Traduction par Léon de Wailly.
H.-L. Dolloye, éditeur (Tome 1p. 132-199).


CHAPITRE IV


Loin de moi ! ôte-toi de ma vue ! rentre dans la terre ! tes os sont vides ; ton sang est froid ; tu n’as pas de regards dans ces yeux que tu fixes sur moi !… Loin d’ici, fantôme horrible ! moquerie sans réalité loin d’ici !
Macbeth. Shakspeare.
Séparateur


Continuation de l’histoire de don Raymond.


« Mon voyage fut extrêmement agréable : le baron était homme de sens, mais peu au fait du monde. Il avait passé une grande partie de sa vie sans sortir de ses terres, et par conséquent ses manières étaient loin d’être recherchées ; mais il était cordial, enjoué et affectueux. Ses attentions pour moi étaient telles que je les pouvais désirer, et j’avais toute raison d’être satisfait de sa conduite. Sa passion dominante était la chasse, qu’il en était venu à considérer comme une sérieuse occupation ; et lorsqu’il racontait quelque partie remarquable où il s’était trouvé, il traitait le sujet avec autant de gravité que s’il se fût agi d’une bataille d’où dépendît la destinée de deux royaumes. Je me trouvais être un chasseur passable : peu après mon arrivée à Lindenberg, je donnai quelques preuves de mon adresse. Le baron aussitôt me nota comme un homme de génie, et me voua une éternelle amitié.

« Cette amitié m’était devenue précieuse. Au château de Lindenberg, je vis, pour la première fois, votre sœur, la charmante Agnès. Pour moi, dont le cœur était inoccupé et qui souffrais de ce vide, la voir et l’aimer furent la même chose. Je trouvai dans Agnès tout ce qui pouvait captiver ma tendresse. Elle avait alors à peine seize ans ; sa taille, légère et élégante, était déjà formée ; elle possédait plusieurs talents en perfection, principalement la musique et le dessin : son caractère était gai, ouvert et égal ; et la gracieuse simplicité de sa toilette et de ses manières contrastait avantageusement avec l’art et la coquetterie étudiée des dames parisiennes que je venais de quitter. Du moment où je la vis, je pris le plus vif intérêt à son sort. Je fis mainte question sur elle à la baronne.

« C’est ma nièce, » répondit cette dame. « Vous ne savez pas encore, don Alphonso, que je suis votre compatriote. Je suis sœur du duc de Médina Céli. Agnès est fille de mon second frère, don Gaston ; elle a été destinée au couvent dès le berceau, et elle prendra bientôt le voile à Madrid. »

Ici Lorenzo interrompit le marquis par une exclamation de surprise.

« Destinée au couvent dès le berceau ! » dit-il : « par le ciel ! voilà le premier mot que j’entends d’un tel projet. »

« Je le crois, mon cher Lorenzo, » > répondit don Raymond ; « mais écoutez-moi avec patience. Vous ne serez pas moins surpris quand je vous raconterai quelques particularités sur votre famille qui vous sont encore inconnues et que je tiens de la bouche même d’Agnès. »

Il reprit alors son récit en ces termes :

« Vous ne pouvez ignorer que vos parents étaient malheureusement esclaves de la plus grossière superstition : quand ce faible était mis en jeu, tout autre sentiment, tout autre passion cédait à cette influence irrésistible. Étant grosse d’Agnès, votre mère fut prise d’une dangereuse maladie, et abandonnée des médecins. Dans cet état, doña Inesilla fit vœu, au cas qu’elle revînt à la santé, que l’enfant qui vivait dans son sein serait consacré, si c’était une fille, à Sainte-Claire, si c’était un garçon, à Saint-Benoît. Ses prières furent exaucées. Elle fut délivrée de son mal ; Agnès vint au monde vivante, et fut destinée aussitôt au service de Sainte-Claire.

« Don Gaston s’associa sans difficulté au vœu de sa femme ; mais connaissant les opinions du duc, son frère, au sujet de la vie monastique, il fut convenu qu’on lui cacherait avec soin l’avenir que l’on réservait à votre sœur. Pour mieux garder le secret, il fut décidé qu’Agnès accompagnerait sa tante, doña Rodolpha, en Allemagne, où cette dame était sur le point de suivre le baron Lindenberg qu’elle venait d’épouser. À son arrivée dans ce domaine, la jeune Agnès fut mise dans un couvent, situé à peu de milles du château. Les nonnes auxquelles son éducation fut confiée remplirent leur tâche avec exactitude : elles en firent une personne accomplie, et s’efforcèrent de lui inspirer du goût pour la retraite et pour les plaisirs tranquilles du cloître. Mais un secret instinct fit comprendre à la jeune recluse qu’elle n’était pas née pour la solitude. Avec toute la liberté de la jeunesse et de la gaieté, elle ne se faisait pas scrupule de tourner en ridicule plusieurs cérémonies que les nonnes vénéraient : et elle n’était jamais plus heureuse que lorsque sa vive imagination lui dictait quelque bon tour qui fît pester la mère abbesse à la tournure empesée, ou la vieille portière à l’air revêche. Elle envisageait avec dégoût l’avenir qu’on lui réservait : cependant, comme elle n’avait pas le choix, elle se résignait à la volonté de ses parents, mais non sans en gémir au fond du cœur.

« Elle n’était pas assez rusée pour cacher longtemps cette répugnance : don Gaston en fut instruit. Craignant, Lorenzo, que votre affection pour elle n’entravât ses projets, et que vous ne missiez obstacle au malheur de votre sœur, il résolut de vous cacher toute l’affaire aussi bien qu’au duc, jusqu’à ce que le sacrifice fût consommé. La prise de voile fut fixée à l’époque où vous seriez en voyage, et en attendant on ne fit pas mention du fatal vœu de doña Inesilla. Votre sœur ne put obtenir de savoir votre adresse. Toute vos lettres étaient lues avant de lui être remises, et on en effaçait les passages qui paraissaient de nature à entretenir son goût pour le monde ; ses réponses lui étaient dictées, soit par sa tante, soit par la dame Cunégonde, sa gouvernante. Je tiens ces détails en partie d’Agnès, en partie de la baronne elle-même.

« Je me déterminai sur-le-champ à arracher cette charmante fille à un sort si contraire à ses inclinations, et si peu conforme à son mérite. Je m’efforçai de m’insinuer dans ses bonnes grâces ; je me vantai de mon affection pour son frère. Ma cour assidue gagna enfin son cœur, et je parvins, non sans difficulté, à lui faire avouer qu’elle m’aimait ; mais lorsque je lui proposai de quitter le château de Lindenberg, elle rejeta formellement cette idée.

« Soyez généreux, Alphonso, » dit-elle, « vous êtes maître de mon cœur, n’abusez pas du don que je vous ai fait. N’employez pas votre ascendant sur moi à m’entraîner dans une démarche dont j’aurais ensuite à rougir. Je suis jeune et sans appui ; mon frère, le seul ami que j’aie, est séparé de moi, et mes autres parents me traitent en ennemie. Prenez pitié de mon abandon. Au lieu de me pousser à une action qui me couvrirait de honte, tâchez plutôt de gagner l’affection de ceux dont je dépends. Le baron vous estime ; ma tante, dure, hautaine et dédaigneuse pour les autres, se souvient que vous l’avez sauvée des mains de ses assassins, et pour vous seule elle est affable et douce. Essayez donc votre influence sur mes tuteurs. S’ils consentent à notre union, ma main est à vous. D’après ce que vous me dites de mon frère, je ne puis douter que vous n’obteniez son approbation, et lorsqu’ils verront l’impossibilité d’exécuter leur projet, j’espère que mes parents excuseront ma désobéissance, et accompliront par quelque autre sacrifice le vœu fatal de ma mère. »

« Dès les premiers instants où j’avais vu Agnès, je m’étais étudié à me concilier la faveur de sa famille. Autorisé par l’aveu de sa tendresse, je redoublai d’efforts. Ma principale batterie fut dirigée contre la baronne ; il était aisé de remarquer que sa parole faisait la loi dans le château ; son mari avait pour elle la plus entière déférence, et la considérait comme un être supérieur. Elle avait environ quarante ans ; elle avait été une beauté dans sa jeunesse, mais ses nombreux attraits étaient de ceux qui soutiennent mal le choc des ans ; pourtant elle en conservait encore certaines traces. Son jugement était solide et sain, lorsqu’il n’était point obscurci par les préjugés, cas malheureusement fort rare. Ses passions étaient violentes, rien ne lui coûtait pour les satisfaire, et elle poursuivait d’une vengeance éternelle ceux qui s’opposaient à ses désirs. L’amie la plus chaude, l’ennemie la plus implacable, telle était la baronne Lindenberg.

« Je travaillais sans relâche à lui plaire : hélas ! je n’y réussis que trop. Elle paraissait flattée de mes prévenances, et me traitait avec une distinction toute particulière. Une de mes occupations journalières était de lui faire des lectures pendant des heures entières ; ces heures, j’aurais bien mieux aimé les passer avec Agnès ; mais, persuadé que cette complaisance pour sa tante avancerait notre union, je me soumettais de bonne grâce à la pénitence qui m’était imposée. La bibliothèque de doña Rodolpha se composait principalement de vieux romans espagnols ; c’était son étude favorite, et une fois par jour elle me mettait régulièrement aux mains un de ces impitoyables volumes. Je lisais les assommantes aventures de Perceforest, Tyrant le blanc, Palmerin d’Angleterre et du Chevalier du Soleil, jusqu’à ce que d’ennui le livre fût près de me tomber des mains. Cependant, le plaisir croissant que la baronne semblait prendre dans ma société, m’encourageait à persévérer ; et elle finit par me témoigner une partialité si marquée, qu’Agnès me conseilla de saisir la première occasion de déclarer à sa tante notre passion mutuelle.

« Un soir, j’étais seul avec doña Rodolpha dans son appartement. Comme l’amour était en général le sujet de nos lectures, Agnès n’avait jamais la permission d’y assister. J’étais en train de me féliciter d’avoir fini les amours de Tristan et de la reine Iseult

« Oh ! les infortunés ! » s’écria la baronne : « qu’en dites-vous, seigneur ? croyez-vous qu’il y ait un homme capable d’éprouver un attachement aussi désintéressé et aussi sincère ? »

« Je n’en doute pas, » répondis-je ; « mon propre cœur m’en donne la certitude. Ah ! doña Rodolpha ; si je pouvais espérer de vous voir approuver mon amour ! si je pouvais vous confesser le nom de celle que j’aime, sans encourir votre ressentiment — »

« Elle m’interrompit.

« Et si je vous épargnais cet aveu ? Si je convenais que l’objet de vos désirs ne m’est pas inconnu ? Si je vous disais que celle que vous aimez vous paie de retour, et qu’elle déplore aussi sincèrement que vous-même le vœu fatal qui la sépare de vous ? »

« Ah ! doña Rodolpha ! » m’écriai-je, en tombant à genoux et en pressant sa main sur mes lèvres, « vous avez découvert mon secret ! Quelle est votre décision ? dois-je désespérer, ou puis-je compter sur votre bienveillance ? »

« Elle ne retira pas la main que je tenais, mais elle se détourna, et de l’autre se couvrit la figure.

« Comment puis-je vous la refuser ? » répliqua-t-elle : « Ah ! don Alphonso, il y a longtemps que j’ai remarqué à qui s’adressaient vos soins, mais ce n’est qu’aujourd’hui que je remarque l’impression qu’ils ont faite sur mon cœur. Enfin, je ne puis pas plus longtemps dissimuler ma faiblesse ni à moi-même ni à vous. Je succombe à la violence de ma passion, et j’avoue que je vous adore ! Voilà trois grands mois que j’étouffe mes désirs ; mais la résistance n’a fait que les accroître, et je cède à leur impétuosité. Fierté, crainte, honneur, respect de moi-même, mes serments au baron, tout est vaincu, je sacrifie tout à mon amour, et il me semble que c’est encore trop peu payer la possession de votre cœur. »

« Elle s’arrêta, attendant une réponse. Jugez, Lorenzo, de ma confusion à cette découverte. Je mesurai à l’instant toute la hauteur de l’obstacle que je venais de me susciter. La baronne avait pris pour son compte les soins que je lui rendais pour l’amour d’Agnès, et la force de ses expressions, les regards dont elle les avait accompagnées, et la connaissance que j’avais de ses dispositions vindicatives, me faisaient trembler pour moi-même et pour ma bien-aimée. Je restai quelque temps muet, je ne savais que répondre à sa déclaration ; je ne pus que me résoudre à la détromper sans délai, et à lui cacher pour le moment le nom de ma maîtresse. Elle n’avait pas plus tôt avoué sa passion, que les transports qui se lisaient sur mes traits avaient fait place à la consternation et à l’embarras ; je laissai aller sa main, et je me relevai. Le changement de ma physionomie n’échappa pas à son observation.

« Que signifie ce silence ? » dit-elle d’une voix tremblante ; « où est cette joie à laquelle je devais m’attendre ? »

« Pardonnez-moi, señora, » répondis-je, « si la nécessité me force à paraître manquer pour vous d’égards et de reconnaissance. Vous encourager dans une erreur, qui, bien qu’elle puisse me flatter, ne doit être pour vous qu’une source de désappointement, ce serait me rendre criminel à tous les yeux. L’honneur m’oblige de vous déclarer que vous avez pris pour les sollicitudes de l’amour ce qui n’était que les prévenances de l’amitié. Ce dernier sentiment est celui que j’ai désiré d’inspirer à votre cœur ; en nourrir un plus ardent, c’est ce que m’interdisent et le respect que je vous porte, et ma gratitude pour le généreux accueil du baron. Peut-être ces motifs n’auraient pas suffi à me garantir de vos attraits, si mon affection n’avait pas déjà appartenu à une autre. Vous avez, señora, des charmes faits pour captiver le plus insensible ; il n’est pas de cœur libre qui pût leur résister ; il est heureux pour moi que le mien ne soit plus en ma possession, car j’aurais eu à me reprocher toute ma vie d’avoir violé les lois de l’hospitalité. Rappelez-vous, noble dame, rappelez-vous ce qui est dû par vous à l’honneur, par moi au baron, et remplacez par l’estime et l’amitié des sentiments que je ne puis jamais payer de retour. »

« La baronne pâlit à cette déclaration imprévue et positive : elle doutait si elle dormait ou si elle était éveillée. Enfin, revenant de sa surprise, la consternation fit place à la rage, et le sang reflua vers ses joues avec violence.

« Infâme ! » s’écria-t-elle ; « monstre de fourberie ! c’est ainsi que tu reçois l’aveu de mon amour ? C’est ainsi que — mais non, non ! cela ne peut être ! cela ne sera pas ! Alphonso, voyez-moi à vos pieds ! Soyez témoin de mon désespoir ! Jetez un regard de pitié sur une femme qui vous aime d’une affection sincère ! Celle qui possède votre cœur, comment a-t-elle mérité un tel trésor ? Quel sacrifice vous a-t-elle fait ? En quoi est-elle au-dessus de Rodolpha ? »

« Je lâchai de la relever.

« Pour l’amour de Dieu, señora, modérez ces transports ; ils nous déshonorent tous les deux. Vos exclamations peuvent s’entendre ; votre secret peut être connu de vos gens. Je vois que c’est ma présence qui vous irrite ; permettez-moi de me retirer. »

« Je me disposais à quitter l’appartement : la baronne me retint tout à coup par le bras.

