Traduction par Léon de Wailly.
H.-L. Dolloye, éditeur (Tome 1p. 92-131).


CHAPITRE III.


Voilà les brigands que les voyageurs craignent si fort. — Plusieurs d’entre eux sont des gens bien nés que la furie d’une jeunesse indisciplinée a chassés de la société des hommes respectables.
Les deux Véronais. Shakespeare.
Séparateur


Le marquis et Lorenzo se rendaient en silence à l’hôtel de Las Cisternas. Le premier était occupé à se rappeler chaque circonstance dont le récit pouvait donner à Lorenzo une idée plus favorable de sa liaison avec Agnès. Le dernier, justement alarmé pour l’honneur de sa famille, se sentait embarrassé de la présence du marquis : après l’aventure dont il venait d’être témoin, il ne pouvait pas le traiter en ami ; mais, choisi pour arbitre des intérêts d’Antonia, il comprenait que le traiter en ennemi serait impolitique. Il conclut de ces réflexions, qu’un profond silence serait le plan le plus sage, et il attendait avec impatience l’explication de don Raymond.

Ils arrivèrent enfin à l’hôtel. Le marquis le conduisit aussitôt à son appartement, et commença à exprimer sa satisfaction de le rencontrer à Madrid. Lorenzo l’interrompit.

« Excusez-moi, seigneur, » dit-il d’un air de réserve, « si je réponds avec quelque froideur aux égards que vous me témoignez. L’honneur d’une sœur est compromis dans cette affaire : tant que je ne serai pas fixé sur ce point et éclairé sur le but de votre correspondance avec Agnès, je ne puis vous considérer comme mon ami. Je suis impatient de savoir le motif de votre conduite, et j’espère que vous ne différerez pas l’éclaircissement que vous m’avez promis. »

« Auparavant, donnez-moi votre parole que vous m’écouterez patiemment et avec indulgence. »

« J’aime trop ma sœur pour la juger rigoureusement ; et jusqu’à ce jour je n’ai pas eu d’ami qui me fût plus cher que vous. J’avouerai de plus, que le pouvoir que vous avez de m’obliger dans une affaire qui me tient fort au cœur, me fait désirer ardemment que vous soyez toujours digne de mon estime. »

« Lorenzo, vous me ravissez ; vous ne pouvez me faire un plus grand plaisir que de me procurer l’occasion d’être utile au frère d’Agnès. »

« Prouvez-moi que je puis accepter vos services sans déshonneur, et il n’est personne au monde à qui j’aime mieux avoir obligation. »

« Probablement vous avez entendu votre sœur parler d’Alphonso d’Alvarada ? »

« Jamais ; quoique je ressente pour Agnès une tendresse vraiment fraternelle, les circonstances nous ont empêchés d’être beaucoup ensemble ; encore enfant, elle a été confiée aux soins de sa tante qui avait épousé un gentilhomme allemand. Il n’y a que deux ans qu’elle a quitté leur château pour revenir en Espagne, lorsqu’elle s’est déterminée à renoncer au monde. »

« Bon dieu ! Lorenzo, vous saviez son intention, et vous n’avez fait aucun effort pour l’en dissuader ! »

« Marquis, vous me faites injure : la nouvelle que j’en reçus à Naples m’affligea extrêmement, et je me hâtai de revenir à Madrid dans le dessein exprès d’empêcher ce sacrifice. À mon arrivée, je volai au couvent de Sainte-Claire, qu’Agnès avait choisi pour faire son noviciat. Je demandai à voir ma sœur. Figurez-vous ma surprise : elle refusa de me recevoir ; elle déclarait positivement qu’appréhendant mon influence sur son esprit, elle ne voulait pas s’exposer à une entrevue avec moi avant la veille du jour où elle devait prendre le voile. Je suppliai les nonnes ; j’insistai pour voir Agnès, et je n’hésitai pas à les soupçonner hautement de la retenir loin de moi contre son gré. Pour se disculper de cette imputation de violence, l’abbesse m’apporta quelques lignes, écrites évidemment de la main de ma sœur, et où elle confirmait le premier message. Tous mes efforts subséquents pour obtenir un moment de conversation avec elle furent aussi inutiles. Elle était inflexible, et je n’eus la permission de la voir que le jour même qui précéda celui où elle allait entrer au cloître pour ne le plus quitter. Cette entrevue eut lieu en présence de nos principaux parents. C’était pour la première fois depuis son enfance que je la voyais, et ce fut une scène des plus attendrissantes : elle se jeta dans mes bras, m’embrassa, et pleura amèrement. Par tous les arguments possibles, par les larmes, par les prières, à deux genoux, je m’efforçai de lui faire abandonner sa résolution. Je lui représentai tout ce qu’avait de pénible la vie monastique ; je dépeignis à son imagination tous les plaisirs qu’elle allait quitter, et je la conjurai de me révéler ce qui occasionnait son dégoût pour le monde. À cette dernière question, elle devint pâle, et ses larmes coulèrent encore plus abondamment. Elle me supplia de ne point insister sur cette question : qu’il me suffît de savoir que sa détermination était prise, et qu’un couvent était le seul lieu où elle pouvait maintenant espérer de la tranquillité. Elle persévéra dans son dessein, et prononça ses vœux. Je l’allai voir souvent à la grille ; et chaque moment que je passai avec elle me fit éprouver plus de chagrin de sa perte. Peu de temps après, je fus obligé de quitter Madrid ; je ne suis revenu que hier au soir, et depuis je n’ai pas eu le temps d aller au couvent de Sainte-Claire.

« Ainsi, avant de l’entendre de ma bouche, le nom d’Alphonso d’Alvarada vous était inconnu ? »

« Pardonnez-moi ; ma tante m’a écrit qu’un aventurier de ce nom avait trouvé moyen de s’introduire dans le château de Lindenberg, qu’il s’était insinué dans les bonnes grâces de ma sœur, et qu’elle avait même consenti à s’enfuir avec lui. Mais, avant que ce plan ne pût être exécuté, le cavalier apprit que les terres qu’il croyait être les propriétés d’Agnès, à Saint-Domingue, m’appartenaient à moi. Cette découverte le fit changer d’idée : il disparut le jour où l’enlèvement devait avoir lieu, et Agnès, au désespoir de sa perfidie et de sa bassesse, prit le parti de se renfermer dans un couvent. Ma tante ajoutait, que comme cet aventurier s’était donné pour être un de mes amis, elle désirait savoir s’il m’était connu. Je répondis que non. Je ne me doutais guère alors qu’Alphonso d’Alvarada et le marquis de Las Cisternas étaient une seule et même personne : le portrait qu’on me faisait du premier n’avait aucun rapport avec ce que je savais du second. »

« En cela je reconnais facilement le caractère perfide de doña Rodolpha. Chaque mot de ce récit porte le cachet de sa méchanceté, de sa fausseté, du talent qu’elle a de noircir ceux à qui elle veut nuire. Pardonnez-moi, Médina, de parler si librement de votre parente. Le mal qu’elle m’a fait autorise mon ressentiment, et quand vous aurez entendu mon histoire, vous serez convaincu que mes expressions n’ont point été trop sévères. »

Il commença alors sa narration de la manière suivante :

Histoire de don Raymond, marquis de Las Cisternas.

« Une longue expérience, mon cher Lorenzo, m’a prouvé toute la générosité de votre nature ; je n’ai pas attendu que vous déclariez l’ignorance où vous étiez des aventures de votre sœur pour supposer qu’on avait eu soin de vous les cacher. Si vous les aviez sues, à quelles infortunes Agnès et moi nous aurions échappé ! Le destin en a ordonné autrement. Vous étiez en voyage quand je fis connaissance avec votre sœur, et comme nos ennemis se gardaient bien de lui dire où vous étiez, il lui était impossible de vous demander par lettre votre protection et vos conseils.

« En quittant Salamanque où vous restâtes à l’université une année après moi, comme je l’ai su depuis, je commençai immédiatement le cours de mes voyages. Mon père fournit généreusement à mes dépenses ; mais il me recommanda de cacher mon rang et de ne me présenter partout que comme un simple gentilhomme. Cette idée lui avait été suggérée par son ami le duc de Villa Hermosa, un seigneur dont l’habileté et la connaissance du monde m’ont toujours inspiré la plus profonde vénération.

