Traduction par Léon de Wailly.
H.-L. Dolloye, éditeur (Tome 2p. 211-236).


CHAPITRE XII

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C’était un cruel et malin démon ; l’enfer n’en contient pas de pire dans ses tristes et sombres royaumes : aiguillonné par l’orgueil, l’esprit, la rage et la haine ; ennemi de l’homme, du méchant comme du bon.
Thomson.
Séparateur


Le lendemain de la mort d’Antonia, tout Madrid fut dans l’étonnement et la consternation. Un archer, témoin de l’aventure des tombeaux, avait indiscrètement raconté les détails du meurtre : il en avait aussi nommé l’auteur. Cette nouvelle excita parmi les dévotes une confusion sans exemple : la plupart refusèrent d’y croire, et vinrent elles-mêmes au monastère pour s’assurer du fait. Tenant à éviter la honte que la conduite coupable de leur supérieur faisait rejaillir sur toute la communauté, les moines assurèrent les curieuses qu’une indisposition empêchait seule Ambrosio de les recevoir comme à l’ordinaire : leurs efforts furent sans succès. La même excuse se répétant de jour en jour, le récit de l’archer s’accrédita peu à peu. Les partisans du prieur l’abandonnèrent : pas un d’eux ne douta de la culpabilité, et ceux qui d’abord l’avaient prôné avec le plus d’ardeur, mirent le plus d’emportement à le condamner.

Tandis que la question de son innocence se débattait dans Madrid avec une chaleur extrême, Ambrosio était en proie aux tortures d’une conscience criminelle, et aux terreurs du châtiment suspendu sur sa tête. Quand il reportait ses regards sur la position éminente qu’il occupait naguère, universellement honoré et respecté, en paix avec le monde et avec lui-même, il avait peine à croire qu’il fût réellement l’accusé, dont il tremblait d’envisager les crimes et la destinée. Peu de semaines auparavant, il était pur et vertueux, recherché par les gens les plus sages et les plus distingués de Madrid, et regardé du peuple avec une vénération qui approchait de l’idolâtrie ; il se voyait maintenant souillé des forfaits les plus abhorrés, les plus monstrueux, l’objet de l’exécration générale, prisonnier du saint-office, et probablement condamné à périr du plus rigoureux supplice. Il ne pouvait espérer de tromper ses juges ; les preuves de sa culpabilité étaient trop fortes : sa présence dans le cimetière à une heure si avancée, son trouble en se voyant découvert, le poignard que, dans un premier moment d’effroi, il avait avoué avoir été caché par lui, et le sang qui avait jailli de la blessure d’Antonia sur son habit, le désignaient suffisamment comme l’assassin. Il attendait dans les transes le jour de l’interrogatoire. Il était sans consolation dans sa détresse ; la religion ne pouvait lui inspirer du courage. S’il lisait les livres de morale qu’on avait mis dans ses mains, il n’y voyait que l’énormité de ses fautes ; s’il essayait de prier, il se rappelait qu’il ne méritait pas la protection du ciel, et croyait ses crimes trop monstrueux pour ne pas surpasser même la bonté infinie de Dieu : il pensait que tout autre pécheur pourrait espérer, mais non pas lui. Frémissant du passé, tourmenté du présent, et redoutant l’avenir, ainsi s’écoulèrent le peu jours qui précédèrent celui qui était marqué pour son jugement.

Ce jour arriva. À neuf heures du matin, la porte de sa prison s’ouvrit, et son geôlier entrant, lui commanda de venir ; il obéit en tremblant. Il fut conduit dans une vaste salle, tendue de drap noir. À une table étaient assis trois hommes à l’air grave et sévère, vêtus de noir aussi. Un d’eux était le grand-inquisiteur, que l’importance de la cause avait déterminé à l’instruire lui-même. À une table plus basse, et à une petite distance, était assis le secrétaire, ayant devant lui tout ce qui était nécessaire pour écrire. Ambrosio fut invité à avancer et à prendre place à l’autre bout de la table ; en jetant un coup d’œil à terre, il aperçut divers outils de fer épars sur le plancher. La forme lui en était inconnue, mais sa frayeur lui suggéra aussitôt que c’étaient des instruments de torture. Il pâlit et eut peine à s’empêcher de tomber.

Il régnait un profond silence, excepté quand les inquisiteurs se parlaient mystérieusement à voix basse. Près d’une heure se passa, dont chaque seconde rendait les craintes d’Ambrosio plus poignantes. Enfin, une petite porte en face de celle par où il était entré grinça pesamment sur ses gonds ; un officier parut, et fut immédiatement suivi de la belle Mathilde. Elle avait les cheveux en désordre sur la figure : ses joues étaient pâles, et ses yeux creux et enfoncés. Elle jeta sur Ambrosio un regard triste : il y répondit par un coup d’œil d’aversion et de reproche. On la fit placer en face de lui. Une cloche sonna trois fois : c’était le signal de l’ouverture de l’audience ; et les inquisiteurs entrèrent en fonctions.

Dans ces procès, on n’énonce ni l’accusation ni le nom de l’accusateur ; on demande seulement aux prisonniers s’ils veulent avouer. Lorsqu’ils répondent que, n’ayant pas commis de crime, ils n’ont pas d’aveu à faire, on les met sans délai à la torture : on recommence par intervalles, jusqu’à ce que les prévenus se reconnaissent coupables, ou que la persévérance des juges se lasse et s’épuise ; mais, sans une confession formelle de leur culpabilité, l’inquisition ne prononce jamais sur les prisonniers un arrêt définitif. En général, on laisse écouler beaucoup de temps sans les questionner ; mais le procès d’Ambrosio avait été accéléré à cause d’un solennel auto-da-fé qui devait avoir lieu à quelques jours de là, et dans lequel les inquisiteurs avaient l’intention de faire jouer un rôle à ce prévenu remarquable, afin de donner un témoignage frappant de leur vigilance.

