Le Moine et le Philosophe/Tome 2/I/XXI


Le Roi (2p. 71-84).


CHAPITRE XXI.

Suite. — Le Croisé.


Le fils de Kaboul avait déjà plus d’une année quand ils apprirent les succès de l’armée européenne sous les murs de la cité sainte. L’espoir de retrouver son père fit remonter Laurette sur le dromadaire voyageur ; les amans partirent de nouveau, et arrivèrent dans les champs de Jérusalem, où ils rencontrèrent un malheureux Croisé.

Ses vêtemens étaient en lambeaux ; son visage était creusé par la faim. Il lui restait seulement, de sa gloire passée, un poignard, un chapelet, une gourde merveilleuse, et un cœur brûlant de l’amour de Dieu. Il cheminait vers Sion, mendiant son pain auprès des fidèles, l’enlevant de force aux Sarrazins, et priant le Seigneur de lui fournir l’occasion de prouver son zèle par quelque action éclatante.

Ils lui donnèrent des habits, l’admirent à leur table, lui permirent de les suivre. Il les suivit, faisant le dégât sur les terres des infidèles, cachant dans les maisons mahométanes, où il était reçu à cause de l’Arabe, le feu purificateur qui devait les consumer, et au contraire distribuant aux chrétiens, et surtout aux chrétiennes, les trésors spirituels de sa gourde inépuisable.

Ces trésors étaient de l’eau bénie par le pape lui-même, en plein concile, à Clermont, et à laquelle il avait attaché des vertus miraculeuses et infaillibles, infaillibles, car il l’avait ainsi décidé : l’on sait que le Pape est infaillible, sans contestation, quand il a décidé quelque chose in cathedra, c’est-à-dire à la tête d’un concile.

Grâce à cette eau divine, toute-puissante contre le démon, la chair et le péché ; grâce aux bienfaits de Laurette, et aux restitutions qu’il forçait les Sarrazins à lui faire des richesses par eux si mal acquises dans un pays, premier patrimoine de l’Église, le Croisé se trouvait déjà dans l’aisance ; mais toujours brûlé d’un zèle pur, il trempa ses doigts dans l’eau sainte ; et, pour éclaircir ses doutes, les posa sur les doigts de Laurette : ceci, lui dit-il, chasse le démon : c’est de l’eau in cathedra. Saurez-vous faire le signe des chrétiens ? À ces mots, elle pâlit. Depuis long-temps, toute entière à son amour, elle avait oublié les pratiques de l’Église. Le Croisé pâlit comme elle, la saisit, et, la pressant violemment : Malheureuse ! vous êtes chrétienne… Mes doutes sont éclaircis !

Au cri que la douleur arracha â son amante, Kaboul accourut et foula le Croisé sous ses pieds ; j’ai tort, lui dit-elle ; j’ai péché : c’est un de mes frères, et je lui dois mon retour à mes devoirs. Elle disait, et d’une main elle répétait sur elle le signe sacré, et de l’autre relevait le chrétien, ; il voulut rester sur ses genoux ; il pria ; ils s’éloignèrent ; il revint, et, pressant l’Arabe dans ses bras :

« Maudit, je te pardonne, lui dit-il, d’après cette parole de l’Agneau égorgé par tes frères et par toi : Seigneur, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. En effet, vous ne pouvez savoir ce que vous faites, car vos yeux sont dans les ténèbres de l’erreur ; vous n’y voyez pas, et il est écrit : Malheur à ceux qui ont des yeux pour ne point voir. Moi j’y vois ; le Saint-Esprit m’éclaire ; et je te devrai mon salut dans l’autre monde, et des épaulettes d’officier dans celui-ci. »