« Croyez-moi, mon cher Raymond, » me dit-il, « vous recueillerez plus tard le fruit de cet abaissement temporaire. Il est vrai que, comme comte de Las Cisternas, vous seriez reçu les bras ouverts, et que votre vanité de jeune homme serait satisfaite des attentions qui pleuvraient sur vous de tout côté. Maintenant, c’est de vous-même que presque tout va dépendre ; vous avez d’excellentes recommandations, mais ce sera votre affaire de vous les rendre utiles ; il faudra faire des frais pour plaire, il faudra vous étudier à obtenir l’approbation des personnes à qui vous serez présenté. Celles qui auraient recherché l’amitié du comte de Las Cisternas n’auront aucun intérêt à découvrir Le mérite ou à supporter patiemment les défauts d’Alphonso d’Alvarada : en conséquence, lorsque vous vous verrez réellement goûté, vous pourrez sans crainte l’attribuer à vos bonnes qualités et non à votre rang, et la distinction dont vous serez l’objet sera infiniment plus flatteuse. De plus, l’élévation de votre naissance ne vous permettrait pas de vous mêler aux classes inférieures de la société, que vous pourrez maintenant fréquenter ; et, à mon avis, vous devez en retirer de grands avantages. Ne vous bornez pas à voir les gens les plus considérables de chaque pays où vous passez : examinez les usages et les mœurs de la multitude ; entrez dans les chaumières, et, en observant comment sont traités les vassaux des étrangers, apprenez à diminuer les charges et à augmenter le bien-être des vôtres. Suivant moi, parmi les bénéfices qu’un jeune homme appelé à jouir du pouvoir et de la fortune peut retirer de ses voyages, il ne doit pas considérer comme un des moins réels l’occasion de se mêler aux basses classes, et de voir par ses yeux les souffrances du peuple. »

« Pardonnez-moi, Lorenzo, de vous ennuyer de ces détails ; les liens étroits qui nous unissent maintenant font que je tiens à vous instruire de toutes les particularités qui me concernent ; et dans ma crainte d’omettre la moindre circonstance qui peut vous donner une idée favorable de votre sœur et de moi, il est bien possible que j’en relate plus d’une que vous trouverez dénuée d’intérêt.

« Je suivis le conseil du duc, et bientôt la sagesse m’en fut démontrée. Je quittai l’Espagne, sous le nom de don Alphonso d’Alvarada, et suivi d’un seul domestique d’une fidélité éprouvée. Paris fut mon premier séjour. Pendant quelque temps j’en fus enchanté, comme en effet doit l’être tout homme jeune, riche, et avide de plaisir. Cependant, toute sa gaieté me laissait un vide au cœur : je devins las de dissipation ; je m’aperçus que les gens au milieu desquels je vivais, et dont l’extérieur était si poli, si séduisant, étaient au fond frivoles, insensibles et peu sincères. Je laissai là les habitants de Paris avec dégoût, et quittai le théâtre du luxe sans un soupir de regret.

« Je tournai mes pas vers l’Allemagne ; mon intention était de visiter les principales cours. Avant cette excursion, je voulais m’arrêter quelque peu à Strasbourg. Comme je descendais de ma chaise, à Lunéville, pour prendre quelques rafraîchissements, je remarquai un brillant équipage, suivi de quatre domestiques vêtus d’une riche livrée, et qui était arrêté à la porte du Lion d’argent. Bientôt après, en regardant par la croisée, je vis une dame d’un extérieur plein de noblesse, et accompagnée de deux femmes de chambre, monter dans le carrosse, qui partit immédiatement.

« Je demandai à l’hôte quelle était cette dame.

« Une baronne allemande, monsieur, de haut rang et d’une grande fortune : elle vient de rendre visite à la duchesse de Longueville, à ce que m’ont dit ses gens. Elle va à Strasbourg, où elle trouvera son mari, et de là ils retourneront ensemble à leur château en Allemagne. »

« Je me remis en chemin, voulant arriver le soir même à Strasbourg. Mais ma chaise s’étant brisée, mon espoir fut trompé. L’accident m’était arrivé au milieu d’une épaisse forêt, et je n’étais pas peu embarrassé de trouver le moyen de continuer ma route. On était au cœur de l’hiver ; déjà la nuit tombait, et Strasbourg, qui était la ville la plus proche, était encore éloigné de plusieurs lieues. Il me parut que si je ne voulais pas passer la nuit dans la forêt, je n’avais pas d’autre parti à prendre que de monter sur le cheval de mon domestique et de gagner ainsi Strasbourg ; expédient qui, dans cette saison, était loin d’être agréable. Cependant, ne voyant pas d’autre ressource, il fallait bien m’y résigner ; je fis donc part de mon dessein au postillon, en lui disant que je lui enverrais du secours dès que je serais arrivé. Je n’avais pas grande confiance dans son honnêteté ; mais il avait tout l’air d’être fort avancé en âge, Stephano était bien armé, et je crus ne courir aucun risque de perdre mon bagage.

« Par bonheur, à ce que je pensais, il s’offrit une occasion de passer la nuit plus agréablement que je ne m’y attendais. Lorsque j’exprimai l’intention d’aller seul jusqu’à Strasbourg, le postillon secoua la tête d’un air de désapprobation.

« La route est longue, » dit-il ; « il vous sera difficile d’arriver là sans guide ; d’ailleurs, monsieur ne paraît pas habitué aux rigueurs de la saison, et il est possible que, hors d’état de supporter ce froid excessif — »

« À quoi bon toutes ces objections ? » interrompis-je avec impatience ; « je n’ai pas d’autre ressource ; je cours encore plus de risque de périr de froid en passant la nuit dans la forêt. »

« Passer la nuit dans la forêt ! » répliqua-t-il, « oh ! par saint Denis ! nous n’en sommes pas tout à fait réduits à cette extrémité. Si je ne me trompe, nous sommes tout au plus à cinq minutes de marche de la cabane de mon vieil ami Baptiste : c’est un bûcheron et un très honnête garçon ; je ne doute pas qu’il ne vous donne asile avec plaisir pour cette nuit. Pendant ce temps-là, je puis prendre le cheval de selle, aller à Strasbourg, et revenir avec les ouvriers qu’il faudra pour réparer la voiture au point du jour. »

« Et, au nom du ciel, » dis-je, « comment avez-vous pu nous laisser si longtemps en suspens ! pourquoi n’avoir pas parlé plus tôt de cette cabane ? Quelle incroyable stupidité ! »

« Je pensais que monsieur ne daignerait peut-être pas accepter — »

« Cela n’a pas de sens ! Allons, allons, en voilà assez, conduisez-nous sans délai à la cabane du bûcheron. »

« Il obéit, et nous nous mîmes en marche : les chevaux réussirent, non sans peine, à traîner derrière nous la voiture brisée ; mon domestique avait presque perdu la parole, et je commençais moi-même à sentir les effets du froid, lorsque nous atteignîmes le but tant désiré. C’était une maison petite, mais propre. En m’approchant, je me réjouis d’apercevoir à travers la fenêtre la clarté d’un bon feu. Notre conducteur frappa à la porte ; il se passa quelque temps avant qu’on répondît ; les gens de l’intérieur semblaient incertains s’ils devaient nous recevoir.

« Allons, allons, ami Baptiste, » cria le postillon impatienté ; « que faites-vous ? dormez-vous ? ou refuserez-vous de loger cette nuit un gentilhomme dont la chaise vient de se briser dans la forêt ? »

« Ah ! est-ce vous, brave Claude ? » répliqua une voix d’homme. « Attendez un instant, on va vous ouvrir. »

« Bientôt les verrous se tirèrent, la porte s’ouvrit, et un homme se présenta, une lampe à la main ; il fit au guide une réception cordiale, et, s’adressant à moi :

« Entrez, monsieur, entrez, et soyez bien venu. Excusez-moi de ne pas vous avoir reçu d’abord ; mais il y a tant de vauriens par ici, que, sauf votre respect, je vous ai pris pour un d’eux. »

« Tout en parlant, il nous introduisit dans la chambre où j’avais remarqué le feu, et il me fit asseoir dans un bon fauteuil placé au coin de la cheminée. Une femme, que je supposai être celle de mon hôte, se leva de son siège à mon entrée, et me reçut en me faisant une légère et froide révérence ; elle ne répondit point à mon compliment, mais se rasseyant aussitôt, elle se remit à l’ouvrage qui l’occupait. Les manières de son mari étaient aussi prévenantes que les siennes étaient rudes et repoussantes.

« Je voudrais pouvoir vous loger plus convenablement, monsieur, » dit-il, « mais nous ne pouvons pas nous vanter d’avoir beaucoup de place de trop dans cette chaumière. Pourtant nous ferons en sorte de vous donner une chambre pour vous et une pour votre domestique. Il faudra vous contenter d’une maigre chère ; mais ce que nous avons, croyez que nous vous l’offrons de bon cœur. » Puis se tournant vers sa femme : « Comment restez-vous assise là, Marguerite, d’un air aussi tranquille que si vous n’aviez rien de mieux à faire ? Trémoussons-nous, femme ! trémoussons-nous ! préparez à souper, aveignez des draps ; ici, ici ! mettez des bûches au feu ; ce monsieur semble mort de froid. »

« La femme jeta brusquement son ouvrage sur la table, et se mit à exécuter ces ordres avec une mauvaise volonté visible. Sa physionomie m’avait déplu de prime abord ; cependant, après tout, ses traits étaient beaux incontestablement, mais elle était jaune et maigre : sa mine était sombre et refrognée, et offrait des marques si évidentes d’humeur et de désobligeance, qu’elles n’auraient pu échapper au moins attentif des observateurs. Chacun de ses regards et de ses gestes exprimait le mécontentement et l’impatience, et les réponses qu’elle faisait à Baptiste lorsqu’il lui reprochait en riant son air bougon, étaient aigres, brèves et piquantes. Enfin, à première vue, je conçus pour elle autant de répugnance que je me sentis bien disposé en faveur de son mari, dont l’extérieur était fait pour inspirer l’estime et la confiance. Sa physionomie, à lui, était ouverte, franche, amicale ; ses manières avaient l’honnête simplicité de celles des paysans sans en avoir la grossièreté ; ses joues étaient larges, pleines et rubicondes, et par l’ampleur de sa carrure il semblait faire amende honorable pour la maigreur de sa femme. Aux rides de son front, je lui donnai soixante ans ; mais il portait bien son âge et avait l’air dispos et vigoureux ; la femme ne pouvait pas avoir plus de trente ans, mais comme activité de corps et d’esprit, elle était infiniment plus vieille que son mari.