Le prieur n’était pas seulement accusé de viol et de meurtre : le crime de sorcellerie était mis à sa charge ainsi qu’à celle de Mathilde. Elle avait été arrêtée comme complice de l’assassinat d’Antonia : en faisant des perquisitions dans sa cellule, on y avait trouvé divers livres et instruments suspects qui justifiaient l’accusation portée contre elle. Pour incriminer le moine, on avait produit le miroir étincelant que Mathilde avait laissé chez lui par hasard : les étranges figures qui y étaient gravées avaient attiré l’attention de don Ramirez lors de ses recherches dans la cellule du prieur ; en conséquence, il l’avait emporté. On le montra au grand-inquisiteur, qui, après l’avoir considéré quelque temps, prit une petite croix d’or qui pendait à sa ceinture, et la posa sur le miroir : aussitôt on entendit un grand bruit pareil à un coup de tonnerre, et l’acier se brisa en mille morceaux. Cette circonstance confirma le soupçon que le moine s’était occupé de magie ; on supposa même que son ancienne influence sur l’esprit du peuple était due entièrement à des sortilèges.

Déterminés à lui faire confesser non seulement les crimes qu’il avait commis, mais ceux aussi dont il était innocent, les inquisiteurs commencèrent leur interrogatoire. Quoiqu’il redoutât la torture comme il redoutait la mort qui devait le livrer aux tourments éternels, le prieur protesta de son innocence d’une voix hardie et résolue. Mathilde suivit son exemple, mais trembla de peur en parlant. Après l’avoir vainement exhorté à avouer, les inquisiteurs commandèrent que le moine fût mis à la question. L’ordre fut immédiatement exécuté. Ambrosio souffrit les plus atroces supplices que la cruauté humaine ait jamais inventés. Cependant la mort est si effrayante quand le crime l’accompagne, qu’il eut assez d’énergie pour persister dans son désaveu : en conséquence, on redoubla ses angoisses ; et on ne le laissa que lorsque, s’étant trouvé mal de douleur, l’insensibilité l’eut soustrait aux mains de ses bourreaux.

Mathilde, ensuite, fut appliquée à la torture ; mais épouvantée à la vue des souffrances du prieur, son courage l’abandonna entièrement : elle tomba à genoux et convint de son commerce avec les esprits infernaux, et d’avoir vu le moine assassiner Antonia ; mais quant au crime de sorcellerie, elle se déclara seule criminelle : Ambrosio en était parfaitement innocent. Cette dernière assertion n’obtint aucun crédit. Le prieur reprit connaissance à temps pour entendre l’aveu de sa complice ; mais il était trop affaibli par ce qu’il avait déjà souffert pour être capable en ce moment de subir de nouveaux traitements. On le renvoya à son cachot, non sans l’avoir prévenu que dès qu’il serait suffisamment rétabli, il devait se préparer à un second interrogatoire. Les inquisiteurs espéraient qu’il serait alors moins endurci et moins obstiné. On annonça à Mathilde qu’elle expierait son crime dans le feu au prochain auto-da-fé. Ses pleurs et ses supplications n’obtinrent aucun adoucissement à sa sentence, et elle fut entraînée de force hors de la salle d’audience.

Rentré dans sa prison, Ambrosio trouva les souffrances de son corps bien plus supportables que celles de son esprit. Les membres disloqués, les ongles arrachés de ses mains et de ses pieds, et ses doigts écrasés et brisés par la pression des étaux, n’étaient rien comme angoisse, comparés à l’agitation de son âme et à la violence de ses terreurs. Il voyait que, coupable ou innocent, ses juges étaient décidés à le condamner. Le souvenir de ce que sa dénégation lui avait déjà coûté, et l’effrayante perspective d’être appliqué de nouveau à la question, l’engageaient presque à confesser ses crimes. Puis les conséquences de son aveu lui passaient devant les yeux et le rejetaient dans l’irrésolution. Sa mort était inévitable, et la mort la plus affreuse. Il avait entendu la condamnation de Mathilde, et ne doutait pas qu’on ne lui en réservât une semblable. Il frémissait à l’approche de l’auto-da-fé, à l’idée de périr dans les flammes et de n’échapper à d’intolérables tourments que pour en subir d’autres plus aigus et éternels ! Il portait avec effroi l’œil de sa pensée au-delà de la tombe ; et il ne pouvait se dissimuler les justes raisons qu’il avait de redouter la vengeance du ciel. Perdu dans ce labyrinthe de terreurs, il aurait bien voulu se réfugier dans les ténèbres de l’athéisme ; il aurait bien voulu nier l’immortalité de l’âme, se persuader que ses yeux une fois fermés ne se rouvriraient plus et que le même instant anéantirait son âme et son corps : cette ressource même lui fut refusée. Pour lui permettre de s’aveugler sur la fausseté de cette croyance, son savoir était trop étendu, son jugement trop solide et trop juste. Il ne pouvait s’empêcher de sentir l’existence d’un Dieu. Ces vérités, autrefois sa consolation, maintenant se présentaient à lui dans toute leur évidence ; mais elles ne servaient qu’à le jeter dans l’égarement. Elles détruisaient son espoir mal fondé d’échapper au châtiment ; et dispersées par l’irrésistible clarté de la vérité et de la conviction, les vapeurs trompeuses de la philosophie s’évanouissaient comme un rêve.

Dans des angoisses presque trop fortes pour être supportées par un mortel, il attendit l’époque de son nouvel interrogatoire. Il s’occupait à combiner des plans inutiles pour éviter la punition présente et future : la première, ce n’était pas possible ; la seconde, le désespoir lui en faisait négliger les moyens. Pendant que la raison l’obligeait à reconnaître l’existence d’un dieu, la conscience le faisait douter que sa bonté fût infinie ; il ne croyait pas qu’un pêcheur tel que lui pût trouver grâce. Il n’avait pas failli par erreur : l’ignorance ne lui pouvait fournir aucune excuse ; il avait vu le vice sous un vrai jour. Avant de commettre ses crimes, il en avait mesuré à loisir toute l’étendue, et cependant il les avait commis.