« Et quelle est cette heureuse rivale ? » dit-elle d’un ton menaçant ; « je veux savoir son nom, et quand je le saurai — elle doit être sous ma dépendance ; vous sollicitiez ma bienveillance, ma protection ! Que je la trouve, que je sache quelle est celle qui ose me voler votre cœur, et elle souffrira toutes les tortures que la jalousie et le désappointement peuvent inventer. Qui est-elle ? répondez-moi à l’instant. N’espérez pas la soustraire à ma vengeance ! Je vous entourerai d’espions. Chaque pas, chaque regard sera surveillé ; vos yeux me découvriront ma rivale : je la connaîtrai, et alors, tremblez, Alphonso, tremblez pour elle et pour vous ! »

« En prononçant ces derniers mots, sa fureur s’accrut à un tel degré, qu’elle en perdit la respiration. Elle palpita, gémit, et enfin tomba sans connaissance ; je la soutins dans mes bras et la plaçai sur un sofa. Puis, courant à la porte, j’appelai ses femmes, je la confiai à leurs soins, et je profitai de l’occasion pour m’échapper.

« Agité et confus au delà de toute expression, je dirigeai mes pas vers le jardin. La bienveillance avec laquelle la baronne m’avait d’abord écouté avait élevé mes espérances au plus haut point ; je m’étais imaginé qu’elle s’était aperçue de mon attachement pour sa nièce et qu’elle l’approuvait. Mon désappointement fut extrême, quand je compris le véritable sens de son discours. Je ne savais quel parti prendre ; la superstition des parents d’Agnès, aidée de la malheureuse passion de sa tante, semblait opposer à notre union des obstacles presque invincibles.

« Comme je passais près d’une salle basse, dont les fenêtres donnaient sur le jardin, je vis, par la porte qui était entr’ouverte, Agnès assise à une table : elle était occupée à dessiner, et plusieurs esquisses inachevées étaient éparses autour d’elle. J’entrai, sans avoir encore décidé si je l’instruirais de la déclaration de la baronne.

« Oh ! ce n’est que vous ? » dit-elle, en levant la tête : « vous n’êtes pas un étranger, et je continuerai mon occupation sans cérémonie. Prenez un siège et asseyez-vous à côté de moi. »

« J’obéis, et je me mis près de la table. Sans savoir ce que je faisais, et tout occupé de la scène qui venait de se passer, je pris quelques dessins et j’y jetai les yeux : un des sujets me frappa par sa singularité. Il représentait la grande salle du château de Lindenberg. Une porte, qui conduisait à un étroit escalier, était ouverte à demi. Sur le premier plan paraissait un groupe de figures placées dans les attitudes les plus grotesques ; la terreur était peinte sur toutes les physionomies. Celui-ci était à genoux, les yeux levés au ciel et priant dévotement ; celui-là s’enfuyait à quatre pattes. Quelques uns cachaient leur visage dans leur manteau ou dans le sein de leurs compagnons ; quelques autres s’étaient réfugiés sous une table, où l’on voyait les débris d’un festin ; tandis que d’autres, la bouche béante et les yeux grands ouverts, montraient du doigt une figure qui paraissait avoir occasionné ce désordre. C’était une femme d’une taille surnaturelle, et portant l’habit d’un ordre religieux. Son visage était voilé ; à son bras pendait un chapelet ; sa robe était çà et là tachée de gouttes de sang qui coulaient d’une blessure qu’elle avait au sein. D’une main elle tenait une lampe, de l’autre un grand couteau ; et elle avait l’air de s’avancer vers les portes en fer de la salle.

« Que signifie cela ? Agnès, » lui dis-je ; « est-ce un sujet de votre invention ? »

« Elle regarda le dessin.

« Oh ! non, » répondit-elle ; « c’est l’invention d’une tête plus forte que la mienne. Mais est-il possible que vous ayez demeuré trois mois entiers à Lindenberg sans avoir entendu parler de la nonne sanglante ? »

« Vous êtes la première personne à qui j’aie entendu prononcer son nom. Je vous prie, quelle est cette dame ? »

« C’est plus que je n’ai la prétention de vous dire. Tout ce que je sais vient d’une vieille tradition de cette famille, tradition qui s’est transmise de père en fils, et à laquelle on croit fermement dans les domaines du baron. Le baron vraiment y ajoute foi lui-même, et, quant à ma tante, qui est naturellement portée au merveilleux, elle douterait plutôt de la vérité de la Bible que de la nonne sanglante. Vous raconterai-je cette histoire ? »

« Je répondis qu’elle m’obligerait beaucoup en le faisant ; elle reprit donc son dessin, et poursuivit en ces termes, d’un ton de gravité burlesque :

« Il est surprenant que dans aucune des chroniques des temps passés il ne soit fait mention de ce remarquable personnage. Je voudrais bien vous dire sa vie ; malheureusement ce n’est que depuis sa mort qu’on a connu son existence. C’est alors pour la première fois qu’elle a jugé nécessaire de faire du bruit dans le monde, et, dans cette intention, elle s’est permis de s’emparer du château de Lindenberg. Comme elle a bon goût, elle s’est logée dans la plus belle pièce de la maison, et, une fois installée là, elle s’est amusée à faire danser les tables et les chaises au beau milieu de la nuit. Peut-être avait-elle des insomnies ; mais ceci, je n’ai pas été à même de le vérifier. Suivant la tradition, ce divertissement a commencé il y a environ cent ans ; il était accompagné de cris, de hurlements, de gémissements, de jurements, et de beaucoup d’autres agréables bruits de même espèce ; mais, bien qu’une pièce particulière fût plus spécialement honorée de ses visites, elle ne s’y renfermait pas tout à fait ; de temps en temps elle s’aventurait dans les vieilles galeries, elle allait et venait dans les vastes salles, ou parfois, s’arrêtant aux portes des chambres, elle y pleurait et se lamentait, au grand effroi de leurs habitants. Dans ses excursions nocturnes, elle a été vue par différentes personnes, qui décrivent son extérieur tel que vous le voyez ici tracé par la main de son indigne historien. »

« L’étrangeté de ce récit avait peu à peu captivé mon attention.

« N’a-t-elle jamais parlé à ceux qui l’ont rencontrée ? » dis-je.

« Non, les échantillons qu’elle donnait la nuit de son talent de conversation n’étaient certes pas faits pour tenter. Quelquefois, le château retentissait de serments et d’imprécations ; un moment après, elle répétait un Pater noster ; tantôt elle hurlait les plus horribles blasphèmes, tantôt elle chantait De profundis aussi méthodiquement que si elle était encore au chœur. Bref, elle avait l’air d’une personne singulièrement capricieuse ; mais, soit qu’elle priât, soit qu’elle jurât, qu’elle fût impie ou dévote, toujours elle a tâché d’épouvanter ses auditeurs. Le château devint presque inhabitable, et le propriétaire fut si effrayé de ces réjouissances nocturnes, qu’un beau matin on le trouva mort dans son lit. Ce succès sembla faire grand plaisir à la nonne, car elle fit plus de tapage que jamais. Mais le baron suivant se montra trop fin pour elle : il fit son entrée escorté d’un célèbre exorciseur, qui ne craignit pas de s’enfermer tout une nuit dans la chambre où elle revenait. Là, il paraît qu’il eut un rude combat à soutenir contre elle avant d’obtenir la promesse qu’elle se tiendrait tranquille. Elle avait de l’entêtement, mais lui encore plus, et enfin elle consentit à laisser les habitants du château dormir leur pleine nuit. De quelque temps après on n’entendit plus parler d’elle. Mais au bout de cinq ans, l’exorciseur mourut, et la nonne se hasarda à reparaître ; cependant, elle était devenue bien plus traitable et bien mieux apprise ; elle rôdait en silence, et ne faisait plus d’apparition qu’une fois tous les cinq ans. Si vous en croyez le baron, elle est toujours fidèle à cette coutume : il est pleinement persuadé que le 5 mai de chaque cinquième année, aussitôt que l’horloge sonne une heure, la porte de la pièce adoptée par elle s’ouvre (observez que cette pièce a été condamnée depuis près d’un siècle) ; alors le fantôme s’avance avec sa lampe et son poignard ; il descend l’escalier de la tour de l’est, et traverse la grande salle. Cette nuit-là, le portier laisse toujours les portes du château ouvertes, par respect pour l’apparition ; non pas que cette précaution soit regardée en aucune façon comme nécessaire, puisqu’elle pourrait aisément passer à travers le trou de la serrure, si bon lui semblait ; mais c’est simplement par politesse, et pour l’empêcher de déroger, par une sortie si inconvenante, à sa dignité de seigneur fantôme. »

« Et où va-t-elle en quittant le château ? »

« Au ciel, j’espère ; mais si elle y va, l’endroit assurément n’est pas de son goût, car elle revient toujours après une heure d’absence. — La dame alors se retire dans sa chambre, et la voilà tranquille pour cinq autres années. »

« Et vous croyez cela, Agnès ? »

« Pouvez-vous me faire une semblable question ? Non, non, Alphonso ! j’ai trop à déplorer l’influence de la superstition pour m’en rendre victime moi-même ; cependant je ne dois pas avouer mon incrédulité à la baronne ; elle n’a aucun doute sur la vérité de cette histoire. Quant à dame Cunégonde, ma gouvernante, elle proteste qu’il y a quinze ans, elle a vu le spectre de ses deux yeux. Elle m’a raconté un soir comment elle et plusieurs autres domestiques, étant à souper, avaient été terrifiés par l’apparition de la nonne sanglante, comme on appelle le fantôme au château ; c’est d’après ce récit que j’ai dessiné cette esquisse, et vous pouvez bien penser que Cunégonde n’y a pas été oubliée. La voici ! Je n’oublierai jamais combien elle était en colère et comme elle était laide lorsqu’elle m’a grondée d’avoir fait d’elle un portrait si ressemblant. »

« Elle indiquait une figure burlesque de vieille femme dans une attitude de terreur.

« En dépit de la tristesse qui m’accablait, je ne pus m’empêcher de sourire de l’imagination enjouée d’Agnès : elle avait parfaitement attrapé la ressemblance de dame Cunégonde, mais elle avait tellement exagéré chaque défaut, et rendu chaque trait si irrésistiblement risible, que je conçus facilement la colère de la duègne.

« La figure est admirable, ma chère Agnès ! je ne vous savais pas si habile à saisir le ridicule. »

« Attendez un moment, » répliqua-t-elle ; « je vais vous montrer une figure encore plus ridicule que celle de dame Cunégonde. Si elle vous plaît, vous pouvez en disposer comme bon vous semblera. »

« Elle se leva, alla à une armoire placée à une petite distance, et prit dans un tiroir une petite boîte qu’elle ouvrit et me présenta.

« Connaissez-vous l’original de ce portrait ? » dit-elle, en souriant.

« C’était le sien.

« Ravi de ce présent, je pressai avec transport son image sur mes lèvres ; je me jetai à ses pieds, et lui exprimai ma reconnaissance dans les termes les plus brûlants et les plus passionnés. Elle m’écouta avec complaisance, et m’assura qu’elle partageait mes sentiments, quand tout à coup elle poussa un grand cri, dégagea la main que je tenais, et s’enfuit de la chambre par la porte qui donnait sur le jardin. Stupéfait de ce brusque départ, je me relevai promptement. Quelle fut ma confusion de voir la baronne debout près de moi, brûlant de jalousie, et presque suffoquée de rage ! Revenue de son évanouissement, elle avait mis son esprit à la torture pour découvrir sa rivale cachée ; nulle plus qu’Agnès ne parut mériter ses soupçons. Elle se hâta d’aller trouver sa nièce pour lui reprocher d’encourager mes attentions, et s’assurer si ses conjectures étaient fondées. Par malheur, elle en avait assez vu pour n’avoir plus besoin d’une autre confirmation. Elle arriva à la porte de la chambre précisément au moment où Agnès me donnait son portrait. Elle m’entendit jurer un amour éternel à sa rivale, aux pieds de qui j’étais. Elle avança pour nous séparer : nous étions trop occupés l’un de l’autre pour remarquer son arrivée, et nous ne nous en aperçûmes que lorsque Agnès la vit debout à mon côté.

« La fureur de doña Rodolpha et mon embarras nous tinrent quelque temps silencieux l’un et l’autre. La dame, la première, recouvra la parole.

« Mes soupçons étaient donc justes ! » dit-elle ; « la coquetterie de ma nièce a triomphé, et c’est à elle que je suis sacrifiée ! Sous un rapport, du moins, je suis heureuse ; je ne serai pas seule à pleurer de regrets. Vous aussi, vous saurez ce que c’est que d’aimer sans espoir ! J’attends tous les jours l’ordre de renvoyer Agnès à ses parents. Dès son arrivée en Espagne, elle prendra le voile, et mettra entre elle et vous une barrière insurmontable. Épargnez-vous les supplications, » continua-t-elle en voyant que j’allais parler ; « ma résolution est fixe et immuable. Votre maîtresse restera prisonnière dans sa chambre jusqu’à ce qu’elle échange ce château contre le cloître. La solitude la rappellera peut-être au sentiment de son devoir ; mais pour prévenir de votre part tout obstacle à cet événement désiré, je dois vous annoncer, don Alphonso, que votre présence ici ne peut plus être agréable ni au baron ni à moi. Ce n’est pas pour dire des extravagances à ma nièce que vos parents vous ont envoyé en Allemagne : vous avez à voyager, et je serais au regret d’entraver plus longtemps un si parfait dessein. Adieu, seigneur ; souvenez-vous que demain matin nous nous voyons pour la dernière fois. »

« Ayant dit, elle lança sur moi un regard d’orgueil, de mépris, de méchanceté, et quitta l’appartement. Je me retirai aussi dans le mien, et passai la nuit à chercher les moyens d’arracher Agnès au pouvoir tyrannique de sa tante.

« Après la déclaration formelle de la maîtresse du château, il m’était impossible de faire un plus long séjour à Lindenberg. Le lendemain donc j’annonçai mon départ immédiat. Le baron assura qu’il en avait une peine sincère, et me fit de si chaudes protestations que j’entrepris de le mettre dans nos intérêts. Mais à peine eus-je nommé Agnès qu’il m’arrêta court, et me dit qu’il ne lui était pas possible d’intervenir dans cette affaire. Je compris qu’il était inutile de discuter. La baronne exerçait sur son mari une autorité despotique, et je vis facilement qu’elle l’avait prévenu contre ce mariage. Agnès ne parut pas. Je demandai la permission de prendre congé d’elle, mais ma prière fut rejetée. Je fus obligé de partir sans la voir.

« Au moment où je le quittais, le baron me prit affectueusement la main, et m’assura que, dès que sa nièce serait partie, je pourrais considérer sa maison comme la mienne.

« Adieu, don Alphonso ! » dit la baronne, et elle me tendit la main.

« Je la pris, et voulus la porter à mes lèvres ; elle m’en empêcha. Son mari était à l’autre bout de la chambre, et ne pouvait entendre.

« Prenez garde à vous ! » continua-t-elle ; « mon amour est devenu de la haine, et ma fierté blessée ne restera pas sans satisfaction. Allez où vous voudrez, ma vengeance vous suivra ! »

« Elle accompagna ces paroles d’un regard capable de me faire trembler. Je ne répondis pas, et je me hâtai de quitter le château.

