Le Moine et le Philosophe/Tome 3/I/XXXIV


Le Roi (3p. 58-68).


CHAPITRE XXXIV.

L’ombre de Samuel


Pour resserrer les liens de l’amitié nouvelle, le vieillard résolut de réunir tous ses malades dans un banquet. Il voulut faire boire dans la même coupe les enfans de Baal et de Jehovah : il y parvint, mais son triomphe fut court.

Le saint moine roulait dans sa tête un grand projet ; il cherchait à rallumer dans l’âme de Florestan le flambeau de la religion, prêt à s’éteindre. Ce héros, jadis si ferme dans la foi, chancelait maintenant ; les discours du vieillard l’avaient ému ; les victimes égorgées à Jérusalem, par son bras catholique, lui parurent sortir des carrières, l’entourer, le presser, courir au-devant de ses pas, voler au-dessus de sa tête, et presser sur lui leurs plaies sanglantes. Pour chasser ces horribles images, tantôt il s’enfuit dans les lieux sombres, tantôt il se met sous les rayons du soleil, ennemi des fantômes et des rêves : courses inutiles, vain espoir ! les mânes sanglans l’assiégèrent dans les ténèbres, le suivirent à l’éclat du jour.

Alors il résolut d’aller confier sa peine au vieillard ; il allait demander des secours à l’auteur de ses maux. En effet, c’était lui dont la voix funeste avait évoqué dans son cœur ces ombres terribles ; il courait à sa perte ; le vieillard l’eût perverti sans doute, mais Dieu le guidait par la main, et l’ange des ténèbres, auteur du projet du chevalier, ne savait pas qu’il avait conspiré lui-même pour la gloire de l’Église.

Il avait erré dans les champs, poursuivi par les mânes plaintifs ; en retournant vers l’hospice, à l’heure où la nuit tombait de la nue, il passa devant les catacombes, où dormaient les générations éteintes : de longs soupirs sortaient de ce séjour des morts. Rempli de funestes pensées, poursuivi par sa noire rêverie, Florestan crut entendre les gémissemens de ses victimes : il vit la terre couverte d’ossemens, et son imagination lui fit voir ces ossemens se réunir et se lever ; les tombes enfanter des cadavres ; les morts retrouver la parole ; et, debout sur la terre sépulcrale, lui demander compte de leur sang. — Ah ! grand Dieu, s’écria-t-il, délivre-moi de ces spectres livides ; défends à la mort de tourmenter les vivans ! Une voix se fit entendre. — Le ciel permet aux mânes de poursuivre les barbares !

À ces mots, ses cheveux se dressèrent. — Mânes vengeurs, reprit-il hors de lui, Dieu conduisait mon bras ; je vous ai ravi le jour, mais existais-je encore moi-même ! J’ai laissé dans les lieux où vous perdîtes la vie tout ce qui peut lui donner quelque prix. Je suis misérable et mutilé ; je suis plus à plaindre que vous, car je souffre encore… Ne soyez pas impitoyables et laissez-moi mourir en paix.

Une voix descendit du ciel… Jamais !

Tout-à-coup, il vit l’enfer ouvert devant lui. Pour éviter l’abîme, il recule avec impétuosité ; on le repousse avec violence ; il regarde, il voit un spectre. Il le regarde avec frayeur ; il s’élance vers un rocher, et soudain il entend la crecelle d’un lépreux ; il frémit !… et reconnaît sa sœur, la malheureuse Laurette ; et tandis qu’immobile d’étonnement, de douleur et d’effroi, il cherche où porter ses pas, on le frappe rudement sur l’épaule ; il se retourne, c’est encore le spectre ; un vaste linceul blanc l’enveloppe et traîne sur la terre ; suis-moi ! Il dit, et s’éloigne, mais bientôt il s’arrête pour faire signe du doigt, à Florestan, de le suivre, et Florestan le suit.

Ils marchent à grands pas : le spectre entre dans les catacombes ; le chevalier, sur le seuil, hésite… ; le spectre, déjà loin, le cherche avec les mains, ne le trouve pas et l’appelle ; suis-moi !… Cet ordre, répété par les échos des tombes, semble proféré par une multitude de voix confuses ; il semble qu’un million de spectres l’appellent et l’attendent ; il frémit, ses genoux chancèlent, l’horreur des tombeaux et de la nuit le prive de son courage ; cependant, le danger le ranime, et comme il va faire un pas pour s’enfuir, un long bras sort des catacombes, une main le saisit et l’entraîne… Suis-moi !… Le bras et Florestan disparaissent.

