Traduction par Léon de Wailly.
H.-L. Dolloye, éditeur (Tome 2p. 164-210).


CHAPITRE XI

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Grand Dieu ! comme tu l’as fait fragile, l’homme, ta créature ! Comme il se trahit lui-même sans le savoir ! Pour notre malheur, trop confiants dans nos forces, trop insouciants des puissances ennemies, nous errons nonchalamment sur les bords fleuris du plaisir, maîtres encore de revenir sur nos pas, jusqu’à ce que les vents impétueux de la passion déchaînée s’élèvent, jusqu’à ce que la tempête furieuse confonde la terre et les cieux, et qu’entraînés rapidement sur l’océan sans bornes, nous déplorions trop tard notre folle sécurité ; qu’autour de nos têtes condamnées les vagues s’entrechoquent, et qu’à notre vue troublée la terre diminue et s’éloigne.
Prior.
Séparateur


Ambrosio, cependant, ne se doutait pas des scènes effrayantes qui se passaient si près de lui. L’exécution de ses desseins sur Antonia absorbait toutes ses pensées. Jusqu’alors il était satisfait du succès de son plan. Antonia avait bu le narcotique, elle était enterrée dans les caveaux de Sainte-Claire, et entièrement à sa disposition. Mathilde, qui connaissait bien la nature et les effets du breuvage soporifique, avait calculé qu’il ne cesserait d’opérer qu’à une heure du matin.

Il attendait ce moment avec impatience. La fête de sainte Claire lui fournissait une occasion favorable de consommer son crime. Il était certain que les moines et les nonnes seraient à la procession, et il n’avait pas à craindre d’être interrompu : il s’était donc excusé de paraître à la tête de sa communauté. Il ne doutait pas que, loin de tout secours, séparée du monde entier, et absolument en son pouvoir, Antonia ne cédât à ses désirs. L’affection qu’elle lui avait toujours témoignée le confirmait dans cette persuasion : mais s’obstinât-elle à le repousser, il était déterminé à ne se laisser arrêter par aucune considération. Sûr de n’être pas découvert, il ne reculait pas devant l’idée d’employer la violence ; ou s’il éprouvait quelque répugnance à le faire, elle ne venait pas d’un motif de honte ou de compassion, mais de l’amour sincère et ardent qu’il ressentait pour Antonia, et du désir de ne devoir ses faveurs qu’à elle-même.

Les moines quittèrent le couvent à minuit. Mathilde était parmi les chantres, et conduisait le chant. Ambrosio fut laissé à lui-même et libre de suivre ses inclinations. Convaincu qu’il n’était resté personne qui pût épier ses mouvements ou troubler ses plaisirs, il se hâta de gagner les galeries de l’ouest. Le cœur palpitant d’espoir et aussi d’anxiété, il traversa le jardin, ouvrit la porte qui donnait sur le cimetière, et en peu de minutes fut devant les caveaux. Là, il s’arrêta : il regarda alentour avec méfiance, sentant bien que sa besogne ne voulait pas de témoin. Comme il hésitait, il entendit le cri lugubre de la fresaie : le vent sifflait avec bruit contre les fenêtres du couvent voisin, et lui apportait les sons affaiblis des chants religieux. Il ouvrit la porte avec précaution, comme s’il craignait d’être entendu : il entra, et la referma après lui. Guidé par sa lampe, il s’enfonça dans les longs passages dont Mathilde lui avait enseigné les détours, et parvint au caveau particulier qui contenait sa maîtresse endormie.

L’entrée n’en était nullement facile à découvrir ; mais ce n’était point un obstacle pour Ambrosio, qui, lors de l’enterrement d’Antonia, avait observé l’endroit avec trop de soin pour se tromper. Il trouva la porte, qui n’était point fermée à clef ; il la poussa, et descendit dans le souterrain ; il s’approcha de l’humble tombe où Antonia reposait. Il s’était muni d’un levier de fer et d’une pioche ; mais cette précaution n’était pas nécessaire : la grille était faiblement attachée en dehors ; il la leva, et, plaçant la lampe sur le rebord, il se pencha en silence sur la tombe. À côté de trois cadavres en putréfaction était la belle endormie. Un rouge vif, avant-coureur de la vie renaissante, était déjà répandu sur ses joues ; et enveloppée comme elle était dans un linceul et couchée sur sa bière, elle avait l’air de sourire aux objets funèbres qui l’entouraient. En regardant ces ossements rongés, et ces corps repoussants qui jadis peut-être étaient pleins de grâce et de charme, Ambrosio pensa à Elvire, réduite par lui au même état. Le souvenir de cet acte horrible plongea son esprit dans une sombre horreur ; mais elle ne servit qu’à le raffermir dans la résolution de détruire l’honneur d’Antonia.

« C’est pour toi, fatale beauté ! » murmura le moine en contemplant sa proie, « c’est pour toi que j’ai commis ce meurtre, et que je me suis vendu aux tortures éternelles. Maintenant tu es en mon pouvoir : j’aurai du moins le bénéfice de mon crime. N’espère pas que tes prières, que la douceur incomparable de ta voix plaintive, que tes yeux brillants remplis de larmes, que tes mains suppliantes élevées vers moi comme elles le sont par le repentir quand tu implores le pardon de la Vierge ; n’espère pas que ta touchante innocence, que ta belle douleur, ni que tous tes artifices de suppliante, te rachètent de mes embrassements. Avant le point du jour, il faut que tu sois à moi, et tu seras à moi ! »

Il l’emporta, toujours immobile, de la tombe ; il s’assit sur un banc de pierre, et la soutenant dans ses bras, il épia avec impatience les symptômes de la vie renaissante. C’est à peine s’il était assez maître de ses transports pour attendre qu’elle ne fût plus insensible. L’ardeur naturelle de ses désirs s’était accrue par les difficultés qu’ils avaient rencontrées, ainsi que par une longue abstinence : car, depuis qu’il avait abdiqué tout droit à son amour, Mathilde l’avait exilé pour toujours de ses bras.

« Je ne suis point une prostituée, Ambrosio, » lui avait-elle dit lorsque, dans tout l’entraînement des sens, il réclamait ses faveurs avec plus d’instance que de coutume ; « je ne suis plus que votre amie, et je ne veux pas être votre maîtresse. Cessez donc de me solliciter de céder à des désirs qui m’insultent. Quand votre cœur était à moi, je me glorifiais de vos embrassements : ces heureux temps sont passés ; ma personne vous est devenue indifférente, et c’est la nécessité, non l’amour, qui vous fait me rechercher. Je ne puis consentir à une demande qui humilie ma fierté. »

Sevré tout à coup des plaisirs dont l’habitude lui avait fait un besoin absolu, le moine sentit vivement cette privation. Naturellement porté à assouvir ses sens, dans la pleine vigueur de la virilité et de la chaleur du sang, il avait laissé prendre un ascendant tel à son tempérament, que sa concupiscence allait jusqu’à la folie. De son amour pour Antonia, il ne restait que les éléments grossiers : il brûlait de la posséder ; et même l’obscurité du caveau, le silence qui l’entourait et la résistance à laquelle il s’attendait, ne faisaient qu’aiguiser l’âpreté de ses désirs effrénés.

Peu à peu il sentit la chaleur ranimer le sein qui reposait contre le sien. De nouveau, le cœur battit, le sang circula plus rapide, et les lèvres remuèrent. Enfin, elle ouvrit les yeux : mais encore alourdie et toute troublée des effets du violent narcotique, elle les referma immédiatement. Ambrosio l’observait de près, et aucun de ses mouvements ne lui échappait. Voyant qu’elle était pleinement revenue à l’existence, il la serra avec transport contre lui, et imprima un long baiser sur ses lèvres. La soudaineté de cette action suffit pour dissiper les fumées qui obscurcissaient la raison d’Antonia. Elle se leva précipitamment, et jeta autour d’elle un regard éperdu. Les objets étranges qui se présentaient à sa vue de tout côté contribuaient à confondre ses idées. Elle porta la main à sa tête, comme pour rasseoir son imagination en désordre ; à la fin elle l’ôta, et jeta une seconde fois les yeux sur le caveau. Ils s’arrêtèrent sur le visage du prieur.

« Où suis-je, » dit-elle brusquement. « Comment suis-je venue ici ? — Où est ma mère ? je croyais l’avoir vue ! Oh ! un rêve, un affreux rêve m’a dit — Mais où suis-je ? laissez-moi partir ! je ne puis rester ici ! »

Elle essayait de se lever, mais le moine l’en empêcha.

« Calmez-vous, charmante Antonia ! » répondit-il ; « aucun danger ne vous menace : fiez-vous à ma protection. Pourquoi me regardez-vous si fixement ! ne me reconnaissez-vous pas ? ne reconnaissez-vous pas votre ami Ambrosio ? »

« Ambrosio ? mon ami ? — Oh ! oui, oui ; je me le rappelle — Mais pourquoi suis-je ici ? qui m’y a amenée ? pourquoi êtes-vous avec moi ? Oh ! Flora m’a recommandé de prendre garde — Il n’y a ici que des cercueils, des tombes et des squelettes ! ce lieu m’effraie ! bon Ambrosio, emmenez-moi ; il me rappelle mon affreux rêve ! Il me semblait que j’étais morte, et couchée dans ma bière ! — Bon Ambrosio, emmenez-moi d’ici ! — Ne voulez-vous pas ? oh ! ne voulez-vous pas ? Ne me regardez pas ainsi ! — vos yeux flamboyants m’épouvantent ! — épargnez-moi, mon père ! épargnez-moi, pour l’amour de Dieu ! »

« Pourquoi ces terreurs, Antonia ? » repartit le prieur, la serrant contre lui, et couvrant son sein de baisers, qu’elle s’efforçait en vain d’éviter ; « que craignez-vous de moi, de quelqu’un qui vous adore ? Qu’importe où vous êtes ? ce cimetière me semble le temple de l’amour ; cette obscurité n’est que la nuit propice que le mystère étend sur nos plaisirs ! voilà ce que je pense, et ce que doit penser mon Antonia. Oui, adorable fille ! oui ! vos veines brûleront du feu qui circule dans les miennes, et vous doublerez mes transports en les partageant ! »

En parlant ainsi, il renouvelait ses embrassements, et se permettait les plus indécentes libertés. Malgré toute son ignorance, Antonia comprit le danger ; elle s’arracha des bras du prieur, et n’ayant pour tout vêtement que son linceul, elle s’enferma dedans.