« Comme ma chaise sortait de la cour, je regardai les fenêtres de votre sœur : personne n’y était ; je me rejetai découragé dans ma voiture. Je n’avais pour toute suite qu’un Français que j’avais pris à Strasbourg pour remplacer Stephano, et mon petit page dont je vous ai déjà parlé. Par sa fidélité, son intelligence et son bon naturel, Théodore m’était déjà cher ; mais il se préparait à me rendre un service qui me le fit considérer comme un ange gardien. À peine étions-nous à un demi-mille du château, qu’il approcha son cheval de la portière de ma chaise.

« Prenez courage, señor ! » dit-il en espagnol (il commençait déjà à le parler couramment et correctement) : « tandis que vous étiez avec le baron, j’ai épié le moment où dame Cunégonde était en bas, et j’ai monté dans la chambre qui est au-dessus de celle de doña Agnès. J’ai chanté aussi haut que j’ai pu un petit air allemand qui lui est bien connu, dans l’espoir qu’elle se rappellerait ma voix. Je ne me suis pas trompé, car bientôt j’ai entendu la croisée s’ouvrir. Je me suis hâté de laisser tomber une corde dont je m’étais pourvu. Lorsque j’ai entendu la fenêtre se refermer, j’ai tiré à moi la corde, et j’y ai trouvé ce papier attaché. »

« Il me présenta alors un petit billet à mon adresse. Je l’ouvris avec impatience ; il contenait les mots suivants, écrits au crayon :

« Cachez-vous pendant quinze jours dans quelque village des environs. Ma tante croira que vous avez quitté Lindenberg, et me rendra la liberté. — Je serai dans le pavillon de l’ouest, le 30, à minuit. Ne manquez pas d’y venir, et nous y pourrons concerter nos plans pour l’avenir. Adieu. Agnès. »

« À la lecture de ces lignes, ma joie dépassa toutes les bornes, et je n’en mis point non plus aux expressions de reconnaissance que je prodiguai à Théodore. Au fait, son adresse et son attention méritaient les plus chaudes louanges. Vous pensez bien que je ne lui avais pas confié ma passion pour Agnès ; mais le petit espiègle avait trop de discernement pour ne pas découvrir mon secret, et trop de discrétion pour laisser voir qu’il le savait. — Il avait observé en silence ce qui se passait, et n’avait pas essayé de s’immiscer dans l’affaire avant que mes intérêts ne réclamassent son intervention. J’admirai également son jugement, sa pénétration, son adresse et sa fidélité. Ce n’était pas la première occasion où je l’avais trouvé infiniment utile, et j’étais plus convaincu, chaque jour, de la promptitude et de la capacité de son esprit. Pendant le peu de temps que j’étais resté à Strasbourg, il s’était appliqué avec ardeur à apprendre les éléments de l’espagnol. Il continua de l’étudier, et avec tant de succès, qu’il en vint à le parler avec la même facilité que sa langue maternelle. Il passait la plus grande partie de son temps à lire. — Il avait beaucoup d’acquit pour son âge, et joignait les avantages d’une physionomie vive et d’un extérieur qui prévenait pour lui à une intelligence parfaite et à un excellent cœur. Il a maintenant quinze ans, il est toujours à mon service, et, quand vous le verrez, je suis sûr qu’il vous plaira. Mais excusez cette digression ; je reviens à mon sujet.

« Je suivis les instructions d’Agnès. Je gagnai Munich ; là je laissai ma chaise aux soins de Lucas, mon domestique français, et je revins à cheval à un petit village situé à environ quatre milles du château de Lindenberg. En arrivant, je fis au maître de l’auberge où j’étais descendu un conte qui l’empêcha de s’étonner de la durée de mon séjour dans sa maison. Le brave homme, heureusement, était crédule et peu curieux ; il ajouta foi à toutes mes paroles, et ne chercha pas à en savoir plus que je ne jugeais convenable de lui en dire. Je n’avais avec moi que Théodore : nous étions déguisés tous deux, et comme nous vivions fort retirés, on ne nous soupçonna pas d’être autres que nous ne paraissions. Les quinze jours s’écoulèrent de la sorte. Dans l’intervalle, j’eus l’agréable certitude qu’Agnès avait été remise en liberté. Elle traversa le village avec dame Cunégonde ; sa santé et son humeur semblaient également bonnes, et elle causait avec sa compagne sans avoir l’air de se faire violence.

« Quelles sont ces dames ? » dis-je à mon hôte, comme la voiture passait.

« La nièce du baron Lindenberg avec sa gouvernante, » répliqua-t-il ; « elle va régulièrement tous les vendredis au couvent de Sainte-Catherine, où elle a été élevée, et qui est situé à un mille d’ici. »

« Vous pouvez croire que j’attendis avec impatience le vendredi suivant. De nouveau je vis mon adorable maîtresse. Elle jeta les yeux sur moi en passant devant l’auberge. Une rougeur qui couvrit sa joue m’apprit qu’en dépit de mon déguisement, j’avais été reconnu. Je la saluai profondément ; elle me rendit le compliment par une légère inclination de tête, comme elle aurait fait à un inférieur, et regarda d’autre côté jusqu’à ce que la voiture fût hors de vue.

« La nuit si longtemps attendue, si longtemps désirée, arriva. Elle était calme, et la lune était dans son plein. Aussitôt que l’horloge sonna onze heures, je courus au rendez-vous, tant j’avais peur d’arriver trop tard. Théodore s’était muni d’une échelle ; j’escaladai sans difficulté le mur du jardin ; le page me suivit, et retira l’échelle après nous. Je me postai dans le pavillon de l’ouest, et j’attendis impatiemment l’arrivée d’Agnès. Chaque brise qui soufflait, chaque feuille qui tombait, je les prenais pour son pas, et je m’élançais à sa rencontre : c’est ainsi qu’il me fallut passer une heure entière, dont chaque minute me parut un siècle. Enfin l’horloge du château sonna minuit, et j’avais peine à croire que la nuit ne fût pas plus avancée ; un autre quart d’heure s’écoula, et j’entendis le pas léger de ma maîtresse qui s’approchait du pavillon avec précaution. Je volai au-devant d’elle et je la conduisis à un siège ; je me jetai à ses pieds, et j’exprimais ma joie de la voir, lorsqu’elle m’interrompit en ces termes :

« Nous n’avons pas de temps à perdre, Alphonse : les moments sont précieux ; car bien que je ne sois plus prisonnière, Cunégonde surveille tous mes pas. Un exprès de mon père vient d’arriver ; il faut que je parte immédiatement pour Madrid, et c’est avec difficulté que j’ai obtenu un délai d’une semaine. La superstition de mes parents, soutenue par les représentations de ma cruelle tante, ne me laisse aucune espérance d’émouvoir leur compassion. Dans cette perplexité, j’ai résolu de me confier à votre honneur. Dieu veuille que vous ne me donniez jamais sujet de me repentir de ma résolution ! La fuite est ma seule ressource contre les horreurs d’un couvent, et l’excuse de mon imprudence est dans l’urgence du péril. Écoutez maintenant de quelle manière je compte effectuer mon évasion. »

« Nous sommes au 30 avril. — Dans cinq jours on s’attend à voir l’apparition de la nonne. Lors de ma dernière visite au couvent, je me suis pourvue d’un costume propre à ce rôle. Une amie que j’y ai laissée, et à qui je n’ai pas fait scrupule de confier mon secret, m’a procuré sans hésiter un habit de religieuse. Ayez une voiture prête, et qu’elle stationne à peu de distance de la grande porte du château. Dès que l’horloge sonnera une heure, je quitterai ma chambre, dans les habits que l’on suppose être ceux du fantôme. Qui que ce soit qui me rencontre, il sera trop effrayé pour s’opposer à ma fuite : je gagnerai facilement la porte, et me mettrai sons votre protection. Ainsi le succès est certain ; mais, ô Alphonso ! si vous me trompez, si vous méprisez mon imprudence, et si vous la payez d’ingratitude, il n’y aura pas au monde d’être plus malheureux que moi ! Je sens tous les dangers auxquels je m’expose, je sens que je vous donne le droit de me traiter légèrement ; mais je compte sur votre amour, sur votre honneur ! La démarche que je suis sur le point de faire va irriter mes parents contre moi. — Si vous m’abandonnez, si vous trahissez la confiance que je mets en vous, je n’aurai pas un ami pour punir votre insulte, pour défendre ma cause. En vous seul est tout mon espoir ; et si votre cœur ne plaide pas pour moi, je suis perdue à jamais ! »

« Le ton dont elle prononça ces mots était si touchant que, malgré la joie que me causait sa promesse de me suivre, je ne pus m’empêcher d’être profondément affecté. Je me repentais aussi en secret de n’avoir pas pris la précaution de faire venir une chaise de poste dans le village : j’aurais pu enlever Agnès cette nuit même. L’entreprise maintenant était impraticable : nous ne trouverions ni voiture ni chevaux avant Munich, qui était à deux bonnes journées de Lindenberg. Je fus donc obligé d’entrer dans son plan, qui, après tout, paraissait bien combiné. Son déguisement l’empêcherait d’être arrêtée en quittant le château, et lui permettrait de monter en voiture à la porte même, sans difficulté ni perte de temps.

« Agnès inclinait tristement sa tête sur mon épaule, et à la clarté de la lune je vis des larmes couler sur sa joue. Je tâchai de dissiper sa mélancolie, et l’encourageai à envisager notre avenir de bonheur. Je protestai dans les termes les plus solennels que sa vertu et son innocence seraient en sûreté sous ma garde, et que tant que l’église ne me l’aurait pas donnée pour femme légitime, son honneur serait aussi sacré pour moi que celui d’une sœur. Je lui dis que mon premier soin serait de vous trouver, Lorenzo, et de vous faire approuver notre union ; et je continuais à parler sur ce ton, lorsqu’un bruit qui venait du dehors m’alarma. Soudain la porte du pavillon s’ouvrit, et Cunégonde parut devant nous. Elle avait entendu Agnès sortir de sa chambre, elle l’avait suivie dans le jardin, et l’avait vue entrer dans le pavillon. À la faveur des arbres dont il était ombragé, et sans être aperçue de Théodore qui attendait à quelque distance, elle s’était approchée en silence, et avait écouté toute notre conversation.

« À merveille ! » dit Cunégonde d’une voix aigre de fureur, tandis qu’Agnès poussait un grand cri ; « par sainte Barbara ! jeune dame, voilà une excellente invention ! vous devez contrefaire la nonne sanglante, vraiment ? Quelle incrédulité ! Sur ma foi, j’ai bonne envie de vous laisser suivre votre plan : quand le vrai fantôme vous rencontrera, je vous garantis que vous serez dans un joli état ! Don Alphonso, vous devriez rougir de vouloir enlever à sa famille et à ses amis une jeune créature ignorante ! Mais, pour cette fois du moins, je déjouerai vos coupables desseins. La noble dame sera instruite de toute l’affaire, et Agnès doit réserver son rôle de spectre pour une autre occasion. Adieu, señor ; — et vous, seigneur fantôme, permettez-moi d’avoir l’honneur de vous reconduire à votre appartement. »

« Elle s’approcha du sofa, où sa tremblante pupille était assise ; elle la prit par la main, et s’apprêtait à l’emmener du pavillon.

« Je la retins, et, à force de prières, de cajoleries, de promesses et de flatteries, j’essayai de la mettre dans mes intérêts ; mais, voyant que tout ce que je pouvais dire ne servait à rien, je renonçai à mes vains efforts.

« Ne vous en prenez qu’à votre obstination, » dis-je. « il me reste un moyen de nous sauver, Agnès et moi, et je n’hésiterai pas à l’employer. »

« Effrayée de cette menace, elle voulut sortir du pavillon ; mais je la saisis par la taille et la retins de force. Au même instant, Théodore, qui l’avait suivie dans la chambre, ferma la porte, et l’empêcha de s’échapper. Je pris le voile d’Agnès : j’en enveloppai la tête de la duègne, qui jetait des cris si perçants que, malgré notre éloignement du château, je tremblais qu’ils ne fussent entendus. Enfin je réussis à la bâillonner si complètement, qu’elle ne put proférer un seul son. Théodore et moi, non sans peine, nous parvînmes ensuite à lui lier les mains et les pieds avec nos mouchoirs, et j’engageai Agnès à regagner sa chambre en toute diligence. Je lui promis qu’il n’arriverait aucun mal à Cunégonde ; je lui recommandai de se rappeler que, le 5 mai, j’attendrais à la grande porte du château, et lui fis de tendres adieux. Tremblante et mal à l’aise, elle eut à peine la force de me répéter qu’elle acquiesçait à ce plan, et elle s’enfuit chez elle, pleine de désordre et de confusion.

« Théodore, cependant, m’aidait à enlever notre proie surannée. Nous la hissâmes par dessus le mur, je la mis sur mon cheval, devant moi, et je galopai avec elle loin du château de Lindenberg. La malheureuse duègne ne fit jamais un voyage plus désagréable de sa vie. Elle fut cahotée et secouée au point de n’avoir tout au plus l’air que d’une momie vivante, sans parler de sa frayeur quand nous traversâmes une petite rivière qu’il fallait nécessairement passer pour regagner le village. Avant d’être arrive à destination, j’avais déjà arrêté ce que je ferais de l’embarrassante Cunégonde. Nous entrâmes dans la rue où l’auberge était située, et, tandis que le page frappait, j’attendis à quelque distance. L’hôte ouvrit la porte, une lampe en main.

« Donnez-moi la lumière, » dit Théodore : « mon maître arrive. »

« Il prit vivement la lampe, et la jeta exprès par terre. L’aubergiste retourna à la cuisine pour rallumer sa lampe, et laissa la porte ouverte. Je profilai de l’obscurité : je descendis de cheval avec Cunégonde dans mes bras, j’enfilai l’escalier, gagnai ma chambre sans être vu, et, ouvrant un vaste cabinet, je la serrai dedans, et le fermai à clef. L’aubergiste et Théodore parurent bientôt avec des lumières ; le premier exprima sa surprise de me voir rentrer si tard, mais ne fit point de questions indiscrètes. Il quitta peu après la chambre, et me laissa me réjouir du succès de mon entreprise.