« Pardon ! » s’écria-t-il dans un accès de frénésie ; « oh ! il n’y en a pas pour moi ! »

Dans cette persuasion, au lieu de s’humilier dans la pénitence, de déplorer sa faute, et d’employer le peu d’heures qui lui restaient à désarmer la fureur du ciel, il s’abandonna à des transports de rage, il s’affligea de la punition et non du crime, et exhala les angoisses de son sein en soupirs inutiles, en vaines lamentations, en blasphème et en désespoir. Quand le peu de jour qui passait à travers les barreaux de sa fenêtre disparut par degrés, et qu’il fut remplacé par la pâle lueur de la lampe, il sentit ses terreurs redoubler, et ses idées devenir plus sombres, plus solennelles, plus découragées. Il redoutait l’approche du sommeil ; fatigués de larmes et de veilles, ses yeux ne furent pas plus tôt fermés que les effrayantes visions dont son esprit avait été poursuivi tout le jour parurent se réaliser. Il se trouva dans des royaumes sulfureux et dans des cavernes brûlantes, entouré de démons chargés d’être ses bourreaux, et qui le soumirent à une diversité de tortures toutes plus affreuses l’une que l’autre. Au milieu de ces horribles scènes, erraient les fantômes d’Elvire et de sa fille ; elles lui reprochaient leur mort, racontaient ses crimes aux démons, et les pressaient de lui infliger des tourments d’une cruauté encore plus raffinée. Telles étaient les images qui flottèrent devant ses yeux dans le sommeil : elles ne s’évanouirent que lorsque son repos fut interrompu par l’excès de sa douleur. Alors il s’élança de la couche où il s’était étendu, le front ruisselant d’une sueur froide, les yeux hagards et égarés, et il n’échangea que contre une terrible certitude des idées qui n’étaient guère plus supportables. Il parcourut son cachot à pas désordonnés ; il contempla avec terreur les ténèbres qui l’entouraient, et cria souvent : « Oh ! la nuit est affreuse pour les coupables ! »

Le jour de son second interrogatoire approchait ; on l’avait forcé d’avaler des cordiaux, dont les propriétés devaient lui rendre des forces et le mettre en état de soutenir plus longtemps la question. La nuit qui précéda ce jour redouté, la peur du lendemain ne lui permit pas de dormir : ses terreurs étaient si violentes qu’elles annulaient presque ses facultés mentales. Il était assis, comme un homme hébété, près d’une table sur laquelle brûlait sa sombre lampe ; abruti par le désespoir, il résista quelques heures, incapable de parler, de se mouvoir et même de réfléchir.

« Regarde, Ambrosio ! » dit une voix dont l’accent lui était bien connu.

Le moine tressaillit, et leva ses yeux mélancoliques. Mathilde était devant lui : elle avait quitté son costume religieux ; elle portait un habit de femme à la fois élégant et splendide. Sa robe était tout étincelante de diamants, et ses cheveux étaient enfermés dans une couronne de roses ; sa main droite tenait un petit livre : une vive expression de plaisir brillait sur son visage — pourtant il s’y mêlait une farouche et impérieuse majesté qui inspira de la crainte au moine, et réprima jusqu’à un certain point la joie de la voir.

« Vous ici, Mathilde ? » s’écria-t-il enfin. « Comment avez-vous fait pour entrer ? où sont vos chaînes ? que signifient cette magnificence et l’allégresse qui brille dans vos yeux ? nos juges sont-ils apaisés ? ai-je une chance de salut ? Répondez-moi, par pitié, et dites-moi ce que j’ai à espérer ou à craindre. »

« Ambrosio ! » répliqua-t-elle d’un air d’imposante dignité, « j’ai trompé la fureur de l’inquisition, je suis libre ; peu d’instants vont mettre des royaumes entre ces cachots et moi : mais j’achète ma liberté à un prix coûteux, effrayant ! ce prix, osez-vous le payer, Ambrosio ? osez-vous franchir sans crainte les limites qui séparent l’homme de l’ange ? — Vous vous taisez — vous me regardez d’un œil soupçonneux et alarmé — je lis vos pensées, et je les confesse justes. Oui, Ambrosio, j’ai tout sacrifié pour la vie et la liberté : je n’aspire plus au ciel ! j’ai renoncé au service de Dieu, et me suis enrôlée sous la bannière de ses ennemis : il n’y a plus à s’en dédire ; mais quand je pourrais reculer, je ne le voudrais pas. Oh ! mon ami, expirer dans de tels tourments ! mourir au milieu des malédictions et des cris de haine ! supporter les insultes d’une populace exaspérée ! être exposé à toutes les mortifications de la honte et de l’infamie ! qui peut penser sans horreur à une telle destinée ? Laissez-moi donc me réjouir de mon échange : j’ai vendu un bonheur à venir et incertain pour un bonheur présent et assuré. J’ai sauvé ma vie qu’autrement j’aurais perdue dans les tortures, et j’ai obtenu le pouvoir de me procurer toutes les jouissances qui peuvent la rendre délicieuse. Les esprits infernaux m’obéissent comme à leur souverain ; avec leur aide, je passerai mes jours dans tout le raffinement du luxe et de la volupté. Je goûterai sans contrainte toutes les joies des sens ; j’assouvirai chaque passion jusqu’à satiété ; puis j’ordonnerai à mes esclaves d’inventer de nouveaux plaisirs pour réveiller et stimuler mes appétits blasés. Je pars, impatiente d’exercer ma puissance nouvellement acquise : je brûle d’être en liberté. Rien ne me retiendrait un moment de plus dans ce séjour abhorré, n’était l’espoir de vous décider à suivre mon exemple. Ambrosio, je vous aime toujours : notre communauté de fautes et de dangers vous a rendu plus cher que jamais pour moi, et je voudrais bien vous préserver de la mort qui vous menace. Appelez donc à votre aide votre résolution, et renoncez pour des avantages immédiats et certains à l’attente d’un salut difficile à obtenir, et peut-être chimérique après tout ; secouez les préjugés des âmes vulgaires, abandonnez un Dieu qui vous abandonne, et élevez-vous au niveau des esprits supérieurs ! »

Elle attendit la réponse du moine : il frissonna en la donnant.

