Le Moine et le Philosophe/Tome 1/I/XII


Le Roi (1p. 226-235).


CHAPITRE XII.

Tempête apaisée.


Ils vendirent leur âne et leur mule, et s’embarquèrent au port d’Aigues-mortes sur un vaisseau génois. D’abord ils voguèrent heureusement ; mais enfin une affreuse tempête les assaillit. La mer s’élevait en fureur, et lançait leur frêle esquif au-devant de la foudre, dont les carreaux retentissans frappaient les vagues écumantes ; le feu des éclairs répétés par les ondes semblaient embrâser le navire perdu sur une mer de flammes, et les torrens versés par les nues, pénétrés par ces feux célestes, étaient comme des torrens de laves brûlantes lancés par les cratères des volcans mugissans ; les ondes bruissaient horriblement, les vents sifflaient, le tonnerre roulait, l’équipage blasphêmait. Laurette était en pleurs, et le moine attaché au mât du navire par la corde qui ceignait ses reins, priait ; il bravait les vagues, les vents et la foudre. Son chapelet dans ses mains, et le nom de Jehovah dans sa bouche, le mettaient à l’abri du naufrage. Ses yeux cherchaient à lire dans les cieux les moyens de salut. Tout-à-coup il eut une vision ; il vit dans l’espace comme une autre mer, un autre vaisseau battu par la tempête, suivi par une énorme baleine, et sur ce vaisseau des nautoniers jouant aux dez.

Il descendit alors dans l’intérieur du navire auprès des matelots désespérés. — Chrétiens, leur dit-il, il y a parmi vous un traître, un méchant, c’est-à-dire, un hérétique ou un philosophe. Je viens d’avoir une vision ; votre salut est attaché à sa perte. Qu’il périsse, s’écrièrent toutes les voix ! Nommez-le, saint homme. Je ne le connais pas encore, répondit-il, mais il se fera connaître ; voyons, confessez-vous, et nous déciderons, mon frère et moi, lequel de vous doit être noyé.

La vue d’un prochain naufrage les décidèrent tous à se confesser ; ils déroulèrent leur vie aux yeux du moine charitable ; tous étaient ou voleurs ou adultères, ou fornicateurs ou assassins, et beaucoup étaient tout cela à la fois ; mais tous étaient dévoués à l’Église, soumis à ses décrets, croyans et dévots ; tous portaient le chapelet à la ceinture et la croix sur l’épaule ; tous allaient en Palestine exterminer les juifs et les infidèles : comment voir là de la philosophie ! Le moine était fort embarrassé. Chrétiens, leur dit-il, le méchant est parmi vous, mais il se cache. Profanant les choses saintes dans l’espoir d’échapper à Dieu, il s’est confessé, mais n’a pas dit son crime : Dieu nous le dira lui-même. Apportez les dez, ces instrumens de perdition vont devenir des instrumens de salut. On apporta les dez ; et tandis que le saint homme les battait dans le cornet, les chrétiens l’entouraient, les yeux fixés sur la table fatale, le cœur en émoi, et chacun vouant à son saint, auquel il avait le plus de confiance, et sa personne et ses biens. La foudre frappait le navire, les vagues y pénétraient de partout, nulle manœuvre ne le protégeait. Effrayé de cet état affreux, un vieillard, le seul passager dont les mains et le cœur fussent purs, s’approche du moine, arrête le cornet au moment où les dez allaient s’échapper et nommer le coupable, et du doigt montrant les mâts abattus, les cordages déchirés, les ouvertures faites par la foudre, et l’onde se précipitant dans le vaisseau.

Malheureux ! vous allez tous périr, et vous pouvez vous sauver tous encore ; rejetez dans la mer la vague qui vous envahit, et non pas l’infortuné proscrit par le sort. En le sacrifiant, vous auriez de moins pour résister à la tempête le secours de la victime. Travaillez, imitez-moi ; Dieu ne demande pas des victimes humaines. Il a dit : aide-toi, je t’aiderai.

À mesure que le vieillard parlait, le moine s’épanouissait d’aise. Chrétiens, dit-il, les oracles s’accomplissent, le criminel s’est fait connaître, la main de Dieu est sur lui : voilà Jonas ! voilà l’hérétique, le philosophe, l’excommunié, et la baleine demande sa proie.

