Le Moine et le Philosophe/Tome 2/I/XXII


Le Roi (2p. 85-98).


CHAPITRE XXII.

Encore la Justice d’Alais. — Jérusalem.


Elle avait vu d’abord une croix très-longue, et sur cette croix un mannequin, un homme de paille figurant Notre Seigneur ; en approchant, elle vit le porte-croix sur un baudet à la tête de la troupe, laquelle marchait processionnellement deux à deux ; et sur un autre baudet, au bout de la double rangée, un moine distribuant des bénédictions : en approchant encore, elle vit qu’ils étaient tous, hommes et femmes, armés de disciplines ; ils étaient nus jusqu’à la ceinture, mais avaient la tête couverte de béguins, ou de capuchons pointus, carrés, longs, ronds ; blancs, noirs, de toutes couleurs. Les uns tenaient les bras en l’air, d’autres sautaient sur un pied, d’autres se traînaient sur le derrière, d’autres faisaient l’arbre droit ; il y en avait qui portaient un bandeau sur les yeux, ou dont les bras étaient attachés derrière le dos ; certains conduisaient un chien, un porc, un corbeau ; portaient des croix, des grils, et autres symboles.

Elle voulut éviter la troupe, mais le moine lui barra le passage : Qui es-tu ? d’où viens-tu ? où vas-tu ? — Je suis une pélerine ; je viens du comté de Toulouse ; je vais à Jérusalem. — Sois la bien arrivée, toi, tes enfans et ton âne, et loue Dieu de la rencontre ; viens avec nous, imite-nous ; et nous te conduirons d’ici à Jérusalem de Judée, et de Jérusalem de Judée à la Jérusalem de l’Apocalypse. — Mon père, vos discours me rassurent ; mais ces gens-là me font peur. — Ne crains rien ; ils sont dans la bonne voie. — Il me semble les reconnaître. — Tu dois avoir entendu parler de la justice d’Alais ! La voilà. Ces avocats et juges épurés étaient venus en Palestine pour former des élèves, et rendre justice aux ennemis du trône et de l’autel ; tous étaient arrivés sains et saufs, hormis le greffier, mort en route ; et déjà ils taillaient de la besogne aux hérétiques, lorsque, passant par Antioche, ils ont pillé les églises et les monastères, et ont enlevé les vierges du Seigneur. Ils font pénitence, et je les mène à monseigneur le légat pour qu’il leur donne l’absolution. — Je les reconnais ; voilà ce juge ignorant, voilà… Mais pourquoi sont-ils tous défigurés, contrefaits, couverts de capuchons ? — Toute la religion est là. Rien ne plaît à Dieu comme les supplices volontaires. Un pécheur veut-il s’asseoir à la droite du Père céleste, il se flagelle, récite des psaumes, se couche sur la terre les bras étendus en forme de croix, laisse croître sa barbe ou ses ongles, reste sans parler, et surtout mendie. Le Seigneur Dieu prend un tel plaisir à le voir faire, qu’il oublie tous les crimes du scélérat[1] ; aussi tous ces voleurs ont-ils juré de ne travailler jamais ; et puisque ne pas parler et ne rien faire, c’est-à-dire, ne se servir ni des bras ni de la langue, sont des moyens sûrs de plaire à Jehovah, j’ai pensé que se priver de l’usage de toute autre partie du corps, et surtout de tous ses membres à la fois, ce serait lui procurer une joie indicible, en reconnaissance de laquelle il nous ouvrirait toutes les portes du Paradis ; voilà pourquoi celui-ci a les bras liés, celui-là les yeux bandés, cet autre les oreilles bouchées, cet autre, enfin, réunissant toutes les perfections, ne se sert ni de ses pieds, ni de ses mains, ni de sa langue, porte un bandeau sur les yeux, et des étoupes dans les oreilles ; nous lui ouvrons la bouche, et lui enfonçons la nourriture avec les doigts ; mais nous cherchons inutilement un moyen de la lui faire avaler sans mouvement du gosier. Cependant, comme il faut qu’il arrive à Jérusalem, et qu’il n’y a ici que des pasteurs et point d’ouailles, je lui ai permis de marcher jusqu’à ce que nous trouvions une ouaille pour le lui mettre sur le dos. Alors il regarda Laurette et son âne, et continua : Ce qu’il y a d’admirable, c’est qu’ayant fait tous vœu de pauvreté, d’humilité, de chasteté et de fainéantise, ils sont tous à l’instant devenus moines, et chacun, selon son projet, sera le fondateur d’un ordre monastique, comme tu peux le reconnaître à la forme de son capuchon[2] ; car Dieu veut qu’il y ait autant d’espèces de religieux qu’il peut y avoir de manières de tailler un capuchon, ou de couleurs à donner à la laine. Tu vas achever de connaître la mystique compagnie. L’heure de nos exercices est arrivée : attention, ma sœur.

