Le Moine et le Philosophe/Tome 2/I/XXVII


Le Roi (2p. 129-138).


CHAPITRE XXVII.

Satan et le Moine.


Le moine décrocha le corps du bienheureux, le porta sur son grabat, et se mit à crier au miracle, en sonnant de toutes ses forces la cloche du couvent. À ce bruit, les Pères s’éveillèrent.

Qu’est-ce ? dirent-ils ; la statue de la bonne Vierge a-t-elle parlé ? L’enfant Jésus vous est-il apparu ? Les morts qui ressuscitèrent quand l’homme Dieu fut crucifié, seraient-ils dans le monastère (a) ? Auriez-vous trouvé quelque morceau de l’échelle de Jacob, des chandeliers de l’Apocalypse, des voiles du temple, ou de la robe de la reine de Saba ? Peut-être avez-vous forcé le diable de vous indiquer les versets des psaumes au moyen desquels on fait son salut, ou lui avez-vous fait tenir la chandelle pendant que vous lisiez votre bréviaire ?

J’ai fait mieux, répondit-il, je lui ai brisé l’échine ; j’ai pendu mon meilleur ami pour l’empêcher de faire une mauvaise fin ; j’ai fait un ange. Frère Ignace, frère François, déclarèrent avoir vu de leur cellule, eux étant en prière, l’âme du défunt escortée par saint Raphaël et saint Michel, monter au ciel, où l’avaient reçue les trônes, les dominations, les séraphins, les chérubins, les anges, les archanges, les apôtres, les bienheureux et les prophètes, à la tête desquels était et psalmodiait, la harpe en main, le saint roi David, grand harpiste, quand il vivait. On en dressa procès-verbal. Monseigneur le légat béatifia provisoirement le mort ; on mit son histoire en complainte ; les moines distribuèrent des morceaux de sa robe ; il y en eut pour toutes les dévotes : force malades accoururent et guérirent quand ils eurent la foi ; les miracles multiplièrent comme les offrandes, et n’auraient jamais cessé si la piété des peuples avait toujours été la même.

Cependant un homme se rencontra : cet homme, hérétique dans le fond de l’âme avait nom Raymond : c’était le comte de Toulouse ; il trouva mauvais que le moine eût fait un ange sans la permission de la justice ; il le chassa de Jérusalem, et le théologien sortit de la ville sacrée en excommuniant le tyran, et se promettant bien de le recommander aux sapeurs du Christ ; monseigneur le légat le nomma général, et lui remit une lettre pour le Saint-Père contenant les statuts de ces ouvriers apostoliques. Il partit donc, et s’en allait à Rome : il n’alla pas si loin.

Dans les siècles de la foi, rien n’arrivait sans la participation directe du ciel et de l’enfer. L’Éternel et Satan s’y disputaient l’âme d’un moine. Nous devons donc vous dire la coopération du diable au pillage des églises d’Antioche. Il s’était fait donner par l’Iman la commission de rassembler les voleurs ; il sortit d’Antioche avec la bande sacrilége, récitant, comme elle, chapelet et rosaire, glorieux, et méditant de nouveaux crimes ; mais quand le théologien se fut emparé des dépouilles, quand Satan, moins habile que le moine, eut reconnu qu’il avait travaillé pour l’Église, sa rage fut extrême, et dans son désespoir il s’écria :

« Serais-je toujours vaincu par ce vilain renégat ? Ne pourrais-je empêcher l’établissement des sapeurs ? N’épargnons rien pour faire avorter ce dessein théologique ; je jure, par le Styx, de combattre jusqu’à la fin des siècles contre le Christ et les moines. Ils veulent qu’on brûle les hérétiques, je ne veux pas qu’on les brûle ; qu’on assomme les philosophes, je ne veux pas qu’on les assomme ; qu’on extermine les infidèles, je ne veux pas qu’on les extermine, je veux qu’on laisse vivre en paix les hérétiques, les philosophes, les infidèles, qu’on cesse de maudire et d’excommunier, et de forcer d’entrer ; car je déteste la théologie, les restrictions mentales, les décrétales, les canons ; j’aime qu’on garde la foi, même aux hérétiques, que chacun pense à sa guise, apprenne à lire, à écrire, et puisse chanter des psaumes dans la langue qui lui plaît le mieux, ou en latin, ou en français, ou en grec ; nous verrons qui l’emportera des moines, des papes, des saints, des sapeurs du Christ, de l’inquisition, des dragons, en un mot, du doux Agneau ; ou des hérétiques, des philosophes, des infidèles, des diables, c’est-à-dire, de moi Satan, autrement nommé Lucifer, Baal, Belial, le malin, le démon, l’ennemi du genre humain, et le tentateur des moines et des nonnes. »