Frères, vous avez forniqué, volé, violé, tué ; vous vous repentez, vous vous êtes confessés, vous me compterez la somme portée dans le tarif, je vous absous. Vous voilà blancs comme neige ; mais l’âme de ce maudit raisonneur est noire comme charbon, et rien ne peut la blanchir. Son crime est irrémissible. N’a-t-il pas dit que Dieu ne demande pas des victimes humaines ? Il l’a dit, répondirent tous les chrétiens ; anathême ! ajouta le théologien, il vient de blasphêmer. Dieu n’ordonna-t-il pas à Abraham de lui égorger son fils ? N’accepta-t-il pas la fille de Jephté ?… Anathême ! il a lu les livres sacrés : hérétique, je t’excommunie ; philosophe, je te maudis ; qu’on le saisisse et qu’on le noie. Le moine ajouta : si tu te repens, à tout péché miséricorde. Ne crains rien ; il y a une baleine autour du navire ; elle t’avalera et te gardera trois jours dans son ventre. Je te conseille, si tu n’as rien de mieux à faire, d’y passer ton temps à dire tes patenôtres ; voilà mon chapelet. Après trois jours, elle te vomira sur les rivages de la Syrie ; tu t’y couvriras de cendres et d’un sac, à la manière des prophètes ; tu t’en iras sous les murs de la cité sainte, et tu y prêcheras la repentance et la pénitence ; tu pourras y débiter les lamentations de Jérémie ; tu les sais ; si tu ne les sais pas, en voilà un chapitre (il le déchira de son bréviaire) ; tu pourras l’apprendre par cœur dans le ventre du poisson ; tu nous attendras sous les murs de Jérusalem, et tu nous diras ce que t’auront dit les Juifs et les Sarrazins.

À ces mots, il lui donna sa bénédiction, fit un signal aux matelots, et les matelots jetèrent l’hérétique à la mer. Tout l’équipage était monté sur les ponts. Le Chroniqueur et l’histoire n’assurent pas bien affirmativement que la baleine l’ait avalé, mais le soleil reparut tout-à-coup et versa sur la mer apaisée la lumière et l’espérance.

Ce miracle plia tout l’équipage aux volontés du moine : on s’empressa de lui payer le prix de l’absolution ; il eut bientôt dans ses mains l’argent de tous ces dévots : en le serrant dans son bissac, il disait à Laurette, vous voyez, ma sœur, comme se vérifient à mon égard les saintes paroles de l’âne : Dieu protége ceux qui sont siens. Ce commencement de fortune mit dans son cœur de nobles projets. Il conçut le dessein de fonder un ordre militant pour la propagation de la foi. Ses membres devaient porter la soutane et le surplis, et par-dessus un baudrier en forme de chapelet, où serait attaché le glaive à deux tranchans ; ils devaient être tonsurés, mais, au lieu de calotte, porter un casque ; leur bouche dévote serait ombragée par d’épaisses moustaches, pour justifier les noms de sapeurs du Christ et pioniers de l’Église (a). Ils auraient le droit de confesser, d’exhorter et d’exterminer, et même de répandre le sang ; le Pape serait supplié de leur octroyer cette faveur ; le moine avait éprouvé combien il serait gênant de ne pouvoir se servir que de massue ; ils devaient être délateurs, témoins, juges et exécuteurs. On sent quelle déconfiture un pareil ordre pouvait faire des hérétiques et des philosophes. Ses plans furent exécutés après sa mort ; semblable à Moïse, il montra la route de la terre promise et n’y arriva pas. Seulement, au lieu d’un ordre, le vicaire du Christ en établit deux : les jésuites et les dominicains. Les premiers furent espions et délateurs ; les autres, juges et exécuteurs ; aussi, nous et Dieu aidant, la sainte Inquisition, François Ier, Henri III, Louis XIV, les parlemens et les dragons, ont fait entrer dans le bercail beaucoup de brebis égarées. Néanmoins, le plan du saint homme aurait dû être suivi en entier ; un seul ordre réunissant tous les moyens d’une douce et sainte violence, aurait fait entrer plus de brebis et plus vite, et aurait eu quelque chose de plus romain.




  1. (a) Depuis que ceci est écrit, nous avons découvert une nouvelle preuve de l’instinct théologique du Moine. Saint Dominique (d’après Llorentès) établit, en 1219, l’ordre de la Pénitence, dite Milice du Christ, et en 1220, fut fondé un ordre de Chevalerie, dit aussi Milice du Christ. De la réunion de ces deux milices naquirent les Familiers du Saint-Office de l’Inquisition. Voilà bien les Sapeurs du Christ.

    Bonne terre du Languedoc, tu vis les premières armes de ce grand saint Dominique. Tu donnas le jour à la sainte Inquisition. Gloire à toi, terre sacrée ! la sainte Inquisition te fut enlevée en apparence, mais ton Parlement te resta ; son dernier acte de foi fut l’exécution de Calas ; mais les Familiers du Saint-Office se perpétuèrent dans ton sein, et 1815 les révéla à l’univers.