« Mathilde ! » dit-il après un long silence, et d’une voix basse et mal assurée, « quel prix avez-vous donné pour la liberté ? »

Elle lui répondit, ferme et intrépide :

« Mon âme, Ambrosio ! »

« Malheureuse ! qu’avez-vous fait ? quelques années encore, et combien vos souffrances seront épouvantables ! »

« Homme faible, cette nuit encore, et combien épouvantables seront les vôtres ! Vous souvenez-vous de ce que vous avez déjà enduré ? demain vous aurez à subir des tourments deux fois plus recherchés. Vous souvenez-vous des horreurs de l’épreuve du feu ? dans deux jours vous serez conduit au bûcher ! que deviendrez-vous alors ? Osez-vous encore espérer votre pardon ? vous abusez-vous encore de vos illusions de salut ? Songez à vos crimes ! songez à votre libertinage, à vos parjures, à votre inhumanité, à votre hypocrisie ! songez au sang innocent qui crie vengeance devant le trône de Dieu ! et puis espérez votre grâce ! et puis rêvez au ciel, aspirez à des mondes de lumière et à des séjours de paix et de bonheur ! Insensé ! Ouvrez les yeux, Ambrosio, et soyez sage. L’enfer est notre lot ; vous êtes condamné à la perdition éternelle ; il n’y a pour vous au delà du tombeau qu’un gouffre de flammes dévorantes. Voulez-vous courir vers cet enfer ? voulez-vous étreindre dans vos bras cette perdition avant qu’il ne soit nécessaire ? voulez-vous vous plonger dans ces flammes quand vous avez encore le pouvoir de les éviter ? c’est l’action d’un fou. Non, non, Ambrosio, fuyons pour un terme la vengeance divine : croyez-moi, achetez d’un moment de courage des années de bonheur ; jouissez du présent, et oubliez l’avenir qui se cache derrière. »

« Mathilde, vos conseils sont dangereux ; je n’ose pas, je ne veux pas les suivre : je ne dois pas abjurer mes droits au salut ! Mes crimes sont monstrueux, mais Dieu est miséricordieux et je ne veux pas désespérer du pardon. »

« Est-ce là votre résolution ? Je n’ai plus rien à dire ; je vole vers la joie et la liberté, et vous abandonne à la mort et aux tourments éternels ! »

« Restez encore un instant, Mathilde ! Vous commandez aux démons infernaux ; vous pouvez forcer les portes de cette prison ; vous pouvez me délivrer des chaînes qui m’accablent : sauvez-moi, je vous en conjure, et emmenez-moi de ce redoutable séjour ! »

« Vous demandez la seule faveur qu’il ne soit pas en ma puissance d’accorder : il m’est interdit de secourir un homme d’église et un serviteur de Dieu. Renoncez à ces titres, et disposez de moi. »

« Je ne veux pas vendre mon âme à la perdition. »

« Persistez dans votre entêtement jusqu’à ce que vous soyez sur le bûcher : alors vous vous repentirez de votre erreur, et vous soupirerez après votre évasion dont le moment sera passé. Je vous quitte — cependant avant que l’heure de votre mort n’arrive, en cas que la sagesse vous éclaire, écoutez les moyens de réparer votre faute présente. Je vous laisse ce livre ; lisez au rebours les quatre premières lignes de la septième page : l’esprit que vous avez déjà vu vous apparaîtra à l’instant. Si vous êtes sensé, nous nous reverrons ; sinon, adieu pour toujours ! »

Elle laissa tomber le livre à terre ; un nuage de flamme bleue l’enveloppa : elle fit signe de la main à Ambrosio, et disparut. La lueur momentanée que le feu avait répandue dans le cachot, en se dissipant soudainement, semblait en avoir augmenté l’obscurité naturelle. La lampe solitaire donnait à peine assez de lumière pour guider le moine à une chaise ; il s’y jeta, croisa les bras, et, appuyant sa tête sur la table, il s’abîma dans des réflexions pleines de perplexité et de désordre.

Il était encore dans cette attitude lorsque la porte de la prison, en s’ouvrant, le tira de sa stupeur. Il fut sommé de paraître devant le grand-inquisiteur. Il se leva, et suivit son geôlier d’un pas pénible. On le conduisit dans la même salle, en présence des mêmes juges, et on lui demanda de nouveau s’il voulait avouer ; il répondit comme auparavant, que n’ayant point commis de crimes, il n’en avait point à reconnaître. Mais quand les exécuteurs se préparèrent à le mettre à la question ; quand il vit les instruments de torture et qu’il se rappela les supplices qu’on lui avait déjà infligés, la résolution lui manqua entièrement ; oubliant les conséquences, et ne songeant qu’à échapper aux terreurs du moment présent, il fit une ample confession : il révéla chaque particularité de ses crimes, et avoua non seulement tous ceux qui étaient à sa charge, mais ceux mêmes dont il n’avait point été soupçonné. Interrogé sur la fuite de Mathilde, qui avait excité beaucoup de surprise, il convint qu’elle s’était vendue à Satan, et qu’elle était redevable de son évasion à la sorcellerie. Il continua d’assurer les juges que, pour sa part, il n’avait jamais fait de pacte avec les esprits infernaux ; mais la menace de la torture le força de se déclarer sorcier et hérétique, et tout ce qu’il plut aux inquisiteurs de lui attribuer. En conséquence de cet aveu, sa sentence fut immédiatement prononcée. On lui ordonna de se préparer à périr dans l’auto-da-fé qui devait se célébrer à minuit le soir même ; on avait choisi cette heure dans l’idée que l’horreur des flammes étant augmentée par l’obscurité de la nuit, l’exécution ferait un plus grand effet sur l’esprit du peuple.

