautes terres. a. m.
  3. Pays du bas des montagnes d’Écosse, ou pays plat. a. m.
  4. Esprit ou génie malfaisant des rivières ou ruisseaux d’Écosse, lequel, suivant la tradition populaire, encore aujourd’hui dans sa force, attire à lui les voyageurs pour les noyer. a. m.