Le Moine et le Philosophe/Tome 3/II/XI


Le Roi (3p. 265-272).


CHAPITRE XI.

Gabrielle. — Peines de l’absence.


Le premier fanatique fut un homme ignorant, dont un ambitieux fit l’instrument de ses passions ; le premier superstitieux fut une femme tendre ; la superstition est une conséquence du malheur et d’un vif désir ; elle est la religion de l’amour et la consolation de l’attente.

Tout est faible dans l’homme, il sent sa misère, et cherche partout un appui ; ses yeux ne le trouvent point sur la terre, et son cœur le lui montre dans le Ciel ; mais ce Dieu qui l’étonne et qu’il invoque, en qui il espère et qu’il redoute ; ce Dieu toujours trop lent à répondre à ses vœux, ne vient, en effet, à son secours que par la raison dont il doua son esprit, la force qu’il départit à son âme, et la résignation aux accidens de la vie, dont il lui imposa la nécessité en le jetant sur la terre, et de laquelle tous les momens de son existence ont dû lui enseigner à faire usage. Mais, hélas ! l’homme dédaigne ou craint de s’appuyer sur lui-même, il cherche un soutien hors de lui. Ne pouvant renoncer au bonheur ni l’attendre du temps, ni jouir de celui qui se présente devant ses pas, et l’accepter où il est sans consumer sa vie à le chercher où il ne saurait être ; il imagine, dans un monde invisible, une multitude d’êtres bienfaisans qui, par leurs prières ou leurs secours, peuvent ou porter le Dieu de l’univers à se rendre aux vœux de la terre suppliante ; ou, s’associant aux destins de l’homme, changer, par des moyens surnaturels, l’ordre immuable de la nature. Trompé dans son attente, toujours altéré de bonheur, il arrache ses regards de cet espace incommensurable où les traditions de la faiblesse humaine ont placé le ciel et la Divinité ; et, les fixant sur la terre que son pied désespéré frappe avec rage, comme pour avertir les monstres dont l’imagination peupla les abîmes, qu’il est un infortuné de plus, il ose implorer le secours de ses bourreaux, et demander le bonheur à ceux même dont il croit que l’occupation et la gloire est de plonger et de retenir l’espèce humaine dans l’éternité des tourmens.

Ainsi, l’homme plein d’espérance adressa d’abord ses vœux à la Divinité ; le malheur vint, il invoqua les génies. Dans son désespoir, il appela les enfers, et c’est l’amour qui, le premier, le rendit superstitieux d’abord, enfin sacrilége ; mais cette superstition et ces sacriléges ne peuvent ni le rendre coupable aux yeux d’un Dieu bienfaisant, ni odieux à ceux des hommes ; il cherche le bonheur dans une fausse route, et ne médite la ruine de personne ; il cherche ailleurs un appui qu’il s’imagine lui être refusé par le ciel, mais il ne repousse point son Dieu. C’est ici le cas d’appliquer aussi cette admirable parole de Jésus : beaucoup de fautes lui seront pardonnées, car elle a beaucoup aimé.

Gabrielle, fatiguée de ses courses et de leur inutilité, n’espérant plus recevoir des nouvelles de son amant, accueillit enfin cette funeste idée, qui jusque-là ne s’était pas même présentée à elle, que Florestan était mort, elle avait toujours associé son nom aux noms de victoires, de triomphe et de retour ; et quand l’idée de sa mort vint remplacer ces brillantes pensées, il lui sembla qu’un voile s’était déchiré devant ses yeux pour lui montrer l’affreuse vérité, et son étonnement fut extrême de ne l’avoir point encore aperçue.

C’est alors que ses larmes coulèrent avec une abondance qui l’étonnait elle-même. Elle sentit toute sa faiblesse en perdant l’appui de son amant et de sa pensée ; elle ne vit qu’une solitude dans la vie, qu’un désert dans son cœur, que des tourmens dans l’avenir ; malheureuse, elle pleurait ; prévoyant l’éternité de son malheur, elle pleurait bien plus encore ; mais quand on pleure sur l’absence de ce qu’on aime, on n’a pas perdu, quoiqu’on en croie, tout espoir de retour. Les larmes n’ont jamais annoncé l’extrême infortune.

Gabrielle retrouva donc des momens plus tranquilles ; elle se souvint que son amant n’était parti que pour obéir aux ordres du ciel ; elle se dit : Dieu ne doit pas vouloir punir les hommes de leur désobéissance ; il s’est servi de la faible voix d’une amante pour transmettre ses ordres ; il a daigné lui parler, pourrait-il refuser de l’entendre ?

Ranimée par cette heureuse pensée, elle se lève sur son lit, se revêt de ses habits de deuil, se couvre d’un vaste voile pour dérober ses larmes aux regards indifférens, et se prosterne sur les marches de l’autel de l’église du château ; elle prie.

En priant, une inspiration soudaine lui rend une espérance nouvelle. C’est dans l’église de Lansac que la sainte Vierge lui apparut autrefois ; c’est dans l’église de Lansac, aux pieds de la miraculeuse image de la mère du Sauveur, aux lieux mêmes où elle la vit s’animer et lui sourire, qu’elle doit aller prier encore, et demander le retour de son amant à celle qui l’arracha de ses bras. Elle part, et ses pieds foulant avec légèreté le gazon de la prairie qui sépare son château de celui de Lansac, elle a rejeté son voile en arrière, sa belle tête est à découvert, ses regards brillans s’élancent à travers ses dernières larmes, comme le soleil à travers les nuées de l’orage apaisé. Elle marche, elle vole… et ne dédaigne pas de cueillir en courant une fleur de la prairie.

Ainsi, belle de jeunesse, d’espérance et de mélancolie, soutenue par la religion et l’amour, elle passe devant le château de Lansac, jette un regard sur les fenêtres où Florestan se montrait jadis, et ce regard semble dire, je l’y reverrai. Elle arrive auprès de l’église ; à cet aspect son malheur revient à sa pensée, et son courage l’abandonne.

Quel infortuné, même conduit par la plus juste espérance vers l’homme généreux dont il attend la fin de sa misère, n’a pas, en s’approchant de lui, senti son espoir, au lieu de s’accroître, s’évanouir ! Avant d’entrer dans sa demeure il hésite, et jette ses regards vers les lieux qu’il a quittés ; ses jambes faiblissent, sa langue s’embarrasse. Il n’avait vu que la bonté de son protecteur, il ne voit plus que la dureté si générale dans l’homme ; la confiance s’est enfuie à l’aspect des lieux où jamais elle ne croyait arriver assez tôt. L’infortunée, en touchant le seuil de la porte, le sent comme repousser ses pas tremblans.


fin du troisième volume.