Ils continuèrent leur route dans un morne silence. Laurette le rompit la première : « Il est vrai, mon frère, je suis chrétienne ; mais vous, quel pays vous a vu naître. Êtes-vous Italien ? — Non. — Français ? — Non : je suis de Nîmes. J’arrive de la Provence et je m’en vais au ciel en passant par Jérusalem ; et j’y vais certainement, car j’ai étudié ma religion dans le couvent de Lansac ; je suis un des élèves du moine. — Et moi aussi, mon frère, j’ai même été moine ; je devais être missionnaire, mais il m’a quittée, vous voyez ce qu’il m’a laissé. — Quoi ! c’est vous qui… à Nîmes… — Oui mon frère. — Et vous avez pu oublier… Ah ! combien votre crime est plus grand encore !… Anathême !… Le sang du Christ est sur vous… Moi, je suis cet avocat qui vous fis gagner un âne au moyen d’une déposition fausse, fausse en apparence, car je disais tout bas la vérité ; ainsi, je servais l’Église, et j’obéissais à Dieu, qui a dit : Tu ne mentiras point. Mon zèle fut récompensé. Il y avait à Alais un magistrat chargé des pouvoirs du comte de Toulouse, philosophe, c’est-à-dire déïste et athée, qui ne mettait qu’un genou à terre au passage des processions ; je me liguai avec des procureurs fripons, des juges ignorans, un avocat qui venait d’aider à voler la caisse du souverain, et cet avocat, pour n’être pas pendu, et moi, pour avoir la place du philosophe, nous fîmes partir de Nîmes quatre épurateurs chargés d’expédier son âme en enfer ; ils arrivèrent à Alais au point du jour, après avoir marché toute la nuit. L’hérétique s’était douté de notre zèle, on le manqua : mais j’eus la place, et je m’y illustrai de telle manière, ainsi que mon substitut, entré comme moi dans la magistrature, au dire des philosophes, par la bassesse et l’infamie (injures de philosophes sont éloges pour nous), qu’on appelait notre siége un poteau. Nous étions, il est vrai, de terribles magistrats, mais pour la gloire de Dieu et du prince. Mon substitut m’a chassé : le coquin s’est mis à ma place ; c’est un fat ignorant, mais il est plein de zèle, et je suis forcé d’en convenir ; il ira loin, si l’on ne le pend pas en route.

Chassé par un ingrat, je suis venu gagner les indulgences, et j’ai trouvé le moyen de m’assurer tout d’un coup la vie éternelle par une action toute chrétienne. — Mon frère, ne pourrais-je savoir quel est ce moyen de salut ! Le Croisé la regarde avec des yeux étincelans, tire à demi le poignard caché dans son sein, le cache de nouveau, et d’une voix frémissante, lui dit : Vous le saurez, ma sœur !… Ils arrivèrent près du camp des chrétiens.

Cependant le moine et l’Iman, après avoir dépouillé les chevaliers et les nonnes des richesses enlevées aux églises d’Antioche, galoppaient vers Jérusalem ; les chevaliers dépouillés et les nonnes, ayant conquis des vêtemens sur les infidèles, marchaient du même côté ; Florestan assiégeait la ville captive, tous nos héros étaient donc à la fois aux environs des remparts sacrés. Kaboul, Laurette et le Croisé s’arrêtèrent dans le dernier village. Le lendemain l’Arabe et le Croisé devaient la quitter, l’un pour chercher Florestan, l’autre pour joindre ses efforts à ceux des guerriers libérateurs.

Déjà la nuit commençait à devenir moins sombre, le jour reparaissait aux barrières de l’Orient ; le chant du coq avait ramené l’heure du départ et des larmes. Kaboul ne pouvait s’arracher des bras de Laurette. Un funeste pressentiment le tourmentait ; il lui semblait la quitter à jamais. Pour la millième fois, le cruel adieu s’échappait de sa bouche ; il le lui disait encore, et restait auprès d’elle. Elle-même, éprouvant ses terreurs, le retenait quand il allait s’éloigner enfin. Le désir seul de retrouver ses parens avait pu la faire consentir à cette séparation, mais alors elle voulait partir avec lui. Non, lui répondit-il, tu ne me suivras point parmi ces barbares dont la fureur ne respecte ni le sexe, ni l’âge, ni la vertu, ni la beauté. Les mères, les amantes, les vieillards, les enfans, frémissent au seul nom des Croisés. Je partirai seul, je quitterai les vêtemens de l’Arabe, et sous l’habit européen et la croix rouge du brigand, je chercherai les drapeaux de Raymond ; cependant mes mains seront armées, et malheur au barbare qui viendra s’offrir à mes coups… Non, non,… lui répliqua-t-elle avec force ; non, point de sang ; oublie aujourd’hui Mahomet, souviens-toi que je suis chrétienne.

Comme ils parlaient ainsi, le Croisé soulevant la porte sur ses gonds silencieux, entrait dans leur chambre à pas lens et légers ; arrivé près de leur couche, il sortit son poignard, l’arrosa d’eau bénite, fit le signe de la croix sur le fer, s’approcha doucement, et s’arrêta contre le lit. D’une main, caressant son chapelet et de l’autre tenant le poignard suspendu sur les coupables, il attendit avec impatience l’heure fatale.