« Aussitôt je rendis visite à ma prisonnière. Je tâchai de l’engager à se soumettre patiemment à sa réclusion momentanée. Mes efforts furent inutiles. Hors d’état de parler ou de remuer, elle exprima sa fureur par ses regards ; et, excepté pour ses repas, je n’osai jamais la délier ni lui ôter son bâillon. En ces instants même, je tenais sur elle une épée nue, lui protestant que, si elle poussait le moindre cri, je la lui plongerais dans le cœur. Dès qu’elle avait fini de manger, je lui remettais le bâillon. Je sentais bien que le procédé était cruel, et que la nécessité seule où nous nous trouvions pouvait le justifier. Quant à Théodore, il n’en avait pas le moindre scrupule ; la captivité de Cunégonde l’amusait infiniment. Au château, ils avaient toujours été en guerre, et à présent qu’il se voyait maître absolu de son ennemie, il triomphait sans pitié. Il ne semblait occupé qu’à trouver de nouveaux moyens de la tourmenter : quelquefois il feignait de plaindre son infortune ; puis il riait et médisait d’elle, et la contrefaisait ; il lui jouait mille tours, tous plus irritants l’un que l’autre, et se plaisait à lui répéter que son enlèvement devait avoir causé beaucoup de surprise chez le baron. C’était bien la vérité ; excepté Agnès, personne ne pouvait imaginer ce qu’était devenue dame Cunégonde. On la cherchait dans tous les coins et recoins : on vidait les étangs, les bois étaient soumis aux plus exactes perquisitions ; et pourtant, de dame Cunégonde point de nouvelles. Agnès gardait le secret, et moi je gardais la duègne : la baronne restait donc dans une complète ignorance du sort de la vieille ; mais elle croyait à un suicide. Ainsi se passèrent les cinq jours, durant lesquels j’eus à préparer tout ce qui était nécessaire à mon entreprise. — En quittant Agnès, mon premier soin avait été de dépêcher à Munich un paysan avec une lettre pour Lucas, dans laquelle je lui ordonnais d’avoir soin qu’une voiture attelée de quatre chevaux arrivât à dix heures du soir, le 5 mai, au village de Rosenwald. Il obéit ponctuellement à mes instructions : l’équipage arriva à l’instant marqué. À mesure qu’approchait l’heure de l’enlèvement de sa maîtresse, la rage de Cunégonde augmentait. Je crois vraiment que le dépit et la colère l’auraient tuée si je n’avais pas découvert, par bonheur, le faible qu’elle avait pour l’eau-de-vie de cerises. Je lui fis donner en abondance de sa liqueur favorite, et, comme Théodore restait toujours à la garder, le bâillon lui fut retiré de temps en temps. Cette boisson avait merveilleusement la vertu d’adoucir l’acrimonie de son humeur, et comme sa détention lui interdisait tout autre amusement, de passe-temps.

« Le 5 mai arriva : jamais je n’oublierai cette date ! Avant que l’horloge sonnât minuit, je me rendis au lieu de l’action ; Théodore me suivait à cheval. Je cachai la voiture dans une vaste caverne de la montagne, au sommet de laquelle était situé le château. Cette caverne est d’une profondeur considérable, et elle est connue parmi les paysans sous le nom de Trou de Lindenberg. La nuit était calme et belle ; les rayons de la lune tombaient sur les vieilles tours du château, et répandaient sur leurs créneaux une lueur argentée. Tout était tranquille autour de moi : on n’entendait que la brise nocturne qui soupirait à travers les feuilles, l’aboiement lointain des chiens du village, ou le hibou qui avait fait son nid dans une cavité de la tourelle déserte de l’est. J’écoutai ses cris mélancoliques, et je le regardai. Il était perché sur le haut d’une fenêtre, que je reconnus pour celle de la salle hantée par le fantôme. L’histoire de la nonne sanglante me revint à la mémoire, et je soupirai en songeant à l’influence de la superstition et à la faiblesse de la raison humaine. Soudain j’entendis des chants affaiblis nous arriver dans le silence de la nuit.

« Quelle peut être la cause de ce bruit, Théodore ? »

« Un étranger de distinction, » répondit-il, « a passé aujourd’hui par le village, se rendant au château : c’est, dit-on, le père de doña Agnès. Sans doute le baron donne une fête pour célébrer son arrivée. »

« L’horloge du château annonça minuit. À ce signal, la famille avait coutume de se mettre au lit. Peu après, j’aperçus des lumières aller et venir de différents côtés dans le château : j’en conclus que la compagnie se séparait ; je pus entendre crier les lourdes portes qui s’ouvraient avec difficulté, et qui, en se refermant, faisaient trembler les vitraux dans leurs cadres vermoulus. La chambre d’Agnès était dans l’autre partie du château. Je tremblais quelle n’eût pas pu se procurer la clef de la chambre mystérieuse. Il fallait y passer nécessairement pour gagner l’étroit escalier par lequel le fantôme était censé descendre dans la grande salle. En proie à cette appréhension, je tins mes yeux constamment fixés sur la fenêtre, où j’espérais apercevoir la lueur amie d’une lampe portée par Agnès. J’entendis tirer les verrous des portes massives ; à la lumière qui était dans sa main, je reconnus Conrad, le vieux portier ; il ouvrit les deux battants de la grande porte et se retira. Les lumières du château disparurent successivement, et enfin le bâtiment tout entier fut enveloppé de ténèbres.

« Assis sur un fragment de roche, le calme de ce spectacle m’inspirait des idées mélancoliques qui ne manquaient pas de charme. Le château, que j’avais en pleine perspective, offrait un aspect imposant et pittoresque. Ses murs épais, que la lune teignait de sa lueur mystérieuse ; ses vieilles tours à demi ruinées, qui s’élevaient dans les nues et semblaient menacer les plaines d’alentour ; ses créneaux élevés, tapissés de lierres, et ses portes ouvertes en l’honneur de l’hôte surnaturel, me pénétraient d’une triste et respectueuse horreur. Toutefois ces sensations ne me dominaient point assez pour m’empêcher de m’impatienter de la lenteur avec laquelle marchait le temps. J’approchai du château et me hasardai à en faire le tour : une faible lueur brillait encore dans la chambre d’Agnès. Je regardai cette lueur avec joie. Mes yeux ne l’avaient point encore quittée, lorsque je vis une figure venir à la croisée, et le rideau fut soigneusement tiré pour cacher la lampe qui brûlait. Convaincu par cette observation qu’Agnès n’avait point abandonné notre plan, je retournai à mon poste, le cœur léger.

« La demi-heure sonna. Les trois quarts sonnèrent ! Comme mon sein battait d’espoir et d’incertitude ! Enfin le coup désiré se fit entendre, l’horloge frappa « une heure, » et l’écho du manoir répéta le son bruyant et solennel. Je levai les regards vers la fenêtre de la chambre mystérieuse. — À peine cinq minutes s’étaient écoulées, la lumière que j’attendais parut. J’étais tout près de la tour. La fenêtre n’était pas tellement éloignée de terre que je ne m’imaginasse voir une figure de femme, une lampe en main, se mouvoir avec lenteur le long de la chambre. Bientôt la lumière s’évanouit, et tout rentra dans l’obscurité.

« Des clartés fugitives se montraient aux fenêtres de l’escalier à mesure que l’aimable fantôme passait devant. Je suivis la lumière à travers la grande salle ; elle en sortit, et enfin je vis Agnès passer la porte principale. Elle était habillée exactement comme elle avait décrit le spectre. Un chapelet pendait à son bras ; sa tête était enveloppée d’un long voile blanc ; sa robe de nonne était tachée de sang, et elle avait eu soin de se munir d’une lampe et d’un poignard. Elle s’avança vers le lieu où je me tenais. Je volai à sa rencontre, et la pris dans mes bras.

« Agnès ! » dis-je en la pressant contre mon cœur,

« Agnès ! Agnès ! tu es à moi ! Agnès ! Agnès ! je suis à toi ! Tant que le sang coulera dans mes veines, tu es à moi ! Je suis à toi ! À toi mon corps ! à toi mon âme ! »

« Effrayée, hors d’haleine, elle ne pouvait parler. Elle laissa tomber sa lampe et son poignard, et s’affaissa sur mon sein en silence. Je la soulevai dans mes bras et la portai à la voiture. Théodore devait rester derrière, afin de relâcher dame Cunégonde. Il était chargé aussi d’une lettre pour la baronne, où j’expliquais toute l’affaire et où je la suppliais d’intervenir pour obtenir le consentement de don Gaston à mon mariage avec sa fille. Je lui découvrais mon véritable nom. Je lui prouvais que ma naissance et mes espérances justifiaient mes prétentions à la main de sa nièce, et je lui protestais que, s’il n’était pas en mon pouvoir de répondre à son amour, je m’efforcerais sans relâche de conquérir son estime et son amitié.

« Je montai dans la voiture, où Agnès était déjà. Théodore ferma la portière, et les postillons partirent. D’abord je fus charmé de la rapidité de notre course ; mais dès que nous ne fûmes plus en danger d être poursuivis, je les appelai et leur ordonnai de ralentir le pas. Ils essayèrent en vain de m’obéir : les chevaux méconnaissaient le frein, et continuaient de courir avec une vitesse étonnante. Les postillons redoublèrent d’efforts pour les arrêter ; mais, à force de ruades et de soubresauts, les chevaux ne furent pas longs à se délivrer de cette contrainte. J’entendis de grands cris : les postillons avaient été précipités à terre. Aussitôt d’épais nuages obscurcirent le ciel ; les vents mugissaient autour de nous, les éclairs jaillissaient, et le tonnerre grondait à faire trembler. Jamais je n’ai vu orage si effrayant. Effarouchés de cette lutte acharnée des éléments, les chevaux semblaient à chaque instant redoubler de promptitude. Rien ne pouvait arrêter leur élan ; ils emportaient la voiture à travers haies et fossés ; ils l’entraînaient dans les plus dangereux précipices, et semblaient rivaliser d’impétuosité avec les vents.

« Ma compagne, cependant, restait sans mouvement dans mes bras. Vraiment alarmé de toute l’étendue du danger, je tachais en vain de la rappeler à elle, lorsqu’un horrible craquement m’annonça qu’ici notre course se terminait de la manière la plus désagréable. La voiture était en pièces. En tombant, ma tempe avait frappé contre un caillou. La douleur de la blessure, la violence du choc et mes craintes pour la sûreté d’Agnès s’unissant pour m’accabler, je perdis connaissance et restai comme mort sur la terre.

« Je dus demeurer assez longtemps dans cet état, car, lorsque j’ouvris les yeux, il faisait grand jour. Des paysans m’entouraient, et paraissaient discuter entre eux s’il était possible que j’en revinsse. Je parlais assez bien allemand : aussitôt que je pus articuler un son, je m’informai d’Agnès. Quelles furent ma surprise et ma douleur lorsque les paysans m’assurèrent qu’ils n’avaient vu personne qui ressemblât au signalement que je leur donnais. Ils me racontèrent que, se rendant à leur travail journalier, ils avaient été alarmés de voir les débris de ma voiture et d’entendre les gémissements d’un cheval, le seul des quatre qui restât vivant : les trois autres étaient étendus morts à mon côté. Je n’avais près de moi personne quand ils arrivèrent, et ils avaient perdu bien du temps avant de parvenir à me rendre à la vie. Inquiet au delà de toute expression sur le sort de ma compagne, je suppliai ces paysans de se disperser à sa recherche. Je leur décrivis son costume, et promis d’immenses récompenses à celui qui m’en donnerait quelques nouvelles. Quant à moi, il m’était impossible de m’associer à leurs perquisitions : dans ma chute, je m’étais enfoncé deux côtes, mon bras droit démis pendait sans mouvement à mon côté, et le gauche était si cruellement endommagé, que je n’espérais pas en pouvoir jamais recouvrer l’usage.

« Les paysans consentirent à ma demande ; ils me laissèrent tous, à l’exception de quatre qui firent une litière de branchages et s’apprêtèrent à me porter à la ville voisine. Je m’enquis de son nom : j’appris que c’était Ratisbonne, et je pus à peine me persuader que j’eusse fait tant de chemin en une nuit. Je dis aux villageois qu’à une heure du matin j’avais passé par le village de Rosenwald. Ils secouèrent la tête d’un air pensif, et se firent signe l’un à l’autre qu’assurément j’avais le délire. On fit venir un chirurgien, qui me remit le bras avec succès ; puis il examina mes autres blessures, et me dit de n’avoir aucune appréhension de leurs suites : mais il m’ordonna de me tenir tranquille, et de me préparer à une cure ennuyeuse et pénible. Je lui répondis que pour espérer que je fusse tranquille, il fallait d’abord tâcher de me procurer des nouvelles d’une dame qui avait quitté Rosenwald avec moi la nuit précédente, et qui était à mon côté quand la voiture s’était brisée. Il sourit, et ne me répliqua qu’en me recommandant d’avoir l’esprit en repos, attendu qu’on aurait de moi tout le soin convenable. Comme il me quittait, l’hôtesse le rencontra à la porte de la chambre.

« Notre malade n’est pas tout à fait dans son bon sens, » entendis-je qu’il lui disait à voix basse : « c’est la conséquence naturelle de sa chute ; mais cela se passera bientôt. »

« Les paysans revinrent à l’auberge l’un après l’autre, et m’informèrent qu’on n’avait découvert aucune trace de mon infortunée maîtresse. Mon inquiétude alors devint du désespoir. Je les suppliai dans les termes les plus pressants de recommencer leurs recherches, doublant les récompenses que je leur avais déjà promises. — Mon air égaré et frénétique confirma les assistants dans l’idée que j’étais en délire. N’ayant point trouvé de vestiges de la dame, ils la crurent un être créé par mon cerveau échauffé et ne firent aucune attention à mes prières. Cependant l’hôtesse m’assura qu’on ferait une nouvelle perquisition ; mais j’ai su depuis que sa promesse n’avait eu d’autre but que de me calmer. On ne fit aucune autre démarche.

« Quoique mon bagage eût été laissé à Munich, aux soins de mon domestique français, comme je m’étais disposé à un long voyage, ma bourse était amplement garnie. D’ailleurs, mon équipage annonçait un homme de distinction ; et en conséquence on eut pour moi à l’auberge toutes les prévenances possibles. Les jours s’écoulaient : point de nouvelles d’Agnès. L’anxiété de la crainte fit place au découragement. Je cessai de me désoler, et je me plongeai dans un abîme de réflexions mélancoliques. Me voyant silencieux et tranquille, mes gardes-malades crurent que mon délire avait diminué et que ma maladie prenait une tournure favorable. Sur l’ordre du chirurgien, je pris une potion calmante ; et dès que la nuit vint, les personnes qui me gardaient se retirèrent et me laissèrent reposer.

« Je l’essayai en vain. L’agitation de mon âme chassait le sommeil. — L’esprit en mouvement, malgré la fatigue de mon corps, je n’avais fait que me tourner dans tous les sens, lorsque l’horloge du clocher voisin sonna « une heure. » Comme j’écoutais ce son creux et lugubre, et que je le suivais se perdant dans l’air, je sentis un frisson soudain se répandre sur mon corps. Je tremblais sans savoir pourquoi ; des gouttes froides me coulaient du front, et mes cheveux se hérissaient de frayeur. Tout à coup j’entendis des pas lents et lourds monter l’escalier. Involontairement je me mis sur mon séant et je tirai le rideau du lit. Une simple veilleuse, brûlant sur le foyer, jetait une faible lueur dans la chambre, qui était tendue d’une tapisserie. La porte s’ouvrit avec violence ; une figure entra, et s’approcha de mon lit d’un pas solennel et mesuré. Tremblant de crainte, j’examinai ce visiteur nocturne. Dieu tout puissant ! c’était la nonne sanglante ! c’était la compagne que j’avais perdue ! Son visage était toujours voilé, mais elle n’avait plus ni lampe ni poignard. Elle releva lentement son voile. Quel spectacle s’offrit à mes yeux stupéfaits ! j’avais devant moi un cadavre animé. Elle avait la mine longue et hagarde ; il n’y avait de sang ni dans ses joues ni dans ses lèvres ; la pâleur de la mort était répandue sur ses traits ; et ses prunelles, fixées obstinément sur moi, étaient ternes et creuses.

« Je contemplais le spectre avec une horreur trop grande pour être décrite ; mon sang était gelé dans mes veines. Je voulus appeler du secours, mais le son expira sur mes lèvres. Mes nerfs étaient comme garrottés dans une complète impuissance, et je restai dans la même attitude, inanimé comme une statue.

