Le Moine et le Philosophe/Tome 1/I/XIII


Le Roi (1p. 236-247).


CHAPITRE XIII.

Le métier d’Abraham.


Quoique dans son plan il donnât à ses moines le droit de confiscation, droit dont l’exercice non interrompu devait faire découvrir les hérétiques les plus cachés, cependant il vit bien qu’il fallait débuter par offrir une certaine aisance à ses associés ; il avisa donc aux moyens de s’enrichir de plus en plus. Que ferais-je, se disait-il, pour y parvenir ! La sainte Bible m’offre plusieurs moyens : ferai-je comme le prophète-roi, assassiner un autre Urie pour avoir son bien ? Prendrai-je l’habit du voisin afin qu’il me donne encore son manteau ? Demanderai-je la dixième partie des fruits de la terre ? Réclamerai-je le premier né du troupeau ; le gigot de la brebis égorgée ; la laine de la bête tondue ? et si le maître du troupeau, impatienté de mes demandes, l’envoie au diable, le prendrai-je pour moi, comme fit autrefois le grand-prêtre Aaron ? car ce qui est maudit appartient au Seigneur. Ah ! le zèle de la maison de Dieu me dévore ! J’emploierai à la fois tous les moyens expliqués dans la Bible ; mais nous voguons vers une plage infidèle : ces coquins de Sarrazins ne voudront me donner ni la dîme, ni l’agneau, ni le gigot, ni la brebis, ni la laine… Que ferai-je donc !… Ce que je ferai… Je ferai le métier d’Abraham : on peut l’exercer avec les infidèles.

Belle Laurette, dit-il, vous allez devenir une des colonnes de l’Église. Les femmes plantèrent en Europe l’arbre de la Croix : vous le planterez en Asie. Votre mission va commencer. Sainte Hélène subjugua saint Constantin ; sainte Clotilde, saint Clovis ; sainte Laurette subjuguera saint Soliman : je vous nomme déjà saints l’un et l’autre, car vous ferez un saint de ce scélérat si vous en obtenez de l’argent pour les moines, et vous serez sainte vous-même : c’est la règle.

Ils abordèrent sur les rivages d’Antioche. Le théologien dit à la belle missionnaire : Reprenez des habits de femme, allons voyager dans les pays sarrazins : Vous y passerez pour ma sœur, afin qu’on me fasse du bien à cause de vous.

Telles furent les paroles d’Abraham à la vieille Sara. Toute vieille qu’elle était, elle lui valut de grandes richesses. Vous êtes jeune, belle, jolie ; je deviendrai le plus riche des hommes. Je vois déjà les sapeurs du Christ, la hache à la main, abattre les forêts pour former les bûchers où seront brûlés tous les hérétiques de l’univers. Hésiteriez-vous à imiter la mère du peuple de Dieu ! Si c’était gratis, et avec les chrétiens, il y aurait du mal, mais c’est en payant, et avec les infidèles : c’est canonique et conforme aux vues du Très-Haut. D’ailleurs, vous aurez toujours ce poignard sous votre robe, et lorsque j’aurai touché le prix convenu, que le galant sera endormi, d’une main vous le prendrez aux cheveux, de l’autre vous lui couperez le cou et m’apporterez sa tête, comme l’exécutaient les prophétesses juives en sortant de table. Ensuite je vous vendrai à un autre Sarrazin, qui me paiera encore, et que vous égorgerez également, et ainsi de suite de l’un à l’autre, jusqu’à la délivrance de Jérusalem et à la formation des sapeurs du Christ. En imitant les exemples de Sara et de Judith, vous vivrez saintement, vous planterez l’arbre de la croix, vous délivrerez le tombeau du Sauveur, vous enrichirez l’Église ; et, en récompense, l’Église vous mettra au nombre des bienheureuses, d’abord dans le Ciel, et ensuite dans l’Almanach, qui est le nec plus ultra de la gloire des saints.

Ainsi dit le moine ; il vendit Laurette à l’homme de confiance d’Abenzaïd, lieutenant de Soliman. Comme elle entrait dans le sérail, il lui remit un poignard, et lui dit : Allez, nouvelle Judith, chaste et noble héroïne du nouveau peuple de Dieu, allez prendre place aux côtés de cet autre Holopherne. Tuez ou convertissez ; mort ou catholique, c’est la loi et les prophètes[1].

La chaste chrétienne, au lieu d’attendre qu’Abenzaïd fût endormi, lui porta, comme il se mettait auprès d’elle, un coup mal assuré. Ce fut plutôt un avertissement de se défier de sa conquête, qu’une attaque réelle. La main et le cœur lui faillirent. Aux cris d’Abenzaïd les esclaves accoururent. La timide Judith nomma le moine. On le trouva sous les murs du sérail, tenant des deux mains un sac ouvert, pour y recevoir la tête d’Holopherne. Il fut arrêté, bâtonné sur la plante des pieds, condamné à être empalé, et emprisonné, en attendant l’heure de l’exécution fixée au lendemain, pour donner le loisir d’arriver à tous les Sarrazins de la ville, curieux de voir un moine, et un moine sur un pal.

Enchaîné debout contre les piliers de sa prison, et ne pouvant s’appuyer sur ses pieds meurtris et déchirés, il s’écriait :

Ô justice d’Alais, où es-tu !  !…

Cependant le jour avait recommencé, le soleil brillait sur l’horizon, le moine entendait le bruit de la foule accourant pour assister à ses derniers momens.