« Laissez-moi, mon père ! » cria-t-elle, sa vertueuse indignation tempérée par l’effroi de son isolement. « Pourquoi m’avez-vous amenée dans ce lieu ? son aspect seul me glace d’horreur ! Retirez-moi d’ici, si vous avez le moindre sentiment de pitié et d’humanité ! laissez-moi retourner à la maison que j’ai quittée je ne sais comment ; mais quant à rester ici un moment de plus, je ne le veux ni ne le dois. »

Le ton résolu dont elle parlait ne laissa pas que d’étonner le moine, mais ne produisit pas sur lui d’autre effet que la surprise. Il lui prit la main, la força de se rasseoir sur son genou, et la regardant d’un œil luxurieux, il lui répondit :

« Remettez-vous, Antonia. La résistance est inutile, et je ne veux pas vous déguiser plus longtemps ma passion. On vous croit morte : le monde est à jamais perdu pour vous, seul je vous possède ici ; vous êtes entièrement en mon pouvoir : les désirs qui me brûlent, il faut que je les satisfasse, ou que je meure. Mais je voudrais ne devoir mon bonheur qu’à vous, ma charmante fille ! mon adorable Antonia ! Laissez-moi vous enseigner les jouissances que vous ignorez encore, vous apprendre à sentir dans mes bras les plaisirs que je vais goûter dans les vôtres. Non, cette lutte est puérile, » s’écria-t-il, en la voyant repousser ses caresses et tâcher d’échapper à son étreinte ; « vous n’avez aucun secours à espérer ; ni le ciel ni la terre ne peuvent vous soustraire à mes embrassements : d’ailleurs, pourquoi rejeter des plaisirs si doux, si enivrants ? Personne ne nous voit ; notre commerce sera un secret pour le monde entier : l’amour et l’occasion nous invitent à lâcher le frein à nos passions ; cédez-leur, mon Antonia ! cédez-leur, ma charmante fille ! entourez-moi ainsi de vos bras caressants ; unissez ainsi vos lèvres aux miennes ! De tous ses dons, la nature vous a-t-elle refusé le plus précieux, le sentiment de la volupté ? oh ! c’est impossible ! chacun de vos traits, de vos regards, de vos mouvements annonce que vous êtes formée pour donner et recevoir le bonheur. Ne tournez pas sur moi ces yeux suppliants : consultez vos charmes, ils vous diront que je suis à l’épreuve des prières. Puis-je abandonner ces membres si blancs, si doux, si délicats ! ces seins qui se soulèvent, si ronds, si pleins, si élastiques ! ces lèvres imprégnées d’une suavité inépuisable ! puis-je abandonner ces trésors, et les laisser ravir par un autre ? Non, Antonia, jamais, jamais, j’en jure par ce baiser ! et par celui-ci ! et par celui-ci ! »

De moment en moment, la passion du moine devenait plus ardente, et la terreur d’Antonia plus intense. Elle lutta pour se dégager ; ses efforts furent sans succès, et, voyant Ambrosio s’enhardir de plus en plus, elle appela au secours à grands cris. L’aspect du caveau, la pâle lueur de la lampe, et les objets funèbres que ses yeux rencontraient de toute part, étaient peu faits pour lui inspirer les sentiments qui agitaient le prieur ; ses caresses même l’épouvantaient par leur fureur : cet effroi, au contraire, cette répugnance manifeste, cette résistance incessante, ne faisaient qu’enflammer les désirs du moine, et prêter de nouvelles forces à sa brutalité. Les cris d’Antonia n’étaient point entendus ; pourtant elle les continua, et ne cessa de faire des efforts pour fuir, jusqu’à ce que, épuisée et hors d’haleine, elle tombât de ses bras sur les genoux et eût de nouveau recours aux prières et aux supplications. Cette tentative ne réussit pas mieux que la précédente ; au contraire, prenant avantage de la position, le ravisseur se jeta à côté d’elle : il la serra contre lui presque morte de frayeur, et harassée de la lutte ; il étouffa ses cris sous les baisers, la traita avec la grossièreté d’un barbare éhonté, marcha de liberté en liberté, et dans la violence du délire lascif, blessa et froissa ses membres si tendres. Sans faire attention aux pleurs, aux cris, aux prières, il se rendit peu à peu maître d’elle, et ne quitta sa proie que lorsqu’il eut consommé son forfait et le déshonneur d’Antonia.

À peine eut-il accompli son dessein, qu’il eut horreur de lui-même et des moyens qu’il avait employés. L’excès même de son ardeur luxurieuse contribuait maintenant à lui inspirer du dégoût, et une voix secrète lui disait combien était bas et inhumain le crime qu’il venait de commettre. Il se releva brusquement. Celle qui naguère était l’objet de son adoration n’excitait plus dans son cœur d’autre sentiment que l’aversion et la rage. Il s’était détourné, et si ses yeux se reportaient sur elle involontairement, ce n’était que pour rencontrer des regards de haine. L’infortunée s’était évanouie avant que son déshonneur fût consommé : elle ne revint à la vie que pour sentir son malheur. Elle resta étendue sur la terre dans un muet désespoir ; les larmes se succédaient lentement sur ses joues, et de fréquents sanglots gonflaient sa poitrine. Accablée de chagrin, elle demeura quelque temps dans cet état de torpeur ; enfin elle se leva avec difficulté, et traînant vers la porte ses pas affaiblis, elle se disposa à quitter le caveau.

Le son des pas tira le moine de sa sombre apathie. Se relevant de la tombe où il était appuyé, ses yeux errant sur les débris corrompus qu’elle contenait, il poursuivit la victime de sa brutalité, et l’eut bientôt rejointe. Il la saisit par le bras, et la repoussa violemment dans le caveau.

« Où allez-vous ? » cria-t-il d’une voix sévère ; « revenez à l’instant. »

Antonia tremblait : il avait l’air furieux.

« Que voulez-vous de plus ? » dit-elle timidement ; « ma ruine n’est-elle pas complète ? ne suis-je pas perdue, perdue à jamais ! votre cruauté n’est-elle pas satisfaite, ou ai-je encore plus à souffrir ? Laissez-moi partir ; laissez-moi retourner chez moi, et pleurer en liberté ma honte et ma misère. »

« Retourner chez vous ! » répéta le moine, avec une ironie amère et dédaigneuse ; puis tout à coup, les yeux flamboyant de colère : « Quoi ! afin que vous me dénonciez au monde ! afin que vous me proclamiez un hypocrite, un ravisseur, un traître, un monstre de cruauté, de libertinage et d’ingratitude ! Non, non, non ! je sais toute la gravite de mes torts ; je sais que vos plaintes seraient trop justes, et mes crimes trop notoires ! Vous ne sortirez point d’ici pour raconter à Madrid que je suis un scélérat, que ma conscience est chargée de péchés qui me font désespérer du pardon divin. Malheureuse fille, vous devez rester ici avec moi ! ici, parmi ces tombes solitaires, ces images funèbres, ces corps hideux, putréfiés. Ici vous resterez, et vous serez témoin de mes souffrances ; vous verrez ce que c’est que d’être en proie aux horreurs du désespoir, et de rendre le dernier soupir dans le blasphème et les imprécations ! — Et qui dois-je en remercier ? qui m’a entraîné à des crimes, dont le seul souvenir me fait frissonner ! fatale enchanteresse ! n’est-ce pas ta beauté ? n’as-tu pas plongé mon âme dans l’infamie ? n’as-tu pas fait de moi un parjure, un ravisseur, un assassin ! et, en ce moment même, ce regard d’ange ne me défend-il pas de croire à la clémence de Dieu ? Oh ! quand je serai devant son tribunal, ce regard suffira pour me damner ! Vous direz à mon juge que vous étiez heureuse avant que je vous eusse vue ; que vous étiez innocente avant que je vous eusse souillée ; vous viendrez avec ces yeux en pleurs, avec ces joues pâles et bleuies, ces mains suppliantes, levées comme lorsque vous imploriez cette grâce que je vous ai refusée ! Alors ma perdition sera certaine ! alors viendra l’ombre de votre mère me précipiter dans le séjour des démons, des flammes, des furies, et des tourments sans fin ! Et c’est vous qui m’accuserez, c’est vous qui serez cause de mon éternelle agonie — vous, malheureuse fille ! vous ! vous ! »

En prononçant ces paroles d’une voix tonnante, il serrait avec violence le bras d’Antonia, et frappait la terre dans le délire de la rage.

Lui croyant le cerveau dérangé, Antonia épouvantée tomba à genoux ; elle leva les mains vers lui, et sa voix expira presque sans pouvoir rendre un son.

« Grâce ! grâce ! » murmura-t-elle avec peine.

« Silence ! » cria le prieur éperdu, et il la jeta à terre.

Il la quitta, et parcourut le caveau d’un air sauvage et égaré. Ses yeux roulaient d’une manière effrayante ; Antonia tremblait lorsqu’elle les rencontrait ; il paraissait méditer quelque chose d’horrible, et elle perdit tout espoir de sortir vivante de ces tombeaux : pourtant cette idée était injuste. Au milieu de l’horreur et du dégoût auxquels son âme était en proie, la pitié pour sa victime tenait encore une place ; la fougue de sa passion une fois calmée, il aurait donné des mondes, s’il en avait eu, pour lui rendre l’innocence dont sa concupiscence l’avait privée ; des désirs qui l’avaient poussé au crime, pas une trace ne restait dans son sein ; tout l’or de l’Inde ne l’aurait pas décidé à essayer de la posséder encore ; tout son être semblait se révolter à cette idée, et il aurait bien voulu effacer de sa mémoire la scène qui venait de se passer. À mesure que diminuait sa sombre fureur, sa compassion pour Antonia augmentait ; il s’arrêta, et aurait voulu lui adresser quelques consolations ; mais il ne sut d’où les tirer, et il resta à la regarder dans une morne stupeur. Elle était dans une situation si désespérée, plongée si avant dans le malheur, qu’il ne semblait pas qu’il fût au pouvoir des hommes de l’en tirer. Que pouvait-il faire pour elle ? elle avait perdu la paix de l’âme, son honneur était irréparablement ruiné, elle était retranchée à jamais de la société, et il n’osait pas l’y laisser rentrer ; il sentait que, si elle reparaissait dans le monde, le forfait qu’il avait commis serait révélé, et sa punition inévitable. Chargé comme il l’était de crimes, la mort se présentait à lui armée de doubles terreurs. Quand même il rendrait Antonia à la lumière, et courrait la chance d’être trahi, quelle misérable perspective s’ouvrirait devant elle ! elle ne pouvait présumer de s’établir avantageusement ; elle serait marquée d’infamie, et condamnée au chagrin et à la solitude pour le reste de son existence. Que faire ? prendre une résolution bien plus terrible pour Antonia, mais qui du moins garantirait la sûreté du prieur ; il se décida à la laisser passer pour morte, et à la retenir captive dans cette sombre prison ; il se proposait de venir tous les soirs lui apporter des aliments, lui témoigner son repentir, et confondre leurs larmes. Il sentait que c’était un parti injuste et cruel ; mais c’était le seul moyen d’empêcher Antonia de le perdre en publiant sa propre honte. S’il la relâchait, il ne pouvait pas compter sur son silence ; il l’avait trop cruellement offensée pour espérer qu’elle lui pardonnât. D’ailleurs sa réapparition exciterait la curiosité universelle, et la violence de son affliction l’empêcherait d’en cacher la cause. Il arrêta donc qu’elle resterait prisonnière dans le caveau.