« Le fantôme de la nonne me considéra quelques minutes en silence ; il y avait quelque chose de pétrifiant dans son regard. Enfin, d’une voix sourde et sépulcrale, elle prononça les paroles suivantes :

« Raymond ! Raymond ! tu es à moi ! Raymond ! Raymond ! je suis à toi ! Tant que le sang coulera dans tes veines, je suis à toi ! tu es à moi ! À moi ton corps ! à moi ton âme ! »

« Je ne pouvais plus respirer d’épouvante en l’entendant répéter mes propres expressions. L’apparition s’assit en face de moi, au pied du lit, et resta muette. Ses yeux étaient constamment fixés sur les miens : ils semblaient doués de la propriété de ceux du serpent à sonnettes ; car j’essayais en vain de ne pas la voir. Mes yeux étaient fascinés, et je n’avais pas la force d’éviter ceux du spectre.

« Il demeura dans cette posture une grande heure sans parler ni bouger ; et j’étais moi-même hors d’état d’en rien faire. Enfin l’horloge sonna deux coups. L’apparition se leva et s’avança à côté du lit. Elle saisit de ses doigts glacés ma main qui pendait sans vie sur la couverture ; et, pressant ses froides lèvres sur les miennes, elle redit encore :

« Raymond ! Raymond ! tu es à moi ! Raymond ! Raymond ! je suis à toi ! » etc.

« Alors elle quitta ma main, sortit de la chambre à pas lents, et la porte se referma sur elle. Jusqu’à ce moment toutes les facultés de mon corps avaient été suspendues ; celles de mon âme seules étaient restées éveillées. Le charme venait de cesser d’opérer : le sang, qui s’était gelé dans mes veines, revint avec impétuosité à mon cœur ; je poussai un profond gémissement et retombai sans vie sur mon oreiller.

« La chambre voisine n’était séparée de la mienne que par une mince cloison ; elle était occupée par l’hôte et sa femme : il fut éveillé par mon gémissement, et entra en toute hâte chez moi ; l’hôtesse ne tarda pas à l’y suivre. Ils eurent quelque peine à me faire revenir de mon évanouissement, et ils envoyèrent aussitôt chercher le chirurgien, qui arriva en diligence. Il déclara que ma fièvre s’était beaucoup accrue, et que si je continuais à éprouver une si violente agitation, il n’oserait pas répondre de ma vie. Quelques remèdes qu’il me donna calmèrent un peu mes esprits. Je tombai dans une espèce d’assoupissement vers le point du jour, mais des rêves effrayants m’empêchèrent de retirer aucun bénéfice de mon repos. Agnès et la nonne sanglante se présentaient tour à tour à ma pensée, et s’unissaient pour me harasser et me tourmenter. Je m’éveillai sans être délassé ni rafraîchi. Ma fièvre paraissait plutôt avoir augmenté que diminué ; l’agitation de mon âme empêchait mes os fracturés de se reprendre. Je tombais fréquemment en faiblesse, et dans toute la journée le chirurgien ne crut pas devoir me quitter l’espace de deux heures.

« La singularité de mon aventure fit que je me déterminai à n’en parlera personne, ne pouvant espérer qu’une circonstance si étrange obtînt le moindre crédit. J’étais extrêmement inquiet d’Agnès. Je ne savais pas ce qu’elle avait pensé en ne me trouvant point au rendez-vous, et craignais qu’elle ne suspectât ma fidélité. Cependant je comptais sur l’exactitude de Théodore, et j’espérais que ma lettre à la baronne la convaincrait de la droiture de mes intentions. Ces considérations calmaient un peu mon anxiété ; mais l’impression laissée dans mon esprit par mon visiteur nocturne devenait plus forte de moment en moment. La nuit s’approchait : je redoutais son arrivée ; cependant je tâchais de me persuader que le fantôme n’apparaîtrait plus ; et, à tout événement, je demandai qu’un domestique restât dans ma chambre.

« La fatigue que j’éprouvais de n’avoir pas dormi la veille, jointe aux puissants narcotiques qu’on m’avait administrés à profusion, me procurèrent enfin ce repos dont j’avais si grand besoin. Je tombai dans un profond et calme assoupissement ; et j’avais déjà sommeillé quelques heures lorsque l’horloge du voisinage m’éveilla en sonnant « une heure. » Ce son rappela à ma mémoire toutes les horreurs de la nuit précédente. Le même frisson me saisit. Je me mis aussitôt sur mon séant, et j’aperçus le domestique dormant d’un sommeil de plomb dans un fauteuil près de moi. Je l’appelai par son nom : il ne répondit point. Je le secouai fortement par le bras et essayai un vain de réveiller : il fut parfaitement insensible à mes efforts. Alors j’entendis les pas pesants monter l’escalier ; la porte s’ouvrit, et la nonne sanglante reparut devant moi. — De nouveau mes membres furent enchaînés comme par une seconde enfance, de nouveau j’entendis répéter ces funestes paroles :

« Raymond ! Raymond ! tu es à moi ! Raymond ! Raymond ! je suis à toi ! » etc.

« La scène qui m’avait si douloureusement frappé la nuit d’avant se reproduisit. Le spectre pressa encore ses lèvres sur les miennes, il me toucha encore de ses doigts putréfiés, et, comme à sa première apparition, il quitta la chambre aussitôt que l’horloge frappa « deux heures. »

« Cela se répéta chaque nuit. Loin de m’accoutumer au fantôme, chaque visite nouvelle m’inspirait une plus grande horreur. Son image me poursuivait sans cesse, et je devins la proie d’une continuelle mélancolie. L’agitation constante de mon esprit retardait naturellement le rétablissement de ma santé. Plusieurs mois s’écoulèrent avant que je fusse en état de quitter le lit ; et lorsqu’enfin je passai sur un sofa, j’étais si faible, si abattu, si amaigri, que je ne pouvais pas traverser la chambre sans assistance. Les regards de mes domestiques indiquaient suffisamment le peu d’espoir qu’ils nourrissaient de ma guérison. La profonde tristesse qui m’accablait sans relâche fit que le chirurgien me considéra comme hypocondriaque. Je cachais soigneusement dans mon sein la cause de ma douleur, car je savais que personne ne pouvait m’offrir de remède. Le fantôme n’était pas même visible à d’autre œil qu’au mien. J’avais souvent fait veiller des domestiques dans ma chambre ; mais dès l’instant où l’horloge sonnait « une heure, » un sommeil irrésistible s’emparait d’eux et ne les quittait qu’au départ du fantôme.

« Vous pouvez être surpris que pendant tout ce temps je ne me sois pas procuré des nouvelles de votre sœur. Théodore, qui à grand’peine avait découvert ma demeure, m’avait rassuré sur elle ; en même temps il m’avait convaincu que toutes tentatives pour la tirer de captivité seraient inutiles tant que je ne serais pas en état de retourner en Espagne. Les particularités de l’aventure d’Agnès que je vais vous relater, je les tiens en partie de Théodore et en partie d’elle-même.

« La nuit fatale où son enlèvement devait avoir lieu, un contre-temps ne lui avait pas permis de quitter sa chambre à l’instant convenu. À la fin elle se hasarda à entrer dans la pièce du revenant ; elle descendit l’escalier qui conduisait à la salle, trouva les portes ouvertes ainsi qu’elle s’y attendait, et quitta le château sans avoir été vue. Quel fut son étonnement de ne pas me trouver prêt à la recevoir ! Elle examina la caverne, parcourut chaque allée du bois voisin, et passa deux heures entières dans cette vaine perquisition. Elle ne découvrait aucune trace ni de moi ni de la voiture. Alarmée et désappointée, sa seule ressource était de rentrer au château avant que la baronne ne remarquât son absence ; mais alors elle se trouva dans un nouvel embarras : l’horloge avait déjà frappé deux coups, l’heure consacrée au fantôme était passée, et le soigneux portier avait fermé la grande porte. Après bien des irrésolutions, elle s’aventura à frapper doucement. Par bonheur pour elle, Conrad était encore éveillé : il entendit le bruit, et se leva en grommelant d’être de nouveau dérangé. Il n’eut pas plus tôt ouvert un des battants et vu l’apparition supposée qui attendait derrière, qu’il jeta un grand cri et tomba sur ses genoux. Agnès profita de son effroi ; elle se glissa à côté de lui, vola chez elle, et s’étant dépouillée de son appareil de spectre, elle se mit au lit, essayant en vain de se rendre compte de ma disparition.

« Théodore, cependant, ayant vu ma voiture partir avec la fausse Agnès, s’en était retourné tout joyeux au village. — Le lendemain matin, il délivra Cunégonde et l’accompagna au château. Il y trouva le baron, sa femme et don Gaston qui discutaient la relation du portier. Ils s’accordaient tous trois à admettre l’existence des spectres, mais le dernier soutenait que frapper pour qu’on lui ouvrît, c’était de la part d’un fantôme un procédé jusqu’ici sans exemple et totalement incompatible avec la nature immatérielle d’un esprit. Leur discussion n’était point terminée lorsque le page parut avec Cunégonde et éclaircit le mystère. En entendant sa déposition, tout le monde tomba d’accord que l’Agnès que Théodore avait vue monter dans ma voiture devait être la nonne sanglante, et que le fantôme qui avait épouvanté Conrad n’était autre que la fille de don Gaston.

« Après le premier instant de surprise que causa cette découverte, la baronne résolut d’en profiter pour décider sa nièce à prendre le voile. Craignant que l’offre d’un si avantageux établissement ne fît renoncer don Gaston à son dessein, elle supprima ma lettre, et continua de me représenter comme un aventurier pauvre et inconnu. Une vanité puérile m’avait poussé à cacher mon vrai nom, même à ma maîtresse ; je voulais être aimé pour moi-même, et non comme fils et héritier du marquis de Las Cisternas. La conséquence fut que mon rang resta ignoré de tous au château, excepté de la baronne, et qu’elle eut bien soin de garder le secret pour elle seule. Don Gaston ayant approuvé le projet de sa sœur, Agnès fut appelée à comparaître devant eux. On l’accusa d’avoir médité une évasion, on l’obligea de tout avouer, et elle fut étonnée de la douceur avec laquelle on reçut cet aveu ; mais quelle fut son affliction lorsqu’on lui annonça que c’était par ma faute que son plan avait échoué ! Cunégonde, stylée par la baronne, dit qu’en la relâchant je l’avais chargée d’informer sa maîtresse que notre liaison en resterait là, que toute l’affaire avait été occasionnée par un faux rapport, et qu’il ne me convenait en aucune manière, dans ma position, d’épouser une femme sans fortune ni espérances.

« Ma disparition subite ne donnait que trop de vraisemblance à cette version. Théodore, qui aurait pu la contredire, avait été tenu à l’écart par l’ordre de doña Rodolpha. Ce qui confirma bien plus encore l’idée que j’étais un imposteur, ce fut l’arrivée d’une lettre de vous, dans laquelle vous déclariez que vous ne connaissiez personne du nom d’Alphonso d’Alvarada. Ces preuves apparentes de ma perfidie, appuyées des insinuations artificieuses de sa tante, de la flatterie de Cunégonde, et des menaces et de la colère de son père, triomphèrent entièrement de la répugnance de votre sœur pour le couvent. Irritée de ma conduite, et dégoûtée du monde en général, elle consentit à recevoir le voile. Elle passa au château de Lindenberg un autre mois, pendant lequel ma non apparition confirma sa résolution, et puis elle accompagna don Gaston en Espagne. Théodore fut remis alors en liberté. Il s’empressa d’aller à Munich, où j’avais promis de lui donner de mes nouvelles : mais apprenant de Lucas que je n’y étais point arrivé, il poursuivit ses recherches avec une infatigable persévérance, et enfin réussit à me rejoindre à Ratisbonne.

« J’étais tellement changé qu’il eut peine à reconnaître mes traits ; la douleur empreinte sur les siens témoignait suffisamment le vif intérêt qu’il prenait à moi. La société de cet aimable enfant, que j’avais toujours considéré plutôt comme un compagnon que comme un domestique, était ma seule consolation. Sa conversation était gaie, et pourtant sensée, et ses observations étaient fines et piquantes. Il avait plus d’acquit qu’on n’en a d’ordinaire à son âge ; mais ce qui m’était le plus agréable, c’est qu’il avait une voix délicieuse, et qu’il n’était pas du tout mauvais musicien. Il ne manquait pas non plus de goût pour la poésie, et il s’essayait même quelquefois à faire des vers ; il composait souvent de petites ballades en espagnol. Ses vers n’étaient que médiocres, je dois l’avouer ; mais ils me plaisaient par leur nouveauté, et les lui entendre chanter sur sa guitare était le seul amusement que je fusse capable de goûter. Théodore s’apercevait bien que quelque chose me minait l’esprit ; mais, comme je cachais même à lui la cause de mon chagrin, le respect ne lui permettait pas de s’immiscer dans mes secrets.

« Un soir, j’étais couché sur mon sofa et plongé dans des réflexions qui étaient loin d’être agréables ; Théodore s’amusait à regarder par la fenêtre une bataille entre deux postillons qui se querellaient dans la cour.

« Ah ! ah ! » s’écria-t-il tout à coup, « voici le grand Mogol ! »

« Qui ? » lui dis-je.

« Oh ! rien : un homme qui m’a tenu un étrange propos à Munich. »

« À quel sujet ? »

« À présent que vous m’y faites songer, señor, c’était une espèce de message pour vous ; mais vraiment il ne valait pas la peine qu’on s’en acquittât. Pour ma part, je crois que cet homme est fou. Quand je vins vous chercher à Munich, je le trouvai logé « au Roi des Romains, » et l’aubergiste me conta de singulières choses de lui. À son accent, on le suppose étranger, mais de quel pays, personne ne peut le dire. Il avait l’air de ne pas connaître une âme dans la ville ; il parlait très rarement, et jamais on ne le voyait sourire. Il n’avait ni domestiques, ni bagage ; mais sa bourse paraissait amplement garnie, et il faisait beaucoup de bien. Selon les uns, c’était un astrologue arabe ; selon d’autres, c’était un charlatan en voyage ; et plusieurs déclaraient que c’était le docteur Faust, que le diable avait renvoyé en Allemagne. Pourtant, l’aubergiste m’a dit qu’il avait les meilleures raisons de croire que c’était le grand Mogol gardant l’incognito. »

« Mais ce propos étrange, Théodore ? — »

« C’est vrai, j’avais presque oublié le propos. En vérité, quant à cela, ce n’aurait pas été une grande perte si je l’avais oublié tout à fait. Sachez donc, señor, qu’au moment où je questionnais l’aubergiste sur vous, l’étranger vint à passer ; il s’arrêta, et me regarda fixement. « Jeune homme, » dit-il d’une voix solennelle, « celui que vous cherchez a trouvé ce qu’il voudrait bien perdre. Ma main seule peut tarir le sang. Dites à votre maître de penser à moi quand l’horloge sonnera « une heure. »

« Comment ! » m’écriai-je en me levant brusquement du sofa. (Les paroles que répétait Théodore donnaient à penser que l’étranger était au fait de mon secret.) « Cours le chercher, mon enfant ! prie-le de m’accorder un moment d’entretien. »

« Théodore fut surpris de la vivacité de mon mouvement. Cependant il ne fit pas de questions, et se hâta de m’obéir. J’attendais son retour avec impatience. Peu de temps s’était écoulé lorsqu’il reparut et introduisit dans ma chambre l’hôte que j’attendais. C’était un homme d’un extérieur majestueux. Sa physionomie était fortement accentuée, et ses yeux étaient grands, noirs et étincelants ; mais il y avait dans son regard quelque chose qui, dès que je le vis, m’inspira une crainte, pour ne pas dire une horreur secrète. Il était habillé simplement, ses cheveux étaient sans poudre, et un bandeau de velours noir, qui ceignait son front, ajoutait encore au sombre de ses traits. Son visage portait les marques d’une profonde mélancolie, son pas était lent et son maintien grave, auguste et solennel.