« Néanmoins, en dépit de sa mauvaise volonté, Marguerite se mit à préparer le souper, tandis que le bûcheron causait gaiement de divers sujets. Le postillon, qu’on avait muni d’une bouteille d’eau-de-vie, était prêt à partir pour Strasbourg, et prit de nouveau mes ordres.

« Pour Strasbourg ? » interrompit Baptiste ; « vous n’y allez pas cette nuit ? »

« Je vous demande pardon ; si je ne vas pas chercher des ouvriers pour raccommoder la chaise, comment monsieur fera-t-il pour partir demain ? »

« C’est vrai ce que vous dites ; j’avais oublié la chaise. Fort bien ; mais, Claude, vous pouvez bien au moins souper ici ; cela vous fera perdre très peu de temps, et monsieur a l’air trop bon pour vous renvoyer l’estomac vide par une nuit aussi cruellement froide que celle-ci. »

« J’y acquiesçai bien volontiers, disant au postillon qu’il m’était parfaitement indifférent d’arriver demain à Strasbourg une ou deux heures plus tard. Il me remercia, et, quittant la cabane avec Stéphano, il alla mettre ses chevaux dans l’écurie du bûcheron ; Baptiste les suivit jusqu’à la porte, et regardait dehors avec inquiétude.

« Il fait un vent âpre et cuisant, » dit-il ; « je ne comprends pas ce qui peut retenir mes garçons si tard ! Monsieur, je vous montrerai deux des plus beaux gars qui aient jamais chaussé soulier de cuir. L’aîné a vingt-trois ans, le second est d’un an plus jeune. À cinquante milles de Strasbourg, il n’y a pas leurs pareils pour la raison, le courage et l’activité. Je les voudrais de retour ; je commence à être inquiet d’eux. »

« Marguerite, pendant ce temps-là, était occupée à mettre la nappe.

« Êtes-vous inquiète aussi ? » lui dis-je.

« Moi, non, » répondit-elle d’un air revêche. « Ce ne sont pas mes fils. »

« Allons, allons, Marguerite ! » dit le mari, « ne te fâche pas contre monsieur ; sa question est toute simple ; si tu n’avais pas l’air de si méchante humeur, il ne t’aurait jamais crue assez vieille pour avoir un fils de vingt-trois ans ; mais vois comme ton mauvais caractère te vieillit ! Excusez l’impolitesse de ma femme, monsieur ; un rien la met hors d’elle, et elle est un peu piquée que vous lui dormiez plus de trente ans. C’est la vérité, n’est-ce pas, Marguerite ? Vous savez, monsieur, que les femmes sont chatouilleuses sur l’article de l’âge. Allons allons, Marguerite ! déridons-nous un peu ; si tu n’as pas d’enfants aussi âgés, tu en auras dans quelque vingt ans d’ici, et j’espère que nous vivrons assez pour les voir tout pareils à Jacques et à Robert. »

« Marguerite joignit les mains avec emportement.

« Dieu m’en préserve ! » dit-elle, « Dieu m’en préserve ! Si je le croyais, je les étranglerais de mes propres mains. »

« Elle quitta précipitamment la chambre et monta l’escalier.

« Je ne pus m’empêcher de témoigner au bûcheron combien je le plaignais d’être enchaîné pour la vie à une compagne d’un caractère si difficile.

« Ah ! seigneur ! monsieur, chacun a sa part de souffrances, et Marguerite est la mienne. D’ailleurs, après tout, elle est maussade et non méchante : le pis est que son affection pour deux enfants qu’elle a eus d’un premier mari lui fait jouer le rôle de marâtre avec les deux miens ; elle ne peut pas les voir ; et, si je l’écoutais, ils ne mettraient jamais le pied chez moi : mais quant à cela je tiens bon, et jamais je ne consentirai à abandonner les pauvres garçons à la merci du monde, comme elle m’en a si souvent pressé. Sur tout le reste, je la laisse faire à sa tête, et réellement elle conduit parfaitement un ménage, je dois dire cela à sa louange. »

« Nous causions de la sorte, lorsque notre conversation fut interrompue par un grand cri qui venait de la forêt. »

« Ce sont mes fils, j’espère ! » dit le bûcheron, et il courut ouvrir la porte.

« Le cri fut répété. Nous distinguâmes un bruit de chevaux, et bientôt après un carrosse, suivi de plusieurs cavaliers, s’arrêta à la porte de la cabane. Un d’eux demanda à quelle distance ils étaient encore de Strasbourg : comme c’était à moi qu’il s’adressait, je lui répondis qu’ils en étaient à tant de lieues, le nombre que m’avait dit Claude ; sur quoi une grêle d’imprécations tomba sur les postillons qui s’étaient égares. Les personnes qui étaient dans la voiture avaient été prévenues de la distance, et aussi que les chevaux étaient fatigués à ne pouvoir pas aller plus loin. Une dame, qui paraissait être la maîtresse, montra beaucoup de chagrin à cette nouvelle ; mais comme il n’y avait pas de remède, un des domestiques s’enquit du bûcheron s’il pouvait les loger cette nuit.

« Il parut fort embarrassé, et répondit que non, ajoutant qu’un gentilhomme espagnol et son valet étaient déjà en possession des seules pièces disponibles de la maison. À ces mots, la galanterie de ma nation ne me permit pas de garder un logement dont une femme avait besoin. Je signifiai sur-le-champ au bûcheron que je transférais mon droit à cette dame. Il fit quelques objections, mais j’en triomphai ; et courant à la voiture, j’en ouvris la portière, et j’aidai la dame à descendre. Je la reconnus immédiatement pour la même personne que j’avais vue à l’auberge de Lunéville. Je saisis une occasion de demander à un de ses domestiques quel était son nom.

« La baronne Lindenberg » fut la réponse.

« Il était impossible de ne pas remarquer combien l’accueil fait par l’hôte à ces nouveaux venus était différent de celui qu’il m’avait fait à moi-même. Sa répugnance à les recevoir se lisait visiblement sur sa physionomie, et il eut de la peine à prendre sur lui de dire à la dame qu’elle était bien venue. Je l’introduisis dans la maison et la fis asseoir dans le fauteuil que je venais de quitter. Elle me remercia fort gracieusement, et me fit mille excuses de l’incommodité qu’elle me causait. Tout à coup la mine du bûcheron s’éclaircit.

« Enfin j’ai tout arrangé ! » dit-il, en l’interrompant.

« Je puis, madame, vous loger, vous et votre suite, sans que vous soyez dans la nécessité de rendre monsieur victime de sa politesse. Nous avons deux pièces disponibles, une pour madame, l’autre pour vous, monsieur ; ma femme cédera la sienne aux deux femmes de chambre : quant aux domestiques, il faudra qu’ils se contentent de passer la nuit dans une grange, qui est à quelques pas de la maison ; ils y auront un grand feu, et un aussi bon souper que nous trouverons moyen de le leur donner. »

« Après quelques mots de reconnaissance de la dame, et quelques difficultés que je fis de priver Marguerite de son lit, l’arrangement fut accepté. Comme la chambre était petite, la baronne renvoya immédiatement ses domestiques mâles. Baptiste était sur le point de les conduire à la grange dont il avait parlé, lorsque deux jeunes gens parurent à la porte de la cabane.

« Enfer et furies ! » s’écria le premier, en reculant ; « Robert, la maison est pleine d’étrangers ! »

« Ah ! voici mes fils ! » cria notre hôte. « Eh bien ! Jacques ! Robert ! où courez-vous ? garçons, il y a encore assez de place pour vous.

« Sur cette assurance, les jeunes gens revinrent. Le père les présenta à la baronne et à moi. Après quoi, il se retira avec nos domestiques, tandis que, à leur requête, Marguerite menait les deux femmes de chambre à la pièce destinée à leur maîtresse.

« Les deux nouveaux venus étaient grands, forts, bien faits ; ils avaient les traits durs et le teint tout halé. Ils nous firent leurs compliments en peu de mots, et traitèrent Claude, qui venait d’entrer, on ancienne connaissance. Puis ils se débarrassèrent de leurs manteaux, ôtèrent un ceinturon de cuir, où pondait un long coutelas, et chacun d’eux tira de sa ceinture une paire de pistolets qu’il posa sur une tablette.

« Vous marchez bien armés, » dis-je.