Il approcha d’elle, la confusion peinte sur le visage. Il la releva de terre. — En lui prenant la main, il la sentit trembler, et la laissa aller comme s’il eût touché un serpent. La nature semblait reculer à cet attouchement ; il était à la fois repoussé et attiré par elle, sans pouvoir se rendre compte d’aucun de ces sentiments. Elle avait dans le regard quelque chose qui le pénétrait d’horreur ; et quoique sa raison l’ignorât encore, sa conscience lui montrait toute l’étendue de son crime. D’une voix entrecoupée, mais aussi douce qu’il put la rendre, détournant les yeux et se faisant à peine entendre, il essaya de la consoler d’un malheur qui ne pouvait plus se réparer. Il protesta de son repentir sincère, et de la joie qu’il aurait de racheter par autant de gouttes de son sang chacune des larmes qu’il lui avait fait répandre. Misérable et désespérée, Antonia l’écoutait avec une douleur silencieuse ; mais lorsqu’il lui annonça qu’elle serait retenue dans le caveau, dans cet affreux séjour auquel la mort même était préférable, elle se réveilla soudain de son insensibilité. Traîner une vie déplorable dans une cellule étroite et hideuse, n’ayant de son existence d’autre témoin que son ravisseur, entourée de cadavres, respirant l’air pestilentiel de la corruption, ne plus jamais voir la lumière, ne plus respirer l’air pur des cieux — cette idée était trop terrible pour la supporter, et triompha même de l’horreur d’Antonia pour le moine. Elle retomba à genoux ; elle demanda grâce dans les termes les plus pathétiques et les plus pressants : elle promit, s’il voulait la rendre à la liberté, de cacher au monde les outrages qu’elle avait subis ; de donner à sa réapparition tous les motifs qu’il jugerait convenables ; et afin que le plus petit soupçon ne tombât pas sur lui, elle offrit de quitter immédiatement Madrid. Ses instances furent assez fortes pour faire une grande impression sur le prieur. Il réfléchit que comme elle n’excitait plus en lui de désirs, il n’avait plus d’intérêt à la tenir cachée comme il en avait d’abord eu l’intention : que c’était ajouter de nouveaux malheurs à tous ceux qu’elle avait déjà soufferts ; et que si elle était fidèle à ses promesses, qu’elle fût en prison ou en liberté, d’aucune manière il n’avait personnellement rien à craindre pour sa vie ni pour sa réputation. D’un autre côté, il tremblait qu’Antonia, dans son affliction, ne manquât sans le vouloir à son engagement, ou que son extrême simplicité et son ignorance de la ruse ne permissent à quelqu’un plus adroit de surprendre son secret. — Quelque fondées que fussent ces craintes, la compassion et un désir sincère de réparer sa faute autant que possible le sollicitèrent d’accéder aux prières de la suppliante. La difficulté de colorer le retour imprévu d’Antonia à la vie, après sa mort supposée et son enterrement public, était le seul point qui le tînt irrésolu. Il pesait dans son esprit les moyens d’écarter cet obstacle, lorsqu’il entendit des pas précipités. La porte du caveau s’ouvrit, et Mathilde accourut, évidemment pleine de trouble et d’effroi.

En voyant entrer un étranger, Antonia poussa un cri de joie : mais l’espoir d’être secourue par lui fut bientôt dissipé. Le novice supposé n’exprima pas la moindre surprise de trouver une femme seule avec le prieur, dans un lieu si étrange et à une heure si avancée, et s’adressa à lui sans perdre un moment.

« Que faut-il faire, Ambrosio ? nous sommes perdus si on ne trouve pas un moyen de repousser l’émeute. Ambrosio, le couvent de Sainte-Claire est en feu ; l’abbesse est tombée victime de la fureur de la populace ; déjà le monastère est menacé d’un destin semblable. Alarmés des cris du peuple, les moines vous cherchent de tout côté ; ils s’imaginent que votre autorité seule suffira pour calmer ce désordre ; personne ne sait ce que vous êtes devenu, et votre absence excite partout l’étonnement et le désespoir. J’ai profité de la confusion, et j’accours vous avertir du danger. »

« Le remède est facile, » répondit le prieur ; « je retourne à ma cellule ; une raison quelconque expliquera mon absence. »

« Impossible ! » repartir Mathilde ; « le souterrain est rempli d’archers ; Lorenzo de Médina et plusieurs officiers de l’inquisition parcourent les caveaux et occupent chaque passage ; vous serez arrêté dans votre fuite ; on vous demandera quels motifs vous avez d’être si tard dans le souterrain ; on trouvera Antonia, et vous êtes à jamais perdu ! »

« Lorenzo de Médina ? des officiers de l’inquisition ? que viennent-ils faire ? est-ce moi qu’ils cherchent ? suis-je donc suspecté ? Oh ! parlez, Mathilde ! répondez-moi par pitié ! »

« Ils ne pensent pas encore à vous, mais je crains qu’ils n’y pensent avant peu. Votre seule chance de leur échapper réside dans la difficulté d’explorer ce caveau ; la porte est artistement dissimulée ; il est possible qu’ils ne la voient pas et que nous puissions rester cachés jusqu’à ce que les perquisitions soient finies. »

« Mais Antonia — si les inquisiteurs approchent et qu’on entende ses cris » —

« Voici le moyen d’éviter ce danger ! » interrompit Mathilde.

En même temps elle tira un poignard, et s’élança sur sa proie.

« Arrêtez ! arrêtez ! » cria Ambrosio, lui saisissant la main, et lui arrachant l’arme déjà levée. « Que voulez-vous faire, cruelle ? l’infortunée n’a déjà que trop souffert, grâce à vos pernicieux conseils ! Plût à Dieu que je ne les eusse jamais suivis ! plût à Dieu que je n’eusse jamais vu votre visage ! »

Mathilde jeta sur lui un regard de mépris.

« C’est absurde ! » s’écria-t-elle d’un air de colère et de dignité qui imposa au prieur. « Après lui avoir dérobé tout ce qui la lui rendait chère, pouvez-vous craindre de la priver d’une vie si misérable ? Mais c’est bien ! qu’elle vive pour vous convaincre de votre folie ; je vous abandonne à votre mauvais destin ! je répudie votre alliance ! celui qui tremble de commettre un crime si insignifiant ne mérite pas ma protection. Écoutez ! écoutez ! Ambrosio, n’entendez-vous pas les archers ? ils viennent, et votre perte est inévitable ! »

En ce moment, le prieur entendit un bruit lointain de voix. Il courut à la porte, du secret de laquelle dépendait son salut, et que Mathilde avait négligé de fermer. Avant d’y parvenir, il vit Antonia tout à coup se glisser près de lui, franchir la porte, et voler vers le bruit avec la rapidité d’une flèche. Elle avait écouté attentivement Mathilde ; elle avait entendu nommer Lorenzo, et s’était résolue à tout risquer pour se réfugier sous cette protection. La porte était ouverte. Les sons lui prouvaient que les archers ne pouvaient pas être à une grande distance. Elle rassembla le peu de force qui lui restait, dépassa le moine avant qu’il remarquât son projet, et se dirigea promptement vers les voix. Revenu de sa première surprise, le prieur ne manqua pas de la poursuivre. Tous ses muscles tendus, vainement Antonia redoublait de vitesse. À chaque moment, l’ennemi gagnait sur elle du terrain : elle entendit ses pas derrière elle, elle sentit sur le cou la chaleur de son haleine. Il l’atteignit ; il enfonça les mains dans les boucles de ses cheveux flottants, et essaya de l’entraîner dans le caveau. Antonia résista de toute sa force ; elle entoura de ses bras un des piliers qui supportaient la voûte, et appela au secours à grands cris. En vain le prieur s’efforçait de lui imposer silence.

« Au secours ! » continuait-elle de crier ; » au secours ! au secours ! pour l’amour de Dieu ! »

Accélérés par ses cris, on entendit les pas se rapprocher. Le prieur s’attendait à tout moment à voir arriver les inquisiteurs. Antonia résistait toujours, et il la força au silence par le moyen le plus horrible et le plus inhumain. Il avait encore le poignard de Mathilde : sans se donner un instant de réflexion, il le leva et le plongea deux fois dans le sein d’Antonia ! elle poussa un cri, et tomba. Le moine essaya de l’emporter, mais elle tenait toujours le pilier fortement embrassé. En ce moment, la lumière des torches qui approchaient brilla sur les murs. Craignant d’être découvert, Ambrosio fut forcé d’abandonner sa victime, et il s’enfuit au caveau où il avait laissé Mathilde.

Ce ne fut pas sans être vu. Don Ramirez, qui se trouva arriver le premier, aperçut par terre une femme baignée dans son sang, et un homme qui s’enfuyait et dont le trouble indiquait que c’était le meurtrier. Aussitôt il le poursuivit avec une partie des archers, tandis que les autres restaient avec Lorenzo pour protéger l’étrangère blessée. Ils la soulevèrent, et la soutinrent dans leurs bras. Elle s’était évanouie de douleur ; mais bientôt elle donna des signes de vie : elle ouvrit les yeux, et en relevant la tête, rejeta en arrière la forêt de cheveux blonds qui jusque-là avaient caché son visage.

« Dieu tout-puissant ! c’est Antonia. »

Telle fut l’exclamation de Lorenzo, et, l’arrachant des bras des gardes, il la prit dans les siens.

Quoique dirigé par une main incertaine, le poignard n’avait que trop bien atteint le but de son maître. Les blessures étaient mortelles, et Antonia sentait qu’elle n’en reviendrait pas ; cependant, le peu d’instants qui lui restaient furent des instants de bonheur.

Le chagrin exprimé sur les traits de Lorenzo, la frénésie de ses plaintes et l’anxiété de ses questions au sujet des blessures, la convainquirent, à n’en pouvoir douter, qu’elle possédait toute sa tendresse. Elle ne voulut pas être transportée hors du caveau, craignant que chaque mouvement ne hâtât sa mort, et elle ne voulait rien perdre des moments qu’elle passait à recevoir des preuves de l’amour de Lorenzo, et à l’assurer du sien. Elle lui dit que si elle n’avait pas été souillée, elle aurait pu déplorer la perte de la vie ; mais déshonorée et vouée à l’opprobre, la mort pour elle était un bonheur : elle n’aurait pu l’épouser, et privée de cet espoir, elle se résignait à mourir sans un soupir de regret. Elle l’invita à prendre courage, le conjura de ne point s’abandonner à une douleur inutile, et lui déclara qu’il était le seul au monde qu’elle fût affligée de quitter. Augmentant plutôt qu’allégeant par ces douces paroles le chagrin de Lorenzo, elle continua de s’entretenir avec lui jusqu’au dernier moment. Sa voix devint faible et s’entendit à peine ; un nuage épais couvrit ses yeux ; son cœur battit lentement et irrégulièrement, et chaque instant semblait annoncer que sa fin était proche.

