Le Meunier d’Angibault/Chapitre 24

Le Meunier d’Angibault
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XXIV.

LA FOLLE.

Lémor ne s’inquiéta pas d’abord beaucoup de l’aventure. Il pensait qu’à la faveur de la nuit il lui serait facile d’éviter cette femme qu’il n’avait pas distinguée assez pour soupçonner son état de démence. Il se flattait naturellement de courir beaucoup mieux qu’elle. Mais il vit bientôt qu’il se trompait, et que ce n’était pas trop de toute l’agilité dont il était capable pour se maintenir à quelque distance. Forcé de traverser toute la garenne, il se trouva bientôt dans l’avenue du fond, que la Bricoline avait l’habitude de parcourir pendant des heures entières, et dont l’herbe avait été rasée par ses pieds en certains endroits. Le fugitif, que les racines à fleur de terre et les aspérités du sentier avaient un peu gêné jusque-là, déploya toutes ses forces dans l’avenue pour gagner du terrain. Mais la folle, lorsqu’elle était sous l’influence d’une pensée ardente, devenait légère comme une feuille sèche emportée par l’orage. Elle le suivit donc si rapidement que Lémor, confondu de surprise, et tenant beaucoup à n’être pas vu d’assez près pour être reconnu plus tard, s’enfonça de nouveau dans le taillis et s’efforça de se perdre dans l’ombre. Mais la folle connaissait tous les arbres, tous les buissons, et, pour ainsi dire, toutes les branches de la garenne. Depuis douze ans qu’elle y passait sa vie, il n’était pas un recoin où son corps n’eût pris machinalement l’habitude de pénétrer, bien que l’état de son esprit l’empêchât de se livrer à aucune observation raisonnée. En outre, l’exaltation de son délire la rendait complètement insensible à la douleur physique. Elle eût laissé aux ronces du taillis les lambeaux de sa chair sans s’en apercevoir, et cette disposition, pour ainsi dire cataleptique, lui donnait un avantage non équivoque sur celui qu’elle voulait atteindre. Elle était d’ailleurs si menue, son corps atténué occupait si peu de volume, qu’elle se glissait comme un lézard entre des tiges serrées, où Lémor était obligé de se frayer un passage avec effort, et que plus souvent encore il lui fallait tourner.

Se voyant plus embarrassé qu’auparavant, il regagna l’avenue, toujours serré de près, et se décida à franchir le fossé sans en apprécier la largeur, à cause des buissons touffus qui le couvraient. Il prit son élan et alla tomber sur ses genoux dans les épines. Mais il avait à peine eu le temps de se relever, que le fantôme, traversant cet obstacle sans sauter par-dessus, et sans s’occuper des pierres ni des orties, se trouva à ses côtés cramponné à ses vêtements. En se voyant saisi par cet être vraiment effroyable, Lémor, dont l’imagination était vive comme celle d’un artiste et d’un poète, se crut sous la puissance d’un rêve, et, se débattant comme s’il eût été aux prises avec le cauchemar, il parvint à se dégager de la folle qui poussait des cris inarticulés, et à reprendre sa course à travers champs.



En se voyant saisi par cet être… (Page 64.)

Mais elle s’élança sur ses traces, aussi agile dans les sillons hérissés d’une paille fraîchement moissonnée, raide et blessante, qu’elle l’avait été dans le fourré du parc. Au bout du champ, Lémor franchit une nouvelle clôture et se trouva dans un chemin couvert qui descendait rapidement. Il n’y avait pas fait dix pas qu’il entendit derrière lui le spectre criant toujours d’une voix étouffée : Paul ! Paul ! pourquoi t’en vas-tu ?