« Il est vrai, monsieur, » répliqua Robert. « Nous avons quitté Strasbourg tard ce soir, et il est nécessaire de prendre des précautions quand on passe de nuit cette forêt ; elle ne jouit pas d’une bonne réputation, je vous assure. »

« Comment ! » dit la baronne, « y a-t-il des voleurs par ici ? »

« On le dit, madame : pour ma part, j’ai traversé le bois à toute heure, et jamais je n’en ai rencontré un. »

« Marguerite revint. Ses beaux-fils l’attirèrent à l’autre bout de la chambre, et lui parlèrent bas quelques minutes. Aux regards qu’elle jetait vers nous, par intervalles, je conjecturai qu’ils s’informaient de ce que nous venions faire dans la cabane.

« La baronne, cependant, exprimait ses craintes que son mari ne fût bien inquiet d’elle. Elle avait eu l’intention d’envoyer un de ses valets informer le baron de ce retard ; mais ce que les jeunes gens lui racontaient de la forêt rendait ce plan impraticable. Claude la tira d’embarras : il lui apprit qu’il était obligé d’aller cette nuit à Strasbourg ; et si elle voulait le charger d’une lettre, elle pouvait compter qu’il la remettrait fidèlement.

« Et d’où vient, » dis-je, « que vous n’avez aucune crainte de rencontrer ces voleurs ? »

« Hélas ! monsieur, un pauvre homme, qui a une nombreuse famille, ne doit pas perdre un profit certain parce qu’il s’y joint un peu de danger ; et peut-être monseigneur le baron me donnera une bagatelle pour ma peine ; d’ailleurs, je n’ai rien à perdre que ma vie, et elle ne vaut pas la peine d’être prise par les voleurs. »

« Je trouvai le raisonnement mauvais, et je l’engageai à attendre jusqu’au matin ; mais comme la baronne ne me secondait point, je fus forcé de céder. La baronne Lindenberg, je l’ai reconnu par la suite, était depuis longtemps accoutumée à sacrifier l’intérêt des autres au sien, et le désir qu’elle avait d’envoyer Claude à Strasbourg l’aveuglait sur le danger de l’entreprise. En conséquence, il fut décidé qu’il se mettrait en route sans délai. La baronne écrivit une lettre à son mari ; et j’envoyai quelques lignes à mon banquier, pour le prévenir que je ne serais que le lendemain à Strasbourg. Claude prit nos lettres, et quitta la cabane.

« La dame déclara qu’elle était très fatiguée du voyage ; outre qu’elle venait déjà d’une certaine distance, les postillons avaient imaginé de s’égarer dans la forêt. Elle s’adressa donc à Marguerite, la priant de la mener à sa chambre, où elle désirait de prendre une demi-heure de repos. Une des femmes de chambre fut aussitôt appelée ; elle parut avec une lumière, et la baronne la suivit en haut. Le couvert devait se mettre dans la pièce où j’étais, et Marguerite me donna bientôt à entendre que je la gênais. L’avis était trop clair pour ne pas être aisément compris : je demandai donc à un des jeunes gens de me conduire à la chambre où je devais coucher, et où je pourrais rester jusqu’à ce que le souper fût prêt.

« Quelle chambre est-ce, mère ? » dit Robert.

« Celle qui est tendue de vert, » répondit-elle ; « je viens de prendre la peine de la préparer, et j’ai mis des draps blancs au lit ; si monsieur s’amuse à se vautrer dessus, il pourra bien le refaire à ma place. »

« Vous êtes de mauvaise humeur, mère ; mais ce n’est pas une nouveauté. Ayez la bonté de me suivre, monsieur. »

« Il ouvrit la porte, et s’élança vers un escalier étroit.

« Vous n’avez pas de lumière, » dit Marguerite ; « est-ce votre cou ou celui de monsieur que vous avez envie de rompre ? »

« Elle vint entre nous, et mit une chandelle dans la main de Robert, qui, l’ayant reçue, commença à monter l’escalier. Jacques était occupé à mettre la nappe, et me tournait le dos. Marguerite profita du moment où nous n’étions pas observés ; elle me saisit la main, et la serra fortement.

« Regardez les draps, » dit-elle, en passant près de moi ; et aussitôt elle reprit sa première occupation.

« Étonné de la brusquerie de son geste, je restai comme pétrifié. La voix de Robert, qui m’invitait à le suivre, me rappela à moi-même. Je montai l’escalier. Mon guide m’introduisit dans une chambre où un excellent feu de bois flambait dans la cheminée. Il mit la lumière sur la table, s’informa si j’avais d’autres ordres à donner, et, avant su que non, il me laissa. Vous pouvez bien penser que dès l’instant où je me trouvai seul, je suivis le conseil de Marguerite. Je me hâtai de prendre la chandelle, je m’approchai du lit, et je défis la couverture. Quelle fut ma stupéfaction, mon horreur, en voyant les draps rouges de sang !

« En ce moment, mille idées confuses me traversèrent l’esprit. Les voleurs qui infestaient le bois, l’exclamation de Marguerite au sujet de ses enfants, les armes et l’apparence des deux jeunes gens, et les différentes anecdotes que j’avais entendu raconter sur l’intelligence secrète qui existe fréquemment entre les bandits et les postillons ; toutes ces circonstances furent autant de lueurs qui me remplirent de doute et d’appréhension. Je pesais dans ma tête les moyens les plus probables de m’assurer de la justesse de mes conjectures, quand, soudain, j’entendis en bas quelqu’un qui allait et venait d’un pas agité. Tout m’était devenu sujet de soupçon : je m’approchai avec précaution de la fenêtre, laissée ouverte, en dépit du froid, pour aérer la chambre qui était restée longtemps inoccupée. Je me hasardai à regarder au dehors. La clarté de la lune me permit de distinguer un homme que je reconnus sans peine pour mon hôte. J’épiai ses mouvements. Il marchait vite, puis s’arrêtait et paraissait écouter. Il frappait du pied, et se battait la poitrine avec ses bras comme pour se garantir de la rigueur de la saison ; au moindre bruit, si l’on entendait une voix dans le bas de la maison, si une chauve-souris l’effleurait, ou que le vent grondât dans les branches dégarnies, il tressaillait, et regardait autour de lui avec anxiété.

« Que le diable l’emporte ! » dit-il enfin avec une extrême impatience ; « qu’est-ce qu’il peut faire ? »

« Il parlait à voix basse ; mais comme il était juste sous ma fenêtre, je distinguais aisément ses paroles.

« En ce moment j’entendis des pas qui s’approchaient ; Baptiste alla vers le son : il joignit un homme qu’à sa petite taille et au cor suspendu à son cou, je reconnus pour n’être ni plus moins que mon fidèle Claude que je supposais déjà en route pour Strasbourg. Espérant que leur entretien jetterait quelque lumière sur ma position, je m’empressai de me mettre en état d’écouter sans danger ; dans ce but, j’éteignis la chandelle qui était sur la table près du lit : la flamme du feu n’était point assez forte pour me trahir, et je repris aussitôt ma place à la fenêtre.

« Les objets de ma curiosité s’étaient arrêtés directement au-dessous. Je suppose que pendant mon absence momentanée, le bûcheron avait blâmé Claude de sa lenteur, car, lorsque je revins à la croisée, ce dernier s’efforçait de se disculper.

« Quoi qu’il en soit, » ajouta-t-il, « ma diligence va réparer le temps perdu. »

« À cette condition, » répondit Baptiste, « je te pardonne volontiers ; mais en vérité, puisque tu as part égale dans toutes nos prises, ton propre intérêt est d’y mettre toute l’activité possible. Ce serait une honte de laisser échapper un tel butin. Tu dis que cet Espagnol est riche ? »

« Son domestique s’est vanté à l’auberge que les effets qui étaient dans leur chaise valaient plus de dix mille pistoles. »

« Oh ! comme je maudis l’imprudente vanité de Stéphano !

« Et on m’a dit, « continua le postillon, que cette baronne porte avec elle une cassette de bijoux d’une immense valeur. »

« Cela peut être, mais j’aimerais autant qu’elle ne fût pas venue. L’Espagnol était une proie certaine ; mes garçons et moi nous serions facilement venus à bout de lui et de son domestique, et nous aurions partagé entre nous quatre les deux mille pistoles ; à présent, il faut admettre la bande au partage, et encore toute la couvée peut nous échapper. Si nos amis sont déjà allés prendre leurs différents postes avant que tu n’arrives à la caverne, tout sera perdu ; la suite de la dame est trop nombreuse pour que nous puissions être les plus forts. À moins que nos associés n’arrivent à temps, il faudra que nous laissions partir demain ces voyageurs comme ils sont venus. »

« C’est diablement malheureux que mes camarades qui menaient le carrosse soient précisément ceux qui ne font pas partie de la troupe ! mais ne crains rien, ami Baptiste, en une heure je serai à la caverne ; il n’est encore que dix heures, et, à minuit, tu peux compter sur l’arrivée de la bande. Jusque-là, prends garde à ta femme ; tu sais quelle répugnance elle a pour notre genre de vie, et elle pourrait bien trouver moyen d’instruire de nos projets les domestiques de la dame. ».

