Le Moine et le Philosophe/Tome 2/I/XXX


Le Roi (2p. 160-210).


CHAPITRE XXX.

Le Frère et la Sœur.


Florestan s’était démis un bras, on lui avait crevé un œil, la petite-vérole l’avait défiguré, les médecins étaient accourus : que de malheurs à la fois !

Les médecins, pour lui remettre le bras, l’estropièrent ; pour lui guérir son œil, l’extirpèrent ; ensuite ils l’envoyèrent, non pas aux bains, mais sur le tombeau du Sauveur. Le grand air, agissant sur ses nerfs malades, sa bouche se retira, en sorte que l’œil de gauche lui manquant, et sa bouche s’alongeant vers l’oreille gauche, Dieu semblait avoir voulu compenser le défaut par l’excès.

Florestan ayant accompli son vœu, résolut de retourner dans sa patrie. Une femme lui mit un emplâtre noir à la place de l’œil absent, lui apprit à mordre ses lèvres pour rappetisser sa bouche, et à porter son bras en bandouillère ; ainsi refait, il quitta Jérusalem, les larmes aux yeux (on en a toujours deux pour pleurer), la foi dans le cœur, des reliques dans les poches, et de vraies reliques, telles qu’un morceau de la couronne des Trois-Rois, une arête d’un des poissons distribués dans le désert, et un pan du manteau qu’Élie donna à Élisée en montant au ciel sur un char de feu.

Il n’avait plus ni casque, ni brassards, ni pique, ni épée ; son grand cheval était mort, ses écuyers étaient allés en paradis ; il était seul, sans argent et sans amis. Il partit donc de Jérusalem, non pas en seigneur féodal, mais en modeste pélerin, le bâton blanc à la main, demandant l’aumône, et racontant aux fidèles les exploits des Croisés, et les merveilles de la Palestine.

Nobles siècles de la chevalerie et de la foi, quelles douces images n’offrez-vous pas à notre mémoire ? Dans vos heureuses années, les routes étaient couvertes de chevaliers, la croix sur l’épaule, brillans de force, de jeunesse et d’or ; montés sur de nobles coursiers, entourés de varlets, de vassaux et de pages, courant, volant à la conquête de la terre promise ; et de chevaliers démontés, sans armure, presque nus, estropiés, malades, revenant chargés de reliques, et demandant l’aumône aux mêmes lieux où, quelques mois plus tôt, ils avaient étalé le faste le plus pompeux. Ce spectacle, si divers, des Croisés allant ou revenant, si brillans ou si misérables, n’arrêtait point le zèle des chrétiens. Ils lisaient sur le front livide des Croisés vainqueurs les destins réservés à leur zèle héroïque ; n’importe, ils marchaient à la gloire, et remplis des espérances du voyage, ils ne pensaient point aux misères du retour. Cependant on plaçait des patriarches, des évêques et des moines, dans toutes les villes subjuguées. Les moines de l’Europe s’enrichissaient des biens délaissés par les Croisés, comme ceux de l’Asie des biens que les Croisés avaient conquis. Le Pape était tout puissant ; l’Église était riche. C’était le règne de Dieu. Oh le bon temps !

Sur la même route où cheminait Florestan, Laurette avait établi sa demeure ; elle suivait le chemin de Constantinople, afin de recueillir de plus riches aumônes ; et Florestan dans la même vue, et plus encore pour humilier son orgueil, en donnant sa misère en spectacle à l’Asie et à l’Europe, n’avait point dirigé sa marche vers Jaffa. Près de Damas, fatigué du voyage, mourant de soif et de faim, il découvrit une hutte. À côté se trouvait une mare, et à la porte de la cabane de nombreux morceaux de pain et des fruits. Ses yeux dévoraient cette nourriture si désirée, ses lèvres appelaient la liqueur rafraîchissante. Remerciant le ciel de sa bonne fortune, il court vers la mare, et ses genoux fléchissent déjà pour permettre à ses mains d’atteindre l’eau du bassin ; tout-à-coup, il voit sur le bord un gros bâton et une écuelle de lépreux ; il se rejette en arrière ; cette eau, que sa soif appelle, est repoussée par son effroi ; il marche alors vers la cabane, sa soif peut être apaisée par ces fruits succulens. Il arrive, se baisse ; aussitôt la redoutable crécelle du lépreux se fait entendre, la main du pélerin se retire ouverte, et le pélerin, épouvanté, reste immobile entre la mare et la cabane, en présence du lépreux, et ne pouvant ni boire, ni manger, ni s’enfuir.

« Qui que tu sois, lui dit la lépreuse, si tu as une mère ou des enfans, ou une sœur, que puissent atteindre mon infortune, je t’en conjure en leur nom, au nom du Dieu dont tu portes le signe sur l’épaule, Croisé, vainqueur des ennemis de la foi, viens à mon aide ; donne-moi les moyens de me délivrer de cette lèpre qui me dévore, et gagne le ciel au prix d’une aumône au malheur.

« — Hélas ! lui répartit Florestan, tremblant sur ses jambes affaiblies, tu m’implores et tu me tues ; le vent du désert me portera ton mal horrible ; lépreuse, si ton sort affreux n’a point endurci ton cœur ; si tu as un père ou un frère, Croisés comme moi, et qui puissent être jamais devant la porte d’un lépreux, hors d’état de s’enfuir à cause de leur fatigue et de leurs blessures ; lépreuse chrétienne, car je vois que tu l’es aux louanges que tu fais du Dieu qui t’éprouve, je t’en conjure, fuis, ou du moins passe sous le vent, et ne perds pas le ciel où tu cours par la route la plus sûre, pour n’avoir pas su compâtir au malheur !