Cette course avait quelque chose de fantastique qui s’emparait de plus en plus de l’imagination de Lémor. Il avait pu, en se dégageant de l’étreinte de la folle, distinguer vaguement par la nuit claire et constellée, cette apparition bizarre, cette face cadavéreuse, ces bras étiques couverts de blessures, ces longs cheveux noirs flottants sur des haillons ensanglantés. Il ne lui était pas venu à l’esprit que cette malheureuse créature fût aliénée. Il se croyait poursuivi par une amante jalouse, folle pour le moment puisqu’elle s’obstinait à le prendre pour un autre. Il hésita s’il ne s’arrêterait pas pour lui parler et la détromper ; mais comment alors expliquer sa présence dans la garenne ? Lui, inconnu, et se glissant dans l’ombre comme un voleur, n’éveillerait-il pas, dès le début, d’étranges soupçons à la ferme, et ne devait-il pas éviter, par-dessus tout, de marquer son apparition dans le pays par une aventure scandaleuse ou ridicule ?

Il se décida donc à courir encore, et cet exercice étrange dura près d’une demi-heure sans interruption. Le cerveau de Lémor s’échauffait malgré lui, et, par instants, il se sentait devenir fou lui-même, en voyant l’obstination inconcevable et la rapidité surnaturelle du fantôme acharné à sa poursuite. Cela pouvait se comparer à ce qu’on raconte des willies et des fées malfaisantes de la nuit.

Enfin Lémor trouva la Vauvre au fond du vallon, et, quoique baigné de sueur, il allait s’y jeter à la nage, comptant que cet obstacle mis entre lui et le spectre le délivrerait enfin, lorsqu’il entendit derrière lui un cri horrible, déchirant, et qui fit passer un froid subit dans tout son être. Il se retourna et ne vit plus rien. La folle avait disparu.



Les cornemuseux arrivent en jouant. (Page 67)

La premier mouvement de Henri fut de profiter de ce qui pouvait n’être qu’un moment de répit pour s’éloigner davantage et faire perdre entièrement ses traces. Mais ce cri affreux lui laissait une impression trop pénible. Était-ce bien cette femme qui l’avait fait entendre ? Le son n’avait presque rien d’humain, et cependant quelle douleur, quel désespoir atroce il semblait exprimer ! Se serait-elle grièvement blessée en tombant ? pensa Lémor ; ou bien, en me perdant de vue derrière ces saules, a-t-elle cru que je m’étais noyé ? Est-ce un cri d’agonie ou de terreur ? Ou bien est-ce la rage de n’avoir pu me suivre jusque dans l’eau, où elle peut présumer que je me suis jeté ?

Mais si elle-même était tombée dans quelque fossé, dans un précipice que je n’aurai pas vu en courant ? Si cette malencontreuse rencontre coûtait la vie à une infortunée ? Non, quoi qu’il puisse en résulter, il est impossible que je l’abandonne aux horreurs de l’agonie.

Lémor retourna sur ses pas et chercha l’inconnue sans la trouver. Le chemin rapide qu’il avait parcouru côtoyait l’extrémité de la garenne ; il y avait là de hauts buissons de clôture et point de fossé ; aucune mare, aucun puisard où elle eût pu se noyer. Le chemin sablonneux ne portait point, autant que Lémor put le distinguer, les traces de la chute d’un corps. Il cherchait toujours, se perdant en conjectures, lorsqu’il entendit siffler à plusieurs reprises, comme pour appeler un chien. D’abord il y fit peu d’attention, tant il était ému et préoccupé de son aventure. Mais enfin il se souvint que c’était le signal convenu avec le meunier, et, désespérant de retrouver sa poursuiveuse, il répondit par un autre sifflement à l’appel du Grand-Louis.

— Vous avez le diable au corps, lui dit ce dernier à voix basse quand ils se furent rejoints dans la garenne, d’aller vous promener si loin, quand je vous avais recommandé de ne pas bouger ! Voilà un quart d’heure que je vous cherche dans ce bois, n’osant vous appeler trop fort et perdant patience… Mais comme vous voilà fait ! tout haletant et tout déchiré ! Le diable m’emporte, ma blouse a passé un mauvais quart d’heure sur vos épaules, à ce que je vois. Mais parlez donc, vous avez l’air d’un lapin battu de l’oiseau, ou plutôt d’un homme poursuivi par le follet.

