Le Moine et le Philosophe/Tome 3/II/X


Le Roi (3p. 250-264).


CHAPITRE X.

Suite. — Florestan et le Prédicateur.


Florestan, toujours poursuivi par l’image de son père, arriva dans un carrefour au moment où le prédicateur pérorait avec le plus de feu. L’annonce de l’indulgence pour le parricide l’arrêta. L’espérance d’échapper, non pas au châtiment, il ne croyait pas l’avoir mérité en obéissant au ciel, mais au remords, le fit adresser à l’Augustin. Le malheureux croisé, défiguré par la maladie, un bras en écharpe, comme on sait, s’approcha du tréteau.

Homme de Dieu, dit-il au moine, je viens de la croisade. Rempli d’un saint zèle, j’ai massacré, sur le tombeau du Sauveur, les Juifs, les Païens, les Mahométans, les femmes, les vieillards et les enfans.

le moine augustin.

C’est bien, mon très-cher frère, vous avez exécuté la loi de Dieu.

florestan.

J’ai brûlé un hôpital rempli d’hérétiques et de païens.

l’augustin.

L’hérésie est purgée par le feu.

florestan.

J’ai tué mon père.

l’augustin.

Vite, une indulgence.

florestan.

Est-il bien sûr que l’effet en soit comme vous le dites ?

l’augustin.

Dieu n’a-t-il pas dit à saint Pierre, ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel ?

florestan.

J’en conviens : mais j’ai des remords, saint Pierre me les ôtera-t-il ?

l’augustin.

Prenez des indulgences, et moquez-vous de vos remords. Au lieu d’une, prenez-en deux.

florestan.

J’en aurai peut-être encore.

l’augustin.

Prenez-en trois ; prenez-en jusqu’à ce que vous soyez tranquille. Votre crime peut avoir été commis avec des circonstances aggravantes ; peut-être êtes-vous le fils d’un moine ?

florestan.

Non, mais d’un philosophe…

l’augustin.

Et vous l’avez tué !… vous êtes un saint, vous n’avez que faire d’indulgences. Cependant, comme le superflu ne peut nuire, prenez-en toujours ; prenez, du moins, pour vos crimes à venir, des indulgences expectatives ; celles-ci sont bien commodes. Avez-vous envie de tuer un ennemi, de voler un publicain ? vous pouvez le faire en toute sûreté de conscience. Volez, pillez, tuez, vous êtes pardonné d’avance. Nous ne crions pas ces indulgences sur la place publique, nous ne les donnons qu’à nos bons amis, et par conséquent vous êtes du nombre. Comment ! un croisé qui brûle des hôpitaux d’hérétiques, qui massacre les petits enfans des infidèles, qui tue son père le philosophe !! tous les trésors de l’Église vous sont ouverts.

Florestan ne voulait point commettre de nouveaux crimes ; cependant, il pria le moine de lui délivrer une indulgence expectative[1], on ne sait ce qui peut arriver. Le moine obligeant y ajouta la même faveur pour quatre personnes de la suite du Croisé ; mais quand il fallut payer, Florestan n’eut point d’argent ; il offrit les reliques apportées de Constantinople ; le moine se prit à rire ; nous avons des reliques assez, lui dit-il, nous avons des morceaux de la vraie Croix plus qu’il n’en faudrait pour construire la charpente d’une église, et des os des saints, plus que n’eussent pesé tous les saints ensemble, en chair et en os ; mais nous manquons d’argent, il nous en faut pour faire la guerre à l’empereur, aux rois, aux hérétiques, aux infidèles ; et point d’argent, point d’indulgences.

florestan.

Comment ferai-je donc ?

l’augustin.

Procurez-vous de l’argent de quelque manière que ce soit. Vous êtes un soldat de l’Église, vous avez tué les femmes, les enfans, et votre père le philosophe ! Vous êtes un homme sûr, on peut tout vous dire. Si vous ne savez rien faire, mendiez. Si vous ne recevez pas assez d’aumônes, volez ; que risquez-vous ? Votre pardon est assuré.

florestan.

J’eus toujours horreur du vol.

l’augustin.

Peut-on avoir horreur de faire son salut ! Car en volant de l’argent, c’est une indulgence que vous achetez. Une indulgence vous ouvre le Ciel, ce sera donc le Ciel que vous aurez volé et non pas de l’argent, Dieu le père, et non le richard, sera volé ; or, Dieu le père consent au vol, puisqu’il vous accorde une indulgence. Donc, en volant, vous n’aurez pas volé. D’ailleurs, ce qui se fait dans de bonnes intentions est bon en soi. Vous volez de l’argent, mais pour le donner à l’Église ; vous le lui donnez, c’est une restitution que vous avez forcé l’injuste détenteur à faire, par vos mains, au légitime propriétaire ; car tout appartient à l’Église. Vous volez, mais pour obtenir la vie éternelle ; Dieu n’a créé l’homme que pour lui donner les moyens de faire son salut ; vous faites le vôtre, en volant, donc vous accomplissez les vues de Dieu. Vous voyez comme tout s’enchaîne et s’explique.

florestan.

Vous m’ôtez les moyens de répondre, et ne me persuadez pas ; mais enfin, si Dieu m’absout et me récompense, les hommes me puniront.

l’augustin.