Elle était couchée, la tête appuyée sur le sein de Lorenzo, et ses lèvres lui murmurant encore des paroles de consolation. Elle fut interrompue par l’horloge du couvent, qui, dans le lointain, sonna l’heure. Aussitôt les yeux d’Antonia étincelèrent d’un éclat céleste ; tout son corps parut reprendre de la vigueur et de la vie : elle se releva des bras de son amant.

« Trois heures ! » s’écria-t-elle. « Ma mère, je viens ! »

Elle joignit les mains, et tomba morte. Lorenzo, désespéré, se jeta près d’elle, il s’arracha les cheveux, se frappa la poitrine, et refusa de se séparer du cadavre. Enfin, ses forces étant épuisées, il se laissa emmener hors du caveau et transporter au palais de Médina, presque aussi inanimé que l’infortunée Antonia.

Ambrosio, cependant, quoique suivi de près, avait réussi à regagner le caveau. La porte était déjà refermée lorsque don Ramirez arriva, et beaucoup de temps s’écoula avant que la retraite du fugitif fût découverte. Mais rien ne résiste à la persévérance. Tout artistement dissimulée qu’elle était, la porte ne put échapper à la vigilance des archers. Ils la forcèrent et entrèrent dans le caveau, au grand effroi d’Ambrosio et de sa compagne. La confusion du moine, ses efforts pour se cacher, sa fuite rapide et ses vêtements tachés de sang, ne permettaient pas de douter qu’il ne fût le meurtrier d’Antonia. Mais quand il fut reconnu pour l’immaculé Ambrosio, « l’homme de Dieu, » l’idole de Madrid, les facultés des spectateurs furent enchaînées par la surprise, et ils purent à peine se persuader que ce qu’ils voyaient n’était point une vision. Le prieur n’essaya point de se disculper, mais garda un morne silence. On se saisit de lui et on le garrotta ; la même précaution fut prise avec Mathilde. Son capuchon ayant été écarté, la délicatesse de ses traits et la profusion de ses cheveux dorés trahirent son sexe, et cet incident excita une nouvelle stupéfaction. Le poignard aussi fut trouvé dans la tombe, où le moine l’avait jeté ; et après une exacte perquisition dans le souterrain, les deux coupables furent conduits dans les prisons de l’inquisition.

Don Ramirez prit soin que la populace restât dans l’ignorance des forfaits et de la profession des prisonniers. Il craignait une répétition des désordres qui avaient suivi l’arrestation de l’abbesse de Sainte-Claire : il se contenta d’instruire les capucins du crime de leur supérieur. Pour éviter la honte d’une accusation publique, et redoutant la fureur populaire, dont ils avaient déjà eu bien de la peine à préserver leur couvent, les moines s’empressèrent de permettre aux inquisiteurs de visiter leur maison sans bruit. On n’y fit pas de nouvelles découvertes. Les effets trouvés dans les cellules du prieur et de Mathilde furent saisis et portés à l’inquisition pour servir de pièces de conviction. À cela près, tout demeura comme par le passé, et l’ordre et la tranquillité se rétablirent dans Madrid.

Le couvent de Sainte-Claire avait été complètement détruit par les ravages unis de la populace et de l’incendie ; il n’en restait plus que les murs principaux, que leur épaisseur et leur solidité avaient préservés des flammes. Les nonnes qui avaient appartenu à cette maison étaient obligées, en conséquence, de se disperser dans d’autres communautés ; mais la prévention était très forte contre elles, et les supérieures ne se souciaient pas de les admettre. Toutefois, étant alliées la plupart aux familles les plus distinguées par la richesse, la naissance et le pouvoir, les couvents furent forcés de les recevoir, quoiqu’ils le fissent de très mauvaise grâce. Cette prévention était extrêmement fausse et injuste. Après un examen minutieux, il fut prouvé que tout le monde dans le couvent avait été persuadé de la mort d’Agnès, excepté les quatre nonnes que Sainte-Ursule avait dénoncées. Elles avaient été victimes de la fureur du peuple, ainsi que plusieurs autres qui étaient parfaitement innocentes et étrangères à toute l’affaire. Aveuglée par le ressentiment, la populace avait immolé chaque nonne qui lui était tombée sous la main : celles qui avaient échappé, le devaient entièrement à la prudence et à la modération du duc de Médina. Elles le sentaient bien, et en gardaient à ce seigneur toute la reconnaissance qu’il méritait.

Virginie n’était pas la plus avare de remercîments ; elle désirait également de répondre comme il convenait aux attentions de l’oncle de Lorenzo et d’obtenir ses bonnes grâces ; elle y réussit aisément. Le duc vit sa beauté avec surprise et admiration ; et s’il eut les yeux enchantés de ses attraits, le charme de ses manières et son tendre intérêt pour la nonne souffrante lui gagnèrent le cœur. Virginie avait assez de discernement pour s’en apercevoir, et elle redoubla de soins pour la malade. Lorsqu’il la quitta à la porte du palais de son père, le duc demanda la permission de venir quelquefois savoir de ses nouvelles ; elle y consentit volontiers, et l’assura que le marquis de Villa-Franca serait fier de trouver une occasion de le remercier en personne de la protection qu’elle avait reçue de lui. Puis ils se séparèrent, lui, ravi de tant de beauté et de douceur, elle, enchantée de lui et surtout de son neveu.

En entrant au palais, la première pensée de Virginie fut de faire appeler le médecin de la famille, et de prendre soin de l’inconnue. Sa mère partagea avec empressement ses devoirs charitables. Alarmé de l’émeute, et tremblant pour la sûreté de sa fille, le seul enfant qu’il eût, le marquis avait volé au couvent de Sainte-Claire, et était encore occupé à la chercher. On envoya de tout côté des messagers pour lui apprendre qu’il la trouverait saine et sauve à son hôtel, et pour l’inviter à s’y rendre immédiatement. Son absence laissa à Virginie la liberté de donner toute son attention à sa protégée ; et quoique fort troublée elle-même des aventures de la nuit, aucune instance ne put la déterminer à quitter le lit de la malade. Celle-ci, dont la constitution avait été très ébranlée par le besoin et la douleur, fut quelque temps avant de recouvrer l’usage de ses sens. Elle eut une grande difficulté à avaler les remèdes qui lui furent ordonnés ; mais cet obstacle écarté, elle triompha aisément de sa maladie, qui ne provenait que de faiblesse. Les soins dont elle était l’objet, la nourriture saine dont elle avait été longtemps privée, et la joie d’être rendue à la liberté, à la société, et, elle osait l’espérer, à l’amour, tout se réunit pour accélérer son rétablissement. Du premier instant qu’elles s’étaient connues, sa triste position, ses souffrances presque incomparables, lui avaient valu l’affection de son aimable hôtesse. Virginie sentait pour elle le plus vif intérêt : mais quel ravissement elle éprouva lorsque, suffisamment rétablie pour raconter son histoire, la nonne captive se trouva être la sœur de Lorenzo.

Cette victime de la cruauté monastique n’était autre, en effet, que l’infortunée Agnès. Virginie l’avait bien connue au couvent ; mais sa maigreur, ses traits altérés par le chagrin, le bruit de sa mort généralement accrédité, ses cheveux grandis et emmêlés qui pendaient en désordre sur sa figure et son sein, l’avaient d’abord rendue méconnaissable. L’abbesse avait mis tout en œuvre pour décider Virginie à prendre le voile ; car l’héritière de Villa-Franca n’était point une acquisition à dédaigner ; ses démonstrations de tendresse, et ses prévenances continuelles avaient réussi à en donner sérieusement la pensée à sa jeune parente. Mieux instruite des dégoûts et des ennuis de la vie monastique, Agnès avait pénétré le dessein de la supérieure. Elle avait tremblé pour l’innocente fille, et entrepris de lui faire voir son erreur. Elle lui avait dépeint sous leur vrai jour les nombreux inconvénients attachés à un couvent, la contrainte perpétuelle, les basses jalousies, les intrigues mesquines, la cour servile et la flatterie grossière exigées par la supérieure. Puis elle avait engagé Virginie à réfléchir à la brillante perspective qui se présentait devant elle. L’idole de ses parents, l’admiration de Madrid, douée par la nature et l’éducation de toutes les perfections du corps et et de l’esprit, elle pouvait prétendre à l’établissement le plus fortuné. Ses richesses lui fourniraient les moyens de pratiquer dans toute leur étendue la charité et la bienveillance, ces vertus qui lui étaient si chères ; et en restant dans le monde elle serait à même de découvrir des objets dignes de sa protection, ce qui ne pouvait se faire dans la retraité d’un couvent.

Ses conseils avaient détourné Virginie de toute idée de prendre le voile : mais un autre argument dont Agnès n’avait point fait usage eut sur elle plus de poids que tout le reste ensemble : elle avait aperçu Lorenzo quand il était venu voir sa sœur à la grille ; il lui avait plu, et tous les entretiens qu’elle avait avec Agnès se terminaient en général par des questions sur son frère. Celle-ci, qui adorait Lorenzo, ne demandait pas mieux que d’avoir une occasion d’entonner ses louanges ; elle parlait de lui avec transport, et pour convaincre de la justesse de ses idées, de la culture de son esprit et de l’élégance de ses expressions, elle montrait de temps en temps les lettres qu’elle recevait de lui. Agnès remarqua bientôt que par ces confidences elle avait fait sur le cœur de sa jeune amie une impression qu’elle avait été loin de vouloir produire, mais qu’elle fut vraiment heureuse d’observer ; elle ne pouvait pas souhaiter pour son frère un parti plus avantageux : héritière de Villa-Franca, vertueuse, affectionnée, belle et accomplie, Virginie semblait faite pour le rendre heureux. Elle sonda son frère à ce sujet, quoique sans mentionner le nom ni les particularités.

Il l’assura dans ses réponses que son cœur et sa main étaient entièrement libres, et elle en conclut qu’elle pouvait, sans danger, aller de l’avant. Elle s’étudia donc à développer la passion naissante de son amie ; Lorenzo devint le sujet constant de ses entretiens ; et l’avidité avec laquelle on l’écoutait, les fréquents soupirs qu’on laissait échapper, et l’empressement qu’on mettait à chaque digression à ramener la conversation sur le sujet dont elle s’était écartée, suffirent pour convaincre Agnès que les soins de son frère seraient loin d’être désagréables. Elle se hasarda enfin à parler au duc de ses désirs. Quoique Virginie lui fût personnellement inconnue, il savait assez qui elle était pour la juger digne de la main de son neveu. Il fut donc convenu entre l’oncle et la nièce qu’elle insinuerait cette idée à Lorenzo, et elle attendait qu’il revînt à Madrid pour lui proposer d’épouser son amie. Les malheureux événements qui eurent lieu dans l’intervalle l’empêchèrent d’exécuter son dessein. Virginie la pleura sincèrement et comme compagne et comme la seule personne à qui elle pût parler de Lorenzo : son cœur continua en secret d’être la proie de sa passion, et elle s’était presque déterminée à avouer ses sentiments a sa mère, lorsque le hasard lui en représenta l’objet ; en le voyant si près d’elle, si poli, si sensible, si intrépide, elle avait senti s’accroître l’ardeur de son affection. Quand elle vit que son amie, que sa conseillère lui était rendue, elle la regarda comme un présent du ciel ; elle osa nourrir l’espérance d’être unie à Lorenzo, et résolut d’user sur lui de l’influence de sa sœur.