« — Rassure-toi, répondit-elle ; mon sort est affreux, mais il ne m’a point endurcie aux misères d’autrui ; n’es-tu pas mon frère en Jésus-Christ ! Te le dirai-je même, soit que la tendresse de mon cœur ou l’effet de cette maladie qui nous afflige du besoin d’aimer, et ajoute à nos tourmens celui de ne pouvoir plaire, me parle en ta faveur, soit que ta voix, quoiqu’embarrassée, me rappelle la douce voix d’un guerrier bien cher ; je me sens émue du plus vif intérêt ; je t’aime assez pour te fuir, dussé-je en perdre la vie, si tu courais des dangers près de moi. Le vent du désert ne soufflera point encore.

« — Je te crois, répliqua Florestan ; je ne puis démêler tes traits, mais cependant ils me rappellent une femme que j’aime, et ta voix, quoique péniblement modulée redit à mon oreille les sons enchanteurs de sa voix.

« — Eh bien ! s’écria-t-elle, je n’agiterai point en vain ma crécelle ; Croisé chéri de Dieu et de la victoire : au nom de ce Dieu qui nous éprouve, donne-moi pour me délivrer de mes maux !

» — Lépreuse, je n’ai trouvé personne sur ma route ; je n’ai ni boisson ni alimens à t’offrir.

» — La charité ne m’a point épargné de semblables dons, et j’en fais peu de cas ; ma lèpre n’en peut être guérie. — Moi, je meurs de fatigue et d’inanition ; ce que tu dédaignes, me rendrait la vie ; ta funeste présence m’interdit de puiser dans cette mare, creusée par la nature pour les besoins de tous.

« — Glorieux pélerin, ces alimens sont purs ; j’en laisse toujours ainsi près de ma porte sans y toucher, pour le voyageur malheureux. Donner est si doux ! je veux donner aussi ; je veux goûter la douceur d’être utile. Si le ciel peut être apaisé, ne l’apaiserai-je point par le bien que je ferai ? Prends donc et mange sans crainte. Vois derrière cette monticule une source d’eau vive ; je laisse l’eau la plus pure aux voyageurs. Pélerins, nobles et vilains, je vous demande des secours et ne vous impose point ma misère. »

Florestan, rassuré, se saisit des alimens, les dévora et reprit courage. Tandis qu’il mangeait, la lépreuse, debout sur le seuil de sa hutte, le regardait en pleurant. Le sourire du plaisir semblait aussi vouloir quelquefois se faire passage sur ses lèvres livides ; la douleur le repoussait. Alors les larmes coulaient avec plus d’abondance ; sa main agitait avec force l’effrayante tartavelle, et sa voix répétait :

« Croisé victorieux, noble pélerin, au nom du Dieu qui nous éprouve, donne-moi pour me délivrer de mes maux. »

Florestan, rassasié, répondit : Il est des plantes salutaires ; Dieu mit partout le remède à côté du mal, comme l’espérance à la suite du malheur, mais je ne les connais point. — Ah ! répliqua-t-elle, personne ne les connaît ; s’il en existait, Dieu, qui donna la lèpre à son peuple, ne les aurait-il pas révélées ? J’espère en vous seuls, ô moines de Saint-Lazare ! malheureusement le Lazare aime à se faire prier, et les moines ne prient que pour ceux qui paient. Croisé victorieux, donne-moi pour me délivrer de mes maux, donne-moi de l’argent pour saint Lazare et pour les moines !

Florestan n’avait point d’argent ; il le savait, et se fouilla pourtant pour prouver sa bonne volonté. Je n’ai rien, lui dit-il, absolument rien ; la charité des peuples s’est refroidie, mais si je ne puis te donner pour faire prier les moines, je puis prier moi-même. Je suis Croisé, j’ai exterminé force infidèles ; j’ai visité les lieux saints ; je suis pélerin et soumis à l’Église ; j’ai fait vœu de mendier : c’est être presque moine, et ma prière montera peut-être au ciel.

À ces mots Florestan tombe sur ses genoux.

« Attends, ajouta la lépreuse, attends, nous prierons ensemble. Un saint moine me donna des lumières sur notre divine religion. Dieu a dit : Partout où trois personnes seront assemblées en mon nom, je serai au milieu d’elles, ses promesses sont sûres, il va venir au milieu de nous, il verra notre infortune, et nous en délivrera sans doute. Je te guérirais si je le pouvais ; Dieu le peut, et pourquoi ne le voudrait-il pas, il est meilleur que moi ?

» Je connais, répondit Florestan, cette promesse de l’Homme-Dieu, mais il n’y a ici que ton infortune et la mienne.

» Tu ne connais pas, répliqua-t-elle tous les bienfaits de la Providence, elle t’a conduit en ces lieux, elle y arrêta mes pas, pour nous donner, en nous y réunissant, les moyens de la fléchir. »

À ces mots elle rentra, Florestan attendit avec impatience, et non sans espoir, le retour de la lépreuse. Elle revint tenant entre ses bras un énorme paquet dont il cherchait vainement à deviner la nature. Un cri se fit entendre ; la lépreuse s’arrêta, et posant son fardeau entre elle et lui :

« Le voilà ce troisième infortuné dont le Christ exigeait la présence ! Vois cet enfant, ton sort et le mien sont moins affreux ; nous avons connu la douceur de vivre : j’eus, hélas ! un père, une mère, un frère comblés d’honneurs ; et lui n’a connu l’existence que par les tourmens ; il n’a ni patrie, ni père, et sa mère est la plus à plaindre des femmes. L’Éternel, tiendra-t-il contre le spectacle de l’innocence affligée et suppliante ! Nous sommes trois ; prions, mon frère : mon fils, dit-elle au lépreux, nous sommes tous les trois rassemblés au nom du Sauveur du monde ; notre bouche va l’implorer. Pour toi, dont la langue ne peut exprimer encore le malheur, tes yeux seront plus éloquens que notre voix ; pleure, mon fils, ce sera ta prière ! »

Elle pleurait elle-même, le pélerin, à cet aspect hideux, mais touchant, pleurait aussi ; ce furent les premières larmes versées par ce guerrier terrible ; et tous les deux, baignés de cette preuve de la faiblesse humaine et du néant de ce monde, invoquèrent, d’abord en silence, le maître de l’univers ; Florestan, appuyé sur son bâton blanc, et la lépreuse une main suspendue sur son fils, comme pour le bénir et le désigner à la bonté céleste.