« Il me salua avec politesse, et ayant répondu aux compliments ordinaires à toute présentation, il fit signe à Théodore de quitter la chambre. Le page se retira immédiatement.

« Je sais votre affaire, » dit-il, sans me donner le temps de parler. « J’ai le pouvoir de vous délivrer de votre visiteur nocturne ; mais cela ne peut pas être avant dimanche. À l’heure où commence le jour du repos, les esprits de ténèbres ont moins d’influence sur les mortels. Après samedi, la nonne ne vous visitera plus. »

« Ne puis-je vous demander, » lui dis-je, « par quel moyen vous êtes en possession d’un secret que j’ai soigneusement caché à tout le monde ? »

« Comment puis-je ignorer vos souffrances, quand j’en vois la cause en ce moment à côté de vous ? »

« Je tressaillis. L’étranger continua :

« Quoiqu’elle ne soit visible pour vous qu’une heure sur vingt-quatre, elle ne vous quitte ni jour ni nuit ; et elle ne vous quittera que lorsque vous aurez fait droit à sa requête. »

« Et quelle est cette requête ? »

« C’est à elle à vous l’expliquer ; je l’ignore. Attendez patiemment la nuit de samedi : alors tout s’éclaircira. »

« Je n’osai pas le presser davantage. Il changea bientôt de conversation et causa de différents sujets. Il cita des gens qui avaient cessé d’exister depuis plusieurs siècles, et qu’il paraissait avoir connus personnellement. Je ne pouvais pas nommer un pays si éloigné qu’il ne l’eût visité, et je ne me lassais pas d’admirer l’étendue et la variété de son instruction. Je fis la remarque qu’il devait avoir eu un plaisir infini à tant voyager, à voir et à connaître tant de choses. Il secoua tristement la tête.

« Personne, » répondit-il, « n’est à même de comprendre la misère de mon lot ! Le destin m’oblige d’être constamment en mouvement ; il ne m’est pas permis de passer plus de deux semaines dans le même endroit. Je n’ai pas d’amis dans le monde, et cet état d’agitation perpétuelle m’empêche d’en avoir. Je voudrais bien déposer le fardeau de ma déplorable existence, car j’envie ceux qui jouissent du repos de la tombe ; mais la mort m’échappe et fuit mes embrassements. En vain je me jette au devant du danger : je plonge dans l’océan, et les vagues me rejettent avec horreur sur le rivage ; je m’élance dans le feu, et les flammes reculent à mon approche ; je m’expose à la fureur des brigands, et leurs armes s’émoussent et se brisent sur mon sein ; le tigre affamé tremble à ma vue, et l’alligator s’enfuit devant un monstre plus affreux que lui. Dieu m’a scellé de son sceau, et toutes ses créatures respectent cette marque fatale. »

« Il mit la main au velours qui entourait sa tête. Il y avait dans ses yeux une expression de fureur, de désespoir et de malveillance qui me frappa d’horreur au fond de l’âme ; une convulsion irrésistible me fit frisonner. L’étranger s’en aperçut.

« Telle est la malédiction qui pèse sur moi, ? » continua-t-il : « je suis condamné à inspirer la terreur et l’aversion à tous ceux qui me voient ; déjà vous sentez l’influence du charme, et d’instants en instants vous la sentirez davantage. Je n’ajouterai pas à vos maux par ma présence : adieu, jusqu’à samedi ; aussitôt que la cloche sonnera minuit, attendez-vous à me voir à la porte de votre chambre. »

« À ces mots il partit, me laissant stupéfait du tour mystérieux de ses manières et de sa conversation. Sa promesse que je serais bientôt délivré des visites du fantôme produisit un bon effet sur ma constitution. Théodore, que je traitais plutôt comme un fils adoptif que comme un domestique, fut surpris à son tour de me voir meilleure mine. Il me félicita sur ce symptôme de rétablissement, et exprima sa joie de tout le bien que m’avait fait ma conférence avec le grand Mogol. Sur ma demande, j’appris que l’étranger avait déjà passé huit jours à Ratisbonne. D’après son propre calcul, il n’avait donc plus que six jours à y rester. Ce n’était que dans trois que nous devions être à samedi. Oh ! avec quelle impatience j’en attendis la venue ! Dans l’intervalle, la nonne sanglante continua ses visites nocturnes ; mais, espérant en être libéré dans peu, l’effet qu’elles produisaient sur moi était moins violent qu’auparavant.

« La nuit tant souhaitée arriva. Pour éviter d’exciter les soupçons, je me mis au lit à mon heure habituelle ; mais aussitôt que l’on m’eut laissé seul, je me rhabillai et me préparai à recevoir l’étranger. Minuit venait de sonner quand il entra dans ma chambre ; dans sa main était un petit coffre qu’il posa près du poêle. Il me salua sans parler : je lui rendis le compliment en observant le même silence. Alors il ouvrit le coffre. Le premier objet qu’il en sortit fut un petit crucifix de bois. Il se mit à genoux, le contempla avec tristesse, puis leva les yeux vers le ciel : il avait l’air de prier avec ferveur. Enfin il courba respectueusement la tête, baisa le crucifix trois fois, et quitta son humble posture. Ensuite il tira du coffre un gobelet couvert ; dedans était une liqueur qui avait l’air d’être du sang : il aspergea le plancher, et, y trempant un des bouts du crucifix, il traça un cercle au milieu de la chambre ; tout autour il plaça diverses reliques, des crânes, des ossements, etc. Je remarquai qu’il les disposait tous en forme de croix. Enfin il prit une grande Bible, et me fit signe de le suivre dans le cercle ; j’obéis.

« Ayez soin de ne pas proférer une syllabe ! » dit tout bas l’étranger ; « ne sortez pas du cercle, et, dans votre intérêt, ne vous avisez pas de me regarder au visage ! »

« Tenant le crucifix d’une main et de l’autre la Bible, il paraissait lire avec une profonde attention. L’horloge sonna une heure : j’entendis comme à l’ordinaire les pas de la nonne dans l’escalier ; mais je ne fus pas saisi de mon frisson accoutumé ; j’attendis son approche avec confiance. Elle entra dans la chambre, vint près du cercle et s’arrêta. — L’étranger marmotta quelques mots inintelligibles pour moi. Alors, relevant sa tête de dessus le livre et étendant le crucifix vers le fantôme, il dit d’un ton distinct et solennel :

« Béatrix ! Béatrix ! Béatrix ! »

« Que veux-tu ? » bégaya l’apparition d’une voix creuse.

« Quelle cause trouble ton sommeil ? pourquoi persécuter et torturer ce jeune homme ? que faut-il pour rendre le repos à ton esprit inquiet ? »

« Je n’ose le dire ! je ne dois pas le dire ! Je voudrais bien pouvoir reposer dans ma tombe, mais des ordres sévères me forcent de prolonger ma pénitence ! »

« Connais-tu ce sang ? sais-tu dans les veines de qui il coula ? Béatrix ! Béatrix ! en son nom, je te somme de me répondre ! »

« Je n’ose pas désobéir à mes maîtres. »

« Oses-tu me désobéir ? »

« Il parlait d’un ton impérieux, et il ôta son bandeau noir. En dépit de sa défense, la curiosité ne me permit pas de tenir les yeux baissés : je les levai, et je vis sur son front une croix de feu. Je ne puis m’expliquer l’horreur dont cette vue me pénétra, mais je n’ai jamais rien senti de pareil. Mes sens m’abandonnèrent un moment ; un effroi mystérieux domina mon courage ; et si l’exorciseur ne m’avait pris la main, je serais tombé hors du cercle.

« Quand je revins à moi, je m’aperçus que la croix de feu avait produit un effet non moins violent sur la nonne : sa contenance exprimait la vénération et l’horreur, et ses membres de fantôme s’entre-choquaient de crainte.

« Oui ! dit-elle enfin, « je tremble à ce signe ! je le respecte ! je vous obéis ! Sachez donc que mes os sont encore sans sépulture ; ils pourrissent dans l’obscurité du trou de Lindenberg. Nul autre que ce jeune homme n’a le droit de les déposer au tombeau. Ses lèvres m’ont cédé son corps et son âme : jamais je ne lui rendrai sa promesse, jamais il ne connaîtra plus une nuit exempte de terreur, à moins qu’il ne s’engage à recueillir mes os qui tombent en poudre, et à les déposer dans le caveau de famille de son château d’Andalousie. Alors, que trente messes soient dites pour le repos de mon âme, et je ne troublerai plus ce monde. À présent, laissez-moi partir : ces flammes sont dévorantes ! »

« Il abaissa lentement la main qui tenait le crucifix, et que jusqu’alors il avait dirigée sur elle. L’apparition courba la tête, et sa forme s’évanouit dans l’air. L’exorciseur me fit sortir du cercle. Il replaça la Bible, etc., dans le coffre, puis il s’adressa à moi, qui me tenais près de lui, muet de stupeur.

« Don Raymond, vous avez entendu à quelles conditions le repos vous est promis : c’est à vous de les remplir à la lettre. Pour moi, il ne me reste qu’à dissiper l’obscurité qui est encore répandue sur l’histoire du spectre, et qu’à vous apprendre que, de son vivant, Béatrix portait le nom de Las Cisternas ; c’était la grand’tante de votre grand-père. Étant votre parente, vous devez du respect à ses cendres, quoique l’énormité de ses crimes soit faite pour exciter votre aversion. Quant à la nature de ces crimes, personne plus que moi n’est capable de vous l’expliquer : j’ai connu personnellement le saint homme qui mit fin à ses désordres nocturnes dans le château de Lindenberg, et je tiens ce récit de sa propre bouche.

« Béatrix de Las Cisternas prit le voile de fort bonne heure, non de son propre choix, mais sur l’ordre exprès de ses parents. — Elle était trop jeune alors pour regretter les plaisirs dont ses vœux la privaient ; mais dès que son tempérament chaud et voluptueux commença à se développer, elle s’abandonna librement à l’entraînement de ses passions, et saisit la première occasion de les satisfaire. Cette occasion se présenta enfin, après maint obstacle qui n’avait fait qu’ajouter à la véhémence de ses désirs. Elle parvint à s’évader du couvent, et s’enfuit en Allemagne avec le baron de Lindenberg. Elle vécut plusieurs mois dans le château de son amant, en concubinage avoué. Toute la Bavière fut scandalisée de sa conduite imprudente et déréglée. Ses fêtes rivalisaient de luxe avec celles de Cléopâtre, et Lindenberg devint le théâtre de la débauche la plus effrénée. Non contente d’étaler l’incontinence d’une prostituée, elle fit profession d’athéisme : elle ne perdit pas une occasion de se moquer de ses vœux monastiques et de tourner en ridicule les cérémonies les plus sacrées de la religion.

« Avec un caractère si dépravé, elle ne pouvait longtemps borner son affection à un seul objet. Peu après son arrivée au château, le frère cadet du baron attira son attention par ses traits fortement prononcés, par sa taille gigantesque et par ses membres athlétiques. Elle n’était pas d’humeur à dissimuler longtemps ses inclinations ; mais elle trouva dans Othon de Lindenberg son égal en dépravation. Il répondit à sa passion tout juste assez pour l’accroître ; et quand il l’eut montée au point désiré, il exigea pour prix de son amour l’assassinat de son frère. La malheureuse acquiesça à cette horrible convention ; une nuit fut choisie pour faire le coup. Othon, qui résidait dans un petit domaine à peu de milles du château, promit qu’à une heure du matin il l’attendrait au trou de Lindenberg, qu’il amènerait avec lui une troupe d’amis sûrs à l’aide desquels il ne doutait pas d’être en état de se rendre maître du château, enfin que son premier soin serait de l’épouser. Ce fut cette dernière promesse qui surmonta tous les scrupules de Béatrix, attendu que, malgré sa tendresse pour elle, le baron avait déclaré positivement qu’il n’en ferait jamais sa femme.

« La nuit fatale arriva. Le baron dormait dans les bras de sa perfide maîtresse, quand l’horloge du château sonna « une heure. » Béatrix tira un poignard de dessous son oreiller, et le plongea dans le cœur de son amant. Le baron ne poussa qu’un gémissement effrayant, et expira. La meurtrière se hâta de quitter le lit, prit une lampe d’une main et de l’autre le sanglant poignard, et dirigea sa course vers la caverne. Le portier n’osa pas refuser d’ouvrir la porte à une personne qu’on redoutait plus au château que le seigneur même. Béatrix gagna sans obstacle le trou de Lindenberg, où, comme il l’avait promis, elle trouva Othon qui l’attendait. Il la reçut et écouta son récit avec transport ; mais avant qu’elle n’eût le temps de demander pourquoi il venait sans escorte, il la convainquit qu’il ne voulait aucun témoin de leur entrevue. Impatient de cacher la part qu’il avait dans le meurtre, et de se délivrer d’une femme dont le violent et atroce caractère le faisait trembler avec raison pour sa propre sûreté, il avait résolu de briser son coupable instrument. S’élançant tout à coup sur elle, il lui arracha le poignard de la main ; il le lui plongea au sein, encore tout fumant du sang de son frère, et lui ôta la vie à coups redoublés.

« Othon succéda à la baronnie de Lindenberg. Le meurtre ne fut attribué qu’à la nonne qui avait disparu, et personne ne le soupçonna d’avoir été l’instigateur de cette action. Mais si son crime ne fut pas puni des hommes la justice de Dieu ne le laissa point jouir en paix de ses honneurs tachés de sang. Les os de Béatrix étant restés sans sépulture dans la caverne, son âme errante continua d’habiter le château. Revêtue de ses habits religieux, en mémoire de ses vœux enfreints, armée du poignard qui avait bu le sang de don amant, et tenant la lampe qui avait guidé ses pas fugitifs, chaque nuit elle était debout devant le lit d’Othon. La plus effrayante confusion régnait dans le château. Les salles voûtées retentissaient de cris et de gémissements ; et le spectre, en rôdant le long des galeries, proférait un mélange incohérent de prières et de blasphèmes. Othon n’eut pas la force de soutenir le choc de cette vision épouvantable. L’horreur s’en accrut à chaque apparition nouvelle. Ses alarmes à la fin devinrent si intolérables, que son cœur se brisa, et qu’un matin, dans son lit, on le trouva entièrement privé de chaleur et de mouvement. Sa mort ne mit pas fin aux désordres nocturnes. Les os de Béatrix continuaient d’être privés de sépulture, et son ombre continua de hanter le château.

« Les domaines de Lindenberg échurent à un parent éloigné. Mais, terrifié des récits qu’on faisait de la nonne sanglante (c’est ainsi que le spectre était nommé par la multitude), le nouveau baron appela un célèbre exorciseur. Ce saint homme réussit à forcer la nonne à un repos temporaire ; mais, quoiqu’elle lui eût révélé son histoire, il n’avait pas la permission de la répéter, ni de faire transporter le squelette en terre sainte. Ce devoir vous était réservé ; et jusqu’à votre venue l’ombre était condamnée à errer dans le château et à déplorer le crime quelle y avait commis. Toutefois, l’exorciseur la contraignit au silence tout le temps qu’il vécut. Pendant cet intervalle la chambre où elle revenait fut fermée, et la nonne demeura invisible. Quand il fut mort, ce qui arriva cinq ans après, elle reparut, mais seulement une fois tous les cinq ans, le même jour et à la même heure où elle avait plongé son couteau dans le cœur de son amant endormi : elle visitait alors la caverne qui contenait son squelette poudreux ; elle rentrait au château dès que l’horloge sonnait deux heures, et on ne la voyait plus avant l’expiration des cinq années suivantes.