Ambrosio, plus mort que vif, fut laissé seul dans son cachot : le moment où ce terrible arrêt fut prononcé avait presque été celui de sa mort. Il envisagea le lendemain avec désespoir, et ses terreurs redoublèrent à l’approche de minuit. Par instants il était enseveli dans un morne silence ; dans d’autres il se livrait à tout le délire de la rage : il tordait ses mains, et maudissait l’heure où il était venu à la lumière. Dans un de ces instants son œil s’arrêta sur le don mystérieux de Mathilde ; ses transports furieux se suspendirent aussitôt : il regarda fixement le livre, le ramassa ; mais soudain il le jeta loin de lui avec horreur. Il parcourut rapidement son cachot — puis il s’arrêta, et reporta ses yeux sur l’endroit où le livre était tombé ; il réfléchit du moins que c’était une ressource contre le destin qu’il redoutait. Il se baissa et le ramassa une seconde fois. Il resta quelque temps tremblant et irrésolu ; il brûlait d’essayer le charme, mais il en craignait les suites. Le souvenir de sa sentence fixa enfin son indécision. Il ouvrit le volume ; mais son agitation était si grande, que d’abord il chercha en vain la page indiquée par Mathilde. — Honteux de lui-même, il rappela tout son courage. Il tourna la septième page : il commença à la lire à haute voix ; mais ses yeux se détournaient fréquemment du livre, et erraient autour de lui, cherchant l’esprit qu’il désirait et redoutait de voir. Pourtant il persista dans son dessein, et d’une voix mal assurée, et souvent interrompue, il parvint à finir les quatre premières lignes de la septième page.

Elles étaient écrites dans une langue dont la signification lui était totalement inconnue. À peine eut-il prononcé le dernier mot, que les effets du charme se firent sentir. On entendit un grand coup de tonnerre ; la prison fut ébranlée jusque dans ses fondements ; un éclair brilla dans le cachot, et l’instant d’après, porté sur un tourbillon de vapeurs sulfureuses, Lucifer reparut devant lui. Mais il ne vint plus tel qu’il était, lorsque, évoqué par Mathilde, il avait emprunté la forme d’un séraphin pour tromper Ambrosio : il se montra dans toute sa laideur qui est devenue son partage depuis sa chute du ciel ; ses membres brûlés portaient encore les marques de la foudre du Tout-Puissant ; une teinte basanée assombrissait son corps gigantesque ; ses mains et ses pieds étaient armés de longues griffes ; ses yeux étincelaient d’une fureur qui aurait frappé d’épouvante le cœur le plus brave ; sur ses vastes épaules battaient deux énormes ailes noires, et ses cheveux étaient remplacés par des serpents vivants qui s’entortillaient autour de son front avec d’horribles sifflements ; d’une main il tenait un rouleau de parchemin, et de l’autre une plume de fer : l’éclair brillait toujours autour de lui, et le tonnerre, à coups répétés, semblait annoncer la dissolution de la nature.

Épouvanté d’une apparition si différente de celle qu’il avait attendue, Ambrosio, privé de la parole, resta à contempler le démon. Le tonnerre avait cessé de gronder ; une silence absolu régnait dans le cachot.

« Pourquoi me mande-t-on ici ? » dit le démon d’une voix enrouée par les brouillards sulfureux.

À ces sons, la nature parut trembler ; le sol fut ébranlé par une violente secousse, accompagnée d’un nouveau coup de tonnerre, plus fort et plus effrayant que le premier.

Ambrosio fut longtemps sans pouvoir répondre à la demande du démon.

« Je suis condamné à mort, » dit-il d’une voix faible, et son sang coulant froid dans ses veines tandis qu’il contemplait son terrible interlocuteur ; « sauvez-moi, emportez-moi d’ici ! »

« Le prix de mes services me sera-t-il payé ? Oses-tu embrasser ma cause ? seras-tu à moi, corps et âme ? es-tu prêt à renier celui qui t’a fait, et celui qui est mort pour toi ? Réponds seulement « oui ! » et Lucifer est ton esclave. »

« Ne vous contentez-vous pas d’un moindre prix ? rien ne peut-il vous satisfaire que ma perte éternelle ? Esprit, vous me demandez trop. Cependant, retirez-moi de ce cachot ; soyez mon serviteur pendant une heure, et je serai le vôtre pendant mille ans : cette offre ne suffit-elle pas ? »

« Non ; il faut que j’aie ton âme, que je l’aie à moi, à moi pour toujours. »

« Insatiable démon ! Je ne veux pas me condamner à des tourments sans fin ; je ne veux pas renoncer à l’espoir d’obtenir un jour mon pardon. »

« Tu ne veux pas ? Sur quelles chimères reposent donc tes espérances ? Mortel à courte vue ! pauvre misérable ! n’es-tu pas criminel ! n’es-tu pas infâme aux yeux des hommes et des anges ? des péchés si énormes peuvent-ils s’excuser ? espères-tu m’échapper ? Ton sort est déjà fixé : l’Éternel t’a abandonné ; tu es marqué comme moi dans le livre du destin, et tu seras à moi. »

« Démon, c’est faux. La miséricorde du Tout-Puissant est infinie, et sa clémence va au-devant du repentir. Mes crimes sont monstrueux, mais je ne veux pas désespérer du pardon ; peut-être, quand ils auront reçu le châtiment qu’ils méritent — »