Il dit, et frappe dans ses mains. Les moines se mettent, les uns à chanter, les autres à se flageller, à réciter le chapelet ; d’autres sont roides sur une jambe, ou restent sans parler ; d’autres s’écrient : Frère, faut mourir ! faut mourir, frère ; d’autres se vautrent dans la boue, frappent la terre de leurs fronts, la grattent avec les ongles, arrachent des racines, et les mangent ; bêlent, hurlent, aboient, croassent ; et pendant ce saint vacarme, le plus vigoureux de la troupe fait tinter une clochette aux oreilles de la pélerine ; et le moine instructeur s’écrie avec enthousiasme :

« Admirable ! admirable ! L’enfer est au désespoir, le ciel est dans la jubilation, l’Éternel est content. Dieu créa Adam, Adam fit les hommes, les hommes ont fait les moines : l’œuvre est complète. La création ne peut aller plus loin. »

Eh bien, ma sœur, que vous en semble, lui dit-il ? Eh mais,… répondit-elle, je ne sais. — N’avez-vous pas entendu leurs prières et leurs chants et la clochette, répondez, femme de peu de foi ? — Je l’ai entendu. — Eh bien… — Eh bien… Tout cela vous est un avertissement. Puisqu’ils prient pour vous, n’est-il pas juste que vous travaillez pour eux ? Ne travaillant pas, ils ne peuvent rien acquérir ; mais vous qui travaillez, vous acquerrez : donc, puisqu’ils n’ont rien, et que vous avez, n’est-il pas juste que vous leur donniez ? S’il en était autrement, que deviendraient les moines ? Ils vous ont demandé l’aumône, vous ne la leur avez pas donnée, donc je vais la prendre ; car le droit de prendre existe toutes les fois que celui qui doit donner ne donne pas. Méchante, vous oseriez laisser manquer de pain à ces fils du Christ, tandis que votre hébreu en est chargé ! — À Dieu ne plaise, mon père, la bienfaisance… — Dites la charité, la bienfaisance sent la philosophie. — Ils ne m’avaient rien demandé. — Anathême ! les chants des moines sont des demandes faites aux hommes… Qu’est-ce que cette clochette, sinon un ordre impératif d’apporter à boire et à manger ! Ce grand garçon qui tient la clochette sera le fondateur d’un ordre[3] dont les membres auront tellement perfectionné l’art de ne rien faire qu’ils se seront interdits les quêtes et la mendicité ; aux heures des quatre repas, ils sonneront seulement la cloche du couvent pour faire souvenir Dieu qu’il n’y a rien sur la table, et d’y faire venir d’en-haut, ou d’ailleurs, soit la manne du désert, soit les cailles de la mer Rouge, soit tout autre victuaille ; tu devais donc partir au son de la cloche, et porter ton pain au saint-homme : car Dieu qui a dit : Donnez à manger à ceux qui ont faim, se sert de l’intermédiaire des fidèles pour nourrir les moines, et en les nourrissant, vous obéissez aux commandemens de Dieu. C’est pourquoi, l’homme à la clochette, plein de confiance en Dieu seul, n’établira ses couvens qu’au milieu des villes.

À ce mot, le moine instructeur et la bande sacrée entourèrent Laurette et son âne, et se partagèrent ses provisions ; mais elle fut obligée d’aller porter elle-même à l’homme à la clochette ce qui lui revenait ; après quoi, le sac aux provisions entièrement vidé, et le cœur gros, elle fouetta son âne et s’en allait en admirant la dévotion de la justice d’Alais, mais le moine instructeur lui courut après, et lui dit :

Voudrais-tu tenter Dieu, et tromper l’Église ? Qu’as-tu là, sous ta robe ? — Du pain pour mes enfans. — Tu ignores donc cette parole de Jésus : Donnez tout votre bien aux pauvres, et suivez-moi. Nous sommes pauvres à jamais, puisque nous avons fait vœu de pauvreté ; tous tes biens, présens et à venir, sont donc à nous. Donne-nous les tous, et va-t-en avec le Christ ; tu n’en es pas loin, car Jérusalem n’est qu’à deux pas.