« Oh ! je suis sûr de son silence ; elle a trop peur de moi, d’ailleurs, Jacques et Robert ont l’œil sur elle, et elle n’a pas la permission de mettre le pied hors de la cabane. Les domestiques sont en sûreté dans la grange. Je tâcherai de tenir tout paisible jusqu’à l’arrivée de nos amis. Si j’étais sûr que tu pusses les trouver, j’expédierais tout de suite les étrangers ; mais, comme il est possible que tu manques la bande, je craindrais que leurs domestiques ne vinssent nous les redemander demain matin ! »

« Et si un des voyageurs découvrait notre dessein ? »

« Alors il faudra poignarder ceux qui sont en notre pouvoir, et faire de notre mieux pour venir à bout du reste. Cependant, pour éviter d’en courir le risque, va vite à la caverne ; la bande ne la quitte pas avant onze heure, et si tu fais diligence, tu arriveras à temps pour les arrêter. »

« Dis à Robert que j’ai pris son cheval ; le mien a cassé sa bride et s’est sauvé dans les bois. Quel est le mot d’ordre ? »

« La récompense du courage. »

« Il suffit. Je cours à la caverne. »

« Et moi je rejoins mes hôtes, de peur que mon absence ne fasse naître quelques soupçons. Adieu, et de l’activité. »

« Les deux dignes associés se séparèrent ; l’un dirigea ses pas vers l’écurie, tandis que l’autre revenait vers la maison.

« Vous pouvez vous figurer ce que je dus éprouver pendant cette conversation, dont je ne perdis pas une seule syllabe. Je n’osais me livrer à mes réflexions, et aucun moyen ne se présentait d’échapper au danger qui me menaçait. Je savais que la résistance serait vaine ; j’étais sans armes et seul contre trois. Toutefois, je résolus du moins de vendre ma vie aussi cher que possible. Craignant que Baptiste ne s’aperçût de mon absence, et ne me soupçonnât d’avoir entendu le message dont Claude avait été chargé, je me hâtai de rallumer ma chandelle et de quitter la chambre. En descendant, je trouvai le couvert mis pour six personnes. La baronne était assise au coin du feu, Marguerite occupée à assaisonner une salade, et ses beaux-fils causaient ensemble à voix basse à l’autre bout de la pièce. Baptiste, qui avait le tour du jardin à faire pour atteindre la porte de la cabane, n’était point encore arrivé. Je m’assis tranquillement en face de la baronne.

« D’un coup d’œil je prévins Marguerite que son avis n’avait pas été perdu. Comme je la trouvais différente à présent ! ce qui m’avait paru d’abord humeur sombre et maussade, n’était plus que dégoût de ses compagnons, et compassion de mon danger. Je voyais en elle ma seule ressource ; mais la sachant surveillée d’un œil méfiant par son mari, je ne pouvais guère compter sur les efforts de sa bonne volonté.

« En dépit de toutes mes tentatives pour la cacher, mon agitation n’était que trop visiblement écrite sur mon visage. J’étais pâle, et mes paroles ainsi que mes gestes étaient pleins de désordre et de gêne ; les jeunes gens le remarquèrent, et en demandèrent la cause. Je l’attribuai à un excès de fatigue et au violent effet de ce froid rigoureux. S’ils me crurent ou non, je ne saurais le dire ; du moins ils cessèrent de m’embarrasser de leurs questions. J’essayai de distraire mon attention des périls qui m’environnaient en causant de différents sujets avec la baronne. Je parlai de l’Allemagne, et de l’intention où j’étais de la parcourir immédiatement : Dieu sait si en ce moment je croyais la voir jamais. Elle me répondit avec beaucoup d’aisance et de politesse, m’assura que le plaisir d’avoir fait connaissance avec moi compensait amplement un retard dans son voyage, et elle m’invita avec instance à m’arrêter quelque temps au château de Lindenberg. Comme elle disait cela, les jeunes gens échangèrent un malicieux sourire, qui signifiait qu’elle serait heureuse si elle arrivait elle-même jusqu’à ce château. Ce mouvement ne m’échappa point ; mais je cachai l’émotion qu’il excita dans mon sein. Je continuai de causer avec la dame ; mais mes paroles étaient si souvent incohérentes, que, comme elle me l’a dit depuis, elle commença à craindre que je ne fusse pas dans mon bon sens. Le fait est que, tandis que ma conversation traitait d’un objet, mes pensées étaient entièrement occupées d’un autre. Je calculais les moyens de quitter la cabane, d’arriver jusqu’à la grange, et d’informer les domestiques des desseins de notre hôte. Je fus bientôt convaincu de l’impossibilité d’une telle tentative. Jacques et Robert épiaient chacun de mes gestes d’un œil attentif, et je fus obligé de renoncer à mon idée. Il ne me restait plus qu’une espérance : c’était que Claude ne trouvât pas les bandits ; en ce cas, d’après ce que j’avais entendu, on devait nous laisser partir sains et saufs.

« Je frissonnai malgré moi quand Baptiste rentra dans la salle. Il fit beaucoup d’excuses de son absence, mais « il avait été retenu par des affaires impossibles à remettre. » Puis il demanda la permission que sa famille soupât à la même table que nous ; liberté que, sans cela, le respect lui interdirait de prendre. Oh ! comme dans mon cœur je maudis l’hypocrite ! quelle horreur m’inspirait la présence de cet homme prêt à me priver d’une existence qui m’était alors infiniment chère ! j’avais toutes les raisons possibles de tenir à la vie : jeunesse, richesse, rang, éducation, et devant moi l’avenir le plus beau ; je voyais cet avenir sur le point de se clore de la manière la plus affreuse : et pourtant j’étais forcé de dissimuler, et de recevoir avec un semblant de reconnaissance les fausses civilités de celui qui tenait le poignard levé sur mon sein.

« La permission que notre hôte demandait fut accordée sans peine. Nous nous mîmes à table ; la baronne et moi occupions un des côtés ; les fils étaient en face de nous, le dos à la porte. Baptiste prit place à côté de la baronne au haut bout, et la chaise à côté de la sienne fut laissée pour sa femme. Elle entra bientôt, et posa devant nous un simple, mais bon repas de paysan. Notre homme crut devoir s’excuser de cette maigre chère : « il n’avait pas été prévenu de notre arrivée ; il ne pouvait nous offrir que le souper destiné à sa famille. »

« Mais, » ajouta-t-il, « si quelque événement retenait mes nobles hôtes plus longtemps qu’ils ne comptent rester en ce moment, j’espère alors pouvoir les mieux traiter. »

« Le scélérat ! je savais l’événement auquel il faisait allusion. Je frémissais à l’idée du traitement qu’il nous avertissait d’attendre.

« Ma compagne de danger semblait tout à fait consolée de ce retard. Elle riait, et entretenait la famille avec une gaieté infinie. Je tâchai, mais en vain, de suivre son exemple. Mon enjouement sentait la contrainte, et les efforts que je faisais n’échappèrent pas à l’attention de Baptiste.

« Allons, allons, monsieur, égayez-vous ! » dit-il ; « vous ne paraissez pas tout à fait remis de votre fatigue. Pour remonter vos esprits, que dites-vous d’un verre d’un excellent vieux vin qui m’a été laissé par mon père ? Dieu garde son aine, il est dans un meilleur monde ! je sers rarement de ce vin ; mais comme je n’ai pas tous les jours de tels convives, voilà une occasion qui mérite une bouteille. »

« Il donna une clef à sa femme, et lui indiqua où elle trouverait le vin dont il parlait. Elle ne parut pas du tout charmée de la commission ; elle prit la clef d’un air d’embarras, et hésitait à se lever de table.

« As-tu entendu ? » dit Baptiste, d’un ton courroucé.

« Marguerite lui lança un regard mêlé de colère et de crainte, et quitta la salle. Il la suivit d’un œil méfiant jusqu’à ce qu’elle eût refermé la porte.

« Elle revint bientôt avec une bouteille cachetée de cire jaune. Elle la posa sur la table, et rendit la clef à son mari. Je soupçonnai que cette boisson ne nous était pas offerte sans dessein, et j’épiai les mouvements de Marguerite avec inquiétude. Elle était occupée à rincer quelques petits gobelets de corne ; quand elle les plaça devant son mari, elle vit que j’avais l’œil fixé sur elle ; et dans un moment où elle crut ne pas être observée des brigands, elle me fit signe de la tête de ne point goûter de cette liqueur ; puis elle se remit à sa place.

« Pendant ce temps là, notre hôte avait débouché la bouteille, et remplissant deux des gobelets, il les offrit à la dame et à moi. Elle fit d’abord quelques difficultés, mais les instances de Baptiste étaient si pressantes, qu’elle fut obligée d’accepter. Craignant d’éveiller les soupçons, je n’hésitai pas à prendre le gobelet qui m’était présenté : à l’odeur et à la couleur, je vis que c’était du vin de Champagne ; mais quelques grains de poudre qui flottaient à la surface, me convainquirent qu’il n’était pas sans mélange. Cependant, je n’osai pas exprimer ma répugnance à le boire ; je le portai à mes lèvres et fis semblant de l’avaler ; puis tout à coup quittant ma chaise, je courus en toute hâte à un vase plein d’eau placé à quelque distance, et où Marguerite avait rincé les gobelets, et feignant de cracher le vin avec dégoût, je profitai de l’occasion pour le vider dans le vase sans être aperçu.

