Le Moine et le Philosophe/Tome 1/I/IX


Le Roi (1p. 201-205).


CHAPITRE IX.

Scandale puni.


Tant de science et de dévoûment à l’Église irritèrent de plus en plus l’ange des ténèbres ; il attroupa grand nombre de serfs auprès de l’arbre où l’autre serf venait d’expier un péché et de perdre un âne. Cette multitude courut après nos pélerins en blasphêmant, et les atteignit comme ils faisaient retentir les échos des louanges du Seigneur-Dieu.

Le moine reconnaissant l’œuvre du diable, recourut aux armes spirituelles, fit le signe de la croix, et bénit ces esclaves mutinés ; l’éclair est moins prompt… ; le blasphême expire dans leur bouche ; ils tombent aux genoux du missionnaire, et joignent leurs chants à ses chants. Ô quel spectacle sublime ! Poëtes, prosateurs, théologiens, prenez la plume, représentez le serf fustigé par le repentir, le péché fuyant devant la pénitence, et plus loin cette foule armée de piques et de fourches, oubliant sa rage, et chantant les louanges de Jehovah !

Ainsi, pourrez-vous dire, ainsi les flots de la mer s’enflent, s’élèvent, mugissent et se précipitent sur la rive… ; qui pourra leur résister ? Un grain de sable… Vagues impétueuses retombez vers les mers, le doigt de l’Éternel écrivit sur ce sable : Vous n’irez pas plus loin

Au milieu de ce peuple contenu comme les flots, vous peindrez le bon moine sur sa mule, entre l’outre et le bissac, distribuant des bénédictions, et répondant à l’injure par la prière ; merveilleux exemple de charité chrétienne ; vous montrerez la céleste auréole entourant le capuchon du frère ; le Grand Célibataire des Mondes, ou l’Ancien des jours, pour ne pas dire Dieu, car, à défaut d’idées neuves, il faut employer de nouvelles combinaisons de mots, replongera Satan dans l’abîme. Alors on entendra la voix des vents ; alors les épouvantemens de la mort ramèneront tous les cœurs aux sentimens orthodoxes, et la vierge des déserts arrosera de quelques larmes cette scène poétique et catholique. Je dis la vierge des déserts, car Laurette pleure sur son âne.

Ce morceau d’éloquence fera fort bien dans un chapitre sur les mystères, dans une thèse, dans un mandement, et dans un roman.

La religion triomphait ; mais certains hérétiques aux genoux roides se relevèrent subitement, et les mots d’hypocrite et de coquin sortirent de leur bouche. Le fils du flagellé saisit le licol de l’âne, et désarçonna Laurette d’un coup de main ; elle tomba, mais en tombant elle donna des preuves certaines aux yeux des vilains que les femmes marchaient aussi sous les célestes bannières à la conquête de la Palestine. Il y eut du scandale, mais la belle n’en fut pas témoin ; sa pudeur fut mise à couvert ; la pudeur est le rouge qui monte au front, et son front était caché par le froc.

Cependant son directeur volait à son secours. Le secret de leur pélerinage était encore inconnu. Baissez le froc, disait-il à Laurette ; fermez les yeux ! criait-il aux vilains. Hélas ! Laurette ne put obéir, et les vilains restèrent les yeux ouverts. Malheur ! ajoute alors le moine, malheur à celui qui donnera du scandale à ses frères ; il sera extirpé, comme il est écrit : Si votre œil est un sujet de scandale, arrachez votre œil. Il dit, et assène sur la tête du coupable un coup de bourdon ; ensuite il lui enfonce dans le sein le fer pointu par lequel le bourdon est terminé ; le sang coule, et l’hérétique meurt sans confession, par conséquent meurt damné. Mortels, respectez les moines !

À cette vue, les vilains osent porter les mains sur l’homme de Dieu ! Hélas ! il les laisse faire ; il voit son crime, et frémit. Les hérétiques l’accablent d’injures ; et lui, se frappant la poitrine, récitant son mea culpa, criant à tous les saints : Ora pro nobis ! disait parfois à ses ennemis : « Frères, liez ces mains coupables ; frappez-moi la joue droite, après, la joue gauche, afin que s’accomplissent à mon égard ces paroles de Notre Seigneur : « Si l’on vous frappe sur la joue droite, présentez-leur la gauche. » Les barbares le lièrent sur la mule, affublèrent Laurette d’une coiffe, déposèrent le mort sur un brancard, et conduisirent le tout à Nîmes, se proposant d’y demander justice à la Justice… de Nîmes !