Le Moine et le Philosophe/Tome 1/I/X



CHAPITRE X.

Les Juges d’Alais dans le XIme siècle,
ou la Justice de ce temps-là.


Les vilains se flattaient de voir Laurette rendue à ses parens, la mule et l’âne à leur camarade, et de voir pendre le moine : ils demandèrent justice, ils l’obtinrent.

À leur arrivée dans la ville catholique, les orthodoxes accoururent armés de torches, de fourches, de couteaux, et demandèrent qu’y a-t-il ? La religion est menacée, répondit une voix ; les vilains des montagnes, gens laborieux et riches, se sont révoltés contre les moines et le prince. — Anathême !

Anathême ! répondirent les orthodoxes ; vengeons Dieu ! Les biens des hérétiques sont-ils livrés en proie ? — Ils le sont… À ces mots, ils courent sur les hérétiques, les frappent, les tuent ; enfoncent les maisons, les brûlent ou les démolisent ; désenterrent les morts, jettent leurs cendres à la voirie ; fouettent les femmes avec des battoirs armés de clous (a), et chantent le Te Deum, accompagné des cris de vive, vive le comte de Toulouse ! En même temps ils demandent aussi justice des hérétiques. La justice de Nîmes arrive avec les officiers du comte de Toulouse ; ceux-ci font emprisonner les hérétiques, et celle-là, après avoir applaudi au zèle de ces dignes représentans du souverain, envoie prier les juges d’Alais, fameux dans tous les pays, de venir l’aider de leurs lumières.

La justice d’Alais (b) fit son entrée à Nîmes, aux acclamations générales, conduite par son chef, qui n’avait pas autant d’esprit qu’il était gros, et suivie d’une horde de prétendus avocats et procureurs.

On plaida. Le moine et ses avocats pérorèrent longuement. On ôta la parole aux vilains : il est dangereux de laisser parler les hérétiques ; d’ailleurs, devant des juges épurés, les coupables ne sont-ils pas jugés d’avance ? Les raisonnemens peuvent-ils faire que le mensonge soit la vérité ? Point de raisonnemens ni de raisonneurs ; ainsi pensait la justice d’Alais.

Messieurs, dit le substitut, vous me connaissez, et je vous connais ; vous savez ce que je pourrais vous dire, et je sais ce que vous allez faire : je m’en rapporte à votre jurisprudence, établie par vos nombreux arrêts.

Il est vrai, dirent les juges, il n’y a qu’un point à éclaircir : quel est le parti le plus fort ?… Il faut des témoins en faveur de la bonne cause, ajouta le substitut. À ces mots, des avocats et des procureurs déposent des faits qu’ils n’ont pas vus, et jurent, éclairés par le Saint-Esprit, que les égorgés étaient des assassins, et les pillés des voleurs. Vous aurez des places, leur dit-on. Monseigneur, répartit un avocat, le procureur fiscal n’a pas adopté votre jurisprudence, c’est pourquoi vous l’avez dénoncé ; — je l’ai dénoncé. S’il venait à être assassiné aurais-je la place ? Certes, lui répondit la Cour, lui mort, elle serait vacante ; votre zèle est connu, et monseigneur le comte de Toulouse ne saurait mieux nous compléter que par vous.

Alors les juges opinèrent, et le chef prononça le jugement suivant :

La Cour :

Lecture faite de la loi contenue dans le psaume 109, ainsi conçue :

« Quand on le jugera, il sera déclaré méchant, sa prière lui tournera en péché, sa vie sera courte, sa maison sera détruite, ses enfans seront errans, et nul n’en aura pitié ; sa postérité sera retranchée. »

D’où il suit que les ennemis de l’Église doivent être condamnés toutes les fois qu’ils plaident[3].

Par ces motifs, déclare les vilains des montagnes, et les riches bourgeois méchans ; déclare leur prière, ou requête, leur être tournée en péché, et les condamne à mort[4].