Supposant qu’avant de mourir Agnès avait pu faire sa proposition, le duc avait mis sur le compte de Virginie toutes les idées de mariage de son neveu : en conséquence, il leur avait fait le plus favorable accueil. De retour à son hôtel, le récit de la mort d’Antonia et de la conduite de Lorenzo en cette occasion lui fit voir sa méprise, il déplora ces malheurs ; mais la pauvre fille se trouvant mise de côté, il compta sur la réussite de son plan. Il est vrai que la situation de Lorenzo le disposait mal à des fiançailles. Ses espérances déçues au moment où il s’attendait à les réaliser, l’avaient cruellement affecté. Le duc le trouva malade au lit ; on avait de sérieuses inquiétudes pour sa vie : mais son oncle ne les partagea pas. Son avis était, et il n’avait pas tort, que « des hommes sont morts, et les vers les ont mangés, mais ce n’était pas d’amour ». Il se flattait donc que, toute profonde que pouvait être l’impression faite sur le cœur de son neveu, le temps et Virginie sauraient l’effacer. Il courut chez le jeune affligé et tâcha de le consoler : il compatit à sa douleur, mais l’exhorta à résister à l’envahissement du désespoir. Il convint qu’il était impossible de ne pas être ébranlé d’un choc si épouvantable, et de le blâmer d’y être sensible ; mais il le conjura de ne point se consumer en regrets superflus, de lutter plutôt contre la douleur et de conserver la vie, sinon pour lui-même, au moins pour ceux qui lui étaient tendrement attachés. Tout en travaillant ainsi à faire oublier à Lorenzo la perte d’Antonia, le duc faisait une cour assidue à Virginie, et saisissait toutes les occasions de servir auprès d’elle les intérêts de son neveu.

Il est facile de présumer qu’Agnès ne fut pas longtemps sans demander des nouvelles de don Raymond. Elle fut peinée d’apprendre la triste situation où le chagrin l’avait réduit ; cependant elle ne put s’empêcher de triompher secrètement, en songeant que sa maladie prouvait la sincérité de l’amour. Le duc se chargea lui-même d’annoncer au malade le bonheur qui l’attendait. Quoique pour le préparer à un tel événement, il n’eût négligé aucune précaution à ce passage soudain du désespoir au bonheur, les transports de Raymond furent si violents qu’ils faillirent lui être funestes. Une fois cet accès passé, la tranquillité d’esprit, la certitude d’être heureux, et par-dessus tout la présence d’Agnès qui, dès qu’elle fut guérie, grâce à Virginie et à la marquise, était accourue soigner son amant, le mirent bientôt en état de surmonter les effets de cette affreuse maladie. Le repos de l’âme se communiqua au corps, et il se rétablit avec une rapidité qui causa une surprise générale.

Il n’en était pas de même de Lorenzo. La mort d’Antonia, accompagnée de si terribles circonstances, était un poids bien lourd sur son esprit. Ce n’était plus qu’une ombre ; rien ne pouvait le distraire : c’est avec peine qu’on le décidait à prendre suffisamment de nourriture pour se soutenir, et on craignait une phtisie. La société d’Agnès était sa seule consolation. Quoique le hasard ne leur eût guère permis d’être ensemble, il avait pour elle une sincère amitié. Voyant combien elle lui était nécessaire, elle quittait rarement sa chambre ; elle écoutait ses plaintes avec une infatigable attention, et elle le calmait à force de douceur et de compassion. Elle habitait toujours le palais de Villa-Franca, dont les maîtres la traitaient avec une affection marquée. Le duc avait déclaré au marquis ses désirs au sujet de Virginie. Le parti était irréprochable ; Lorenzo était héritier des biens immenses de son oncle, et se distinguait par l’agrément de sa personne, l’étendue de son savoir, et la sagesse de sa conduite. Ajoutez à cela que la marquise avait découvert combien sa fille était favorablement disposée pour lui.

En conséquence, la proposition du duc fut acceptée sans délai : toutes les précautions furent prises pour que Lorenzo vît sa future avec les sentiments qu’elle méritait si bien d’inspirer. Dans ses visites à son frère, Agnès était souvent accompagnée de la marquise ; et aussitôt qu’il put quitter le lit, Virginie, sous sa protection maternelle, eut quelquefois la permission de lui exprimer les vœux qu’elle faisait pour sa guérison. Elle s’en acquittait avec tant de délicatesse, la manière dont elle parlait d’Antonia était si tendre et si touchante, et lorsqu’elle déplorait la triste destinée de sa rivale, ses yeux brillants étaient si beaux au travers des larmes, que Lorenzo ne pouvait la voir ni l’écouter sans émotion. Chaque jour la société de Virginie semblait lui faire un plaisir nouveau, et il parlait d’elle avec plus d’admiration : ses parents aussi bien que l’intéressée le remarquaient ; mais ils gardaient prudemment leurs observations pour eux ; aucun mot ne leur échappait, qui pût faire soupçonner leur dessein. Ils restaient fidèles à leur plan de conduite, et laissaient le temps mûrir et transformer en un plus vif sentiment l’amitié que Lorenzo éprouvait déjà pour elle.

Les visites de Virginie cependant devenaient plus fréquentes ; et enfin il n’y eut plus guère de jour dont elle ne passât une partie près de lui. Peu à peu il recouvra ses forces, mais les progrès de sa convalescence étaient lents et douteux. Un soir, il sembla être moins abattu qu’à l’ordinaire : Agnès et son amant, le duc, Virginie et ses parents, étaient assis autour de lui ; pour la première fois, il pria sa sœur de lui apprendre comment elle avait échappé aux effets du poison que Sainte-Ursule lui avait vu boire. Craignant de lui rappeler des scènes dans lesquelles Antonia avait péri, elle lui avait jusqu’alors caché l’histoire de ses souffrances. Maintenant qu’il amenait lui-même l’entretien sur ce sujet, elle pensa que peut-être le récit de ses malheurs pourrait le détourner de la contemplation de ceux qui l’occupaient trop constamment, et elle acquiesça sur-le-champ à la demande qu’il faisait. Le reste de la compagnie avait déjà entendu son histoire : mais l’intérêt que tous les assistants portaient à l’héroïne, les rendait désireux de l’entendre de nouveau. Toute la société se joignant donc à Lorenzo, Agnès obéit. Elle raconta d’abord la découverte qui avait eu lieu dans la chapelle du couvent, le ressentiment de la supérieure, et la scène nocturne dont Sainte-Ursule avait été secrètement témoin. Quoique la nonne eût déjà décrit ce dernier événement, Agnès le raconta plus en détail. Après quoi elle continua son récit de la manière suivante.

Fin de l’histoire d’Agnès de Médina.

« Ma mort supposée fut précédée de la plus affreuse agonie. Ces moments, que je croyais être mes derniers, étaient rendus plus amers par les assurances de l’abbesse que je ne pouvais échapper à la damnation ; et quand mes yeux se fermèrent, j’entendis sa rage s’exhaler en imprécations contre ma faute. L’horreur de cette situation, d’un lit de mort dont l’espérance était bannie, d’un sommeil dont je ne devais m’éveiller que pour me trouver la proie des flammes et des furies, était plus redoutable que je ne puis le décrire. Quand je revins à la vie, mon âme était encore sous l’impression de ces terribles idées, je regardais avec crainte alentour, m’attendant à voir les ministres de la vengeance divine. Pendant la première heure, mes sens furent si troublés et mon cerveau dans un tel vertige, que je m’efforçai en vain de mettre de l’ordre dans les étranges images qui flottaient confuses devant moi ; si j’essayais de me lever de terre, l’égarement de ma tête m’abusait — tout semblait chanceler autour de moi, et je retombais sur le sol. Faibles et éblouis, mes yeux étaient incapables de regarder de plus près un rayon de lumière qui tremblait au-dessus d’eux ; je fus obligée de les refermer, et de rester immobile dans la même posture.

« Une grande heure s’écoula avant que je fusse en état d’examiner les objets environnants ; quand je le fis, quelle terreur remplit mon sein ! Je me trouvai étendue sur une espèce de lit d’osier ; il avait six poignées, qui avaient dû servir aux nonnes à me porter au tombeau ; j’étais couverte d’un drap ; quelques fleurs fanées étaient éparses sur moi : d’un côté était un petit crucifix de bois ; de l’autre, un rosaire à gros grains ; quatre murs bas et étroits m’emprisonnaient ; le haut était fermé aussi d’une petite grille par où passait le peu d’air qui circulait dans ce misérable endroit. Une faible lueur qui m’arrivait à travers les barreaux me permettait de distinguer les horreurs dont j’étais entourée ; une odeur infecte et malsaine me suffoquait. Remarquant que la grille n’était point fermée, je pensai qu’il ne me serait pas impossible de m’échapper. Comme je me levais dans ce dessein, ma main se posa sur quelque chose de doux ; je le pris et l’approchai de la lumière. Dieu tout-puissant ! quel fut mon dégoût ! ma consternation ! en dépit de sa putréfaction et des vers qui la rongeaient, j’aperçus une tête humaine, et reconnus les traits d’une nonne qui était morte quelques mois auparavant, je la jetai loin de moi, et tombai presque sans vie sur ma bière.

« Quand la force me revint, cette circonstance et l’idée d’être au milieu des cadavres hideux de mes compagnes, accrut mes désirs de m’évader de mon affreuse prison. Je me redressai vers la lumière ; la grille était à ma portée, je la soulevai sans peine : probablement on l’avait laissée ouverte pour faciliter ma fuite. En m’aidant de l’irrégularité des murs, dont certaines pierres dépassaient les autres, je parvins à les escalader, et à sortir de ma prison. Je me trouvai dans un caveau assez spacieux ; plusieurs tombeaux, extérieurement semblables à celui dont je venais de m’échapper, étaient rangés sur les côtés, et paraissaient considérablement enfoncés dans la terre. Une lampe sépulcrale était suspendue à la voûte par un chaîne de fer, et répandait une sombre lueur. Des emblèmes de mort se voyaient de toute part : des crânes, des épaules, des jambes, et d’autres débris de squelettes étaient épars sur le sol humide. Chaque tombeau était orné d’un grand crucifix, et dans un coin s’élevait une statue en bois de sainte Claire. Je ne fis pas d’abord attention à ces objets ; une porte, seule issue du caveau, avait attiré mes yeux ; j’y courus, m’enveloppant des plis de mon linceul ; je la poussai, et à mon inexprimable épouvante, je la trouvai fermée en dehors.