Elle rompit le silence. « Mon frère, les paroles de Dieu s’accomplissent, j’ai vu les cieux s’ouvrir ; Dieu descend ; il s’approche…

» Vous l’avez vu ! répondit le pélerin : Ô divin Jésus ! vous n’oubliez point les exploits de mon bras armé pour votre cause ! et vous me rendrez la force de combattre encore pour elle. Ma sœur, l’éclair brille, le tonnerre gronde : priez à haute voix, vous qui le voyez, dites : je répéterai vos paroles.

« Dieu du ciel et de la terre, s’écria la lépreuse ! vous qui pour sauver l’homme coupable, daignâtes mourir en victime et souffrir tous les tourmens qu’il avait mérités, Dieu qui, selon votre promesse, descendez du ciel pour écouter nos prières : laissez-vous désarmer par notre infortune et notre foi sincère, par l’héroïsme de ce guerrier mutilé, par le repentir d’une pauvre pécheresse, par l’innocence de ce misérable enfant, qui n’a point péché ; délivrez d’abord mon fils, délivrez ensuite ce noble guerrier, et, si mon père, si Florestan, armés comme lui pour votre cause souffrent aussi pour elle, délivrez-les de leurs maux, et frappez la coupable Laurette si quelqu’un doit être frappé de votre verge !…

» Laurette, dit Florestan avec effroi ! Laurette ! quel nom est sorti de ta bouche ? Pourquoi, malheureuse, appelles-tu sur elle la colère divine, qui t’a dit que je suis Florestan ! Mon bras, justement irrité, devrait t’avoir déjà punie de la malédiction que tu veux attirer sur ma sœur. »

Il parlait, Laurette sentait ses forces faiblir ; elle tomba près de son fils. Florestan, outré des vœux formés contre sa sœur, la quitta. Laurette revint à elle, et ne voyant plus son frère, fit retentir les échos de son nom. En s’éloignant, il sentit sa colère s’affaiblir, la douce pitié le ramena près de la cabane. Les noms de Florestan et de Laurette, de Lansac et de Gabrielle : de Gabrielle, nom magique et tout-puissant ! frappèrent son oreille et hâtèrent ses pas ; il retourna près de Laurette.

« Qui que tu sois, éclairée sur mon sort, par Dieu même ou par les démons, dis-le moi : quel est le sort de mon père, de Gabrielle, toujours adorée, et de cette sœur que ta bouche a maudite. »

Alors la lépreuse se fit connaître.

Florestan, étonné, ne peut l’interrompre. Elle eut le temps de lui raconter ses aventures.

Admirons le zèle d’un vrai chrétien. Florestan retrouvait dans son cœur toute sa tendresse pour Laurette ; mais quand il eût appris qu’elle était mère, qu’elle avait accouché loin des prêtres, il frémit.

Réponds-moi, malheureuse, s’écria-t-il, réponds-moi… Ces enfans déjà morts, cet enfant qui vit encore, ont-ils reçu le sceau du baptême ?

Cette question fut un coup de foudre ; Laurette vit à la fois son crime et sa punition… Ah Dieu, s’écria-t-elle ! quel démon m’avait ôté la mémoire de mes devoirs ? Elle dit ; Florestan s’élance vers l’enfant lépreux, le saisit, et prononçant les paroles sacrées, le plonge par trois fois dans la mare ; ensuite il lave sa main, la lime contre le sable, la lave encore ; Dieu permit que la contagion ne l’atteignît point, et il s’éloigne pour n’être pas obligé de tenir contre sa sœur la parole qu’il avait donnée à Gabrielle, d’exterminer tous les ennemis de Dieu, tant ce héros catholique détestait l’hérésie et les renégats !

L’enfant mourut après son baptême. Le Christ, descendu, selon sa promesse, au milieu de ces trois malheureux, avait entraîné l’innocent dans les demeures célestes ; premier effet de l’absolution donnée à Laurette par le moine de Saint-Lazare, et des indulgences qu’il lui avait vendues malgré elle ; preuve nouvelle du bien que nous faisons aux hérétiques en les forçant d’entrer.

Le Croisé s’éloignait donc à grands pas. Sa sœur, tout en cherchant à le retenir par des cris, creusait dans le sable, avec ses faibles mains, une fosse pour son fils ; elle gémissait sur ce monceau de sable, comme s’il eût renfermé tout le bonheur de sa vie. Elle y plaça deux bâtons en croix, afin de reconnaître un jour le lieu qu’elle voulait arroser encore de ses larmes.

Ce devoir accompli, Laurette courut sur les traces de son frère ; bientôt le bruit lointain de la tartavelle avertit le Croisé de hâter encore ses pas ; il fuyait sans cesse, elle le poursuivait toujours. Après un assez long temps passé à ne pouvoir ni se perdre ni se joindre, ils arrivèrent presqu’au même moment auprès de la demeure du vieillard philosophe, où le bon moine, premier directeur de Laurette, était arrivé déjà, comme je l’ai dit.


La Maison du Vieillard.


Florestan entra dans la maison, en invoquant les mérites du Christ. Laurette s’arrêta sur le seuil, en agitant ses cliquettes ; elle se tapit dans le creux d’un rocher : de là elle guettait son frère pendant le jour, et la nuit elle rôdait autour de la maison. Florestan ne pensait point à s’enfuir. Il avait besoin de repos et de secours, et les avait trouvés.