— Vous l’avez dit, mon ami. Ou ce que Jeannie raconte des lutins nocturnes de la Vallée-Noire a un fond de réalité inexplicable, ou j’ai eu une hallucination. Mais il y a une heure, je crois (peut-être un siècle, je n’en sais rien !), que je me débats contre le diable.

— Si vous ne buviez pas obstinément de l’eau claire à tous vos repas, répondit le meunier, je penserais que vous vous êtes mis justement dans la disposition où il faut être pour rencontrer la Grand’Bête, la levrette blanche, ou Georgeon, le meneur des loups. Mais vous êtes un homme trop savant et trop raisonnable pour croire à ces histoires-là. Il faut donc qu’il vous soit arrivé quelque chose. Un chien enragé, peut-être ?

— Pire que cela, dit Lémor en reprenant ses esprits peu à peu ; une femme enragée, mon ami ! une sorcière qui courait plus vite que moi et qui a disparu, je ne sais comment, au moment où j’allais me jeter à l’eau pour m’en débarrasser.

— Une femme ? oh ! oh ! et que disait-elle ?

— Elle me prenait pour un certain Paul qui lui tient fort au cœur, à ce qu’il paraît.

— Je m’en doutais, c’est cela ! c’est la folle du château. Faut-il que je sois étourdi de ne pas avoir prévu que vous pouviez la rencontrer ici ? Vrai, cela m’était sorti de la tête ! Nous sommes si accoutumés à la voir trotter le soir comme une vieille belette, que nous n’y faisons plus d’attention. Et pourtant, c’est un malheur à fendre le cœur quand on y songe ! Mais comment diable s’est-elle mise après vous ? Elle a coutume de s’enfuir quand elle voit venir de son côté. Il faut que son mal ait empiré depuis peu ; la dose était pourtant assez bonne comme cela, pauvre fille !

— Quelle est donc cette infortunée créature ?

— On vous contera cela plus tard. Doublons le pas, s’il vous plaît ! vous avez l’air vanné de fatigue.

— Je crois que je me suis brisé les genoux en tombant.

— Pourtant, il y a là au bout du sentier quelqu’un qui s’impatiente à vous attendre, dit le meunier en baissant la voix encore plus.

— Oh ! s’écria Lémor, je me sens plus léger que le vent de la nuit !

Et il se mit à courir.

— Doucement ! dit le meunier en le retenant. Ne courez que sur l’herbe. Pas de bruit ! Elle est là sous ce grand arbre. Ne quittez pas l’endroit. Je vas faire la ronde tout autour en cas de surprise.

— Y a-t-il donc quelque danger pour elle à venir ici ? dit Lémor effrayé.

— Si je le pensais, je l’aurais bien empêchée d’y venir ! Ils sont tous occupés, au château neuf de la fête de demain. Mais quand je ne servirais qu’à écarter la folle, s’il lui prend fantaisie de revenir vous tourmenter !

Henri, tout à son bonheur, oublia tout le reste, et alla se précipiter aux pieds de Marcelle, qui l’attendait sous un massif de chênes, dans l’endroit le moins fréquenté du bois.

Aucune explication ne trouva place dans leur première expansion. Chastes et retenus, comme ils l’avaient toujours été, ils éprouvaient pourtant une ivresse qu’aucune parole humaine n’eût pu exprimer à leur gré. Ils étaient comme stupéfaits de se revoir si tôt, après avoir cru presque à une éternelle séparation, et cependant ils ne cherchaient pas à se faire comprendre l’un à l’autre tout ce qui s’était passé en eux pour les amener à rétracter si vite tous leurs projets de courage et de sacrifice. Ils devinaient bien mutuellement quelles souffrances inacceptables et quel entraînement irrésistible les avaient forcés à courir l’un vers l’autre, au moment où ils venaient de jurer de se fuir.

