Le Meunier d’Angibault/Chapitre 23

Le Meunier d’Angibault
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XXIII.

CADOCHE.

Le regard des deux amants avait été brûlant et rapide. Un calme souverain succéda à cette commotion. Ils s’aimaient, ils étaient sûrs l’un de l’autre. Ils s’étaient tout dit, tout expliqué, tout persuadé mutuellement dans le choc électrique de ce regard. Lémor se jeta au fond du grenier, et Marcelle, maîtresse d’elle-même parce qu’elle se sentait heureuse, accueillit Rose sans trouble et sans regret. Elle se laissa emmener dans le délicieux taillis voisin, et après une heure de promenade elle remonta à cheval avec sa compagne, et reprit le chemin de Blanchemont, après avoir dit tout bas au meunier :

— Cachez-le bien, je reviendrai.

— Non, non, pas trop tôt, avait répondu Grand-Louis. J’arrangerai une entrevue sans dangers ; mais laissez-moi prendre mes mesures. Je vous reconduirai votre fils ce soir, et je vous parlerai encore si je peux.

Quand Marcelle fut partie, Lémor sortit de sa cachette, où la joie et l’émotion, plus que l’odeur enivrante du foin, commençaient à lui donner des vertiges.

— Ami, dit-il gaiement au meunier, je suis votre garçon de moulin, et je ne prétends pas être à votre charge sans travailler pour vous. Donnez-moi de l’ouvrage, et vous verrez que le Parisien a d’assez bons bras, malgré son peu d’apparence.

— Oui, répondit Grand-Louis, quand le cœur est content, les bras sont assez souples. Vos affaires vont mieux que les miennes, mon garçon, et quand nous causerons ce soir, ce sera à votre tour de me donner du courage. Mais, à cette heure, vous l’avez dit, il faut s’occuper. Je ne puis pas passer mon temps à parler d’amour, et vous pourriez devenir fou de contentement si vous restiez oisif. Le travail est salutaire à tous, il entretient la joie et distrait de la peine ; ce qui veut peut-être dire qu’il est fait pour tous dans les idées du bon Dieu. Allons, vous allez m’aider à lever ma pelle et à mettre la Grand’-Louise en danse. Sa chanson a la vertu de me remettre l’esprit quand je me détraque.

— Ah ! mon Dieu ! cet enfant va me reconnaître ! dit Lémor en apercevant Édouard qui s’était échappé des bras de la meunière, et qui montait avec les pieds et les mains l’escalier rapide du moulin.

— Il vous a déjà vu, répondit le meunier ; ne vous cachez pas et ne faites semblant de rien. Il n’est pas sûr qu’il vous reconnaisse, affublé comme vous voilà.

En effet, Édouard s’arrêta incertain et interdit. Depuis un mois que Marcelle avait brusquement quitté Montmorency pour se rendre auprès de son mari expirant, son fils n’avait pas revu Lémor, et un mois est un siècle dans la mémoire d’un si jeune enfant. Celui-là était pourtant exceptionnel par le développement précoce de ses facultés ; mais Lémor sans barbe, le visage barbouillé de farine, et affublé d’une blouse de paysan, était assez peu reconnaissable. Édouard resta comme pétrifié devant lui pendant une minute ; mais ayant rencontré le regard sévère et indifférent de l’ami qui d’ordinaire courait à lui les bras ouverts, il baissa les yeux avec une sorte d’embarras et même de peur, sentiment qui, chez les enfants, est presque toujours mêlé à l’étonnement ; puis il s’approcha du meunier et lui dit de l’air sérieux et méditatif qu’il avait souvent :

— Qu’est-ce que c’est donc que cet homme-là ?

— Ça ? c’est mon garçon de moulin, c’est Antoine.

— Tu en as donc deux ?

— Bon ! j’en ai par douzaines, des garçons ! Celui-là, c’est Alochon no 2.

— Et Jeannie est Alochon 3 ?

— Comme vous dites, mon général !

— Est-il méchant, ton Antoine ?

— Non, non ! Mais il est un peu bête, un peu sourd, et ne joue pas avec les enfants.

— En ce cas, je m’en vais jouer avec Jeannie, dit Édouard en s’éloignant avec insouciance. À quatre ans, on ne sait ce que c’est que d’être trompé, et la parole de ceux qu’on aime est plus puissante sur l’esprit que le témoignage des sens.