Le vieillard et ses domestiques s’empressaient autour du pélerin ; l’un lui présentait une liqueur fortifiante, l’autre le débarrassait de ses vêtemens déchirés. Les philosophes sont bienfaisans ; c’est une ruse du diable.

En reconnaissance d’un si bon accueil, Florestan chanta des chansons guerrières et des cantiques sacrés, il célébra le sac de Jérusalem et l’extermination d’Israël ; les malades dont cette maison était remplie, infidèles ou chrétiens, écoutaient en silence ; tout-à-coup un d’entre eux saute de son lit, et tout nu se roule aux pieds de Florestan.

Écoutez-moi, s’écria-t-il, Peuples de la terre ! je veux prophétiser ; je me suis oint de l’huile prophétique, comme autrefois il fut fait à Élie, bouvier et prophète.

Je suis nu comme le prophète Isaïe, comme la troupe des prophètes, présidée par le prophète Samuel, comme les archers et prophètes de Saül[1], accourus en Rama pour capturer David ; comme le roi prophète et chef de pillards, David le harpiste, qu’on voulait capturer ; comme le roi fou et prophète Saül accouru pour presser la capture : car, pour prophétiser, il faut quitter ses habits devant ses frères, et rester nu le jour et la nuit.

Semblable à David, je danserai comme un fou ; je me découvrirai sans honte[2] devant les servantes ; comme lui, je me rendrai plus vil encore, et m’en ferai honneur.

J’imiterai les quatre cents prophètes appelés par Achab, roi d’Israël, les quatre cent cinquante prophètes de la reine Jezabel, et les quatre cents prophètes des Bocages.

Si tout cela ne suffit pas, j’imiterai le prophète Sédékias, fils de Chanana, et je me mettrai des cornes sur la tête.

Je mettrai une ceinture de cuir autour de mes reins, et je courrai devant une charrette comme fit le prophète Élie devant la charrette du roi Achab.

Je dirai, comme le prophète Michée, que j’ai vu le Père Éternel demandant des conseils au diable.

J’aurai un manteau comme le prophète Élisée, j’aurai un double esprit comme le prophète Élie ; et si les enfans se moquent de moi, je ferai sortir un ours d’une caverne qui en dévorera quarante-deux.

Je ferai, comme Élisée, chanter un harpeur pour qu’il m’inspire par ses chants.

S’il en faut faire davantage :

J’irai, comme le prophète Osée, coucher avec des prostituées, et leur ferai des enfans de prostitution, si je le puis, selon qu’il est ordonné par Dieu même, quoique je m’en sois mal trouvé.

J’acheterai une ceinture, selon la parole de l’Éternel au prophète Jérémie, une ceinture de lin. Je la mettrai sur mes reins, et puis je la cacherai dans un trou de rocher[3].

Je me mettrai un bât d’âne sur les épaules, comme fit le même prophète, et je courrai dans les villes[4].

Je couperai ma barbe en trois tas, comme le prophète Ézéchiel ; je mangerai du parchemin, et je me ferai lier.

Je coucherai, comme lui, quarante jours sur le côté droit, et trois cent nonante sur le côté gauche.

Je ferai tout ce que faisaient les prophètes, sauf pourtant, ne vous en déplaise, de manger pendant trois cent quatre-vingt-dix jours, à la barbe d’Israël, mon pain couvert de ce que vous savez, en guise de beurre, comme l’Éternel l’ordonna à Ézéchiel. Si ce n’est que de la bouze de vache, j’essaierai.

Si l’esprit prophétique ne venait pas, je me ferai donner un soufflet par notre saint-père le Pape, lequel est plus qu’un prophète, puisqu’il est Dieu, sa vie durant, étant infaillible, ou par son légat, lequel est Dieu aussi, puisqu’il a les pouvoirs du Pape, et l’esprit de Dieu passera de la main du Pape ou du légat sur ma joue, comme il passa autrefois[5] sur la joue du prophète Michée, souffletté par le prophète Sédékias.

Moyennant quoi, je serai prophète, et l’on dira de moi ce qu’autrefois l’Éternel disait des prophètes en général : « les prophètes sont fous, les inspirés sont insensés[6] ; »

Ou, en particulier, des prophètes d’Israël : les prophètes sont des téméraires et des prévaricateurs[7].

Et je serai prophète, quoi que je dise, car je dirai la vérité ou le mensonge, et l’Éternel a dit, par la bouche du prophète Jérémie[8], les prophètes prophétisent le mensonge.

Oui, je suis prophète, je le sens, l’esprit est en moi. L’Éternel m’a parlé, disant : Va, et dis à mon peuple ; quand vous vous emparerez d’un pays, exterminez tout ce qui s’y trouvera, les femmes, les enfans, les vieillards, les bœufs, les ânes,

Forcez-les d’entrer, veut dire, tuez-les pour les faire entrer, c’est-à-dire, tuez les philosophes et les hérétiques ; tuez votre frère, votre fils, la femme qui est entre vos bras, tuez tous les raisonneurs, brûlez la ville entière[9].

Donnez la meilleure partie des pays conquis aux prêtres, donnez-leur la dîme, portez-leur beaucoup d’offrandes ; ne faites pas un bon repas sans les y appeler[10]. Croyez et obéissez.

Après cette brusque et orthodoxe saillie, le moine (on l’avait deviné sans doute) resta sans mouvement. À son réveil, il avait tout oublié ; mais un grand projet couvait dans son cœur. Il voyait s’approcher le moment de sa mort, il voulait mourir en soldat de l’Église, et laisser un grand exemple et une sainte mémoire.

Les nombreuses blessures dont Florestan était couvert attestaient sa valeur et sa foi. Il résolut de l’associer à son projet et à sa gloire.

Pour vous faire connaître la sainteté de ce dessein, il faut vous raconter les opinions et la vie du maître de la maison où nous sommes.


La vie et les opinions du Vieillard.