Des juges hérétiques ou philosophes pourraient bien vous faire pendre ; que vous importe ? Cette vie est un passage. La vie éternelle, la vie des justes, est la seule bonne ; le monde est le chemin qui nous y conduit, et le chemin est quelquefois bien désagréable ! Quelques pans[2] de corde vous sauveraient bien des désagrémens. Donc, vous ne devez pas mieux demander que d’arriver vîte au logis, si vous y arrivez sûrement ; votre pendaison, ordonnée par des juges hérétiques ou philosophes, serait une espèce de martyre, elle vous ouvrirait, sans faute, les portes du Ciel ; et même, si vous laissiez beaucoup de biens à l’Église, en mourant, je pourrais répondre de votre canonisation, je suis sûr que nous vous ferions faire des miracles. Vous seriez dans l’almanach, mon très-cher frère, dès que vous auriez votre patente de bienheureux ; c’est le nec plus ultra de la gloire des saints, gloire impérissable et toujours nouvelle, puisqu’elle se renouvelle toutes les années.

florestan.

Si je pouvais échapper à mes remords, je ne serais pas fâché de rester encore sur la terre. Vous voyez comme la sainte guerre m’a mis ; je me croisai pour obéir à ma dame, et je voudrais jouir enfin du prix de mon obéissance.

l’augustin.

Est-elle jeune ?

florestan.

Vingt ans.

l’augustin.

Jolie ?

florestan.

Comme un ange.

l’augustin.

Belle ?…

florestan.

Superbe.

l’augustin.

Des yeux noirs ?…

florestan.

Brûlans.

l’augustin.

J’irai lui demander l’hospitalité.

florestan.

Je ne puis donc employer votre moyen.

l’augustin.

Au contraire ; volez une plus grande somme. Volez, 1o pour acheter une indulgence ; 2o pour acheter vos juges. De cette manière, vous êtes absous dans ce monde, et récompensé dans l’autre.

florestan.

Trouve-t-on des juges à acheter ?

l’augustin.

Essayez. J’ai bien entendu parler de certain jugement rendu par la justice d’Alais, entre un moine et un vilain ; mais sans aller plus loin, il y a des troubles dans plusieurs villes, les factions déchirent la France ; si la faction triomphante épure un tribunal, vîte rendez-vous dans le ressort du tribunal épuré. Volez un homme du parti vaincu, vous devez espérer que les magistrats de l’autre parti ne seront pas rigides ; il y a même apparence qu’il ne vous en coûtera rien ; en France, sauf quelques exceptions très-rares, l’argent comptant ne fait rien faire aux juges ; mais le zèle et la peur, la lâcheté, la crainte de perdre leurs places, l’espérance d’en avoir de meilleures, la reconnaissance envers le parti qui les a nommés, la nature même de beaucoup d’hommes qui ressemble à celle de l’âne, et qui porte ces hommes, parmi lesquels on a soin de choisir les juges épurés et dévoués, à donner des coups de pied au misérable à terre, les obligeront à vous accorder une impunité complète ; peut-être même obtiendrez-vous une place parmi eux, et vous pourrez faire pendre celui que vous aurez volé, s’il ose se plaindre. Allez donc, et revenez la bourse bien garnie ; et que le Seigneur soit avec vous. — Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

Florestan ne put vaincre l’avarice du moine, il n’obtint rien ; il suivit l’exemple des pauvres, joua, perdit et s’en alla sans reliques (il avait trouvé à s’en défaire à coups de dés), sans bonnet et sans chemise. L’Augustin serra le tout dans son sac, et quand Florestan partit, il lui donna sa bénédiction.

Il partit enfin ; il s’éloigna de Marseille à grands pas, et traversa la Provence et le Languedoc, en demandant l’hospitalité aux pauvres gens, les seuls qui la donnent de bon cœur. Il payait leurs services par le récit des exploits des Croisés, des miracles opérés sur le tombeau du Sauveur et de la malice des juifs et des infidèles. Il faisait des vœux en lui-même, il priait devant toutes les niches des saints, au pied de toutes les croix, et ses vœux et ses prières étaient tous inspirés par sa Gabrielle. À mesure qu’il se rapprochait d’elle, il sentait tout ce qui n’était pas elle s’effacer de sa mémoire ; son voyage ne lui paraissait qu’un rêve pénible ; et prêt à la revoir, il aurait cru ne l’avoir quittée que d’hier, si l’agitation de son cœur ne lui eût rappelé sa longue absence et ses malheurs tandis qu’il marche vers le château de Lansac, voisin de celui de sa maîtresse. Revenons à celle-ci que nous avons laissée dans son lit souffrante et désespérée.




  1. On n’invente rien dans cet ouvrage de ce qui tient aux mœurs du bon vieux temps ; non-seulement on vendait publiquement, et comme il a été dit, des indulgences pour tous les péchés commis, mais on en délivrait quelquefois aux bons amis pour les péchés à commettre. On a trouvé dans les archives de Joinville (appartenant au cardinal de Lorraine) une indulgence expectative pour le cardinal et douze personnes de sa suite ; laquelle remettait à chaque personne, par avance, trois péchés à la fois.
    (Encyclopédie, article Joinville.)

    La duchesse de Bourbon, sœur de Charles VIII, eut le droit de se faire absoudre, toute sa vie, de tout péché, elle et dix personnes de sa suite, à quarante-sept fêtes de l’année, sans compter les dimanches.

  2. Pan, mesure locale.