— Insensé ! qui voulais me quitter pour toujours ! disait Marcelle en abandonnant sa belle main à Lémor.

— Cruelle ! qui voulais me bannir pour un an ! répondit Henri en couvrant cette main de ses lèvres embrasées.

Et Marcelle comprenait bien que sa résolution d’un an de courage avait été plus sincère à ses propres yeux que l’exil éternel auquel Lémor avait essayé de se condamner.

Aussi quand ils purent se parler, effort dont ils ne furent capables qu’après s’être longtemps regardés dans le silence du ravissement, Marcelle revint-elle la première à ce dessein vraiment louable.

— Lémor, dit-elle, ceci n’est qu’un rayon de soleil entre deux nuages. Il faut obéir à la loi du devoir. Quand même nous ne rencontrerions ici aucun obstacle à la sécurité de nos relations, il y aurait quelque chose de profondément irréligieux à nous réunir si vite, et nous devons nous revoir à cette heure pour la dernière fois jusqu’à l’expiration de mon deuil. Dites-moi que vous m’aimez et que je serai votre femme, et j’aurai toute la force nécessaire pour vous attendre.

— Ne me parlez pas de séparation maintenant ! dit Lémor avec impétuosité. Oh ! laissez-moi savourer cet instant qui est le plus beau de ma vie. Laissez-moi oublier ce qui était hier, et ce qui sera demain. Voyez comme cette nuit est douce, comme ce ciel est beau ! Comme ce lieu-ci est tranquille et embaumé ! Vous êtes là ! c’est bien vous, Marcelle, ce n’est pas votre ombre ! Nous sommes là tous les deux ! Nous nous sommes retrouvés par hasard et involontairement ! Dieu l’a voulu et nous avons été si heureux d’obéir, tous les deux ! vous aussi, Marcelle ! autant que moi ? Est-ce possible ! non, je ne rêve pas, car vous êtes ici, près de moi ! avec moi ! seuls ! heureux ! nous nous aimons tant ! nous n’avons pas pu nous quitter, nous ne le pouvons pas, nous ne le pourrons jamais !

— Et pourtant, ami…

— Je sais ! je sais ce que vous voulez dire. Demain, un autre jour, vous m’écrirez, vous me ferez dire votre volonté. J’obéirai, vous le savez bien ! Pourquoi m’en parlez-vous ce soir ? pourquoi gâter ce moment qui n’a pas eu son pareil dans toute ma vie ? Laissez-moi me persuader qu’il ne finira jamais. Marcelle, je vous vois ! Oh ! que je vous vois bien, malgré la nuit ! que vous êtes embellie depuis trois jours… depuis ce matin, où vous étiez déjà si belle ! Oh ! dites-moi que votre main ne sortira plus jamais de la mienne ! je la tiens si bien !

— Ah ! vous avez raison, Lémor ! Soyons heureux de nous retrouver, et ne pensons pas maintenant qu’il faudra se quitter… demain… un autre jour.

— Oui, un autre jour, un autre jour ! s’écria Henri.

— Faites-moi donc le plaisir de parler plus bas, dit le meunier en se rapprochant. J’entends malgré moi tout ce que vous dites, monsieur Henri !

Les deux amants restèrent pendant près d’une heure plongés dans une pure extase, faisant les plus doux rêves d’avenir et parlant de leur bonheur, comme s’il devait, non pas s’interrompre, mais commencer le lendemain. La brise secouait sur eux les parfums de la nuit, et les étoiles sereines passaient sur leurs têtes sans qu’ils voulussent s’apercevoir de la marche inévitable du temps, qui ne s’arrête que dans le cœur des amants heureux.