Le vieillard a un œil enfoncé, une jambe contournée ; une large balafre partage sa figure : c’est un Croisé. Dieu ne l’éprouve pas, il le châtie ; un coup de sabre lui fendit la lèvre ; il parle difficilement.

La maison du vieillard était un vaste hôpital où l’on accueillait les malheureux de toutes les nations et de tous les cultes. Un soir les malades le prièrent de leur faire le récit de sa vie. Florestan, placé près du bon moine, lui soumettait ses doutes. Laurette rôdait autour de la maison, sa crécelle troubla plus d’une fois le vieillard ; il envoyait alors de nouveaux secours à la lépreuse, regrettant de ne pouvoir l’introduire dans sa maison pour la soigner lui-même.

Il s’exprima en ces termes :

Hommes de toutes les nations et de tous les cultes, différens de mœurs et de langages, enfans d’un même Dieu ; vous tous, réunis ici par le malheur, vous désirez savoir comment le sort m’inspira de vous consacrer mes soins. Je vais vous satisfaire : puisse ma voix contribuer à éteindre dans vos cœurs toutes les haines ! Puissé-je en rallumant le flambeau de votre raison, vous faire connaître ce Dieu de paix et de miséricorde, que vous servirez comme il veut l’être, quand vous saurez pardonner et vous aimer.

Le monde est sous le joug, l’homme marche dans les ténèbres ; mais la lumière doit paraître un jour, et l’affranchissement de l’espèce humaine doit s’opérer à son éclat : alors tous les masques tomberont, et, malgré les efforts de ceux qui vivent de l’ignorance et de l’erreur, la vérité ne rétrogradera point. J’appelle ce moment par mes vœux ; je le hâte par mes exemples et mes discours.

Je suis né dans le midi de l’Europe, le hasard de la naissance me rendit l’égal de ces nobles chevaliers, dont les forteresses appelées Castels, s’élèvent sur la cîme des rochers. Ils en sortent pour faire la guerre au voyageur, pour ravir les filles des vilains, pour dévaster les champs.

Il en est, toutefois, de ces nobles que la vue de l’injustice irrite, qui se sentent hommes, et font de l’adresse et de la force un usage honorable. Comme eux je résolus un jour de me constituer redresseur des torts et défenseur de l’innocence. Je partis couvert d’une armure pesante, la pique à la main et ma guitare en bandouillière ; car j’avais appris à faire des vers, à les accompagner de mes chants.

Dans la belle Occitanie, le chant et les vers sont la langue populaire ; le laboureur dirige sa charrue en improvisant des tençons à sa belle. La flûte ou le galoubet de l’amant, succède à la romance qu’il a versifiée. Le peuple foulé par son seigneur se venge par des couplets. Enfin, la langue romane, abondante, mélodieuse et pittoresque, se prête à toute l’élévation de la pensée, à toutes les délicatesses du sentiment. Le peuple même sent en poëte, et sa parole a toujours l’accent de la passion.

Je n’eus pas long-temps à courir pour trouver des torts à redresser. Ici, je vis des chaumières incendiées, des champs dévastés, des laboureurs chargés de fers ; là, de jeunes vierges enlevées, et partout la douleur et la misère, la tyrannie et l’impunité.

J’essuyai quelques larmes, je réprimai quelques tyrans, et ne fus jamais atteint par l’épée. Mes confrères et moi, cuirassés partout, nous sommes sous nos armes comme derrière un rempart. L’épée impuissante contre nous frappe et retentit sur nos armures, c’est du bruit, et rien de plus ; mais elle perce d’outre en outre, et sans effort, le vilain à découvert.

J’arrivai dans un pays où la haine de l’injustice et de la tyrannie l’avait enfin emporté sur la crainte et l’habitude du servage. Poussé au désespoir, le peuple courut aux armes. Mais quelles armes ! celles du faible : des pierres et des bâtons, des cris et des injures.

Le laboureur cessa de travailler pour ses maîtres ; il les maudit, et ils l’exterminèrent.

Les portes des Castels s’ouvrirent, et vomirent les gens d’armes, les serfs enlevés à la glèbe et changés en bourreaux, les fainéans lâches et vils appelés valets et courtisans, toujours prêts â profiter du malheur d’autrui, ou à moissonner dans les champs qu’ils n’ont point semés ; et les seigneurs et leurs grands chevaux, tous ensemble, fondirent sur la contrée, et firent la chasse au vilain.

Cependant l’insurrection ne s’arrêta point ; les laboureurs, contraints à fuir avec leurs familles, de leurs champs dévastés, se répandirent au loin ; leurs cris appelèrent des vengeurs, il s’en présenta ; le nombre suppléa aux armes ; ils rendirent crimes pour crimes ; ils attaquèrent les châteaux, les forcèrent, les démolirent ou les brûlèrent, égorgèrent les valets et les seigneurs : et le cri de l’indépendance ; cri trop prématuré, qui ne pouvait être et ne sera, de long-temps encore, que celui du désordre, de la désolation et de la mort ; épouvanta les tyrans, et même leurs vainqueurs.

Battus partout, les seigneurs parlèrent de paix. Ils jurèrent de ne plus recommencer le pillage ; mais, en feignant de poser les armes, les maîtres ne cherchaient qu’à dissoudre la ligue des esclaves et à les désarmer.

Ces vilains, qu’on n’avait pu dompter réunis, furent écharpés un à un. Ils invoquèrent la foi jurée, on leur répondit par des supplices ; ils invoquèrent le secours de l’Église, elle accourut. Des excommunications furent lancées contre les seigneurs ; des contrées furent mises en interdit. Les excommuniés obéirent ; ils ouvrirent aux malheureux les portes des cachots ; mais, pour se réconcilier avec l’Église, ils lui cédèrent et le butin et les terres enlevées aux vaincus ; ils firent des fondations en l’honneur de la bonne Vierge et des Saints. Dès ce moment, la guerre contre les serfs fut aux yeux des prêtres une sainte guerre, saintement entreprise, saintement conduite, et surtout saintement terminée.