Les chefs d’ordres religieux, rencontrés par Laurette, après avoir reçu l’absolution à Jérusalem, traversaient la Syrie, s’en retournant en Europe pour y fonder les nouveaux monastères ; chacun portait sa nonne en croupe ; chaque nonne, fondatrice future d’un ordre de femmes sous la règle de son cavalier, était élevée à la dignité d’abbesse ; mais Satan était parmi ces bons moines, sous la forme d’un chevalier chrétien, la croix sur l’épaule, le pot en tête, à cheval sur un âne ; ils approchaient de Damas quand le moine les joignit, ils le dépouillèrent de ses richesses, l’attachèrent à la queue de l’âne infernal, et se mirent derrière lui, le flagellant à coups de discipline. En vain il étalait ses infirmités hébraïques, Satan endurcissait les cœurs, il espérait anéantir, avec le nouveau Job, l’ordre des sapeurs, et même la très-sainte inquisition, les dragons et les cours prévôtales ; tout-à-coup il donne du talon à son âne, l’âne dresse les deux oreilles, ouvre une large bouche, brait d’une manière affreuse et part, vole, traînant le saint homme après lui. Les moines et les abbesses galoppent en vain ; le trio miraculeux disparaît.

Tantôt le coursier infernal traînait le pauvre Job dans la poussière ; tantôt bondissant en sauts impétueux, il l’élevait dans les airs, l’âne détonnait, le moine criait, le diable ricanait. Pour jouir des tourmens de sa victime, le démon fit volte face, et chevaucha à reculons ; alors reprenant sa forme naturelle, il laissa voir sa figure hideuse, sa gueule d’huguenot riant de l’une à l’autre oreille et vomissant des flammes, son nez crochu, ses cornes à moitié rôties, sa queue de singe avec laquelle il fouettait à la fois l’âne et le moine. À cet aspect, le théologien se signa, et dit à demi-mort : Vade retro Satanas ! Ô puissance des mots et des signes ! l’onagre arrêté dans sa course, frappa la terre, et s’abîma dans son sein, après avoir imprimé ses deux pieds de derrière sur la poitrine du moine, et l’avoir ainsi détaché de sa queue.

Un coup aussi violent lui fit perdre connaissance, il resta roide sur la route. Quand il eut repris ses sens, il se trouva sur une couche mollement arrangée, un vieillard lui tâtait le pouls : qu’aviez-vous donc fait, lui dit-il, à ce chevalier ? Ce chevalier, répondit-il, c’est Satan lui-même, qui veut m’empêcher d’établir mes sapeurs, dont la hache tranchante peut seule purger les hérésies. Son âne, c’est un hérétique excommunié, dont le démon a fait sa monture, comme il en a le droit ; tous les deux sont rentrés en enfer, et je suis sorti vainqueur du plus rude combat où jamais moine ait été engagé. — Mon fils, reprit le vieillard, le chevalier et son âne ont continué leur route… Ah Satan, s’écria le théologien ! viens-tu, sous la figure d’un vieillard, me tenter encore ! Vade retro ! Il fit le signe de la croix. Vade retro ! … Le vieillard ne disparut pas, il riait. Allons, tu n’es pas Satan, puisque le signe de la croix ne te met pas en fuite ; mais puisque tu doutes de ce que disent les moines, tu es un hérétique, et peut-être même un philosophe, et tôt ou tard tu iras en enfer, comme un enfant du diable, un excommunié, un scélérat.

Le vieillard prescrivit des remèdes pour calmer, disait-il, l’imagination égarée du malade, et se retira.

Quel est, dites-vous, quel est cet inconnu qui rit des miracles et des moines ? Hélas ! ami lecteur, notre héros l’a deviné ; plus on en extirpe, plus il en revient… C’est un philosophe !…

Revenons aux enfans du comte de Lansac.




  1. (a) Les docteurs ne sont pas d’accord sur ce que sont devenus les morts qui ressuscitèrent quand le Christ mourut. Les uns disent qu’ils remoururent, d’autres soutiennent qu’ils allèrent trouver Élie, lequel n’est pas mort, comme on sait, et qu’ils reparaîtront avec lui, à la fin du monde. La Sorbonne s’est séparée sans avoir décidé de grandes questions.