« Les brigands parurent alarmés de mon action. Jacques se leva à demi de sa chaise, porta la main à sa poitrine, et je découvris le manche d’un poignard. Je revins tranquillement à mon siège, et j’eus l’air de ne pas avoir remarqué leur trouble.

« Vous n’avez pas rencontré mon goût, honnête ami, » dis-je en m’adressant à Baptiste : « je n’ai jamais pu boire de vin de Champagne sans qu’il m’incommodât violemment. Je viens d’en avaler plusieurs gorgées avant d’en reconnaître la nature, et j’ai bien peur de payer cher cette imprudence. »

« Baptiste et Jacques échangèrent des regards d’incrédulité.

« Peut-être, » dit Robert, « l’odeur vous en est désagréable ? »

« Il quitta sa chaise, et ôta mon gobelet ; je remarquai qu’il examinait s’il était à peu près vide.

« Il doit avoir bu suffisamment, » dit-il tout bas en se rasseyant.

« Marguerite paraissait craindre que je n’eusse goûté de cette liqueur : je la rassurai d’un coup d’œil.

« J’attendais avec anxiété les effets que le breuvage produirait sur la dame. Je ne doutais pas que les grains de poudre que j’y avais observés ne fussent du poison, et je déplorais l’impossibilité où j’avais été de la prévenir du danger. Mais peu de minutes s’étaient écoulées lorsque je vis ses yeux s’appesantir ; sa tête s’affaissa sur son épaule, et elle tomba dans un profond sommeil. Je feignis de ne pas m’en apercevoir, et je continuai ma conversation avec Baptiste, d’un air aussi gai que possible. Mais lui, il ne me répondait plus sans se contraindre. Il me regardait d’un œil de soupçon et de surprise, et les deux bandits chuchotaient entre eux fréquemment. Ma position devenait de plus en plus pénible ; je soutenais mon rôle de confiance de plus mauvaise grâce que jamais. Ayant également peur de voir arriver leurs complices, et d’être soupçonné de connaître leurs desseins, je ne savais comment dissiper la méfiance qu’évidemment les brigands avaient de moi. Dans ce nouveau dilemme, l’humanité de Marguerite m’assista encore. Elle passa derrière la chaise de ses beaux-fils, s’arrêta un moment en face de moi, ferma les yeux et pencha la tête sur l’épaule. Ce signe aussitôt me tira d’incertitude ; il me disait d’imiter la baronne, et de faire comme si la liqueur avait eu sur moi son plein effet. J’en profitai, et, dans peu d’instants, j’eus parfaitement l’air d’être plongé dans le sommeil.

« Bon, » s’écria Baptiste, lorsque je me renversai sur ma chaise, « enfin il dort ! je commençais à croire qu’il avait flairé notre projet, et que nous serions forcés de le dépêcher à tout événement. »

« Et pourquoi ne pas le dépêcher à tout événement ? » demanda le féroce Jacques ; « pourquoi lui laisser la possibilité de trahir notre secret ? Marguerite, donne-moi un de mes pistolets, un doigt sur la détente, et tout sera dit. »

« Et supposé, » repartit le père. « supposé que nos amis n’arrivent pas ce soir, nous ferons une jolie figure demain matin quand les domestiques le demanderont ! Non, non, Jacques, il faut attendre nos camarades ; avec eux nous sommes assez forts pour dépêcher les valets aussi bien que les maîtres, et le butin est à nous. Si Claude ne trouve pas la troupe, il faut nous résigner, et laisser la proie nous glisser entre les doigts. Ah ! garçons, garçons, si vous étiez arrivés seulement cinq minutes plus tôt, l’Espagnol avait son affaire, et les deux mille pistoles étaient à nous ; mais vous n’êtes jamais là quand on a besoin de vous ; vous êtes les plus maladroits coquins — »

« Bon, mon père, » répondit Jacques, « si vous m’aviez cru, tout serait fini à l’heure qu’il est. Vous, Robert, Claude et moi — Les étrangers n’étaient que le double de nous, et je vous garantis que nous serions venus à bout d’eux. Enfin ! Claude est parti : il est trop tard maintenant pour y songer ; il faut attendre patiemment l’arrivée de la bande, et si les voyageurs nous échappent cette nuit, il ne faudra pas manquer de les attendre demain sur la route. »

Bien dit ! bien dit ! » répliqua Baptiste. « Marguerite, avez-vous donné la boisson assoupissante aux femmes de chambre ? »

« Elle répondit affirmativement.

« Alors tout est en règle. Allons, allons, enfants ; quoi qu’il advienne, nous n’avons aucune raison de nous plaindre de l’aventure. Nous ne courons aucun danger, nous avons beaucoup à gagner et nous ne pouvons rien perdre. »

« En cet instant j’entendis des pas de chevaux. Oh ! comme le son en fut terrible à mon oreille ! une sueur froide me coula du front, et j’éprouvai toutes les angoisses d’une mort imminente. Je n’étais nullement rassuré d’entendre la bonne Marguerite s’écrier, avec l’accent du désespoir :

« Dieu tout-puissant ! ils sont perdus ! »

« Heureusement le bûcheron et ses fils furent trop occupés de l’arrivée de leurs complices pour faire attention à moi ; autrement la violence de mon agitation les aurait convaincus que mon sommeil était simulé.

« Ouvrez ! ouvrez ! » crièrent plusieurs voix en dehors de la cabane.

« Oui, oui, » répondit Baptiste avec joie ; voilà nos amis, pour le coup. Maintenant notre butin est assuré. En route ! garçons, en route ! menez-les à la grange ; vous savez ce qu’il y faut faire. »

« Robert se hâta d’ouvrir la porte de la cabane.

« Mais d’abord, » dit Jacques en prenant ses armes, « d’abord laissez-moi dépêcher ces dormeurs. »

« Non, non, non ! » repartit le père : » allez à la grange où l’on a besoin de vous ; j’aurai soin de ceux-ci et des femmes d’en haut. »

« Jacques obéit, et suivit son frère. Ils eurent l’air de causer quelques minutes avec les nouveaux venus ; après quoi j’entendis les voleurs mettre pied à terre, et, autant que je pus conjecturer, diriger leurs pas vers la grange.

« Voilà qui est sagement fait ! » marmotta Baptiste ; « ils sont descendus de cheval, afin de tomber à l’improviste sur les étrangers. Bien ! bien ! et maintenant à la besogne. »

« Je l’entendis s’approcher d’un petit buffet qui était situé dans une partie éloignée de la salle, et l’ouvrir. En ce moment, je me sentis remuer doucement.

« À présent ! à présent ! » murmura Marguerite.

« J’ouvris les yeux. Baptiste me tournait le dos. Il n’y avait dans la chambre que Marguerite et la dame endormie. Le scélérat avait pris un poignard dans le buffet, et il semblait en examiner le tranchant. J’avais négligé de me munir d’armes ; mais je compris que c’était ma seule chance de salut, et je résolus de ne pas perdre l’occasion. Je m’élançai de mon siège, tombai subitement sur Baptiste, et lui serrant le cou de mes deux mains, je l’empêchai de pousser un seul cri. Vous pouvez vous rappeler que j’étais connu à Salamanque pour la vigueur de mon bras, Elle me rendit ici un service essentiel, Surpris, terrifié et suffoqué, le scélérat n’était nullement de force à lutter contre moi. Je le terrassai ; je le serrai plus fort que jamais ; et tandis que je le tenais immobile sur le plancher, Marguerite, lui arrachant le poignard de la main, le lui plongea à plusieurs reprises dans le cœur jusqu’à ce qu’il expirât. Cet acte horrible, mais nécessaire, ne fut pas plus tôt accompli, que Marguerite me dit de la suivre.

« La fuite est notre seul refuge, » dit-elle, « vite ! vite ! partons ! »

« Je n’hésitai pas à lui obéir ; mais ne voulant pas laisser la baronne victime de la vengeance des voleurs, je la pris dans mes bras, encore assoupie, et je me hâtai de suivre Marguerite. Les chevaux des brigands étaient attachés près de la porte ; ma conductrice sauta sur l’un d’eux, j’imitai son exemple ; je mis la baronne devant moi, et je piquai des deux. Notre seul espoir était d’atteindre Strasbourg, qui était beaucoup plus près que n’avait dit le perfide Claude. Marguerite connaissait bien la route et galopait devant moi. Nous fûmes obligés de passer à côté de la grange où les brigands assassinaient nos domestiques. La porte était ouverte : nous distinguâmes les cris des mourants et les imprécations des meurtriers. Ce que j’éprouvai en ce moment est impossible à décrire.

« Jacques entendit les pas des chevaux, comme nous galopions près de la grange : il courut à la porte, une torche enflammée à la main, et reconnut aisément les fugitifs.

« Trahis ! trahis ! » cria-t-il à ses compagnons.