« Le châtiment ? Le purgatoire est-il destiné à des coupables tels que toi ? espères-tu que tes offenses seront rachetées par des prières de radoteurs superstitieux et de moines fainéants ? Ambrosio ! sois sage. Tu dois être à moi ; tu es condamné aux flammes, mais tu peux les éviter pour l’instant. Signe ce parchemin ; je t’emporterai d’ici, et tu pourras passer le reste de tes années dans le bonheur et la liberté. Jouis de ton existence ; savoure tous les plaisirs auxquels les sens peuvent t’entraîner ; mais du moment où ton âme quitte ton corps, souviens-toi que tu m’appartiens, et que je ne me laisserai pas frustrer de mon droit. »

Le moine se taisait, mais ses regards annonçaient que les paroles du tentateur n’étaient pas perdues : il songeait avec horreur aux conditions proposées. D’un autre côté, il croyait être voué à la damnation, et, en refusant l’assistance du démon, ne faire que hâter des tortures inévitables. L’esprit vit que sa résolution était ébranlée ; il redoubla d’instances, et s’efforça de fixer l’indécision du prieur : il peignit des couleurs les plus terribles les angoisses de la mort, et il excita si puissamment les craintes et le désespoir d’Ambrosio, qu’il le décida à recevoir le parchemin. Alors, avec la plume de fer qu’il tenait, il piqua la veine de la main gauche du moine ; elle pénétra profondément, et se remplit de sang aussitôt : cependant Ambrosio ne ressentit aucune douleur. La plume fut mise dans sa main tremblante : le malheureux posa le parchemin sur la table qui était devant lui, et se prépara à le signer. Tout à coup sa main s’arrêta : il se retira précipitamment et jeta la plume sur la table.

« Que fais-je ? » s’écria-t-il. Puis se tournant vers le démon d’un air désespéré : « Laisse-moi ! va-t’en ! je ne veux pas signer le parchemin. »

« Insensé ! » s’écria le démon désappointé et lançant des regards furieux qui pénétrèrent d’horreur l’âme du moine ; « c’est ainsi qu’on me joue ! Va donc ! subis ton agonie, expire dans les tortures, et apprends à connaître l’étendue de la miséricorde de l’Éternel ! mais prends garde de te rire encore de moi ! ne m’appelle plus que tu ne sois décidé à accepter mes offres ; évoque-moi une fois pour me seconder les mains vides, et ces griffes te déchireront en mille pièces. Parle ; encore une fois veux-tu signer ce parchemin ? »

« Je ne veux pas. Laisse-moi ! va-t’en ! »

Aussitôt on entendit le tonnerre gronder horriblement : de nouveau la terre trembla avec violence ; le cachot retentit de cris perçants, et le démon s’enfuit en proférant des blasphèmes et des imprécations.

D’abord, le moine se réjouit d’avoir résisté aux artifices du séducteur et d’avoir triomphé de l’ennemi du genre humain ; mais quand l’heure du supplice approcha, son premier effroi se réveilla dans son cœur ; leur interruption momentanée semblait leur avoir donné une force nouvelle : plus le temps avançait, plus il redoutait de paraître devant le trône de Dieu ; il frémissait de penser qu’il était si près de tomber dans l’éternité — si près de se présenter aux yeux de son Créateur, qu’il avait si gravement offensé. L’horloge annonça minuit. C’était le signal pour être mené au bûcher. Le premier coup qu’il entendit arrêta son sang dans ses veines ; il lui sembla que la mort et la torture murmuraient dans chacun des coups suivants. Il s’attendit à voir les archers entrer dans la prison et quand l’horloge cessa de sonner, il saisit le volume magique dans un accès de désespoir : il l’ouvrit, chercha à la hâte la septième page, et comme s’il craignait de se laisser le temps de penser, il parcourut rapidement les lignes fatales. Accompagné des terreurs précédentes, Lucifer reparut devant le moine tremblant.

« Tu m’a appelé, » dit le démon ; « es-tu résolu à être sage ? veux-tu accepter mes conditions ? tu les connais déjà. Renonce à tes droits au salut, cède-moi ton âme, et je t’emporte à l’instant de ce cachot. Il est encore temps : décide-toi, ou il sera trop tard. Veux-tu signer ce parchemin ? »

« Il le faut — le destin m’y force — j’accepte vos conditions. »

« Signe le parchemin, » repartit le démon d’un ton triomphant.

Le contrat et la plume sanglante étaient restés sur la table ; Ambrosio s’en approcha. Il se disposa à signer son nom. Un moment de réflexion le fit hésiter.

« Écoute ! » cria le tentateur : « on vient ! fais vite ; signe le parchemin, et je t’emporte à l’instant d’ici. »

En effet, on entendit venir les archers chargés de conduire Ambrosio au bûcher ; ce bruit encouragea le moine dans sa résolution.

« Quel est le sens de cet écrit ? » dit-il.

« Il me donne ton âme pour toujours et sans réserve. »

« Que dois-je recevoir en échange ? »

« Ma protection et ton évasion du cachot. Signe-le, et à l’instant je t’emporte. »

Ambrosio prit la plume ; il la posa sur le parchemin. De nouveau le courage lui manqua ; il se sentit au cœur une angoisse d’épouvante, et il rejeta la plume sur la table.

« Être pusillanime ! » s’écria le démon exaspéré ; « c’est assez d’enfantillage ! signe sur-le-champ cet écrit, ou je te sacrifie à ma fureur. »

En ce moment on tira le verrou de la porte extérieure ; le prisonnier entendit le bruit des chaînes ; la barre pesante tomba : les archers étaient sur le point d’entrer. Poussé à la frénésie par l’urgence du danger, reculant devant la mort, terrifié des menaces du démon, et ne voyant pas d’autre moyen d’échapper à sa perte, le malheureux céda. Il signa le fatal contrat, et le mit aussitôt dans les mains du mauvais esprit, dont les yeux, en recevant ce don, étincelèrent d’une joie maligne.