« Elle était condamnée à souffrir pendant un siècle. Cette période est révolue ; il ne reste plus qu’à déposer au tombeau les cendres de Béatrix. J’ai servi à vous délivrer du spectre qui vous torturait ; et au milieu de toutes les douleurs qui m’accablent, l’idée que je vous ai été de quelque utilité est une consolation. Jeune homme, adieu ! puisse l’ombre de votre parente jouir dans la tombe de ce repos que la vengeance du Tout-Puissant m’a interdit pour toujours ! »

« Ici l’étranger s’apprêtait à quitter l’appartement.

« Arrêtez un seul moment encore ! » dis-je. « Vous avez satisfait ma curiosité par rapport au spectre, mais vous m’en laissez dévoré d’une bien plus grande par rapport à vous. Daignez m’apprendre à qui je suis redevable de si réelles obligations. Vous parlez d’événements depuis longtemps passés et de gens morts depuis longtemps ; vous avez connu personnellement l’exorciseur, qui, d’après votre propre calcul, est décédé depuis près d’un siècle ; comment m’expliquer ceci ? que veut dire cette croix de feu sur votre front, et pourquoi sa vue m’a-t-elle frappé l’âme d’une telle horreur ? »

« Il refusa quelque temps de me satisfaire à ce sujet ; enfin, vaincu par mes prières, il consentit à me tout éclaircir, à condition que je remettrais cette explication au jour suivant ; je fus obligé d’accéder à sa demande, et il me quitta. Le lendemain matin, mon premier soin fut de m’enquérir du mystérieux étranger : figurez-vous mon désappointement quand j’appris qu’il était déjà parti de Ratisbonne ! Je dépêchai des messagers à sa poursuite, mais en vain ; on ne découvrit aucune trace du fugitif. Depuis ce moment je n’ai plus entendu parler de lui, et il est probable que je n’en entendrai jamais parler. »

Ici Lorenzo interrompit la narration de son ami.

« Comment ! » dit-il, « vous n’avez jamais découvert qui c’était ? vous n’avez pas même fait de conjecture ? »

« Pardonnez-moi, » répliqua le marquis : « quand je racontai cette aventure à mon oncle, le cardinal-duc, il me dit qu’il n’avait aucun doute que cet homme étrange ne fût le personnage célèbre connu universellement sous le nom du juif errant. La défense qui lui est faite du passer plus de quatorze jours dans le même lieu, la croix de feu empreinte sur son front, l’effet qu’elle produit sur ceux qui la regardent, et plusieurs autres circonstances, donnent à cette supposition le caractère de la vérité. Le cardinal en est pleinement persuadé ; et, pour ma part, je suis porté à adopter la seule solution qui se présente de cette énigme. Je reviens au récit dont je me suis écarté.

« À dater de cette époque, ma santé se rétablit avec une rapidité qui étonna mes médecins. — La nonne sanglante ne parut plus, et je fus bientôt en état du partir pour Lindenberg. Le baron me reçut à bras ouverts. Je lui confiai la suite de mon aventure, et il ne fut pas peu charmé d’apprendre que sa demeure ne serait pas troublée plus longtemps des visites quinquennales du fantôme. Je remarquai avec chagrin que l’absence n’avait pas affaibli l’imprudente passion de doña Rodolpha. Dans un entretien particulier que j’eus avec elle pendant mon court séjour au château, elle renouvela ses tentatives pour me décider à payer sa tendresse de retour ; mais je la regardais comme la cause première de toutes mes souffrances, et elle ne m’inspirait pas d’autre sentiment que le dégoût. Le squelette de Béatrix fut trouvé à l’endroit qu’elle avait désigné. Comme c’était tout ce que j’étais venu chercher à Lindenberg, je me hâtai de quitter les domaines du baron, pressé que j’étais également d’accomplir les obsèques de la nonne assassinée et d’échapper aux importunités d’une femme que je détestais. Je partis, suivi des menaces de doña Rodolpha qui me prédit que mon dédain ne serait pas longtemps impuni.

« Je tournai mes pas en toute diligence vers l’Espagne. Lucas m’avait rejoint avec mon bagage pendant mon séjour à Lindenberg. J’arrivai sans accident dans mon pays natal, et je me rendis immédiatement au château de mon père en Andalousie. Les restes de Béatrix furent déposés dans le caveau de notre famille, je fis célébrer toutes les cérémonies requises et dire le nombre de messes qu’elle avait réclamé. Rien ne m’empêchait plus d’employer tous mes efforts à découvrir la retraite d’Agnès. La baronne m’avait assuré que sa nièce avait déjà pris le voile : je soupçonnais cette nouvelle d’avoir été fabriquée par jalousie, et j’espérais trouver encore ma maîtresse libre d’accepter ma main. Je m’enquis de sa famille : j’appris qu’avant que sa fille pût atteindre Madrid, doña Inésilla était morte. Vous, mon cher Lorenzo, on vous disait en voyage, mais où, je ne pus le savoir ; votre père était dans une province éloignée, en visite chez le duc de Médina ; et quant à Agnès, personne ne pouvait ou ne voulait m’instruire de ce qu’elle était devenue. Théodore, conformément à sa promesse, était retourné à Strasbourg, où il trouva son grand-père mort et Marguerite en possession de l’héritage. Toutes les instances qu’elle lui fit pour le retenir furent infructueuses : il la quitta de nouveau et me suivit à Madrid. Il se mit en quatre pour seconder mes recherches ; mais nos efforts réunis n’obtinrent pas de succès ; la retraite qui cachait Agnès resta un mystère impénétrable, et je commençai à abandonner tout espoir de la retrouver.

« Il y a environ huit mois, je revenais à mon hôtel, l’humeur mélancolique, après avoir passé la soirée au spectacle. La nuit était sombre, et j’étais sans suite ; plongé dans des réflexions qui étaient loin d’être agréables, je ne m’aperçus que trois hommes m’avaient suivi depuis le théâtre que lorsqu’au détour d’une rue déserte, ils m’attaquèrent tous à la fois avec une furie extrême. Je reculai de quelques pas, je tirai l’épée et jetai mon manteau sur mon bras gauche ; l’obscurité de la nuit me favorisait. Pour la plupart, les coups des assassins étant portés au hasard, ne réussirent pas à m’atteindre ; enfin je fus assez heureux pour étendre à mes pieds un de mes adversaires ; mais avant cela j’avais déjà reçu tant de blessures et j’étais pressé si chaudement, que ma perte aurait été inévitable si le cliquetis des épées n’eût attiré un cavalier à mon aide. Il courut vers moi l’épée nue ; plusieurs domestiques le suivaient avec des torches : son arrivée rendit le combat égal. Pourtant les spadassins ne voulurent abandonner leur dessein que lorsque les valets furent sur le point de nous rejoindre. Alors ils s’enfuirent, et nous les perdîmes dans l’obscurité.

« L’étranger s’adressa à moi avec politesse, et s’informa si j’étais blessé. Affaibli par la perte de mon sang, je pus à peine le remercier de son assistance opportune et le jurer de me faire porter par quelques uns de ses gens à l’hôtel de Las Cisternas. Je n’eus pas plus tôt prononcé ce nom qu’il se donna pour une connaissance de mon père, et déclara qu’il ne permettrait pas que je fusse transporté à une telle distance avant qu’on eût examiné mes blessures. Il ajouta que sa maison était tout près de là, et me demanda de l’y accompagner. Ses instances étaient si pressantes que je ne pus rejeter son offre ; et m’appuyant sur son bras, peu de minutes m’amenèrent devant un magnifique hôtel.

« Quand nous entrâmes dans la maison, un vieux domestique à tête grise vint à la rencontre de mon guide : il s’informa quand le duc son maître avait l’intention de quitter la campagne, et il lui fut répondu que le duc y resterait encore quelques mois. Mon libérateur ordonna qu’on fît venir sans délai le chirurgien de sa famille ; on obéit à ses ordres. Je fus placé sur un sofa dans un somptueux appartement, et mes blessures ayant été examinées, furent déclarées fort légères. Néanmoins le chirurgien me recommanda de ne pas m’exposer à l’air de la nuit ; et l’étranger me pressa tellement de prendre un lit dans sa maison que je consentis à rester où j’étais.

« Laissé seul avec mon sauveur, je saisis cette occasion de le remercier en termes plus formels que je n’avais fait jusqu’alors : mais il me pria de ne pas parler de cela.

« Je m’estime heureux, » dit-il, « d’avoir été à même de vous rendre ce petit service, et j’aurai une obligation éternelle à ma fille de m’avoir retenu si longtemps au couvent de Sainte-Claire. J’ai toujours eu une haute estime pour le marquis de Las Cisternas, quoique les circonstances ne nous aient pas permis de nous lier autant que je l’aurais désiré, et je me réjouis de trouver une occasion de faire connaissance avec son fils. Je suis certain que mon frère, chez qui vous êtes, sera désolé de ne s’être pas trouvé à Madrid pour vous recevoir lui-même ; mais, en l’absence du duc, je suis le maître de la maison, et je puis vous assurer, en son nom, que tout ce que contient l’hôtel de Médina est parfaitement à votre disposition. »

« Figurez-vous ma surprise, Lorenzo, quand je découvris dans la personne de mon libérateur don Gaston de Médina. Elle ne pouvait être égalée que par ma secrète satisfaction de savoir qu’Agnès habitait le couvent de Sainte-Claire. Cette dernière sensation ne fut pas médiocrement affaiblie lorsque, en réponse aux questions que je faisais d’un air d’indifférence, il me dit que sa fille avait réellement pris le voile. Je ne souffris pas que mon chagrin de cette nouvelle prît racine dans mon esprit ; je me flattais de l’idée que le crédit de mon oncle à la cour de Rome écarterait cet obstacle, et que j’obtiendrais sans difficulté pour ma maîtresse la révocation de ses vœux. Soutenu par cette espérance, je calmai le malaise de mon âme, et je redoublai d’efforts pour paraître reconnaissant des prévenances de don Gaston et charmé de sa société.

« Un domestique, en ce moment, entra dans la chambre, et m’annonça que le spadassin que j’avais blessé donnait quelques signes de vie. Je demandai qu’on le conduisît à l’hôtel de mon père, et dis qu’aussitôt qu’il aurait recouvré la parole je l’interrogerais sur les motifs qu’il avait eus d’attenter à ma vie. On me répondit qu’il était déjà en état de parler, quoique avec peine. Don Gaston vint me presser de questionner l’assassin en sa présence ; mais j’avais deux raisons de ne pas me soucier de satisfaire sa curiosité : la première, c’est que, soupçonnant d’où venait le coup, il me répugnait de dévoiler aux yeux de don Gaston le crime d’une sœur ; la seconde était ma crainte d’être reconnu pour Alphonse d’Alvarada, et de voir prendre en conséquence des précautions pour me tenir séparé d’Agnès. Avouer ma passion pour sa fille et entreprendre de le faire entrer dans mes projets, d’après ce que je savais du caractère de don Gaston, c’eût été une démarche imprudente ; et, considérant combien il était essentiel qu’il ne me connût pas sons un autre nom que celui de comte de Las Cisternas, j’étais déterminé à ne pas lui laisser écouter la confession du spadassin. Je lui donnai à entendre que, comme cette affaire m’avait tout l’air de concerner une dame dont le nom pourrait bien échapper à l’assassin, il était nécessaire que j’interrogeasse cet homme en particulier. La délicatesse de don Gaston ne lui permit pas d’insister, et le spadassin fut transporté à mon hôtel.

« Le lendemain matin, je pris congé de mon hôte, qui devait retourner vers le duc le même jour. Mes blessures étaient si peu de chose que, sauf l’obligation de porter mon bras en écharpe pour peu de temps, je ne me ressentis pas de mon aventure nocturne. Le chirurgien qui avait sondé celles du spadassin les déclara mortelles : en effet, le malheureux eut à peine le temps de confesser qu’il avait été poussé à m’assassiner par la vindicative doña Rodolpha, et il expira peu d’instants après.

« Mes pensées n’eurent plus d’autre objet que de me procurer une entrevue avec mon adorable nonne. Théodore se mit à l’œuvre, et, cette fois, avec plus de succès. Il assiégea le jardinier de Sainte-Claire de tant de cadeaux et de promesses que le vieillard fut mis entièrement dans mes intérêts, et il fut arrêté que je serais introduit dans le couvent en me faisant passer pour son aide. Le plan fut mis à exécution sans délai. Déguisé sous des habits grossiers, et un de mes yeux couvert d’un noir emplâtre, je fus présenté à la dame abbesse, qui daigna approuver le choix du jardinier. J’entrai immédiatement en fonctions. La botanique ayant été une de mes études favorites, je ne me trouvai nullement embarrassé de ma nouvelle position. Pendant plusieurs jours je continuai de travailler dans le jardin du couvent sans rencontrer l’objet de mon déguisement. Le matin du quatrième jour je fus plus heureux, j’entendis la voix d’Agnès, et je courais vers le son quand la vue de la supérieure m’arrêta. Je reculai avec précaution, et me cachai derrière un tronc d’arbre.

« L’abbesse avança, et s’assit avec Agnès sur un banc à peu de distance. Je l’entendis, d’un ton mécontent, blâmer la continuelle mélancolie de sa compagne. Elle lui dit que pleurer la perte d’un amant, dans sa situation, était un crime ; mais que pleurer celle d’un perfide était le comble de la folie et de l’absurdité. Agnès répondit si bas que je ne pus distinguer ses paroles, mais son ton était celui de la douceur et de la soumission. La conversation fut interrompue par l’arrivée d’une jeune pensionnaire qui informa la supérieure qu’on l’attendait au parloir. La vieille dame se leva, baisa la joue d’Agnès et se retira. La nouvelle venue resta. Agnès lui parla beaucoup à la louange de quelqu’un, je ne pus deviner qui ; mais son interlocutrice avait l’air d’être enchantée et de s’intéresser fort à l’entretien. Agnès lui montra plusieurs lettres : l’autre les parcourut avec un plaisir évident, obtint la permission de les copier, et se retira dans ce dessein, à ma grande satisfaction.

« Elle ne fut pas plus tôt hors de vue que je quittai ma cachette. De peur d’alarmer mon aimable maîtresse, je m’avançai doucement vers elle, voulant me découvrir par degrés ; mais qui peut un moment tromper les yeux de l’amour ? Elle leva la tête à mon approche, et me reconnut du premier coup d’œil, en dépit de mon déguisement. Elle se leva précipitamment de son siège avec une exclamation de surprise et essaya de s’enfuir ; mais je la suivis, je la retins et la suppliai de m’entendre. Persuadée de ma fausseté, elle refusa de m’écouter et m’ordonna positivement de quitter le jardin. Ce fut alors mon tour de refuser. Je protestai que, quelque dangereuses que pussent être les conséquences, je ne la laisserais pas qu’elle n’eût entendu ma justification. Je l’assurai qu’elle avait été abusée par les artifices de ses parents ; que je la convaincrais, à n’en pouvoir douter, que ma passion avait été pure et désintéressée ; et je lui demandai ce qui m’aurait engagé à la chercher jusque dans ce couvent si j’étais influencé par les motifs égoïstes que mes ennemis m’avaient attribués.