« Aussitôt ils laissèrent leur sanglante besogne, et s’empressèrent d’aller à leurs chevaux. Nous n’entendîmes rien de plus. Je plongeai mes éperons dans les flancs de ma monture, et Marguerite aiguillonna la sienne avec le poignard qui nous avait déjà rendu un si grand service. Nous volâmes comme l’éclair, et gagnâmes la plaine. Déjà le clocher de Strasbourg était en vue, quand nous entendîmes les voleurs qui nous poursuivaient. Marguerite regarda en arrière, et les vit qui descendaient une petite colline peu éloignée. C’était en vain que nous pressions nos chevaux : le bruit se rapprochait à chaque moment.

« Nous sommes perdus ! » s’écria-t-elle ; « les scélérats nous rattrapent ! »

« En avant ! en avant ! » répliquai-je ; j’entends le pas de chevaux qui viennent de la ville. »

« Nous redoublâmes d’efforts, et bientôt nous distinguâmes une troupe nombreuse de cavaliers qui venaient vers nous à toute bride. Ils étaient sur le point de nous dépasser.

« Arrêtez ! arrêtez ! » cria Marguerite ; « sauvez-nous ! pour l’amour de Dieu, sauvez-nous ! »

« Le premier, qui paraissait servir de guide, arrêta court son cheval.

« C’est elle ! c’est elle ! » s’écria-t-il en sautant à terre : « Arrêtez, seigneur, arrêtez ! ils sont sains et saufs ! c’est ma mère ! »

« Au même moment Marguerite se jeta à bas de son cheval, prit l’étranger dans ses bras et le couvrit de baisers. Les autres cavaliers s’étaient arrêtés.

« La baronne Lindenberg ? » demanda l’un d’eux avec anxiété. « Où est-elle ? N’est-elle pas avec vous ? »

« Il resta immobile en la voyant étendue sans connaissance dans mes bras. Il me la prit promptement ; l’assoupissement profond où elle était plongée le fit trembler d’abord pour sa vie ; mais le battement de son cœur le rassura bientôt.

« Dieu soit loué ! « dit-il : « elle leur a échappé ! »

« J’interrompis sa joie en lui montrant les brigands qui continuaient d’approcher. Je n’eus pas plus tôt parlé que la plus grande partie de la troupe, qui paraissait principalement composée de soldats, courut à leur rencontre. Les scélérats n’attendirent pas leur attaque. S’apercevant du danger, ils tournèrent bride et s’enfuirent dans le bois, où ils furent poursuivis par nos libérateurs. L’étranger, cependant, que je devinai être le baron Lindenberg, après m’avoir remercié du soin que j’avais pris de sa femme, nous proposa de retourner en toute hâte à la ville. La baronne, sur qui les effets du breuvage n’avaient pas cessé d’opérer, fut placée devant lui ; Marguerite et son fils remontèrent sur leurs chevaux : les domestiques du baron nous suivirent, et nous arrivâmes bientôt à l’auberge où il avait pris un appartement.

« C’était l’Aigle d’Autriche, où mon banquier, qu’avant de quitter Paris j’avais prévenu de mon intention de visiter Strasbourg, m’avait fait préparer un logement. Je me réjouis de cette circonstance. Elle me procura l’occasion de cultiver la connaissance du baron, que je prévis devoir m’être utile en Allemagne. Aussitôt arrivés, la baronne fut mise au lit. On fit venir un médecin qui ordonna une potion propre à détruire l’effet du narcotique, et après qu’elle l’eut prise, elle fut confiée aux soins de l’hôtesse. Le baron alors s’adressa à moi, et me pria de lui raconter les particularités de cette aventure. Je satisfis sur l’heure à sa demande ; car, en peine sur le sort de Stéphano, que j’avais été forcé d’abandonner à la cruauté des bandits, il m’eût été impossible de dormir avant d’avoir de ses nouvelles. J’appris trop tôt que mon fidèle domestique avait péri. Les soldats qui avaient poursuivi les brigands revinrent tandis que j’étais occupé à raconter mon aventure au baron. Par eux, je sus que les voleurs avaient été atteints. Le crime et le vrai courage sont incompatibles : ils s’étaient jetés aux pieds de leurs adversaires, ils s’étaient rendus sans coup férir, avaient découvert leur retraite, trahi le signal au moyen duquel on s’emparerait du reste de la troupe ; bref, ils avaient donné toutes les preuves possibles de lâcheté et de bassesse. De cette manière, toute la bande, composée d’environ soixante personnes, avait été prise, garrottée et conduite à Strasbourg. Quelques-uns des soldats avaient couru à la cabane, ayant pour guide un des bandits. Leur première visite avait été à la funeste grange, où ils avaient eu le bonheur de retrouver deux des valets du baron encore en vie, quoique bien dangereusement blessés. Le reste avait expiré sous les coups des voleurs, et de ce nombre était mon pauvre Stéphano.

« Alarmés de notre évasion, les voleurs, dans leur empressement de nous atteindre, avaient négligé de visiter la cabane : les soldats trouvèrent donc les deux femmes de chambre saines et sauves, et ensevelies dans le même sommeil de mort qui pesait sur leur maîtresse. On ne découvrit personne autre dans la cabane, si ce n’est un enfant qui n’avait pas plus de quatre ans, et que les soldats emmenèrent. Nous nous épuisions en conjectures sur la naissance de ce petit infortuné, lorsque Marguerite s’élança dans la chambre avec l’enfant dans ses bras. Elle tomba aux pieds de l’officier qui nous faisait ce rapport, et le bénit mille fois d’avoir sauvé son fils.

« Après les premiers transports de la tendresse maternelle, je la priai de nous expliquer comment elle avait été unie à un homme dont les principes semblaient en si complet désaccord avec les siens. Elle baissa les yeux, et essuya quelques larmes.

« Messieurs, » dit-elle après un instant de silence, « j’ai une faveur à vous demander. Vous avez le droit de savoir à qui vous rendez service : je ne veux donc pas me refuser à une confession qui me couvre de honte ; mais permettez-moi de l’abréger autant que possible.

« Je suis née à Strasbourg de parents respectables ; leur nom, je dois le taire en ce moment. Mon père vit encore, et ne mérite pas d’être enveloppé dans mon déshonneur. Si vous faites droit à ma requête, vous apprendrez le nom de ma famille. Un misérable s’est rendu maître de mon affection, et pour le suivre j’ai quitté la maison de mon père. Mais bien que mes passions l’aient emporté sur ma vertu, je ne me suis pas dégradée jusqu’à la corruption, qui est le lot trop ordinaire des femmes entraînées à un premier faux pas. J’aimais mon séducteur, je l’aimais tendrement ! je lui fus fidèle ; cet enfant, et celui qui vous a averti, seigneur baron, du danger de votre femme, sont les gages de notre affection. Même en ce moment je pleure sa perte, quoique ce soit à lui que je doive tous les malheurs de mon existence.

« Il était de noble naissance, mais il avait dissipé son patrimoine. Ses parents le regardaient comme une honte pour leur nom, et l’avaient tout à fait repoussé. Ses excès attirèrent sur lui l’indignation de la police : il fut obligé de fuir de Strasbourg, et il ne vit d’autre ressource contre la mendicité que de s’unir aux bandits qui infestaient la forêt voisine, et dont la troupe était principalement composée de jeunes gens de famille placés dans la même catégorie que lui. J’étais déterminée à ne pas l’abandonner. Je le suivis à la caverne des brigands, et partageai avec lui la misère inséparable d’une vie de pillage. Mais, quoique je susse que notre existence ne se soutenait que par le vol, je ne connaissais pas tous les horribles détails de la profession de mon amant ; il me les cachait avec le plus grand soin. Il savait que mes sentiments n’étaient point assez dépravés pour envisager l’assassinat sans horreur. Il supposait, et avec raison, que j’aurais fui avec exécration les embrassements d’un meurtrier. Huit années de possession n’avaient point affaibli son amour pour moi, et il dérobait scrupuleusement à ma connaissance chaque circonstance qui aurait pu me mener au soupçon des crimes auxquels il ne participait que trop souvent. Il y réussit parfaitement. Ce ne fut qu’après la mort de mon séducteur, que je découvris que ses mains s’étaient souillées du sang de l’innocence.

« Une fatale nuit, il fut rapporté à la caverne, criblé de blessures : il les avait reçues en attaquant un voyageur anglais, que les autres voleurs avaient aussitôt sacrifié à leur ressentiment. Il n’eut que le temps de me demander pardon de tous les chagrins qu’il m’avait causés ; il pressa ma main sur ses lèvres, et expira. Ma douleur fut inexprimable. Aussitôt que la violence en fut diminuée, je résolus de retourner à Strasbourg, de me jeter avec mes deux enfants aux pieds de mon père, et d’implorer sa clémence, quoique j’eusse bien peu d’espoir de l’attendrir. Quelle fut ma consternation quand j’appris qu’une fois dans le secret de la retraite des bandits, on n’avait plus la permission de quitter leur troupe ; qu’il fallait renoncer à l’espoir de rentrer jamais dans la société, et consentir sur-le-champ à accepter l’un d’entre eux pour mari ! mes prières et mes remontrances furent vaines. Ils tirèrent au sort à qui m’aurait ; je devins la propriété de l’infâme Baptiste. Un voleur, qui jadis avait été moine, accomplit pour nous une cérémonie plus burlesque que religieuse ; mes enfants et moi nous fûmes remis aux mains de mon nouveau mari, et il nous emmena immédiatement chez lui.