On apporta à la meule le blé que le meunier devait rendre le soir même en farine. C’était celui de M. Bricolin, contenu dans deux sacs marqués chacun de deux énormes initiales.

— Voyez, dit le Grand-Louis en riant cette fois avec un peu d’amertume, Bricolin de Blanchemont, comme qui dirait Bricolin, demeurant à Blanchemont. Mais quand il aura acheté la terre il faudra qu’il mette un autre petit b entre les deux grands. Ça voudra dire : Bricolin, baron de Blanchemont.

— Comment, dit Lémor occupé d’une autre pensée, c’est là le blé de Blanchemont ?

— Oui, répondit le meunier qui le devinait avant qu’il eût parlé, c’est le blé qui fera la farine… dont on fera le pain… que mangeront madame Marcelle et mademoiselle Rose. On dit que Rose est trop riche pour épouser un homme comme moi : c’est pourtant moi qui lui fournis le pain qu’elle mange !

— Ainsi, nous travaillons pour elles ! reprit Lémor.

— Oui, oui, garçon. Attention au commandement ! Il ne s’agit pas de mal fonctionner. Diable ! je travaillerais pour le roi que je n’y mettrais pas tant de cœur.

Cette circonstance toute vulgaire dans les habitudes du moulin prit une couleur romanesque et quasi poétique dans le cerveau du jeune Parisien, et il se mit à aider le meunier avec tant de zèle et d’attention, qu’au bout de deux heures il était parfaitement au courant du métier. Il ne lui fut pas difficile de s’habituer au mécanisme élémentaire et presque barbare de l’établissement. Il comprenait les améliorations qu’avec un peu d’argent comptant (le fruit défendu au paysan) on eût pu apporter à la machine rustique. Il eut bientôt appris en patois les noms techniques de chaque pièce et de chaque fonction. Jeannie le voyant si actif et si bien traité par son maître, eut un peu d’inquiétude et de jalousie. Mais quand Grand-Louis eut pris soin de lui expliquer que le Parisien n’était là qu’en passant, et que sa place à lui, Jeannie, ne menaçait pas d’être envahie, il se rassura et se décida même, en bon Berrichon qu’il était, à céder une partie de son travail pendant quelques jours à un compagnon officieux. Il en profita pour reporter à Blanchemont Édouard qui commençait à s’ennuyer et à s’effrayer d’être si longtemps séparé de sa mère. La meunière ne réussissait plus à l’amuser, et la petite Fanchon étant venue le retrouver, Jeannie ne fut pas fâché d’accompagner sa jeune camarade jusqu’au château.

La tâche terminée, Lémor, le front baigné de sueur et le visage animé, se sentit plus souple de corps et plus fort de volonté qu’il ne l’avait été depuis longtemps. Les longues rêveries qui dévoraient sa jeunesse firent place à cette sorte de bien-être physique et moral que la Providence a attaché à l’accomplissement du travail de l’homme quand le but en est bien senti et la fatigue mesurée à ses forces. Ami, s’écria-t-il, le travail est beau et saint par lui-même ; vous aviez raison de le dire en commençant ! Dieu l’impose et le bénit. Il m’a semblé doux de travailler pour nourrir ma maîtresse ; oh ! qu’il serait plus doux encore de travailler en même temps pour alimenter la vie d’une famille d’égaux et de frères ! Quand chacun travaillera pour tous et tous pour chacun, que la fatigue sera légère, que la vie sera belle !

— Oui, ma profession serait, dans ce cas-là, une des plus gentilles ! dit le meunier avec un sourire de vive intelligence. Le blé est la plus noble des plantes, le pain le plus pur des aliments. Mes fonctions mériteraient bien quelque estime, et, les jours de fête, ou pourrait mettre une couronne d’épis et des bleuets à la pauvre Grand’-Louise, à laquelle personne ne fait attention maintenant ; mais que voulez-vous ? au jour d’aujourd’hui, comme dit M. Bricolin, je ne suis qu’un mercenaire employé par lui, et il se dit en pensant à moi : « Un homme comme ça songerait à ma fille ! Un malheureux qui broie le grain, quand c’est moi qui sème le blé et possède la terre ! » Voyez pourtant la belle différence ! Mes mains sont plus propres que les siennes qui remuent le fumier ; voilà tout. Ah ça ! mon garçon, l’ouvrage est fait ; dépêchons la soupe. Je parie que vous la trouverez meilleure que ce matin, quand même elle serait dix fois plus salée, et puis je m’en irai à Blanchemont porter ces deux sacs ?