Laurette, épouvantée, avait eu pourtant la force de marcher, mais non pas assez vite pour les atteindre. La nuit arrêtait ses pas ; et d’ailleurs aurait-elle osé les suivre de plus près ! « Chevalier, lui criait-elle, faites le signe de la croix, les démons disparaîtront. » Mais elle criait si faiblement, de peur d’être entendue des démons, que Florestan ne pouvait l’entendre. « Mon frère, ajoutait-elle, ne perds point courage ; c’est moi qui t’ai répondu pendant deux fois, moi, qui t’ai dit jamais ! J’ai voulu te punir de ta dureté ; peut-être ce spectre aussi n’est qu’un prestige : fais le signe de la croix. » Il n’entendit pas, mais la même pensée lui vint : il voulut, il essaya de faire le signe protecteur ; il y parvint sans doute ; le spectre l’entraîna toujours.

Laurette arriva près des catacombes, au moment où son frère venait d’y entrer ; la voix lui manquant, elle agita sa crecelle pour lui faire connaître qu’il y avait encore quelqu’un au monde qui pensait à lui. Ce bruit aigre, en pénétrant dans les catacombes, se renforçait et changeait de nature ; il semblait être les gémissemens des mânes ; et Florestan, toujours sous la main du spectre, en était autant épouvanté que du sinistre suis moi !

Enfin, décidé à mourir, mais non pas sans combattre, sa frayeur avait fait place à la rage ; il voulut saisir le spectre et s’écria : « Qui es-tu ? où me conduis-tu ? Serais-tu un démon sorti des enfers pour m’y entraîner vivant ? Ta peine est superflue ; je porte l’enfer dans mon cœur ; j’en éprouve tous les tourmens, mais aussi j’en ai la force et l’audace ; et, si Dieu le permet, je puis t’étouffer contre mon sein. » Le fantôme avait disparu, mais sa voix lointaine se fit entendre.

« Chrétien timide, dit-elle, tu gémis sur les infidèles immolés par tes mains : ignores-tu que tous les hommes appartiennent à l’Église ; as-tu oublié que tu ne pris les armes que pour elle ?… »

« Je m’en souviens, répondit Florestan ; et jamais je n’aurais pensé que pour m’en punir Dieu ranimât les morts. »

« La bonté céleste m’envoie auprès de toi pour te rendre le repos, et te proposer une gloire nouvelle. »

— « Retrouver le repos, acquérir de la gloire ! Dieu n’a qu’à parler, que veut-il de moi ? »

Du sang, répondit la voix.

Du sang ! répéta le chevalier… Est-ce le mien, je suis las de la vie : je suis sans arme, et je ne puis me l’arracher ? Mais toi, spectre, fantôme, ange, démon, qui que tu sois, perce-moi de mille coups, et que j’échappe à la vie et aux remords.

— Non, non, tu dois vivre encore, tu dois vivre pour ton Dieu ; reviens dans ces tombeaux, reviens y demain à la première heure de la nuit, un saint homme te nommera la victime ; obéis à sa voix, Dieu te l’ordonne par la mienne. — Dieu n’envoie que des anges sur la terre. Les anges n’habitent point les ténèbres des tombeaux, ou leur présence les dissipe. Ils sont resplendissans de lumière… c’est l’enfer qui t’envoie… — Tremble !… tu vas me connaître, je suis le terrible Samuel, Samuel le prophète ! c’est moi qui fais les rois, qui les renverse et les immole. C’est moi qui punis une sacrilége pitié ; j’égorgeai le roi d’Amaleck. Je sacrai David obéissant ; j’apparus, à la voix de la Pythonisse d’Eudor, pour annoncer à Saül rebelle sa chute et son trépas ; la terre se ferma sous mes pieds, et ne s’est plus r’ouverte. Depuis lors, j’erre dans les catacombes, mort-vivant j’habite sur la cendre des morts, j’attends que cette cendre se ranime pour retourner au ciel avec elle ; j’habite avec les morts qui ressuscitèrent quand le Christ expira sur la croix ; et, ministre des rigueurs de l’Éternel, j’apparais aux mortels coupables qui refusent de prêter leur bras à sa juste colère, j’apparais… et leur donne le choix de l’obéissance ou les tourmens éternels… Obéis… la main du Dieu vengeur est sur toi… tremble !

À ce mot, une main puissante se repose et pèse sur sa tête… le guerrier se sentit écrasé ; il lui sembla que cette main le faisait descendre dans les abîmes, à mesure qu’elle se retirait de dessus lui ; il lui sembla remonter sur la terre… enfin elle le quitte… Tremble ! reprit la voix, et elle se tut. Mais alors un bruit affreux se fit entendre, la terre fut ébranlée, et Florestan resté seul, sortit des catacombes en rêvant à la victime que Dieu demandait à son bras. Il passa sur le corps de Laurette sans la voir ; le sommeil l’avait surprise, ou la crainte avait glacé ses sens. Inquiet, agité, Florestan errait autour de l’hospice ; un bruit sourd se fit entendre… Le Croisé frémit… Son effroi fut bientôt dissipé ; il reconnut les serviteurs du vieillard, ils ramenaient le moine, lequel s’était enfui de son lit ; Florestan les évita, et rentra sans être vu, toujours occupé des mystères de cette terrible journée.