Je fus indigné. Je me mis à la tête des malheureux vilains. Je forçai, dans sa retraite, un de leurs plus cruels oppresseurs ; je brisai les fers de ses victimes, je désarmai ses satellites ; il fut pris, lui, sa femme, ses enfans, tous complices de ses fureurs. J’ordonnai qu’on respectât leurs jours ; mon intention était de remettre cette famille criminelle entre les mains du souverain. Je fis partir ce tyran féodal, ou lui ferma le passage ; j’accourus, et il fut massacré sous mes yeux, non-seulement lui, mais sa femme, ses serviteurs et sa famille. J’exposai vainement ma vie pour les défendre ; je fus blessé, renversé ; on prétendit même que je trahissais la cause des laboureurs, et qu’un noble ne pouvait être qu’un perfide.

Ainsi l’homme de toutes les classes est donc féroce dans sa force ! Irrité de l’injustice, l’opprimé, devenu vainqueur, est bientôt injuste lui-même. La victoire n’a pour résultat que de faire changer de mains la hache et la torche, et les vaincus sont toujours traités en criminels. Il en doit être ainsi jusqu’au moment où les hommes seront gouvernés par les lois, et où les grands conviendront que leurs prétendus droits ne sont que des devoirs : car le droit de régner, par exemple, est l’obligation de faire régner la justice et la loi.

Je vis trop d’obstacles au projet extravagant de chasser de ma patrie la tyrannie et l’oppression. Un peuple barbare ne peut être libre ; il est opprimé s’il n’opprime. Je crus devoir épargner le sang ; les grands ont au moins la possession en leur faveur. En s’éclairant, ils deviendront moins cruels, les beaux-arts seront plus puissans que les armes ; ils formeront la raison humaine, et la raison détrônera les tyrans. Je le crois, et je l’espère.

Je voulus essayer le pouvoir des arts et des lettres sur des maîtres barbares ; j’avais lu que les chants d’un poëte avaient attendri des tigres, et que la colombe avait un moment pu se reposer sans crainte sur l’arbre où le vautour oubliait la puissance de son ongle cruel. Je quittai donc ma pesante armure, et la guittare en main, de chevalier devenu troubadour, de redresseur de torts, médecin de l’âme et du cœur ; je courus les châteaux et les villes, je chantai l’amour et la beauté, et toujours, dans mes chants, je sollicitais la force en faveur du faible, et montrais le bonheur dans la bienfaisance.

Je parcourus l’Europe. Ses peuples sont esclaves et ignorans ; mais la science a des disciples, et la liberté des amans. Il est des cœurs généreux, des âmes élevées, des esprits éclairés ; il en est même sous le chaume des campagnes et derrière les remparts des châteaux. Tandis que le sacerdoce et l’empire se disputaient les dépouilles de la malheureuse Italie, on concevait dans ses villes de nobles projets ; les armées du pontife et de l’empereur recélaient des guerriers dévoués à la patrie ; ils attendaient le moment de la relever sur les débris des deux puissances rivales. Le sort trahit leurs espérances ; l’Italie, comme le reste de l’Europe, est foulée sous les pieds des prêtres et des grands ; ses efforts pour la liberté n’ont établi qu’une double servitude, la servitude du corps et celle de la pensée.

J’ai vu les Papes, ces successeurs de l’Homme-Dieu, qui n’eut rien à lui tant qu’il partagea la condition de l’homme ; j’ai vu les Papes, jusque-là soumis aux chefs de l’État, prétendre à la souveraineté du monde, déposer leurs maîtres, maudire les chrétiens fidèles à leurs sermens, et leur interdire les exercices de la religion[11]. Je les ai vus opprimés à leur tour, forcés dans Rome, assiégés dans leur dernier asile, et délivrés enfin par des excommuniés[12]. J’ai vu les empereurs opposer l’autel à l’autel, les Papes aux Papes, par conséquent Dieu à Dieu. J’ai vu l’assassinat, le brigandage, l’imposture, la trahison, l’incendie et le poison, employés par les deux partis ; j’ai vu les familles divisées, les enfans armés contre les pères ; j’ai vu d’indignes Lévites quitter la retraite et l’autel pour l’intrigue, l’encensoir pour le glaive ; et souillés de sang et de débauche, se servir de l’Évangile, ce code divin de toutes les vertus ; pour autoriser tous les crimes, pour courber les peuples, qu’il appelle à la liberté, sous le joug honteux de l’ignorance et de la sottise, des vices des mauvais prêtres, et des caprices des grands.

Tels sont les temps où nous vivons ; et peut-être osera-t-on les présenter aux nations qui voudront mettre les lois au-dessus des hommes, comme dignes de leur amour et de leurs regrets !… Qui démentira ces voix perfides ? Qui prouvera la honte des anciens jours ? Nos cendres ne se ranimeront pas pour redire nos douleurs ; les peuples n’ont point de mémoire, mais pour tromper les peuples, les fils des tyrans auront conservé toutes les traditions de leurs pères.

Que pouvait la voix d’un troubadour dans le tumulte des armes et des passions désordonnées et viles ! Je célébrais les œuvres du Dieu-Créateur et conservateur, je voyais partout les ravages de la superstition. Je chantais l’amour, on me répondait par les cris de la débauche. Je trouvais sur toute la terre du fanatisme sans religion, des pratiques superstitieuses et point de morale, j’y vis le droit divin, violant tous les droits. Convaincu de l’inutilité de mes faibles efforts, je détendis les cordes de ma lyre, et le cœur froissé, l’esprit malade, je retournai dans la demeure de mes ancêtres, résolu de ne plus dire qu’à l’écho des bois solitaires mes chants de religion et d’amour, car eux seuls savaient me répondre.