Non, plus de sang, répétait Laurette ; disciples du Christ et de Mahomet, enfans de l’Europe et de l’Asie, le même Dieu nous créa. Ce Dieu nous aime également, nous devrions tous nous aimer. Le moine trompa, sans doute, ma jeunesse ; je le connais à mon amour pour un disciple du prophète. Il est vrai, répondit l’Arabe, les Imans m’égarèrent, je le connais à mes transports ; j’adore une fille du Christ. Ils se turent.

L’heure est venue, s’écria le Croisé, mourez athées !

Il dit, et de toute sa force plonge son poignard dans le sein de Kaboul, espérant percer à la fois Kaboul et Laurette.

Le sang de l’Arabe coule à gros bouillons, il coule sur le lit, tombe dans la chambre, vient baigner les genoux du guerrier ; car le guerrier à genoux, levant au ciel ses mains trempées dans le sang des ennemis de Dieu, chantait un psaume d’actions de grâce.

Après ce saint exercice il se leva, et dit :

« Comme le sang du doux Jésus lava le péché originel, le sang de ces scélérats lavera mes péchés. J’ai vengé Dieu, j’ai délivré la terre de deux philosophes, j’ai fait mon salut. J’ai exécuté la loi donnée par Jehovah à son peuple, laquelle défend de recevoir les embrassemens des infidèles[1], et de faire l’amour avec ces maudits ; j’ai imité Phinées qui passa son épée au travers du corps d’un juif et d’une madianite tandis qu’ils se tenaient embrassés. Le peuple de Dieu, ravi de ce saint exploit, nomma Phinées son général. Je m’en vais trouver le nouveau peuple, et monseigneur le légat me fera tout au moins capitaine. »

Il dit, et s’en alla vers Jérusalem.

Imitant Aod, comme Phinées, le catholique avait plongé son poignard jusqu’au manche dans le corps de Kaboul ; mais, retenu par une côte, le fer n’avait point atteint Laurette : je ne dirai ni sa douleur ni son désespoir. Je me hâte d’arriver au moment de son départ

Le nouveau Phinées n’avait pas oublié de prendre avec lui le dromadaire et les présens d’Abenzaïd, dans l’intention d’employer l’or du Sarrazin à des fondations de messes, pour délivrer les âmes du Purgatoire. Laurette ne trouva plus, de tant de richesses, que pour acheter un âne et deux paniers. Elle mit un enfant dans chaque panier, et tirant l’âne par le licol, ou le poussant par derrière à coups de bâton, elle arriva au milieu d’une troupe dont les allures l’étonnèrent.




  1. Les mariages entre les chrétiens et les infidèles sont toujours défendus par l’Église, et les lois de l’État ont trop long-temps consacré les doctrines ecclésiastiques. À la vérité, les lois ne permettaient pas de tuer les époux, mais elles se chargeaient de commettre le crime. Les mariages même entre les hérétiques étaient déclarés nuls, et elles envoyaient les coupables aux galères. Telles étaient les lois du grand Roi, gouverné par un jésuite et une vieille femme.

    Cependant, rendons justice à Louis XIV. Ses vertus étaient à lui, ses fautes furent le crime de ses alentours. La vieille ligue ne pardonna point à Henri IV son triomphe sur les factions de l’étranger ; elle l’assassina, et poursuivit sans miséricorde ceux qui l’avaient placé sur le trône. Elle eut l’adresse de faire regarder comme leurs ennemis, aux successeurs du Béarnais, ceux auxquels ils devaient tout. De nos jours, elle a tenu le même langage pendant qu’elle avait repris le poignard de la Saint-Barthélemy, et que les infâmes juges du cadavre de Coligni, massacré, semblaient s’être rassis sur leur tribunal pour acquitter les bourreaux et condamner les victimes.

    Louis XIV plus éclairé et mieux entouré, n’aurait été ni bigot, ni scandaleux, ni persécuteur. Il faut même faire observer ici que ses lois ne déclaraient pas nuls les mariages entre les protestans ; Malesherbes l’a démontré ; ce furent les juges dévoués et les juges de Nîmes qui virent dans la loi le crime qu’ils avaient dans le cœur. On peut consulter Rulhières.

    Dieu préserve toute nation de cet horrible et honteux fléau de juges dévoués au pouvoir, de juges de circonstance, commissaires, prévôts, jurés choisis, enfin de toute magistrature épurée. Le génie de Henri II, premier épurateur, siége toujours au milieu d’elle.