— Sans moi ?

— Tiens ! sans doute. Vous avez donc envie de vous faire voir à la ferme ?

— Personne ne m’y connaît.

— C’est vrai. Mais qu’y ferez-vous ?

— Rien ; je vous aiderai à décharger les sacs.

— Et à quoi ça vous avancera-t-il ?

— À voir peut-être passer quelqu’un dans la cour.

— Et si quelqu’un n’y passe pas ?

— Je verrai la maison qu’elle habite. J’entendrai peut-être prononcer son nom.

— M’est avis que c’est un plaisir que nous nous donnons bien sans aller si loin.

— C’est à deux pas d’ici !

— Vous avez réponse à tout. Vous ne ferez pas d’imprudence ?

— Vous croyez donc que je ne l’aime pas ? Est-ce que vous en feriez à ma place, vous ?

— Peut-être ! si l’on m’aimait ! Voyons ! vous ne la regarderez pas comme vous faisiez du haut de la lucarne ? Savez-vous que j’ai cru que vous mettriez le feu à mon foin avec vos yeux enflammés ?

— Je ne la regarderai pas du tout.

— Et vous ne lui parlerez mie ?

— Quel prétexte aurais-je pour lui parler ?

— Vous n’en chercherez pas ?

— Je n’entrerai pas même dans la cour si vous me le défendez. Je regarderai les murailles de loin.

— Ce serait le plus sage. Je vous permets de flairer, de la porte, le vent qui passe sur le château ; voilà tout.

Les deux amis se mirent en route à la tombée du jour ; Sophie, chargée des deux sacs, marchait magistralement devant eux. Grand-Louis, qui avait le cœur triste, parlait peu et n’exprimait ses idées noires que par de grands coups de fouet allongés à droite et à gauche sur les buissons chargés de mûres sauvages et de pâles chèvrefeuilles plus parfumés que ceux qu’on cultive dans nos jardins.

Ils avaient dépassé un groupe de chaumières qu’on appelle le Cortioux, lorsque Lémor, qui côtoyait le fossé du chemin, s’arrêta, surpris de voir un homme étendu tout de son long sous la haie, la tête appuyée sur une besace très-rebondie.

— Oh ! oh ! dit le meunier sans s’étonner, vous avez failli marcher sur mon oncle !

La voix sonore de Grand-Louis réveilla en sursaut le dormeur. Il se souleva brusquement, saisit à deux mains son grand bâton étendu à son flanc, et articula un jurement énergique.

— Ne vous fâchez pas, mon oncle ! dit le meunier en riant. Ce sont des amis qui passent, avec votre permission ; car quoique les chemins soient à vous, comme vous le dites, vous ne défendez à personne de s’en servir, n’est-ce pas ?

— Oui-da ! répondit, en se levant tout à fait, cet homme d’une taille gigantesque et d’un aspect repoussant ; je suis le meilleur des propriétaires, tu le sais, mon petit ? Mais c’est abuser un peu de ma bonté que de me marcher sur la figure. Quel est-il donc ce mauvais chrétien, qui ne voit pas un honnête homme étendu sur son lit ? Je ne le connais pas, moi qui connais tout le monde ici, et ailleurs !

Et en parlant ainsi, le mendiant toisait d’un air dédaigneux Lémor, qui le considérait de son côté avec répugnance. C’était un vieillard osseux, couvert de haillons immondes, et dont la barbe dure, mêlée de noir et de blanc, ressemblait à l’armure d’un hérisson. Son chapeau, à forme haute, tombant en lambeaux, était surmonté, comme d’un trophée dérisoire, d’un nœud de rubans blancs et d’un bouquet de fleurs artificielles hideusement fané.

— Rassurez-vous, mon oncle, dit le meunier, celui-là est un bon chrétien, allez !

— Et à quoi le reconnaît-on ? reprit l’oncle Cadoche en ôtant son chapeau qu’il tendit à Henri.

— Allons, dit le meunier à Lémor, vous ne comprenez pas ? mon oncle vous demande un sou.

Lémor jeta son obole dans le chapeau de l’oncle, qui la prit aussitôt et la tourna dans ses longs doigts avec une sorte de volupté.