Le prix de mes vers m’avait procuré les écrits des sages de la Grèce et de Rome ancienne. Je vécus avec eux au milieu de mes vassaux, ils m’apprenaient à les rendre heureux, et je croyais finir mes jours en paix avec mes livres et mes amis : hélas ! j’avais donné l’hospitalité à un saint homme, il ne demandait qu’une pierre pour appuyer ses genoux pendant la prière et reposer sa tête aux heures du sommeil ; je lui accordai un jardin et le lui fis cultiver par mes serviteurs. Dans ce jardin, je fis bâtir une maisonnette, le saint homme suspendit à l’entrée un cilice et un chapelet, annonce de sa vie dévote ; et moi, je l’entourai des longs bras de la vigne fertile, du feuillage des pommiers et de l’or ondoyant des guérets.

Le chapelet du saint homme, et peut-être aussi mes raisins et mes moissons, donnèrent l’idée à un passant de vivre saintement. J’agrandis le jardin, et le nouveau compagnon se chargea de le cultiver en partie ; mais le travail le dérangeait de la prière, il prit un aide, lequel en prit un autre : tous bénissaient ma bienfaisance et priaient pour moi ; je faisais peu de cas de leurs prières, mais beaucoup de leur bonheur ; il me semble que rien ne doit porter le Ciel à faire du bien à un homme comme le spectacle de celui que cet homme sait faire lui-même, et je suis la preuve de la récompense qu’il accorde en effet à l’être bienfaisant, car il m’a toujours rendu heureux du bonheur que j’ai su procurer aux autres.

Ainsi vivaient sur mes terres mes bons ermites, je croyais leur accorder l’hospitalité la plus généreuse, et ils le croyaient bien eux-mêmes, lorsqu’en fouillant la terre, un saint d’aujourd’hui découvrit le corps d’un saint d’autrefois. Ces précieuses reliques ne tardèrent pas à faire des miracles ; les malades, les estropiés, les démoniaques, les femmes, et surtout les vieilles femmes, accoururent, et les riches offrandes plûrent chez mes ermites. Les offrandes et les reliques firent ce qu’avaient fait déjà le chapelet et mes raisins ; d’autres saints hommes arrivèrent, et je vis un beau jour un couvent de moines à la place même où j’avais fait bâtir une petite cellule pour un pauvre pécheur errant et repentant.

Cela m’inquiéta : ces ermites, devenus moines, me demandaient de nouvelles terres ; de la prière, ils allèrent jusqu’à l’ordre, et de l’ordre à la menace. J’avais reçu des malheureux, je voulus chasser des ingrats : mais voilà que le Saint-Esprit déclara, par la bouche d’un démoniaque, que dans le tombeau du saint on trouverait un acte prouvant que mes biens, à moi, appartenaient au monastère ; en effet, l’acte fut trouvé tout entier, et aussi neuf que le jour de sa fabrication, miracle dont les bons Pères surent bien se servir contre moi, qui croyais y trouver la preuve de la fraude ; les juges étaient des gens craignant Dieu et surtout les moines ; et le ciel fit des miracles pour les retenir dans ces bons sentimens.

Entouré de moines, accablé de procès, menacé de Dieu et du diable, poursuivi par les revenans, les juges et les miracles, les sorciers et les assassins, il semblait que c’était à moi que le monastère avait accordé l’hospitalité ; que c’était moi qui voulais le dépouiller de ses biens, quand la Croisade fut prêchée.

Chrétiens, dont j’ai suivi les pas, Arabes, dont j’ai versé le sang, ai-je besoin de vous le dire ? Je ne me croisai point volontairement : ce fanatique, dont la voix funeste appela l’Europe aux combats, ne fut point inspiré par le ciel. Dieu ne parle plus aux hommes. Si jamais il daignait faire encore entendre sa voix, ce serait pour vous ordonner de vivre en paix.

Ici le moine voulut se lever sur son séant pour combattre le philosophe ; les forces lui manquèrent, mais il cria d’une voix sombre : Cela sent l’hérésie !

Le vieillard le regarda, sourit, et continua.

Le Pape, en appelant les rois et les grands sous les bannières sacrées, leur proposait le servage ; ils l’acceptèrent, en répondant à son appel. Dès ce moment, sa suprématie fut avouée ; son empire fut reconnu ; les Souverains, chefs des Croisés, ne sont que ses lieutenans ; ils vont, pour lui, ravager ou conquérir l’Asie ; et, tandis qu’ils meurent dans ces climats lointains, ils laissent l’Europe, étonnée de tant d’obéissance, prendre l’habitude du joug. L’opinion, asservie par ces grands exemples, met les prêtres au-dessus des rois. Pourrait-il en être autrement ! Les rois ont, dans la bouche des prêtres, reconnu la voix de Dieu ; les peuples pourraient-ils ne pas l’y reconnaître !

J’exposai ces raisons à mon souverain : il fut entraîné par l’esprit du siècle, je le fus par la force des circonstances et la perfidie de mes voisins. Nous partîmes ; mon fils me suivit.

Ici Florestan, que ce récit avait vivement ému, quoiqu’il l’eût révolté, sentit battre son cœur de crainte et de plaisir ; il examinait le vieillard, cherchait à le reconnaître, désirait et tremblait de le reconnaître en effet.

Nous traversâmes les champs du Bosphore ; nous rencontrâmes les troupes de Soliman aux frontières de l’Asie. Notre armée fut battue ; j’appris avec notre défaite la mort de mon malheureux fils ; mes serviteurs retrouvèrent son corps et l’ensevelirent ; et j’eus la triste douceur de baigner de mes larmes la terre funéraire trempée de son sang.