« Je devinai sur-le-champ que l’abbesse s’était méprise sur la nature de la liqueur qu’elle m’avait forcée de boire, et qu’au lieu de poison elle m’avait administré un puissant narcotique. J’en conclus que, morte pour tout le monde, j’avais reçu les derniers devoirs ; et que, privée de tout moyen de faire connaître que j’existais, ma destinée était de périr de faim. Cette idée me pénétra d’horreur, non pas seulement pour moi, mais pour l’innocente créature qui vivait encore dans mon sein. Je tachai de nouveau d’ouvrir la porte, mais elle résista à tous mes efforts. Je rassemblai tout ce que j’avais de voix, et criai au secours. J’étais trop loin de toute oreille. Aucune voix amie ne répondit à la mienne. Un profond et lugubre silence régnait dans le caveau, et je désespérai de ma liberté. Ma longue privation de nourriture commença à me tourmenter. Les tortures de la faim étaient les plus douloureuses et les plus insupportables ; et elles semblaient augmenter à chaque heure qui passait sur ma tête. Tantôt je me jetais à terre et m’y roulais éperdue de désespoir : tantôt, me relevant, je retournais a la porte, essayant de la forcer, et je recommençais inutilement à appeler du secours. Souvent je fus sur le point de me frapper la tempe à l’angle de quelque monument, de me faire jaillir la cervelle, et de terminer ainsi tous mes maux ; mais le souvenir de mon enfant triomphait de ma résolution ; j’avais peur d’une action qui mettait en danger sa vie autant que la mienne : alors j’exhalais ma douleur en lamentations et en cris de rage : et de nouveau retombant en faiblesse, je m’asseyais silencieuse et morne sur le piédestal de la statue de sainte Claire, les bras croisés, et abandonnée à un sombre désespoir. Ainsi se passèrent plusieurs cruelles heures. La mort avançait à grands pas, et je m’attendais que chaque nouvel instant serait le dernier. Soudain une tombe voisine frappa mes regards ; sur elle était un panier que je n’avais pas encore remarqué. Je me levai : j’y courus aussi vite que mon corps épuisé me le permit. Avec quel empressement je saisis le panier, lorsque je vis qu’il contenait un pain grossier et une petite bouteille d’eau.

« Je me jetai avec avidité sur ces humbles aliments. Selon toute apparence, ils étaient dans le caveau depuis plusieurs jours. Le pain était dur et l’eau corrompue ; mais jamais nourriture ne me parut si délicieuse. Quand les exigences de la faim furent satisfaites, je me mis à faire des conjectures sur cette nouvelle particularité. Je me demandai si c’était pour moi que le panier avait été mis là. L’espoir résolvait affirmativement mes doutes ; mais qui pouvait deviner que j’eusse besoin d’un tel secours ? Si on me savait en vie, pourquoi me retenir dans ce lugubre caveau ? si l’on me gardait prisonnière, pourquoi la cérémonie de mon enterrement ? ou, si j’étais condamnée à périr de faim, à la pitié de qui étais-je redevable des provisions placées à ma portée ?

« Une amie n’aurait pas tenu secrète ma terrible punition, et il ne paraissait pas probable qu’une ennemie aurait pris la peine de me procurer des moyens d’existence. Après tout, je penchais à croire que les desseins de la supérieure sur ma vie avaient été découvertes par quelqu’une des religieuses qui avaient pris parti pour moi ; qu’elle avait réussi à substituer un narcotique au poison ; quelle m’avait apporté de la nourriture pour me soutenir, jusqu’à ce qu’elle pût effectuer ma délivrance ; et qu’elle s’occupait de faire savoir mon danger à mes parents, et de leur indiquer les moyens de me tirer de prison. Mais pourquoi ces provisions étaient-elles d’une nature si grossière ? comment cette amie était-elle entrée dans le caveau à l’insu de l’abbesse ? et si elle y était entrée, pourquoi la porte était-elle si soigneusement fermée ? Ces réflexions me tenaient en suspens : pourtant cette idée était la plus favorable à mes espérances, et je m’y arrêtai de préférence.

« Mes méditations furent interrompues par un bruit lointain de pas ; ils n’approchaient que lentement ; des rayons de lumière brillèrent à travers les fentes de la porte. Incertaine si les personnes qui s’avançaient venaient me délivrer, ou si elles étaient conduites au caveau par quelque autre motif, je ne manquai pas d’attirer leur attention en criant au secours. Le bruit des pas se rapprocha ; la lumière devint plus vive. Enfin, avec un plaisir indicible, j’entendis la clef tourner dans la serrure ; persuadée que je touchais à ma délivrance, je volai vers la porte avec un cri de joie. Elle s’ouvrit ; mais toutes mes espérances de fuite s’évanouirent, quand parut l’abbesse, suivie des quatre mêmes nonnes qui avaient été témoins de ma mort supposée. Elles portaient des torches à la main, et me regardèrent dans un silence effrayant.

« Je reculai de terreur. L’abbesse descendit dans le caveau, ainsi que ses compagnes ; elle prit le siège que je venais de quitter : la porte fut refermée, et les nonnes se rangèrent derrière leur supérieure ; la flamme de leurs torches, obscurcie par les vapeurs et l’humidité du caveau, dorait de froids rayons les tombes environnantes. Pendant quelques moments, elles gardèrent toutes un morne et solennel silence. J’étais à quelque distance de l’abbesse ; enfin elle me fit signe d’avancer. Épouvantée de son aspect sévère, j’avais a peine la force d’obéir. Je m’approchai ; mais mes jambes ne purent supporter leur fardeau : je tombai à genoux, je joignis les mains, et les lui tendis suppliantes, sans être en état d’articuler une syllabe.

« Elle me regarda d’un œil courroucé.

« Vois-je une pénitente ou une criminelle ? » dit-elle enfin : « est-ce le remords du crime ou la crainte du châtiment qui lève ces mains vers moi ? ces pleurs reconnaissent-ils la justice de la sentence, ou ne font-ils que solliciter l’adoucissement de la peine ? De ces motifs, je le crains bien, c’est le dernier ! »

« Elle s’arrêta, mais elle tenait toujours ses yeux fixés sur moi.

« Prenez courage, » continua-t-elle ; « je ne désire pas votre mort, mais votre repentir ; le breuvage que je vous ai administré n’était pas un poison, mais un narcotique. Mon intention en vous trompant a été de vous faire ressentir les tortures d’une conscience coupable, qui se voit surprise par la mort avant l’expiation de ses crimes. Vous avez souffert ces tortures ; je vous ai familiarisée avec l’amertume de la mort, et j’espère que vos angoisses momentanées deviendront pour vous un bien éternel. Ce n’est pas mon dessein de détruire votre âme immortelle, et de vous plonger au tombeau toute chargée de péchés. Non, ma fille ; loin de là, je vous purifierai par un châtiment salutaire, et je laisserai plein loisir à votre contrition et à vos remords. Écoutez donc ma sentence : le zèle mal entendu de vos amies en a retardé l’exécution, mais il ne peut l’empêcher. Tout Madrid croit que vous n’êtes plus ; vos parents sont fermement persuadés de votre mort, et les hommes qui ont pris votre défense ont assisté à vos funérailles : on ne peut plus se douter de votre existence. J’ai pris toutes mes précautions pour que le mystère en soit impénétrable ; abandonnez donc toute pensée d’un monde dont vous êtes éternellement séparée, et préparez-vous à l’autre pendant le peu d’heures qui vous restent. »

« Cet exorde m’annonçait quelque chose de terrible ; je tremblais, et je voulais parler pour désarmer son courroux ; mais un geste de l’abbesse m’imposa silence. Elle poursuivit :

« Quoiqu’elles soient négligées à tort depuis longues années et combattues maintenant par plusieurs de nos sœurs égarées (que le ciel convertisse !), c’est mon intention de faire revivre les lois de notre ordre dans toute leur force. Celle contre l’incontinence est sévère, mais pas plus que ne l’exige une si monstrueuse offense. Soumettez vous-y, ma fille, sans résistance ; vous recueillerez le fruit de la patience et de la résignation dans une vie meilleure que celle-ci. Écoutez donc la sentence de Sainte-Claire : — Sous ces caveaux il existe des prisons destinées à recevoir les criminelles telles que vous : l’entrée en est habilement cachée, et celle qu’on y enferme doit renoncer à tout espoir de liberté : c’est là que vous allez être conduite. On vous apportera des aliments, mais non suffisamment pour satisfaire votre appétit ; vous en aurez seulement assez pour maintenir l’âme dans le corps, et ils seront de la qualité la plus simple et la plus grossière. Pleurez, ma fille, pleurez ; humectez votre pain de larmes : Dieu sait que vous avez un ample sujet de chagrins ! Enchaînée dans un de ces cachots secrets, séparée à jamais du monde et de la lumière, sans autre consolation que la religion, sans autre société que le repentir : voilà comme vous devez passer à gémir le reste de vos jours. Tels sont les ordres de Sainte-Claire ; soumettez vous-y sans murmure. Suivez-moi ! »

« Foudroyée par ce décret barbare, le peu de force qui me restait m’abandonna, je ne répondis qu’en tombant à ses pieds, et en les baignant de pleurs. L’abbesse, insensible à mon affliction, se leva d’un air imposant : elle répéta son commandement d’un ton absolu ; mais l’excès de ma faiblesse me rendit incapable d’obéir. Marianne et Alix me relevèrent, et m’emportèrent dans leurs bras. La supérieure s’avança, appuyée sur Violante, et Camille la précéda avec une torche. Ainsi passa notre triste procession par les galeries, dans un silence interrompu seulement par mes soupirs et mes sanglots. Nous nous arrêtâmes devant la châsse principale de sainte Claire ; la statue avait été enlevée de son piédestal, sans que je susse comment. Les nonnes levèrent une grille, cachée jusqu’alors par la sainte, et la firent retomber de l’autre côté avec fracas. Ce bruit effrayant, répété au-dessus et au-dessous de moi par les caveaux et le souterrain, me réveilla de l’accablement apathique où j’étais plongée. Je regardai devant moi, et à mes yeux épouvantés se présenta un abîme et un escalier rapide et étroit où on me conduisait. Je jetai un cri, et reculai ; je demandai grâce, je remplis l’air de mes lamentations, et j’invoquai le ciel et la terre à mon secours. Ce fut en vain ! On m’emporta dans l’escalier et on me fit entrer de force dans une des cellules qui garnissaient les côtés du souterrain.