Conçoit-on son désespoir ? Mourir n’était rien ; mais mourir sans confession, mourir sans avoir confié à personne les statuts de l’Ordre militant des sapeurs du Christ ! L’intérêt de son âme, celui de l’Église exigeaient qu’il vécût ; il pria le Dieu d’Israël de le sauver par un miracle : le Dieu d’Israël ne fit point de miracle. Il ne pouvait échapper à la mort qu’en apostasiant, Dieu voulait donc qu’il apostasiât ; car il ne pouvait vouloir la ruine de l’Église, de l’Église dont le triomphe dépendait de l’établissement des sapeurs. Il chercha dans la Sainte-Bible, où tout se trouve, comment on pouvait légitimement répudier son Dieu. Soudain il eut une vision ; un ange lui dit : « Souviens-toi de Jacob, et marche sur ses traces. »

Quelle soudaine lumière ! s’écria-t-il ; je me souviens maintenant de ce bon patriarche, je le vois dans sa détresse élever ses mains vers l’Éternel, et lui faire vœu, disant :

« Si le Seigneur me conduit dans mes voyages, s’il me donne du pain pour manger et des habits pour me couvrir, le Seigneur alors sera mon Dieu. »

Le Seigneur lui donna du pain et des habits, et le Seigneur fut son Dieu ; donc, s’il ne lui avait donné ni des habits, ni du pain, il ne l’aurait pas été. Jacob fit son traité, je vais faire le mien ; si Jehovah ne m’accorde pas ma demande je passe du côté de Baal ; la Bible est révélée, et l’on ne peut errer en y puisant des règles de conduite.

Eh bien ! Dieu de Jacob, je te fais vœu, disant : Si tu m’ôtes mes chaînes ; si tu fais tomber les portes de ma prison ; si tu me donnes des habits pour me couvrir, du pain à manger et du vin à boire, tu seras toujours mon Dieu. Amen !

Ni les portes ne s’ouvrirent, ni ses fers ne tombèrent. Après avoir vainement attendu, il reprit :

Dieu de Mahomet, je te fais vœu, disant : Si tu m’évites d’être empalé ; si tu fais tomber mes chaînes et les portes de ma prison ; si tu me donnes des habits pour me couvrir, du pain à manger et du vin à boire, mais en cachette, car il faut éviter le scandale ; je répudierai le Dieu d’Isaac ; et le Dieu d’Ismaël et de Mahomet sera mon Dieu. Alha !!

Alha ! Mille bouches redirent ce mot sacré. Le garçon de la geole avait déjà mis la main sur le verrou du cachot ; il venait prier le moine de paraître devant la nombreuse compagnie impatiente de le voir. Le garçon étonné s’arrête… et crie : Alha !… L’escorte, marchant sur les pas du garçon, comme lui s’arrête, et s’écrie : Alha ! le maître geolier, qui, d’un peu plus loin, observait le garçon ; les enfans du geolier, ses concubines et ses femmes, ses valets et leurs femmes et leurs enfans, rangés en haie sur le chemin du moine ; les curieux qui s’étaient groupés à la porte extérieure des prisons, répétèrent le même cri ; ce cri retentit jusque sur la place ; et les spectateurs, les soldats, les juges, les imans, réunis autour de l’échafaud ; les bourreaux qui savonnaient le pal, et les femmes sensibles qui respiraient déjà des odeurs pour calmer leurs nerfs, levèrent les mains au ciel, les croisèrent sur la poitrine, la droite sur la gauche, les portèrent ensuite sur les genoux, s’aplatirent le dos, s’inclinèrent dévotement, et crièrent par trois fois : Alha ! alha ! alha !

En remontant d’un cri à l’autre on arriva jusqu’au moine. Une folle joie s’empara de ces infidèles ; il leur semblait que les destins s’expliquant par sa bouche promettaient la victoire au prophète. Le renégat fut conduit sur la place ; et là, sur l’échafaud préparé pour son supplice, on lui fit, en présence du peuple émerveillé, l’opération à laquelle Moïse soumit tous les Juifs, et dont le Fils de Dieu ne fut pas exempté lui-même. Cette opération hébraïque prouva que la chasteté des moines était le résultat d’une grande vertu, et non d’une honteuse impuissance. Un cri d’admiration s’éleva de partout ; peu s’en fallut alors que ce peuple témoin des merveilles du christianisme ne se fît chrétien ; mais les imans refusèrent de prendre les mêmes engagemens que les moines, dans la crainte de ne pouvoir les tenir ; ils arrêtèrent l’élan général, et ce peuple, à moitié converti, retomba dans l’idolâtrie, pour n’avoir pu trouver dans son sein des hommes qui osassent faire vœu de chasteté. Ô faiblesse ! ô lâcheté des ministres des faux dieux ! ô miraculeuse intrépidité des lévites du Très-Haut !… vit-on jamais des étudians en théologie, dans la force de l’âge, reculer devant le malin, et refuser de prêter le serment d’être chastes ?… Non…, ils se font raconter la vie de leurs professeurs…, et ils jurent !!…


fin du premier volume.

  1. C’est ce que l’on dit à Henri IV, le jour de la Saint-Barthélemy.