« Prenez-le ! » dit l’homme abandonné de Dieu. « Maintenant sauvez-moi ! arrachez-moi d’ici ! »

« Arrête ! renonces-tu librement et absolument à ton Créateur et à son fils. »

« Oui ! oui ! »

« Me cèdes-tu ton âme pour toujours ? »

« Pour toujours ! »

« Sans réserve ni subterfuge ? sans appel futur à la divine merci ? »

La dernière chaîne tomba de la porte de la prison. On entendit la clef tourner dans la serrure ; déjà la porte de fer grinçait pesamment sur ses gonds rouillés —

« Je suis à vous pour toujours, et irrévocablement ! » cria le moine, éperdu d’effroi. « J’abandonne tous mes droits au salut ; je ne reconnais de pouvoir que le vôtre. Écoutez ! écoutez ! on vient ! Oh ! sauvez-moi ! emportez-moi ! »

« Je triomphe ! tu es à moi sans retour, et je remplis ma promesse. »

Pendant qu’il parlait, la porte s’ouvrit : aussitôt le démon saisit un des bras d’Ambrosio, étendit ses larges ailes et s’élança avec lui dans les airs ; la voûte s’entr’ouvrit pour les laisser passer, et se referma quand ils eurent quitté le cachot.

Le geôlier, cependant, était dans un extrême étonnement de la disparition de son prisonnier. Quoique ni lui ni les archers ne fussent entrés à temps pour être témoins de l’évasion du moine, une odeur de soufre répandue dans la prison leur apprit assez à qui il devait sa délivrance. Ils se hâtèrent d’aller faire leur rapport au grand-inquisiteur. Le bruit qu’un sorcier avait été emporté par le diable courut bientôt dans Madrid, et pendant quelques jours ce fut le sujet de toutes les conversations de la ville ; peu à peu on cessa de s’en entretenir : d’autres aventures plus nouvelles s’emparèrent de l’attention générale, et Ambrosio fut bientôt aussi oublié que s’il n’avait jamais existé. Pendant ce temps le moine, porté par son guide infernal, traversait l’air avec la rapidité d’une flèche, et en peu d’instants il se trouva sur le bord du précipice le plus escarpé de la Sierra Morena.

Quoique soustrait à l’inquisition, Ambrosio était insensible aux douceurs de la liberté. Le pacte qui le damnait pesait cruellement sur son esprit, et les scènes où il avait joué le rôle principal lui avaient laissé de telles impressions que son cœur était en proie à l’anarchie et à la confusion. Les objets qui étaient maintenant devant ses yeux, et que la pleine lune voguant à travers les nuages lui permettait d’examiner, étaient peu propres à lui inspirer le calme dont il avait si grand besoin. Le désordre de son imagination était accru par l’aspect sauvage des lieux environnants : c’étaient de sombres cavernes et des rocs à pic qui s’élevaient l’un sur l’autre et divisaient les nuées au passage ; éparses çà et là, des touffes isolées d’arbres aux branches inextricables, dans lesquelles, rauque et lugubre, soupirait le vent de la nuit ; le cri perçant des aigles de montagne qui avaient bâti leur aire dans ces solitudes désertes ; le bruit étourdissant des torrents qui, gonflés par les pluies récentes, se jetaient avec violence dans d’affreux précipices ; et les eaux sombres d’une rivière silencieuse et indolente qui réfléchissait faiblement les rayons de la lune et baignait la base du rocher où se tenait Ambrosio. Le prieur jeta autour de lui un regard de terreur ; son conducteur infernal était toujours à son côté, et le contemplait d’un œil de malice, de triomphe et de mépris.

« Où m’avez-vous conduit ? » dit enfin le moine d’une voix creuse et tremblante : « pourquoi me déposer dans ces tristes lieux ? Retirez-m’en promptement ! portez-moi à Mathilde ! »

L’esprit ne répondit point, mais continua de le considérer en silence. Ambrosio ne put soutenir ses regards : il détourna les yeux tandis que le démon parlait ainsi :

« Je le tiens donc en mon pouvoir, ce modèle de piété ! cet être sans reproche ! ce mortel qui mettait ses chétives vertus au niveau de celles des anges ! Il est à moi ! irrévocablement, éternellement à moi ! Compagnons de mes souffrances ! habitants de l’enfer ! comme vous serez heureux de mon présent ! »