« Mes prières, mes arguments et mes serments de ne la point quitter qu’elle n’eût promis de m’écouter, joints à sa frayeur que les nonnes ne me vissent avec elle, à sa curiosité naturelle et à l’affection qu’elle sentait toujours pour moi malgré mon prétendu abandon, prévalurent enfin. Elle me dit que m’accorder ma demande en ce moment était impossible ; mais elle s’engagea à être dans le même lieu à onze heures du soir, et à avoir avec moi un dernier entretien. Ayant obtenu cette promesse, je lâchai sa main, et elle s’enfuit avec rapidité vers le couvent.

« Je fis part de mon succès à mon allié, le vieux jardinier : il m’indiqua une cachette où je pourrais rester jusqu’à la nuit sans crainte d’être découvert. Je m’y retirai à l’heure où j’aurais dû partir avec mon maître supposé, et j’attendis impatiemment l’instant du rendez-vous. Le froid de la nuit me fut favorable, car il retint les autres nonnes dans leurs cellules. Agnès seule fut insensible à l’inclémence de l’air, et avant onze heures elle me rejoignit au lieu témoin de notre première entrevue. Ne redoutant pas d’interruption, je lui racontai la cause véritable de ma disparition lors de ce fatal 5 mai. Elle fut évidemment très affectée de mon récit. Quand il fut terminé, elle avoua l’injustice de ses soupçons et se blâma d’avoir pris le voile par désespoir de mon ingratitude.

« Mais à présent il est trop tard pour se repentir ! » ajouta-t-elle ; « le dé est jeté, j’ai prononcé mes vœux, et je me suis consacrée au service du ciel. Je sens combien je suis peu faite pour le couvent. Mon dégoût de la vie monastique croît chaque jour ; l’ennui et le mécontentement sont mes compagnons assidus, et je ne vous cacherai pas que la passion que j’ai éprouvée précédemment pour quelqu’un qui était si près d’être mon mari n’est pas encore éteinte dans mon sein ; mais il faut fuir ! une barrière insurmontable nous sépare l’un de l’autre, et de ce côté du tombeau nous ne devons plus nous revoir. »

« Je m’efforçai de lui prouver que notre union n’était pas si impossible qu’elle semblait le penser ; je lui vantai l’influence du cardinal-duc de Lerme à la cour de Rome ; je l’assurai que j’obtiendrais aisément la révocation de ses vœux ; et je ne mis pas en doute que don Gaston n’entrât dans mes vues lorsqu’il connaîtrait mon nom réel et mon long attachement. Agnès répliqua que, pour entretenir une telle espérance, il fallait que je connusse bien peu son père. Généreux et bon sous tout autre rapport, la superstition faisait seule une tache sur son caractère ; sur ce chapitre il était inflexible : il sacrifiait ses plus chers intérêts à ses scrupules, et considérerait comme une insulte de le supposer capable d’autoriser sa fille à enfreindre le vœu qu’elle avait fait au ciel.

« Mais, » interrompis-je, « en supposant qu’il désapprouvât notre union, laissez-le dans l’ignorance de mes démarches jusqu’à ce que je vous aie délivrée de la prison où vous êtes retenue. Une fois ma femme, vous n’êtes plus dans sa dépendance. Je n’ai besoin d’aucune assistance pécuniaire ; et lorsqu’il verra l’inutilité de son ressentiment, il vous rendra certainement ses bonnes grâces. Mais cavons au pis : quand don Gaston serait implacable, mes parents s’efforceront à l’envi de vous faire oublier sa perte, et mon père remplacera pour vous celui dont je vous aurai privé. »

« Don Raymond, » repartit Agnès d’une voix ferme et résolue, « j’aime mon père : ce n’est que dans cette seule circonstance qu’il m’a traitée durement ; mais, à cela près, j’ai reçu de lui tant de preuves d’amour que sa tendresse est devenue nécessaire à mon existence. Si je quittais le couvent, il ne me pardonnerait jamais, et je ne puis m’empêcher de frémir à l’idée qu’il me maudirait au lit de mort. D’ailleurs je sens moi-même que mes vœux me lient. J’ai contracté un engagement volontaire avec le ciel : je ne puis le rompre sans crime. Bannissez donc de votre esprit la pensée que nous pouvons jamais être unis. Je suis vouée à la religion ; et quoique je puisse gémir de notre séparation, je mettrais moi-même obstacle à un projet qui, je le sens, me rendrait coupable. »

« Je tâchai de triompher de ces scrupules mal fondés. Nous étions encore à discuter ce sujet, lorsque la cloche du couvent appela les nonnes à matines. Agnès fut obligée de s’y rendre ; mais elle ne me quitta pas sans que je lui eusse fait promettre que, la nuit suivante, elle serait au même endroit à la même heure. Ces entrevues continuèrent sans interruption pendant quelques semaines ; et c’est maintenant, Lorenzo, que j’ai à implorer votre indulgence ; réfléchissez à notre situation, à notre jeunesse, à notre long attachement ; pesez toutes les circonstances qui accompagnaient nos rendez-vous, et vous conviendrez que la tentation était irrésistible ; vous pardonnerez même quand je confesserai que, dans un moment d’oubli, l’honneur d’Agnès fut sacrifié à ma passion. »

Les yeux de Lorenzo étincelèrent de courroux ; une rougeur foncée se répandit sur son visage ; il se leva de son siège et essaya de tirer son épée. Le marquis vit son mouvement, et prit sa main qu’il serra affectueusement.

« Mon ami ! mon frère ! entendez-moi jusqu’au bout ! jusque-là modérez votre colère ; et soyez du moins convaincu que, si ce que je vous ai raconté est criminel, le blâme doit tomber sur moi et non sur votre sœur. »

Lorenzo se laissa apaiser par les prières de don Raymond : il reprit sa place, et écoula le reste du récit d’un air sombre et impatient. Le marquis continua ainsi :

« Après les premiers transports de la passion, Agnès, revenue à elle, s’arracha de mes bras avec horreur. Elle m’appela séducteur infâme, m’accabla des plus amers reproches, et se frappa le sein dans tout l’égarement du délire. Honteux de mon imprudence, je savais à peine que dire pour m’excuser. Je m’efforçai de la consoler ; je me jetai à ses pieds et j’implorai son pardon. Elle me retira sa main, que j’avais prise et que je voulais presser sur mes lèvres.

« Ne me touchez pas ! » cria-t-elle avec une violence qui m’effraya. « Monstre de perfidie et d’ingratitude, combien j’ai été trompée sur vous ! Je vous regardais comme mon ami, mon protecteur ; je me mettais entre vos mains avec confiance, et, comptant sur votre honneur, je pensais que le mien ne courait aucun risque : et c’est vous, vous que j’adorais, qui me couvrez d’infamie ! c’est vous qui m’avez entraînée à manquer au serment que j’ai fait à Dieu ! c’est par vous que je suis tombée au niveau des femmes les plus viles ! Honte à vous, misérable ! Vous ne me verrez plus ! »

« Elle s’élança du banc où elle était assise. J’essayai de la retenir, mais elle se dégagea avec violence et se réfugia dans le couvent.

« Je me retirai plein de confusion et d’inquiétude. Le lendemain matin, je ne manquai pas de paraître au jardin comme d’habitude ; mais Agnès ne s’y montra pas. Le soir, je l’attendis à l’endroit où nous nous rencontrions généralement : je n’eus pas plus de succès. Plusieurs jours et plusieurs nuits se passèrent de la même manière. Enfin je vis ma maîtresse offensée traverser l’allée au bord de laquelle je travaillais : elle était accompagnée de la jeune pensionnaire avec qui je l’avais déjà vue, et sur le bras de laquelle elle semblait obligée de s’appuyer par faiblesse. Elle jeta un regard sur moi, et aussitôt elle détourna la tête. J’attendis son retour ; mais elle passa sans m’accorder la moindre attention, ni aux regards repentants dont j’implorais mon pardon.

« Aussitôt que les nonnes se furent retirées, le vieux jardinier m’accosta d’un air chagrin.

« Señor, » dit-il, « je suis fâché de vous dire que je ne peux plus vous être utile : la dame que vous aviez coutume de rencontrer vient de m’assurer que, si je vous introduisais encore dans le jardin, elle découvrirait toute l’affaire à la dame abbesse. Elle m’a chargé de vous dire aussi que votre présence était une insulte, et que si vous aviez encore le moindre égard pour elle, vous ne tenteriez plus jamais de la voir. Excusez-moi donc de vous annoncer que je ne puis favoriser plus longtemps votre déguisement. Si la supérieure apprenait ma conduite, elle pourrait ne pas se contenter de m’ôter ma place : par vengeance, elle pourrait m’accuser d’avoir profané le couvent, et me faire jeter dans les prisons de l’inquisition. »

« Mes efforts pour combattre sa résolution furent infructueux ; il me refusa désormais toute entrée au jardin, et Agnès persista à ne vouloir plus me voir ni me donner de ses nouvelles. Environ quinze jours après, une maladie violente dont mon père fut pris m’obligea de partir pour l’Andalousie. Je fis diligence, et, comme je supposais, je trouvai le marquis à l’article de la mort. Quoique, dès les premiers symptômes, son mal eût été déclaré mortel, il languit plusieurs mois : pendant tout ce temps mes devoirs de garde-malade, et l’ordre à mettre dans ses affaires après son décès, ne me permirent pas de quitter l’Andalousie. Il y a quatre jours je suis revenu à Madrid, et, en arrivant à mon hôtel, j’y ai trouvé cette lettre qui ni attendait. »

Ici le marquis prit dans le tiroir d’un secrétaire un papier plié qu’il présenta à Lorenzo. Celui-ci l’ouvrit, et reconnut la main de sa sœur. Elle écrivait ce qui suit :

« Dans quel abîme de misère vous m’avez plongée ! Raymond, vous me forcez de devenir aussi criminelle que vous. J’avais résolu de ne plus vous voir, de vous oublier s’il m’était possible ; sinon, de ne penser à vous qu’avec haine. Un être, pour qui je sens déjà une tendresse de mère, me sollicite de pardonner à mon séducteur et de réclamer de son amour un moyen de salut. Raymond, votre enfant vit dans mon sein. Je tremble à l’idée de la vengeance de l’abbesse ; je tremble beaucoup pour moi, mais plus encore pour l’innocente créature dont l’existence dépend de la mienne. Nous sommes perdus tous doux si mon état se découvre. Conseillez-moi donc ce que je dois faire, mais ne cherchez point à me voir. Le jardinier qui se charge de vous remettre ceci est renvoyé, et nous n’avons rien à espérer de ce côté : l’homme qui le remplace est d’une fidélité incorruptible. Le meilleur moyen de me faire parvenir votre réponse est de la cacher sous la grande statue de saint François, qui est dans la cathédrale des Capucins ; tous les jeudis j’y vais à confesse, et je trouverai facilement l’occasion de prendre votre lettre. J’apprends que vous êtes absent de Madrid. Ai-je besoin de vous prier de m’écrire aussitôt votre retour ? Je ne le pense pas. Ah ! Raymond ! ma situation est cruelle ! trompée par mes plus proches parents, forcée d’embrasser une profession pour laquelle je n’ai point de vocation, pénétrée de la sainteté des devoirs qu’elle m’imposait, et entraînée à les violer par celui que je soupçonnais le moins de perfidie, je suis maintenant obligée par les circonstances de choisir entre la mort et le parjure. La timidité de la femme et l’affection maternelle ne me permettent pas d’hésiter dans mon choix. Je sens le crime où je me plonge en adoptant le plan que vous m’aviez d’abord proposé. La mort de mon pauvre père, qui est arrivée depuis que nous ne nous sommes vus, a écarté un obstacle ; il dort dans son tombeau, et je ne crains plus sa colère. Mais celle de Dieu, ô Raymond ! qui m’en garantira ? qui peut me protéger contre ma conscience, contre moi-même ? Je n’ose m’appesantir sur ces idées, elles me rendront folle. J’ai pris ma résolution. Obtenez la révocation de mes vœux : je suis proie à fuir avec vous. Écrivez-moi, ô mon époux ! dites-moi que l’absence n’a pas affaibli votre amour ! dites-moi que vous soustrairez à la mort l’enfant qui va vous naître et sa mère infortunée ! Je vis dans toute l’agonie de la terreur ; chaque œil qui se fixe sur moi me semble lire mon secret et ma honte ; et vous êtes la cause de ces angoisses ! Oh ! quand mon cœur commença à vous aimer, qu’il soupçonnait peu que vous lui feriez éprouver de telles tortures !

Agnès. »

Ayant lu cette lettre, Lorenzo la rendit en silence. Le marquis la remit dans le secrétaire et continua :

« Ma joie fut excessive à cette nouvelle si ardemment désirée et si peu attendue. Mon plan fut bientôt combiné. — Quand don Gaston me découvrit la retraite de sa fille, je n’avais pas mis en doute qu’elle serait disposée à quitter le couvent. J’avais donc confié toute l’affaire au cardinal-duc de Lerme, qui s’était immédiatement occupé d’obtenir la bulle nécessaire. Par bonheur, j’avais depuis négligé d’arrêter ses démarches. Dernièrement une lettre de lui m’a annoncé qu’il s’attendait de jour en jour à recevoir l’ordre de la cour de Rome. Je me serais volontiers reposé sur cet espoir ; mais le cardinal ajoutait que je devais trouver quelque moyen de retirer Agnès du couvent à l’insu de la supérieure. Il ne doutait pas que cette dernière ne fût fort irritée que sa communauté perdît une personne d’un si haut rang, et qu’elle ne considérât la renonciation d’Agnès comme une insulte pour sa maison. Il la représentait comme une femme d’un caractère violent et vindicatif, et capable de pousser les choses aux dernières extrémités. Il y avait donc lieu de craindre qu’en retenant Agnès au couvent elle ne frustrât mon attente et n’éludât l’ordre du pape. Cédant à cette considération, je résolus d’enlever ma maîtresse, et de la cacher dans les terres du cardinal-duc jusqu’à l’arrivée de la bulle. Il approuva mon dessein, et se déclara prêt à donner asile à la fugitive. Alors je fis arrêter secrètement le nouveau jardinier de Sainte-Claire, et je l’enfermai dans mon hôtel. Par ce moyen je devins maître de la clef de la porte du jardin, et je n’eus plus rien à faire qu’à préparer Agnès à son évasion. Je l’ai fait par la lettre que vous m’avez vu déposer ce soir ; je lui ai dit que je serais prêt à la recevoir demain à minuit, que je m’étais procuré la clef du jardin, et qu’elle pouvait compter sur une prompte délivrance.

« Lorenzo, vous avez entendu tout entier le long récit que j’avais à vous faire. Je n’ai rien à dire pour mon excuse, si ce n’est que mes intentions à l’égard de votre sœur n’ont pas cessé d’être des plus honorables, que ça toujours été et que c’est encore mon projet d’en faire ma femme ; et j’ai confiance que lorsque vous prendrez en considération les circonstances, notre jeunesse et notre attachement, non seulement vous excuserez un instant d’erreur, mais vous m’aiderez à réparer mes torts envers Agnès, et à m’assurer un titre légitime à sa possession et à celle de son cœur. »