« Mon sang se glaça à la vue de ce lugubre séjour ; les vapeurs froides suspendues en l’air, les murs verts d’humidité, le lit de paille si dur, si délaissé, les fers destinés à m’enchaîner pour jamais à ma prison, et les reptiles de toute espèce que je vis regagner leurs trous à mesure que la torche approchait d’eux, me frappèrent l’âme de terreurs presque trop violentes pour être supportées. Folle de désespoir, je m’arrachai des mains qui me tenaient ; je me jetai à genoux devant l’abbesse, et j’implorai sa pitié dans les termes les plus passionnés et les plus frénétiques : « Si ce n’est pas sur moi, » dis-je, « jetez du moins un regard de pitié sur l’être innocent dont la vie est attachée à la mienne ! Mon crime est grand, mais que mon enfant n’en souffre pas ! il n’a pas commis de faute, lui ; oh ! épargnez-moi par égard pour cet enfant, que votre sévérité condamne à périr avant de naître ! »

« L’abbesse recula brusquement, et me força de lâcher sa robe, comme si mon attouchement eût été contagieux.

« Quoi ! » s’écria-t-elle d’un air exaspéré : « quoi ! osez-vous plaider pour le produit de votre honte ? faut-il laisser vivre une créature conçue dans un péché monstrueux ? Femme abandonnée, ne m’en parlez plus ! il vaut mieux pour le malheureux périr que de vivre : engendré dans le parjure, dans l’incontinence, dans la souillure, il ne peut manquer d’être un prodige de vice. Entends-moi, fille coupable ! n’attends de moi aucune pitié, ni pour toi, ni pour ton avorton ; prie plutôt que la mort te saisisse avant de le mettre au jour ; ou s’il doit voir la lumière, que ses yeux se referment aussitôt pour jamais. Personne ne t’assistera dans les douleurs de l’enfantement : mets toi-même au monde ton rejeton, nourris-le toi-même, soigne-le toi-même, enterre-le toi-même, et Dieu veuille que ce soit bientôt, afin que tu ne tires pas de consolation du fruit de ton iniquité ! »

« Ce discours inhumain, les menaces qu’il contenait, les terribles souffrances qui m’étaient prédites par l’abbesse, et ses vœux pour la mort de mon enfant, que j’adorais déjà quoiqu’il ne fût pas né, furent plus que mon corps épuisé ne put supporter. Poussant un profond gémissement, je tombai sans connaissance aux pieds de mon inexorable ennemie. Je ne sais pas combien de temps je restai dans cet état ; mais j’imagine que je fus longue à revenir, car dans l’intervalle la supérieure et ses nonnes avaient quitté le souterrain. Quand je repris l’usage de mes sens, je me trouvai dans le silence et la solitude ; je n’entendis même pas s’éloigner mes bourreaux. Tout était muet et tout était effrayant ! On m’avait jetée sur le lit de paille : la chaîne pesante que j’avais déjà regardée avec terreur m’entourait le corps et m’attachait à la muraille ; une lampe qui éclairait le cachot de ses sombres et lugubres rayons, me permit d’en distinguer toute l’horreur. Il était séparé du souterrain par un mur de pierre bas et irrégulier ; on y avait laissé une grande ouverture qui servait d’entrée, car il n’y avait pas de porte. Un crucifix de plomb était en face de mon lit de paille. Près de moi étaient une couverture en lambeaux ainsi qu’un chapelet, et un peu plus loin une cruche d’eau, un panier d’osier contenant un petit pain et une bouteille d’huile pour remplir ma lampe.

« J’examinai d’un œil découragé ce théâtre de souffrance. Quand je songeais que j’étais condamnée à y passer le reste de mes jours, une angoisse amère déchirait mon cœur. On m’avait appris à compter sur un sort si différent ! Il fut un temps où l’avenir se montrait si brillant, si séduisant ! Maintenant, j’avais tout perdu : amis, consolations, société, bonheur, un seul instant m’avait privé de tout ! Morte au monde, morte au plaisir, je ne vivais plus que pour sentir ma misère. Qu’il me semblait beau ce monde dont j’étais pour jamais exclue ! que d’objets chéris il contenait, que je ne reverrais plus ! Quand je jetais sur ma prison un regard d’effroi, quand je frissonnais glacée par le vent qui hurlait dans mon cachot, le changement était si brusque, si accablant, que je doutais de sa réalité. Que la nièce du duc de Médina, que la fiancée du marquis de Las Cisternas, qu’une fille élevée dans l’abondance, parente des plus nobles familles de l’Espagne et riche de l’affection d’une multitude d’amis — qu’elle fût en un moment une captive retranchée du monde pour toujours, chargée de chaînes et réduite à ne soutenir sa vie qu’avec les plus grossiers aliments — le changement me parut si soudain, si invraisemblable, que je me crus le jouet de quelque vision effrayante. La durée de cette vision ne me convainquit que trop de ma méprise. Chaque matin, j’attendais quelque allégement à mes souffrances : chaque matin, mes espérances étaient déçues. Enfin, je perdis toute idée de m’échapper ; je me résignai à ma destinée, et je n’attendis ma liberté que de ma mort.

« Cette torture d’esprit et les scènes épouvantables où j’avais joué un rôle avancèrent le terme de ma grossesse. Dans la solitude et la misère, abandonnée de tous, sans les secours de l’art, sans les encouragements de l’amitié, avec des douleurs qui auraient touché le cœur le plus dur, je fus délivrée de mon déplorable fardeau. L’enfant était venu vivant au monde ; mais je ne savais qu’en faire, ni par quels moyens lui conserver l’existence. Je ne pouvais que le baigner de mes larmes, le réchauffer dans mon sein, et prier pour son salut. Je fus bientôt privée de cette triste occupation : le manque de soins convenables, l’ignorance de mes devoirs de mère, le froid perçant du cachot, et l’air malsain que respiraient ses poumons, terminèrent la courte et pénible existence de mon pauvre petit. Il expira peu d’heures après sa naissance, et j’assistai à sa mort dans des angoisses impossibles à décrire.

« Mais mon chagrin était inutile. Mon enfant n’était plus, et tous mes soupirs ne pouvaient un seul instant ranimer la frêle créature. Je déchirai la couverture qui m’entourait, et j’en enveloppai mon joli enfant. Je le mis sur mon sein, son petit bras passé autour de mon cou, et sa joue pâle et froide sur la mienne. Ainsi reposaient ses membres inanimés, et je le couvrais de baisers, et je lui parlais, et je pleurais et gémissais sur lui jour et nuit sans relâche. Camille venait régulièrement dans ma prison toutes les vingt-quatre heures m’apporter de la nourriture. En dépit de son cœur de roche, elle ne put voir ce spectacle sans être émue ; elle craignit qu’un chagrin si excessif ne finît par me rendre folle : et le fait est que je n’étais pas toujours dans mon bon sens. Poussée par la compassion, elle me pressa de laisser enterrer le corps : mais jamais je n’y voulus consentir ; j’avais fait le vœu de ne m’en séparer qu’avec la vie : sa présence était ma seule consolation, et aucune instance ne put me décider à l’abandonner. Il devint bientôt un amas de putréfaction, et pour tout œil un objet d’horreur et de dégoût, pour tout œil excepté pour celui d’une mère. Vainement cette image de la mort repoussait en moi les instincts de la nature ; je luttai contre cette répugnance et j’en triomphai : je persistai à tenir mon enfant contre mon sein, à le pleurer, à l’aimer, à l’adorer ! Que d’heures j’ai passées sur mon lit de douleur à contempler ce qui avait été mon fils ! Je tâchais de retrouver ses traits sous la corruption livide qui les cachait. Tout le temps de mon emprisonnement, cette triste occupation fut mon seul plaisir, et je n’y aurais pas renoncé pour tout l’univers ; même quand je fus délivrée, j’emportai mon enfant dans mes bras. Les représentations de mes deux tendres amies — (ici elle prit les mains de la marquise et de Virginie et les pressa alternativement sur ses lèvres) — m’ont enfin décidée à déposer mon malheureux enfant dans la tombe : pourtant ce n’a pas été sans combat ; mais la raison enfin a prévalu. Je me le suis laissé prendre, et il repose à présent en terre sainte.

« J’ai déjà dit que régulièrement une fois par jour Camille m’apportait ma nourriture ; elle ne cherchait point à aigrir mes chagrins par des reproches ; elle m’invitait, il est vrai, à perdre tout espoir de liberté et de bonheur dans le monde ; mais elle m’encourageait à supporter avec patience mon infortune temporaire, et m’engageait à tirer ma consolation de la religion. Ma situation évidemment l’affectait plus qu’elle n’osait le témoigner ; mais elle croyait qu’atténuer ma faute, ce serait diminuer mon repentir. Souvent, tandis que ses lèvres peignaient de couleurs effrayantes l’énormité de mon crime, ses yeux trahissaient combien elle était sensible à mes souffrances. Réellement, j’en suis certaine, pas un de mes bourreaux (car les trois autres nonnes entraient quelquefois dans ma prison) n’était poussé autant par un esprit de cruauté tyrannique que par l’idée que torturer mon corps était le seul moyen de sauver mon âme ; et même cette persuasion n’aurait pas eu sur elles assez d’empire, et elles auraient jugé ma punition trop sévère si leurs bonnes dispositions n’avaient pas été réprimées par une aveugle obéissance à leur supérieure. Son ressentiment ne se ralentissait point. Mon projet d’évasion avait été découvert par le prieur des capucins, elle croyait avoir perdu dans son opinion par mon déshonneur, et elle m’en gardait une haine invétérée ; elle dit aux nonnes chargées de me garder que ma faute était de la plus odieuse nature, qu’aucune souffrance ne la pouvait égaler, et qu-à moins de punir mon crime avec la dernière rigueur, rien ne me préserverait de la perdition éternelle. La parole de la supérieure est trop souvent un oracle pour les habitantes d’un couvent. Les nonnes crurent tout ce qu’il plut à l’abbesse d’affirmer, quoiqu’elle eût contre elle la raison et la charité. Elles n’hésitèrent pas à admettre la vérité de ses arguments ; elles suivirent ses injonctions à la lettre, et furent pleinement convaincues que me traiter avec douceur, ou montrer la moindre pitié pour mes maux, serait le vrai moyen de m’ôter toute chance de salut.

« Camille, qui s’occupait plus de moi, fut particulièrement chargée par l’abbesse de me traiter avec dureté : soumise à ces ordres, elle tâchait fréquemment de me prouver la justice de mon châtiment et l’énormité de mon forfait ; elle me disait de me croire trop heureuse de sauver mon âme en mortifiant mon corps, et même, parfois, elle me menaçait de la damnation éternelle. Cependant, comme j’en ai déjà fait la remarque, elle finissait toujours par des mots d’encouragement et de consolation ; et d’ailleurs, quoique prononcées par la bouche de Camille, je reconnaissais facilement les expressions de l’abbesse. Une fois, une seule fois, celle-ci me visita dans mon cachot ; elle me traita avec la plus inexorable cruauté ; elle m’accabla de reproches, de sarcasmes sur ma fragilité ; et quand j’implorai sa pitié, elle me dit de m’adresser au ciel, car je n’en méritais pas sur la terre ; elle contempla même sans émotion mon enfant inanimé, et lorsqu’elle me quitta, je l’entendis qui chargeait Camille d’augmenter les rigueurs de ma captivité. Femme insensible ! — Mais réprimons mon ressentiment, elle a expié ses erreurs par une mort cruelle et imprévue. Que la paix soit avec elle ! et puissent ses crimes être pardonnés dans le ciel, comme je lui pardonne mes souffrances sur la terre !