Il s’arrêta, puis s’adressa au moine —

« Te porter à Mathilde ! » continua-t-il, répétant les paroles d’Ambrosio. « Malheureux ! tu seras bientôt avec elle ! tu mérites bien d’être près d’elle, car l’enfer ne compte pas de mécréant plus coupable que toi. Écoute, Ambrosio, je vais te révéler tes crimes ! Tu as versé le sang de deux innocentes : Antonia et Elvire ont péri par tes mains ; cette Antonia que tu as violée, c’est ta sœur ! cette Elvire que tu as assassinée t’a donné la naissance ! Tremble, infâme hypocrite ! parricide inhumain ! ravisseur incestueux ! tremble de l’étendue de tes offenses ! Et c’est toi qui te croyais à l’épreuve de la tentation, dégagé des humaines faiblesses, et exempt d’erreur et de vice ! L’orgueil est-il donc une vertu ? l’inhumanité n’est-elle pas une faute ? Sache, homme vain, que je t’ai depuis longtemps marqué comme ma proie : j’ai épié les mouvements de ton cœur ; j’ai vu que tu étais vertueux par vanité, non par principe, et j’ai saisi le moment propre à la séduction. J’ai observé ton aveugle idolâtrie pour le portrait de la madone : j’ai commandé à un esprit inférieur, mais rusé, de prendre une forme semblable, et tu as cédé avec empressement aux caresses de Mathilde ; ton orgueil a été sensible à sa flatterie ; ta luxure ne demandait qu’une occasion pour éclater ; tu as couru aveuglément au piège, et tu ne t’es pas fait scrupule de commettre un crime que tu blâmais dans une autre avec une impitoyable rigueur. C’est moi qui ai mis Mathilde sur ton chemin ; c’est moi qui t’ai procuré accès dans la chambre d’Antonia ; c’est moi qui t’ai fait donner le poignard qui a percé le sein de ta sœur ; et c’est moi qui dans un songe ai averti Elvire de tes desseins, et par là, t’empêchant de profiter du sommeil de sa fille, t’ai forcé d’ajouter le viol ainsi que l’inceste à la liste de tes crimes. Écoute, écoute, Ambrosio ! si tu avais résisté une minute de plus, tu sauvais ton corps et ton âme : les gardes que tu as entendus à la porte de la prison venaient te signifier ta grâce ; mais j’avais déjà triomphé ; mon plan avait déjà réussi. C’est à peine si je pouvais te proposer des crimes aussi vite que tu les exécutais. Tu es à moi, et le ciel lui-même ne peut plus te soustraire à mon pouvoir. N’espère pas que ton repentir annule notre contrat ; voilà ton engagement signé de ton sang : tu as renoncé à toute miséricorde, et rien ne peut te rendre les droits que tu as follement abjurés. Crois-tu que tes pensées secrètes m’échappaient ? non, non, je les lisais toutes ! Tu comptais toujours avoir le temps de te repentir ; je voyais ton artifice, j’en connaissais l’erreur, et je me réjouissais de tromper le trompeur ! Tu es à moi sans retour : je brûle de jouir de mes droits, et tu ne quitteras pas vivant ces montagnes. »

Pendant le discours du démon, Ambrosio était resté frappé d’épouvante et de stupeur. Ces derniers mots le réveillèrent.

« Je ne quitterai pas vivant ces montagnes ? » s’écria-t-il. « Perfide, que voulez-vous dire ? avez-vous oublié votre marché ? »

L’esprit répondit avec un sourire malin :

« Notre marché ? n’en ai-je pas rempli ma part ? Qu’ai-je promis de plus que de te tirer de prison ? ne l’ai-je pas fait ? n’es-tu pas à l’abri de l’inquisition ? à l’abri de tous, excepté de moi ? Insensé que tu fus de te confier à un diable ! pourquoi n’as-tu pas stipulé ta vie, et la puissance, et le plaisir ? tu aurais tout obtenu ; maintenant tes réflexions sont trop tardives. Mécréant, prépare-toi à la mort, tu n’as pas beaucoup d’heures à vivre. »

L’effet de cette sentence fut terrible sur le malheureux condamné ; il tomba à genoux, et leva les mains vers le ciel. Le démon devina son intention, et la prévint. « Quoi ! » cria-t-il, en lui lançant un regard furieux, « oses-tu encore implorer la miséricorde de l’Éternel ? voudrais-tu feindre le repentir, et faire encore l’hypocrite ! Scélérat, renonce à tout espoir de pardon ! voilà comme je m’assure de ma proie — »

À ces mots, enfonçant ses griffes dans la tonsure du moine il s’enleva avec lui de dessus le rocher. Les cavernes et les montagnes retentirent des cris d’Ambrosio. Le démon continua de s’élever jusqu’à ce qu’il parvînt à une hauteur effrayante ; alors il lâcha sa victime. Le moine tomba, la tête la première, dans le vide de l’air ; la pointe aiguë d’un roc le reçut, et il roula de précipice en précipice jusqu’à ce que, broyé et déchiré, il s’arrêtât sur les bords de la rivière. La vie n’avait pas abandonné son misérable corps : il essaya en vain de se lever ; ses membres rompus et disloqués lui refusèrent leur office, et il ne put bouger de la place où il était tombé. Le soleil venait de paraître à l’horizon ; ses rayons brûlants donnaient aplomb sur la tête du pécheur expirant. Des milliers d’insectes, attirés par la chaleur, vinrent boire le sang qui coulait des blessures d’Ambrosio ; il n’avait pas la force de les chasser, et ils s’attachaient à ses plaies, enfonçant leurs dards dans son corps, le couvrant de leurs essaims, et lui infligeant les plus subtiles et les plus insupportables tortures. Les aigles du rocher mirent sa chair en lambeaux, et de leurs becs crochus lui arrachèrent les prunelles. Une soif ardente le tourmentait ; il entendait le murmure de la rivière qui coulait à côté de lui, mais il s’efforçait vainement de se traîner jusque-là. Aveugle, mutilé, perclus, désespéré, exhalant sa rage en blasphèmes et en imprécations, maudissant l’existence, mais redoutant l’arrivée de la mort, qui devait le livrer à de plus grands supplices, le criminel languit six misérables jours. Le septième, il s’éleva une violente tempête ; les vents en fureur déracinaient les rocs et les forêts : le ciel était tantôt noir de nuages, tantôt tout enveloppé de feu ; la pluie tombait par torrents, elle grossit la rivière ; les flots débordèrent, ils atteignirent l’endroit où gisait Ambrosio ; et quand ils s’abaissèrent, ils entraînèrent avec eux le cadavre du moine infortuné.


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Dame hautaine, pourquoi vous être reculée quand cette pauvre créature fragile s’est approchée de vous ? ses erreurs avaient-elles empoisonné l’air ? son haleine en passant avait-elle souillé votre pureté ? Ah ! madame, éclaircissez ce front insultant ; étouffez le reproche prêt à sortir de vos lèvres dédaigneuses : ne blessez pas une âme qui saigne déjà ! elle a souffert, elle souffre encore : son air est gai, mais son cœur est brisé ; sa parure brille, mais son sein gémit.

Madame, être indulgente pour la conduite d’autrui n’est pas une vertu moindre que d’être sévère pour la vôtre.