— C’est un gros sou ! dit-il avec un ignoble sourire. Dix décimes révolutionnaires peut-être ! Non ! Dieu soit béni ! c’est un Louis XV, c’est mon roi ! un roi dont j’ai vu le règne ! ça me portera bonheur, et à toi aussi, mon neveu, ajouta-t-il en appuyant sa grande main crochue sur l’épaule de Lémor. Tu peux dire à présent que tu es de ma famille, et que je te reconnaîtrai quand même tu serais déguisé des pieds à la tête.

— Allons, allons, bonsoir, mon oncle, dit Grand-Louis en joignant son aumône à celle de Lémor. Sommes-nous amis ?

— Toujours ! répondit le mendiant d’une voix solennelle. Toi, tu as toujours été un bon parent, le meilleur de toute ma famille. Aussi, c’est à toi, Grand-Louis, que je veux laisser tout mon bien. Il y a longtemps que je te l’ai dit, et tu verras si je tiens parole !

— Tiens ! parbleu, j’y compte bien ! reprit le meunier avec gaieté. Le bouquet en sera-t-il aussi ?

— Le chapeau, oui ! Mais le bouquet et le ruban seront pour ma dernière maîtresse.

— Diable ! je tenais pourtant au bouquet !

— Je le crois bien ! dit le mendiant qui s’était mis à marcher derrière les deux jeunes gens et qui les suivait d’un pas assez alerte encore malgré son grand âge. Le bouquet est ce qu’il y a de plus précieux dans la succession. C’est béni, vois-tu ! c’est de la chapelle de Sainte-Solange.

— Comment un homme aussi dévot que vous vous en donnez l’air peut-il parler de ses maîtresses ? dit Henri, à qui ce personnage ridicule n’inspirait qu’un profond dégoût.

— Tais-toi, mon neveu, répondit l’oncle Cadoche en le regardant de travers ; tu parles comme un sot.

— Excusez-le, c’est un enfant, dit le meunier qui s’amusait du grand oncle par habitude. Ça n’a pas encore de barbe au menton et ça se mêle de raisonner ! Mais où donc allez-vous si tard, mon oncle ? Comptez-vous coucher chez vous cette nuit ? C’est bien loin d’ici !

— Oh non ! je m’en vas de ce pas à Blanchemont pour la fête de demain.

— Ah ! c’est vrai, c’est un bon jour pour vous ! Vous y cueillez au moins quarante gros sous.

— Non ; mais toujours de quoi faire dire une messe au bon saint de la paroisse.

— Vous les aimez donc toujours, les messes ?

— La messe et l’eau-de-vie, mon neveu, et un peu de tabac avec, c’est le salut de l’âme et du corps.

— Je ne dis pas non, mais l’eau-de-vie ne réchauffe pas assez pour qu’on dorme comme cela dans les fossés à votre âge, mon oncle.

— On dort où l’on se trouve, mon neveu. On est fatigué, on s’arrête ; on fait un somme sur une pierre ou sur sa besace, quand elle n’est pas trop plate.

— M’est avis que la vôtre est assez ronde, ce soir.

— Oui ; tu devrais, mon neveu, me la laisser mettre sur ton cheval, elle me fatigue un peu.

— Non ! Sophie est assez chargée. Mais donnez-la-moi, je vous la porterai jusqu’à Blanchemont !

— C’est juste ! Tu es jeune, tu dois servir ton oncle. Tiens, la voilà. Ta blouse est-elle propre ? ajouta-t-il d’un air dégoûté.

— Oh ! c’est de la farine ! dit le meunier en prenant le sac du mendiant ; ça ne fait pas la guerre au pain. Mille tonnerres ! il y en a là dedans, des vieilles croûtes !

— Des croûtes ? je n’en reçois pas. Je voudrais bien que quelqu’un s’avisât de m’en offrir, je saurais bien les lui jeter au nez, comme j’ai fait une fois à la Bricolin.

— C’est donc depuis ce jour-là qu’elle a peur de vous ?

— Oui ! elle dit que je pourrais bien mettre le feu à ses granges, dit le mendiant d’un air sinistre. Puis il ajouta d’un ton patelin : Pauvre chère femme du bon Dieu ! comme si j’étais méchant ! À qui ai-je fait du mal, moi ?

— À personne, que je sache, répondit le meunier. Si vous en aviez fait, vous ne seriez pas où vous êtes.