« C’est ainsi que je traînais ma misérable existence. Loin de m’accoutumer à ma prison, je la voyais de plus en plus avec horreur. Le froid me semblait plus perçant, plus aigu, l’air plus épais et plus pestilentiel. La fièvre qui ne me quittait pas m’affaiblit, m’amaigrit. Je n’avais pas la force de me lever de mon lit de paille, et d’exercer mes membres dans les limites étroites que me laissait la longueur de ma chaîne. Quoique épuisée, défaillante, harassée, je tremblais de céder au sommeil ; car il était toujours interrompu par quelque affreux insecte qui venait ramper sur moi : tantôt je sentais le crapaud hideux, tout gonflé des vapeurs empoisonnées du cachot, qui traînait sur ma poitrine son ventre dégoûtant ; tantôt j’étais éveillée en sursaut par un froid lézard qui laissait une trace gluante sur ma figure, et s’embarrassait dans les tresses de mes cheveux épars et emmêlés. Souvent à mon réveil j’ai trouvé mes doigts entourés de longs vers engendrés dans la chair corrompue de mon enfant : alors je reculais d’épouvante et d’horreur, et je secouais loin de moi le reptile, tremblante de toute la faiblesse d’une femme.

« Telle était ma situation quand Camille tomba subitement malade : une fièvre dangereuse, et que l’on supposait contagieuse, la retint au lit. Toutes les nonnes, à l’exception de la sœur laie chargée de la garder, l’évitaient avec soin, craignant de gagner son mal ; elle était dans le délire, et tout à fait hors d’état de me visiter. L’abbesse et les nonnes qui étaient du secret m’avaient complètement abandonnée aux soins de Camille : en conséquence, elles ne s’occupaient plus de moi ; et tout entières aux préparatifs de la fête prochaine, il était plus que probable que mon souvenir ne leur revint pas une fois à l’esprit. Depuis ma délivrance j’ai su par la mère Sainte-Ursule les raisons de la négligence de Camille ; alors j’étais loin de les soupçonner : au contraire, j’attendis l’apparition de ma geôlière d’abord avec impatience, et ensuite avec désespoir : un jour se passa ; un autre suivit ; le troisième arriva, et personne ! et pas de nourriture ! je savais le laps de temps par la consommation de ma lampe, pour l’entretien de laquelle, heureusement, on m’avait laissé la provision d’huile de tout une semaine. Je supposais, ou que les nonnes m’avaient oubliée, ou que l’abbesse leur avait ordonné de me laisser périr. Cette dernière idée semblait la plus probable : pourtant il est si naturel d’aimer à vivre, que je tremblais de la trouver vraie. Quoique empoisonnée par toute sorte de misères, l’existence m’était toujours chère, et je redoutais de la perdre ; chaque minute qui se succédait me prouvait que je devais abandonner tout espoir de secours. J’étais devenue un véritable squelette : déjà la vue me manquait, et mes membres commençaient à se roidir. Je ne pouvais exprimer mon angoisse et les tortures de la faim qui me rongeait les fibres du cœur que par de fréquents gémissements, dont la voûte du cachot répétait le son lugubre ; j’étais résignée à mon sort, et déjà j’attendais l’instant de ma mort, quand mon ange gardien — quand mon bien-aimé frère arriva à temps pour me sauver : mes yeux affaiblis et troublés refusèrent d’abord de le reconnaître ; et quand je distinguai ses traits, ce coup soudain fut trop violent pour que je le pusse supporter. Je fus suffoquée de joie en revoyant un ami qui m’était si cher ; la nature ne put résister à tant d’émotions, et se réfugia dans l’insensibilité.

« Vous savez déjà quelles obligations j’ai à la famille de Villa-Franca ; mais ce que vous ne pouvez pas savoir, c’est l’étendue de ma reconnaissance, qui est infinie comme la bonté de mes bienfaiteurs. Lorenzo ! Raymond ! noms chéris ! apprenez-moi à soutenir avec énergie cette transition subite de l’infortune au bonheur. Hier captive, chargée de chaînes, périssant de faim, souffrant tous les maux du froid et du besoin, privée de la vue du jour, séparée du monde, sans espoir, délaissée et oubliée, je le craignais : aujourd’hui rendue à la vie et à la liberté, jouissant de toutes les douceurs de l’abondance et du repos, entourée de ceux que j’aime le plus, et sur le point de devenir l’épouse de celui à qui mon cœur est uni depuis longtemps, ma félicité est si excessive, si complète, que c’est à peine si mon cerveau en peut porter le poids. Il ne me reste qu’un vœu à voir exaucer : c’est que mon frère recouvre la santé, et que le souvenir d’Antonia soit enseveli dans sa tombe. Cette prière entendue, je n’ai plus rien à désirer. J’ose croire que mes souffrances passées m’ont obtenu du ciel le pardon de ma faiblesse. Je l’ai offensé, offensé gravement, je le sens bien ; mais que mon mari, parce qu’il a une fois triomphé de ma vertu, ne doute pas de la sagesse de ma conduite future. J’ai été fragile et pleine d’erreur ; mais je n’ai pas cédé à l’entraînement des sens. Raymond, c’est ma tendresse pour vous qui m’a trahie ; j’ai eu trop de confiance dans ma force ; mais je ne complais pas moins sur votre honneur que sur le mien. J’avais fait vœu de ne plus vous voir ; sans les conséquences de cet instant d’oubli, j’aurais tenu ma résolution. Le sort en a décidé autrement, et je ne puis que me réjouir de son décret : pourtant ma conduite a été bien blâmable : et tout en essayant de me justifier, je rougis de me rappeler mon imprudence. Laissez-moi quitter ce sujet pénible en vous assurant, Raymond, que vous n’aurez pas lieu de vous repentir de notre union, et que plus les erreurs de votre maîtresse ont été coupables, plus la conduite de votre femme sera exemplaire. »

Ici Agnès cessa de parler, et le marquis lui répondit en termes également sincères et affectionnés. Lorenzo exprima sa satisfaction de se voir à la veille d’une si étroite alliance avec un homme pour qui il avait toujours eu la plus haute estime. La bulle du pape avait pleinement relevé Agnès de ses engagements religieux ; le mariage fut donc célébré aussitôt que les apprêts nécessaires eurent été terminés : car le marquis désirait que la cérémonie eût lieu avec tout l’éclat et toute la publicité possibles. La noce faite, et après avoir reçu les compliments de Madrid, la mariée partit avec don Raymond pour leur château en Andalousie. Lorenzo les accompagna, ainsi que la marquise de Villa-Franca et son aimable fille. Il n’est pas besoin de dire que Théodore fut de la partie, et il serait impossible de décrire la joie qu’il eut du mariage de son maître. Le marquis, avant son départ, pour réparer un peu ses négligences précédentes, avait fait prendre des informations au sujet d’Elvire. Apprenant que sa fille et elle avaient reçu plusieurs services de Léonella et de Jacinthe, il témoigna de son respect pour la mémoire de su belle-sœur en leur faisant à toutes deux de beaux présents ; Lorenzo suivit son exemple. Léonella fut extrêmement flattée des attentions de seigneurs si distingués, et Jacinthe bénit l’heure où sa maison avait été ensorcelée.

De son côté, Agnès ne manqua pas de récompenser ses amies de couvent. La digne mère Sainte-Ursule, à qui elle devait la liberté, fut nommée, à sa demande, surintendante des dames de charité : c’était une des meilleures et des plus opulentes sociétés de l’Espagne. Berthe et Cornélie, ne voulant pas quitter leur amie, furent appelées aux principaux emplois du même établissement. Quant aux nonnes qui avaient aidé l’abbesse à persécuter Agnès — Camille, retenue au lit par la maladie, avait péri dans les flammes qui avaient consumé le couvent de Sainte-Claire ; Marianne, Alix et Violante, ainsi que deux autres, étaient tombées victimes de la rage populaire ; les trois autres qui, dans le conseil, avaient appuyé la sentence de la supérieure, furent sévèrement réprimandées, et exilées dans des maisons religieuses de provinces obscures et éloignées : elles y languirent quelques années, honteuses de leur faiblesse, et évitées de leurs compagnes avec aversion et mépris.

La fidélité de Flora ne resta pas non plus sans récompense. Consultée sur ses désirs, elle dit être impatiente de revoir son pays natal ; en conséquence, on lui procura les moyens de s’embarquer pour Cuba, où elle arriva en sûreté, comblée des présents de Raymond et de Lorenzo.

Les dettes de la reconnaissance acquittées, Agnès fut libre de poursuivre l’exécution de son plan favori. Logés dans la même maison, Lorenzo et Virginie étaient perpétuellement ensemble ; plus il la voyait, plus il était convaincu de son mérite. De son côté, elle se mettait en frais pour plaire, et il lui était impossible de ne pas réussir. Lorenzo contemplait avec admiration sa beauté, ses manières élégantes, ses innombrables talents, et son humeur si douce. Il était aussi très flatté du penchant qu’elle avait pour lui, et qu’elle ne savait pas cacher. Toutefois, ces sentiments n’avaient point chez lui l’ardeur qui caractérisait son amour pour Antonia : l’image de cette charmante et malheureuse fille vivait toujours dans son cœur, et se jouait des efforts que faisait Virginie pour l’en chasser ; mais, quand le duc proposa une alliance qu’il désirait si vivement, son neveu n’en rejeta point l’offre. Les instances suppliantes de ses amis, et le mérite de la jeune personne, triomphèrent de sa répugnance à contracter de nouveaux engagements. Il fit lui-même la demande au marquis de Villa-Franca, et fut accepté avec joie et gratitude. Virginie devint sa femme, et ne lui donna jamais sujet de regretter son choix. Son estime pour elle s’accrut chaque jour ; les efforts continuels qu’elle faisait pour lui plaire ne pouvaient manquer de réussir. Son affection prit une teinte plus prononcée et plus chaude. L’image d’Antonia s’effaça peu à peu, et Virginie devint seule maîtresse de ce cœur qu’elle méritait bien de posséder sans partage.

Le reste de leurs jours, Raymond et Agnès, Lorenzo et Virginie, furent aussi heureux qu’il l’est donné de l’être aux mortels nés pour être la proie des malheurs et le jouet des mécomptes. L’excès des chagrins qu’ils avaient éprouvés leur rendit légères toutes les peines qui survinrent. Ils avaient été frappés des flèches les plus aiguës du carquois de l’infortune ; celles qui restaient semblaient émoussées en comparaison : ayant essuyé les plus noires tempêtes du destin, ils envisageaient avec calme ses menaces ; ou s’ils sentaient jamais le vent passager de l’affliction, ce n’était pour eux que le doux zéphyr qui souffle l’été sur les mers.