Le Moine et le Philosophe/Tome 2/I/XXVIII


Le Roi (2p. 139-145).


CHAPITRE XXVIII.


Florestan pouvait-il reconnaître Laurette dans un souterrain de Sion ? Néanmoins, cette voix si douce et si chère étonna son courage et fut la cause de sa chute ; il se démit un bras, on lui creva un œil, il prit la petite-vérole. Ainsi le Dieu d’Israël le récompensa de ses travaux d’une manière toute paternelle ; car il éprouve ceux qui l’aiment et qui gardent ses commandemens.

Laurette s’évanouit : en r’ouvrant ses yeux, elle ne vit plus son frère ; mais elle vit périr deux de ses enfans : bientôt un mal épouvantable s’empara de tout son corps ; ainsi l’Éternel la punit de ses péchés, car c’est un Dieu fort et jaloux, qui châtie ceux qui transgressent ses commandemens.

On l’avait jetée dans une fosse avec les infidèles égorgés dans ce saint jour. Son dernier fils gisait sous les corps des chefs de la synagogue, dépositaires de tous les signes mis en la maison d’Israël, infectés de toutes les maladies hébraïques. Il ne donnait plus aucun signe d’existence ; cependant elle n’hésita point, elle le délivra, lui redonna la vie et en reçut la lèpre.

Elle devint en peu de jours un monstre de laideur[1]. Naguère on l’aurait prise pour un tableau vivant de la Vierge ; ses habits déchirés, ses yeux en pleurs ; son innocence et ses charmes, la faisaient ressembler à la chaste femme de Joseph, vierge et mère ; et maintenant, à son approche, on détourne la tête, en poussant des cris d’effroi. Les guerriers les plus courageux précipitent leur marche, la pitié même fuit, et c’est dans la fange des rues qu’elle est obligée de ramasser les alimens qu’on lui jette de loin. Laurette avait horreur d’elle-même, elle eût mis un terme à sa vie si elle avait pu cesser d’aimer ; mais plus son fils était misérable, plus son cœur s’y attachait.

Abandonnée des hommes, elle se souvint de son Dieu ; les miracles les plus éclatans attestaient sa puissance et sa miséricorde, sur le Calvaire, aux bords du Jourdain, partout où le Sauveur avait imprimé jadis la trace divine de ses pas. Elle suivit donc la foule des malades ; mais elle resta lépreuse : l’ingrate en osa murmurer ; elle maudit la croisade, le saint homme qui l’avait entraînée loin du toit paternel, les moines et la théologie.

Elle blasphémait ainsi en revenant du Calvaire ; mais à peine eut-elle touché le seuil de la porte sacrée, elle entendit, elle vit une multitude de prêtres chantant les prières des morts. Une simple croix de bois annonçait les funérailles d’un pauvre. Elle enviait le sort du misérable ; tout-à-coup ces prêtres l’entourèrent, jetant sur elle et son fils un grand voile noir : ils la conduisirent à l’église. « Elle y fut placée au milieu d’une chapelle ardente préparée comme à un corps mort ; on chanta la messe de requiem, on fit autour d’elle des encensemens et des aspersions ; après quoi, toujours sous le voile étendu au-dessus de sa tête, comme au jour de trépassés, elle fut par les prêtres menée au cimetière. » [2]

Ce voile, cette croix funèbre, ces prêtres, ces cierges, ces chants lugubres, et la populace attroupée, remplirent son âme d’une terreur indicible ; ses imprécations contre les moines et la théologie revinrent à sa pensée, elle vit son crime, la mort, et tomba d’effroi sur les pierres sépulcrales. Les cris de son malheureux fils la rappelèrent à la vie ; les prêtres lui jetèrent sur la tête des pellées de terre, l’aspergèrent d’eau bénite, entonnèrent le libera, et disparurent (a). Un seul resta quelques momens en arrière, et lui dit :

« Pauvre pécheresse, il est écrit au Lévitique (b) : Le lépreux est souillé, il demeurera à part, et sa demeure sera hors du camp.

» Tu viens d’assister à tes funérailles et ne comptes plus parmi les hommes ; on te laisse la vie animale par tolérance. Tu ne sortiras point de ta borne, ou, si tu en sors, souviens-toi d’agiter cette crécelle, afin que chacun te fuie ; il t’est défendu de recevoir l’aumône dans ta main, tu la ramasseras à terre. »

À ces mots il lui jette les bruyantes cliquettes, et rejoint le clergé ; mais le peuple voyant cette misérable mère couchée sur la tombe et pleurant sur son fils, fut ému de compassion, et en fuyant se retournait, et lui jetait d’abondantes aumônes.

Un saint moine s’en aperçut et revint sur ses pas. Il recueillit les dons jetés à terre, il reçut les autres dans un pan de sa robe, il en arracha des plus avares ; sa récolte terminée, il s’approcha de la malade.

Criez philosophes, criez contre les moines ! Vous auriez peut-être aussi jeté votre aumône en fuyant ; mais le saint homme a touché les cœurs, il a délié les bourses, et sans craindre la contagion. Que ne braverait-il pas pour l’amour du prochain ! Il s’approche de Laurette pendant que tout l’abandonne ; et, les mains croisées sur la poitrine, les yeux au ciel, il lui dit :




  1. Voici la description qu’on nous a laissée de cette affreuse maladie, dont l’Europe entière fut bientôt affectée : « Le corps du malade se couvrait de plaies et d’écailles, de taches rouges, noires, livides qui, s’étendant toujours, formaient enfin un ulcère universel, exhalant une odeur affreuse ; le corps s’amaigrissait, se desséchait, et cependant le visage, les extrémités inférieures se boursoufflaient et se tuméfiaient ; les lèvres étaient comme deux bourrelets, livides et sanglantes. » La petite-vérole date aussi des croisades.
  2. Encyclopédie.
  3. (a) Chap. 13, v. 46 et 47.
  4. (b) (Wikisource : aucune note associée)