Alors il prit le pain caché sous la robe. — Te voilà pauvre, puisque tu n’as plus rien, mais admire l’utilité des couvens ! Ceux qui n’auront rien, comme toi, y trouveront, à l’heure du dîner, une écuellée de soupe à la porte. Voilà donc un morceau de pain pour toi, un morceau pour chaque enfant. Hélas ! que serais-tu devenue dans ta misère sans la charité des moines (a) ! Ce que deviendraient un jour tant de misérables, s’il n’y avait pas de couvens où ils pussent trouver à la fois, et la soupe au pain, et le pain de la parole ! Ô trop heureux chrétiens, louez l’Éternel d’avoir établi les moines… Adieu, pécheresse, ajouta-t-il en ôtant les deux enfans des deux paniers, va et mendie, c’est le chemin du ciel, ne trompe plus l’Église, donne tout ce que tu possèdes au Christ, aux apôtres et aux disciples des apôtres, et réjouis-toi de ce que je suis moins rigoureux sur les principes que saint Pierre, lequel, fit mourir Ananias et Saphira pour avoir voulu tromper le Saint-Esprit, en ne lui donnant pas, à lui saint Pierre, tout l’argent de leur champ.

À ces mots, il prit l’âne de Laurette par le licol, et s’en alla avec l’âne, ajoutant : « Adieu, pécheresse, ton Hébreu fera l’office d’une ouaille : nous lui mettrons sur le dos notre aveugle, muet, sourd, manchot et cul-de-jatte, volontaire. Adieu. »

Laurette continua sa route en pleurant, ses deux enfans sur les bras, et demandant l’aumône. Un parti sarrazin la rencontra, et la conduisit dans les murs de Sion. Elle parlait l’arabe, elle portait le turban depuis son entrée au sérail d’Abenzaïd, elle passa pour être mahométane. Les infidèles sont bienfaisans : elle reçut d’eux toute espèce de secours, jusqu’à l’heure où Jérusalem conquise par les croisés fut purgée des mahométans et des juifs par le glaive des vainqueurs ; et où, poursuivie par son frère même, elle vit deux de ses enfans tomber sous ses coups, reconnut son frère et n’en fut pas reconnue, comme je vous l’ai déjà dit.




  1. Le dieu des juifs éprouve le plus grand plaisir, comme on peut le voir dans le Lévitique, quand les mâchoires des rabbins sont en mouvement, et broient les pigeons et les agneaux d’Israël. Le Dieu des moines est aux anges quand les moines tendent les deux mains aux fidèles, et que les fidèles se fouillent des deux mains et vident leurs poches dans le sac des moines. Le dieu des mollahs et du mufti a d’autres goûts ; il faut, pour lui plaire, lever les mains, les porter aux cartilages de l’oreille, se frotter avec la main le dessus du nombril, croiser les mains, la droite sur la gauche, porter les mains sur les genoux en s’inclinant, s’aplatir le dos, écarter les genoux en se prosternant, le ventre ne doit pas porter dessus, éloigner les mains du dedans des cuisses. Le bout des pieds doit être tourné au sud.
  2. Un savant Allemand a dessiné une espèce d’histoire naturelle des moines, où les genres et les espèces se reconnaissent, comme les plantes, aux formes extérieures et analogues. On sait que les capuchons ont été cause de très-grands débats.
  3. Il y avait des couvens d’hommes et de femmes de cet ordre. Il y en avait un de femmes, à Paris, au Marais.
  4. (a) Ce trait ne surprendra point ceux qui ont vu la foule des mendians qui se presse devant la porte des couvens de Rome et d’Espagne, à l’heure où les hommes de Dieu y font distribuer la soupe. Philosophes, hérétiques, vous tous, Français ingrats !… vous avez détruit nos saintes demeures ; eh bien ! nous vous rendons le bien pour le mal ; nous les rétablirons, je l’espère, et nous prierons l’Éternel de nous accorder la grâce de vous voir à notre porte tendre l’écuelle pour recevoir le potage. Amen.