À ces mots, Florestan pousse un soupir. Trompé dans son attente, il écouta depuis avec plus d’indifférence, et tout en regrettant l’illusion qui lui avait fait espérer de revoir son père, il se réjouit de ne l’avoir pas retrouvé dans un homme imbu d’aussi mauvais principes. Je croyais que c’était mon père, dit-il au moine : ce n’est pas lui.

Le ciel en soit loué ! répondit-il : c’est un scélérat de philosophe ; la loi est expresse ; je médite un grand dessein : vous m’y aiderez, mon frère.

Est-ce pour la gloire de Dieu ? demanda Florestan. — Et le salut de l’Église, répondit le moine.

Je résistais avec une poignée de braves ; continua le vieillard ; après la déroute de notre corps d’armée. Un chef arabe tomba devant moi ; je retins le nouveau coup que mon bras lui destinait avant sa chute ; j’arrêtai mon cheval, prêt à le fouler aux pieds. « Guerrier, lui dis-je, ta vie est à moi, je te la donne ; je te rends la liberté. Tu es brave, tu seras généreux : l’armée chrétienne est battue ; je te demande pour ta rançon d’être pitoyable envers les Français que la victoire livre en tes mains. » Il se relève, et je pars.

Je me croyais déjà loin de tout danger, quand la cavalerie arabe, mon prisonnier à sa tête, m’atteint et m’entraîne ; elle m’entraîne dans le camp des vainqueurs. À mon approche, j’entends proclamer le grand nom de Soliman ; des esclaves me désarment et me conduisent sous une tente brillante, où mes moindres désirs sont prévenus ; enfin, on m’intima l’ordre du soudan ; je parais, Soliman me prend par la main, et me présentant à son armée :

« Enfans de Mahomet, je dois la vie à ce chrétien, je rends la liberté à tous les Français prisonniers. Je viens d’acquitter ma rançon, me dit-il alors ; mais comment acquitterai-je la dette de mon cœur ! J’essaierai. » Enfin, s’adressant aux grands de sa cour : « Reconnaissez dans ce Français l’ami de votre maître : les grâces qu’il me demandera pour vous seront toutes accordées. »

J’aurais connu le bonheur sans les souvenirs de la patrie. Soliman me proposa d’embrasser le mahométisme, pour faire taire les murmures des zélés, offensés de voir un chrétien tout-puissant à la cour d’un lieutenant du calife ; mais les chrétiens étaient encore malheureux en Asie, et j’aurais confessé d’autres dieux que les dieux du malheur ! J’aurais servi sous une bannière étrangère ! Ah ! périsse l’ingrat qui peut s’armer contre ses frères, ou porter d’autres couleurs que celles de son pays !

Soliman m’en aima davantage. La fidélité au parti vaincu a toujours quelque chose de grand, et la victoire elle-même salue de ses palmes le dévoûment au malheur. Alors, il me pressa plus vivement encore de ne pas le quitter ; il se plaisait à m’entendre ; je l’écoutais avec ravissement : nous parlions de tous les grands intérêts de l’humanité ; sa belle âme s’ouvrait à moi : elle a devancé son siècle. Si le monde devait avoir un maître, et que je pusse lui en donner un, je donnerais le monde à Soliman. Cependant je persistai dans le dessein de me retirer : ma famille m’appelait.

Soliman, lui dis-je, je pars comblé de tes dons, j’en saurai faire un noble usage. Un jour, si tu descends sur la route de Jérusalem, entre dans la maison du vieillard, tu y trouveras des amis, tu n’as peut-être ailleurs que des ennemis ou des rivaux.

Je m’éloignai baigné de ses larmes. Je pouvais retourner dans mon pays ; mais j’ai perdu mon fils, ma famille est dispersée, le fanatisme a détruit tout mon bonheur. Ce fanatisme horrible m’arracha le serment d’exterminer les hommes, mon cœur a fait celui de les secourir ! J’élevai cette vaste maison sur la route des Croisés ; ceux qui volent à la gloire la regardent à peine ; ils passent ; mais les victimes des combats s’arrêtent ; j’accueille leur misère, je console leur infortune, je cherche à faire naître dans leur cœur quelques idées généreuses. Peut-être, à leur retour en Europe, éclairés par mes discours, et surtout par le malheur, ils chercheront à détromper leurs frères, et leur apprendront à ne pas croire aveuglément les paroles d’un clergé insatiable, à ne pas imputer à Dieu les ordres d’extermination que ce clergé fait descendre du ciel, ou plutôt, fait sortir des enfers, pour envahir la terre.

Je me suis mis sur le passage de la superstition pour lui arracher le masque, sur celui du malheur pour le consoler.

Je ne vois dans les sectes que les pays, et dans tous les pays qu’une religion. Les cultes sont divers comme les langages ; mais les uns et les autres expriment des idées communes à tous. Les langages disent les passions et les besoins de l’homme ; les cultes sont la forme de l’hommage et de la prière qu’il adresse au maître du monde. Dieu entend tous les langages et tous les cultes ; et comme tous lui disent la même chose, il fait la même réponse à tous les hommes :

Supportez-vous, aimez-vous ; j’ai mis dans votre amour les uns pour les autres, les secours que vous me demandez.




  1. Samuel, chap. 19.
  2. Samuel, chap. 6.
  3. Jérémie, chap. 13.
  4. Jérémie, chap. 27.
  5. Paralipomènes, ch. 18 — Rois, ch. 22, v. 24.
  6. Osée, chap. 9, v. 7.
  7. Sophonie, chap. 3, v. 4.
  8. Jérémie, chap. 5, v. 31.
  9. Deutéronome, chap. 13.
  10. Lévitique.
  11. Le fait suivant n’est pas connu, mais il mérite de l’être. Le Saint-Père et le sacré collége ne trouvant pas assez bons les vins qu’on leur envoya de Nîmes, en 1358, punirent les habitans en mettant leur ville en interdit. — Histoire abrégée de Nîmes, pag. 43.
  12. Les Normands, vainqueurs de la Sicile. (1076).