— Jamais, jamais, je n’ai fait tort à personne, reprit l’oncle Cadoche, en élevant la main vers le ciel, puisque jamais je n’ai été repris de justice pour quoi que ce soit. Ai-je fait un seul jour de prison dans ma vie ? J’ai toujours servi le bon Dieu, et le bon Dieu m’a toujours protégé depuis quarante ans que je cherche ma pauvre vie.

— Quel âge avez-vous donc au juste, mon oncle ?

— Je ne sais pas, mon enfant, car mon acte de baptême a été égaré dans les temps comme tant d’autres, mais je dois avoir quatre-vingts ans passés. J’ai environ dix ans de plus que le père Bricolin, qui paraît cependant plus vieux que moi.

— C’est la vérité, vous êtes joliment conservé, et lui… mais il est vrai qu’il a eu des accidents qui n’arrivent pas à tout le monde.

— Oui, dit le mendiant avec un profond soupir de componction. Il a eu du malheur !…

— C’est une histoire de votre temps, cela ? N’êtes-vous pas de ce pays-là ?

— Oui, je suis né natif de Ruffec, près Beaufort, où l’accident est arrivé.

— Et vous étiez dans le pays alors ?

— Oh ! je le crois bien, bonne sainte Vierge ! Je n’y peux pas penser sans trembler ! Avait-on peur dans ce temps-là !

— Est-ce que vous avez peur de quelque chose, vous, qui êtes toujours tout seul à toute heure par les chemins ?

— Oh ! à présent, mon bon fils, que veux-tu que craigne un pauvre homme comme moi qui ne possède que les trois guenilles qui le couvrent ? Mais dans ce temps-là j’avais un peu de bien, et les brigands me l’ont fait perdre.

— Comment ! est-ce que les chauffeurs ont été chez vous aussi ?

— Oh ! nenni ! je n’avais pas assez pour les tenter ; mais j’avais une petite maison que je louais à des journaliers. Quand la peur des brigands s’est répandue dans le pays, personne n’a plus voulu l’habiter. Je n’ai pas pu la vendre ; je n’avais plus de quoi la faire réparer. Elle me tombait en ruines sur le corps. Il a fallu faire des dettes que je n’ai pu payer. Alors, mon champ, la maison, et une jolie chenevière que j’avais, ont été vendus par expropriation forcée. J’ai donc été forcé de prendre la besace ; j’ai quitté le pays, et depuis ce temps-là je voyage toujours comme les enfants du bon Dieu.

— Mais vous ne quittez guère le département ?

— Sans doute, j’y suis connu ; j’y ai ma clientèle et toute ma famille.

— Je vous croyais tout seul ?

— Et tous mes neveux, donc !

— C’est vrai, j’oubliais ; moi, par exemple, mon camarade que voilà, et tous ceux qui ne vous refusent jamais votre sou pour acheter du tabac. Mais, dites donc, mon oncle, ces chauffeurs dont nous parlions, quels gens étaient-ils ?

— Demande-le au bon Dieu, mon pauvre enfant, lui seul peut le savoir.

— On dit qu’il y avait là dedans des gens riches et qui passaient pour huppés ?

— On dit qu’il y en a qui vivent encore, qui sont gros et gras, qui ont de bonnes terres, de bonnes maisons, qui font figure dans le pays et qui ne donneraient pas seulement deux liards à un pauvre. Ah ! si c’étaient des gens comme moi on les aurait tous pendus !

— C’est vrai, ça, père Cadoche !

— J’ai encore eu du bonheur de n’être pas accusé ; car on soupçonnait tout le monde dans ce temps-là, et la justice ne courait sus qu’aux pauvres. On en a mis en prison qui étaient blancs comme neige, et quand on a eu la main sur les vrais coupables, il est venu des ordres d’en haut pour les relâcher.

— Et pourquoi ça ?

— Parce qu’ils étaient riches, sans doute. Quand donc as-tu vu, mon neveu, qu’on ne faisait pas grâce aux riches ?

— C’est encore la vérité. Allons, mon oncle, nous voilà tout à l’heure à Blanchemont. Où voulez-vous que je porte votre sac à pain ?

— Rends-le-moi, mon neveu. Je vais aller coucher dans l’étable à M. le curé : c’est un saint homme qui ne me renvoie jamais. C’est comme toi, Grand-Louis, tu ne m’as jamais fait mauvaise mine. Aussi, tu en seras récompensé ; tu seras mon héritier, je te l’ai toujours promis. Excepté le bouquet que je veux donner à la petite Borgnotte, tu auras tout, ma maison, mes habits, ma besace et mon cochon.