« Il m’assura qu’il nourrissait depuis longtemps la plus ardente passion pour moi, mais que son amitié pour mon défunt amant l’avait obligé d’étouffer ses désirs. Il essaya de me réconcilier avec ma destinée, et pendant quelque temps il me traita avec égards et douceur ; à la fin, voyant que mon aversion croissait plutôt que de diminuer, il obtint par la violence les faveurs que je persistais à lui refuser. Il ne me restait plus d’autre ressource que de supporter mes malheurs avec patience ; je sentais que je ne les méritais que trop bien. La fuite m’était interdite. Mes enfants étaient au pouvoir de Baptiste, et il avait juré que si j’essayais de m’échapper, ils le lui paieraient sur leur tête. J’avais eu trop de preuves de sa barbarie pour douter qu’il ne remplît son serment à la lettre. Une triste expérience m’avait convaincue des horreurs de ma situation. Si mon premier amant me les cachait avec soin, Baptiste prenait plaisir à m’ouvrir les yeux sur les cruautés de sa profession, et s’efforçait de me familiariser avec le sang et le carnage.

« J’étais d’un caractère libre et ardent, mais non cruel ; ma conduite avait été imprudente, mais mon cœur n’était pas sans principes. Jugez donc ce que je dus éprouver d’être continuellement témoin des crimes les plus horribles et les plus révoltants ; jugez tout ce que je dus souffrir d’être unie à un homme qui recevait ses hôtes confiants d’un air ouvert et hospitalier au moment même où il méditait leur perte ! Le chagrin et la tristesse altérèrent ma constitution ; le peu de charmes que m’avait donnés la nature se flétrirent, et l’abattement de mes traits dénotait les souffrances de mon cœur. Je fus tentée mille fois de mettre fin à mon existence, mais le souvenir de mes enfants arrêta ma main. Je tremblais de laisser mes fils chéris au pouvoir de mon tyran, et je tremblais encore plus pour leur vertu que pour leur vie. Le cadet était trop jeune pour profiter de mes leçons, mais je travaillai sans relâche à semer dans le cœur de l’aîné les principes qui pouvaient le mettre en état d’éviter les crimes de ses parents. Il m’écoutait avec docilité, ou plutôt avec avidité. Même à cet âge si tendre, il montrait qu’il n’était pas fait pour vivre avec des criminels, et ma seule consolation au milieu de mes peines, était de voir les vertus naissantes de mon Théodore.

« Telle était ma situation quand don Alphonso fut conduit à la cabane par son perfide postillon. Sa jeunesse, sa physionomie et ses manières m’intéressèrent extrêmement en sa faveur. L’absence des fils de mon mari me fournit une occasion que j’avais longtemps désirée, et je résolus de tout risquer pour sauver ce voyageur. La vigilance de Baptiste m’empêcha d’avertir don Alphonso du danger qu’il courait. Je savais que mon indiscrétion serait aussitôt punie de mort, et, malgré l’amertume de ma vie, je ne me sentais pas le courage de la sacrifier pour sauver celle d’un autre. — Mon seul espoir était d’obtenir du secours de la ville ; ceci, je résolus de le tenter ; et s’il s’offrait quelque occasion de prévenir don Alphonso sans être remarquée, je me déterminai à la saisir avidement. Par les ordres de Baptiste, je montai faire le lit de l’étranger : j’y mis les draps dans lesquels un voyageur avait été assassiné quelques nuits auparavant, et qui étaient encore tachés de sang ; j’espérai que ces taches n’échapperaient pas à l’attention de notre hôte, et qu’elles le mettraient sur la voie des desseins de mon traître de mari. Cette précaution ne fut pas la seule. Théodore était malade au lit : je me glissai dans sa chambre sans être vue par mon tyran ; je lui communiquai mon projet, dans lequel il entra avec ardeur. Il se leva malgré sa maladie et s’habilla en toute hâte. J’attachai un des draps autour de ses bras et je le descendis par la fenêtre ; il courut à l’écurie, prit le cheval de Claude et galopa vers Strasbourg. S’il avait rencontre des bandits, il devait se dire chargé d’un message par Baptiste ; mais heureusement il atteignit la ville sans obstacle. Aussitôt arrivé, il implora l’assistance des magistrats ; son récit passa de bouche en bouche, et parvint enfin à la connaissance de monseigneur le baron. Inquiet de sa femme, qu’il savait devoir être sur la route ce soir-là, l’idée lui vint qu’elle pouvait être au pouvoir des voleurs. Il accompagna Théodore, qui guidait les soldats vers la cabane, et il arriva juste à temps pour nous empêcher de retomber dans les mains de nos ennemis. »

« Ici j’interrompis Marguerite, et je lui demandai pourquoi on m’avait présenté une potion assoupissante. Elle répondit que Baptiste me supposait des armes, et voulait me mettre hors d’état de faire résistance ; c’était une précaution qu’il prenait toujours, afin d’éviter que les voyageurs, voyant la fuite impossible, ne fussent poussés par le désespoir à vendre chèrement leur vie.

« Le baron alors pria Marguerite de lui faire connaître quels étaient ses projets ; je me joignis à lui, protestant de mon empressement à prouver ma reconnaissance à celle qui venait de sauver mes jours.

« Dégoûtée d’un monde où je n’ai rencontré que des malheurs, » répliqua-t-elle, « mon seul désir est de me retirer dans un couvent. Mais d’abord je dois m’occuper de mes enfants. J’apprends que ma mère n’est plus — vraisemblablement poussée avant l’âge au tombeau par ma fuite. Mon père vit encore ; ce n’est point un homme dur. Peut-être, messieurs, en dépit de mon ingratitude et de mon imprudence, votre intercession le décidera à me pardonner et à prendre soin de ses infortunés petits-fils. Si vous m’obtenez cette faveur, vous m’aurez rendu un service qui surpassera mille fois le mien. »

« Le baron et moi nous assurâmes Marguerite que nous n’épargnerions rien pour obtenir sa grâce, et que, lors même que son père serait inflexible, elle ne devait avoir aucune crainte sur le sort de ses enfants : je m’engageai à me charger de Théodore, et le baron promit de prendre le cadet sous sa protection. La mère pleurait de reconnaissance en nous remerciant de ce qu’elle appelait notre générosité, mais qui, après tout, n’était que le sentiment de nos obligations. Puis elle quitta la chambre pour coucher son petit enfant, qui était excédé de fatigue et de sommeil.

« La baronne, lorsqu’elle revint à elle et qu’elle sut les dangers dont je l’avais sauvée, ne mit pas de bornes à l’expression de sa gratitude ; son mari se joignit à elle avec tant de chaleur pour me prier de les accompagner à leur château en Bavière, qu’il me fut impossible de résister à leurs instances. Pendant une semaine que je passai à Strasbourg, les intérêts de Marguerite ne furent point oubliés. Dans notre visite à son père, nous réussîmes aussi complètement que nous pouvions le désirer. Le bon vieillard avait perdu sa femme ; il n’avait point d’autre enfant que cette fille infortunée, dont il n’avait pas de nouvelles depuis près de quatorze ans. Il était entouré de parents éloignés qui attendaient sa mort avec impatience pour entrer en possession de son argent. — Lors donc que Marguerite parut si inopinément, il la considéra comme un présent du ciel ; il la reçut elle et ses enfants à bras ouverts, et insista pour qu’ils s’établissent chez lui sans délai. Les cousins, désappointés, furent obligés de céder la place. Le vieillard ne voulut pas entendre parler du projet qu’avait sa fille d’entrer au couvent ; il dit qu’elle était trop nécessaire à son bonheur, et il ne fut pas difficile de la décider à abandonner son dessein. Mais aucun raisonnement ne put faire renoncer Théodore au plan que j’avais d’abord tracé pour lui. Il s’était sincèrement attaché à moi pendant mon séjour à Strasbourg, et quand je fus sur le point d’en partir, il me supplia en pleurant de le prendre à mon service ; il exposa tous ses petits talents sous les couleurs les plus favorables, et s’efforça de me convaincre qu’il me serait infiniment utile en route. Je ne me souciais guère de me charger d’un garçon d’à peine treize ans, qui ne serait qu’un embarras pour moi ; cependant, je ne pus résister aux prières d’un enfant si affectionné, et qui réellement possédait mille qualités estimables. Il décida, non sans peine, ses parents à lui permettre de me suivre, et, une fois leur consentement obtenu, il fut décoré du litre de mon page. Après une semaine passée à Strasbourg, Théodore et moi nous partîmes pour la Bavière, en compagnie du baron et de sa femme. Ces derniers, ainsi que moi, avaient forcé Marguerite à accepter des cadeaux de prix pour elle-même et pour son plus jeune fils. En la quittant, je lui promis positivement de lui rendre Théodore au bout d’une année.

« Je vous ai conté tout au long cette aventure, Lorenzo, afin de vous faire bien connaître les moyens dont s’est servi « l’aventurier Alphonso d’Alvarada pour s’introduire dans le château de Lindenberg. » Jugez d’après cet échantillon, de la foi qu’il faut ajouter aux assertions de votre tante.