Ordonne que leurs maisons seront détruites ; après avoir été préalablement pillées, selon les us et coutumes du pays ; bannit leurs enfans ; leur ordonne de cacher leurs larmes, lesquelles si elles sont aperçues, seront punies comme cris séditieux dissimulés et provocations indirectes.[5]

Adjuge l’âne et la mule au moine, et se recommande à ses prières.

À peine la condamnation des criminels est-elle prononcée, l’ange exterminateur se précipite (c) sur les hérétiques ; les fidèles le suivent, et l’extermination commence. En même temps cinq paires d’oreilles d’âne se reposent sur la tête des juges. Eh quoi ! s’écrièrent les philosophes, vous en convenez, ces juges étaient des ânes ! Oui, certes, nous en convenons, ils étaient des ânes. Quelle gloire pour eux !…




  1. (a) On ignore si c’est par instinct seulement, ou par imitation des merveilles contenues dans notre Chronique, que les braves Nîmois de 1815 traitent ainsi les protestans. Il y a même du perfectionnement dans le procédé ; car les défenseurs de l’autel et du trône, quand ils ont envoyé un hérétique en enfer, se prennent par la main, hommes et femmes, font le branle et dansent autour du cadavre, en criant vive le Roi ! et en plein jour.
  2. (b) Ville du département du Gard.
  3. Ferdinand et Isabelle accordèrent un tiers des biens des juifs rentrés en Espagne, même convertis, même porteurs de sauf-conduits, au juge qui prononcerait la confiscation ; et condamnèrent aux peines encourues par les juifs, les juges qui ne les condamneraient pas.

    Et l’on trouva des juges !…

    Le Parlement de Paris mit en jugement deux protestans échappés de la boucherie de la Saint-Barthélemy, les condamna comme auteurs ou complices de la révolte des protestans dans ce saint jour, et les fit pendre. Opposons aux forfaits de ces barbares, couverts de la toge sénatoriale, la conduite du bourreau de Lyon, qui refusa de tuer les protestans. Les crimes de la magistrature datent de son épuration par Henri II ; depuis lors, la justice ne fut plus qu’un brigandage. Sous François II, il y avait dans chaque Parlement une chambre ardente qui faisait brûler tous les hérétiques qu’elle pouvait trouver. L’inquisiteur Democharès, à Paris, les allait chercher jusque dans les caves. Enfin, et c’est le jésuite Maimbourg qui le dit : « les Parlemens autorisèrent les catholiques à courir sus, aux huguenots, et à les tuer sans miséricorde comme des bêtes féroces, des chiens et des loups enragés. » Les derniers jours des Parlemens furent marqués, à Paris, par le supplice de Labarre ; à Toulouse, par celui de Calas.

  4. Dans les premiers temps de la réforme, le peuple de Paris massacra les protestans, parce que dans leurs assemblées ils mangeaient les petits enfans rôtis à la broche ; et après ces festins éteignaient les flambeaux et se mêlaient hommes et femmes. La justice vint au secours du peuple, et fit pendre ceux qu’on n’avait pas massacrés.

    Comment le peuple ne l’aurait-il pas cru ? un édit de François II porte que, sous prétexte de religion, ils faisaient, dans ces assemblées, des cas si vilains, si infâmes et si détestables, qu’on ne saurait y penser sans en être offensé. Il ordonne de démolir les maisons où ces assemblées auraient eu lieu, et défend de les rétablir. — Quel Roi ! et quels juges !

    Un misérable capelan, nommé Soulié, osa, pendant les dragonnades, se prévaloir de cet édit contre les protestans. Voir Soulié, Histoire du Calvinisme.

  5. J’ai lu cela quelque part.
  6. (c) Cela arriva également lors de la Saint-Barthélemy, Dieu envoya son ange, armé du glaive exterminateur et de la croix ; l’ange marchait à la tête des héros catholiques, et égorgeait tout ce qu’il rencontrait. Ce fait est prouvé par la médaille que le Pape fit frapper pour éterniser la mémoire de cette sainte extermination ; on y voit l’ange égorgeant les hérétiques. Autour est écrit : Massacre des Huguenots.