— C’est bon, c’est bon, dit le meunier ; je vois bien que je serai trop riche à la fin, et que toutes les filles voudront m’épouser.

— J’admire votre cœur, Grand-Louis, dit Lémor lorsque le mendiant eut disparu derrière les haies des enclos, qu’il coupait en droite ligne sans s’inquiéter des clôtures et sans chercher les sentiers. Vous traitez ce mendiant comme s’il était véritablement votre oncle.

— Pourquoi pas, puisque c’est son plaisir de faire le grand parent et de promettre son héritage à tout le monde ! Bel héritage, ma foi ! Sa hutte de terre où il couche avec son cochon, ni plus ni moins que saint Antoine, et sa défroque qui fait mal au cœur ! Si je n’ai que cela pour être agréé de M. Bricolin, mes affaires sont en bon train !

— Malgré le dégoût que sa personne inspire, vous avez pourtant pris sa besace sur vos épaules pour le soulager. Louis, vous avez l’âme vraiment évangélique.

— Belle merveille ! Faut-il refuser un si petit service à un pauvre diable qui mendie encore son pain à quatre-vingts ans ? C’est un brave homme, après tout. Tout le monde s’intéresse à lui parce qu’il est honnête, quoique un peu trop cagot et libertin.

— C’est ce qu’il me semble.

— Bah ! quelles vertus voulez-vous que ces gens-là puissent avoir ? C’est beaucoup quand ils n’ont que des vices et qu’ils ne commettent pas de crimes. Est-ce qu’il ne raisonne pas avec bon sens, malgré tout ?

— À la fin, j’en ai été frappé. Mais pourquoi se croit-il l’oncle de tout le monde ? Est-ce un grain de folie ?

— Oh ! non, c’est un genre qu’il se donne. Beaucoup de gens de son métier affectent quelque manie pour se rendre plaisants, attirer l’attention et amuser les gens qui ne feraient l’aumône ni par charité ni par prudence. C’est malheureusement l’usage chez nous que les pauvres fassent l’office de bouffons aux portes des riches… Mais nous voici à la ferme de Blanchemont, mon camarade. Tenez, n’entrez pas, croyez-moi. Vous pouvez être maître de vous, je n’en doute pas. Mais elle, qui n’est pas prévenue, pourrait faire un cri, dire un mot… Laissez-moi au moins la prévenir.

— Mais tout le monde est encore debout dans le hameau ; la présence d’un inconnu ne sera-t-elle pas remarquée si je reste ici à vous attendre ?

— Aussi, vous allez me faire l’amitié d’entrer dans la garenne ; à cette heure ci, personne ne s’y promène. Asseyez-vous bien raisonnablement dans un coin. En repassant, je sifflerai comme si j’appelais un chien, sauf votre respect, et vous viendrez me rejoindre.

Lémor se résigna, espérant que l’ingénieux meunier trouverait un moyen d’amener Marcelle de ce côté. Il suivit donc lentement le sentier couvert qui traversait la garenne, s’arrêtant à chaque instant pour prêter l’oreille, retenant sa respiration et revenant sur ses pas, pour être plus à portée d’une bienheureuse rencontre.

Il ne fut pas longtemps sans entendre des pas légers qui semblaient effleurer le gazon, et un frôlement dans le feuillage le convainquit qu’une personne approchait. Il entra dans le fourré pour s’assurer qu’il ne se trompait pas, et vit venir vers lui une forme vague qui était celle d’une femme assez petite. On croit aisément à ce qu’on désire, et Henri, ne doutant pas que ce ne fût Marcelle, envoyée par le meunier, se montra et marcha à la rencontre du fantôme. Mais il s’arrêta en entendant une voix inconnue qui appelait avec précaution : Paul ! Paul ! Es-tu là, Paul ?

Henri voyant qu’il s’était mépris et pensant qu’il tombait dans un rendez-vous destiné à un autre, voulut s’éloigner. Mais il fit du bruit en marchant sur des branches sèches, et la folle qui l’aperçut, au milieu de son rêve d’amour, s’élança sur ses traces avec la rapidité d’une flèche, en criant d’une voix lamentable : Paul ! Paul ! me voilà ! Paul ! c’est moi !… ne t’en va pas ! Paul ! Paul ! tu t’en vas toujours !