Mais le meunier, après avoir donné de loin plus d’un signe d’impatience, vint les interrompre lorsque l’inclinaison des étoiles polaires lui indiqua dix heures au cadran céleste.

— Mes amis, dit-il, impossible à moi de vous laisser là, et impossible aussi de vous attendre un instant de plus. Je n’entends plus chanter les bouviers dans la cour de la ferme, et les lumières s’éteignent aux fenêtres du château neuf. Il n’y a plus que celle de mademoiselle Rose qui brille ; elle attend madame Marcelle pour se coucher. M. Bricolin va venir faire sa ronde ici avec ses chiens, comme il fait toujours la veille des jours de fête. Partons vite.

Lémor se récria : il ne faisait, disait-il, que d’arriver.

— C’est possible, dit le meunier ; mais moi, savez-vous qu’il faut que j’aille à la Châtre ce soir ?

— Comment ! pour mes affaires ? dit Marcelle.

— S’il vous plaît ! Je veux voir votre notaire avant qu’il se couche, et je ne me soucie pas d’aller lui parler demain au jour pour que M. Bricolin ait avis que je conspire contre lui.

— Mais, Grand-Louis, dit Marcelle, je ne veux pas que, pour moi, vous risquiez…

— Assez, assez causé, répondit le meunier. Je veux faire ce qui me plaît, moi… Et tenez ! j’entends aboyer les chiens jaunes ! Rentrez dans le pré, madame Marcelle, et nous, mon Parisien, prenons par le chemin d’en haut, s’il vous plaît. Détalons !

Les amants se séparèrent sans se rien dire : ils craignaient trop de se rappeler qu’ils devaient regarder cette entrevue comme la dernière. Marcelle n’avait pas la force de fixer un jour pour le départ de Henri, et celui-ci, craignant qu’elle ne le fixât, se hâta de s’éloigner après avoir dix fois baisé sa main en silence.

— Eh bien ! qu’avez-vous décidé ? lui demanda le meunier, lorsqu’ils eurent gagné la lisière du parc.

— Rien, mon ami, dit Lémor. Nous n’avons parlé que de notre bonheur…

— Futur ; mais le présent ?

— Il n’y a pas de présent, pas d’avenir. Tout cela, c’est la même chose quand on s’aime.

— Voilà que vous battez la campagne. J’espère pourtant que vous allez vous tenir tranquille et ne pas trop me faire trimer la nuit dans les bois avec des transes mortelles. Allons, mon garçon, vous voilà dans votre chemin. Vous saurez bien retourner tout seul à Angibault ?

— Parfaitement. Mais ne voulez-vous pas que je vous accompagne à la ville où vous allez ?

— Non, c’est trop loin. L’un de nous deux serait à pied et retarderait l’autre, à moins de faire à la mode du pays et de monter tous deux sur Sophie ; mais la pauvre bête a trop d’âge, et, d’ailleurs, elle n’a pas encore soupé. Je m’en vas la chercher à un arbre où je l’ai attachée là-bas après avoir fait mine de reprendre le chemin du moulin. Savez-vous que ça m’a donné du souci, de laisser comme ça cette pauvre Sophie à la garde de Dieu ? Je l’ai bien cachée dans les branches ; mais si quelque vagabond, comme il en vient de toutes sortes pour l’Assemblée, s’était avisé de me la dénicher ! Pendant que vous roucouliez là-bas, Sophie me trottait dans la tête !…

— Allons ensemble la chercher !

— Non pas, non pas ! vous êtes toujours prêt à retourner du côté du château, vous ! je le vois bien ! Allez-vous-en dire à ma mère de se coucher sans inquiétude ; je rentrerai peut-être un peu tard. M. Tailland, le notaire, voudra me garder à souper. C’est un bon vivant, un fin gourmand et un aimable homme. J’aurai comme ça le temps de lui parler des affaires de Blanchemont, et Sophie mangera son picotin chez lui sans demander de consultation.

Lémor n’insista pas pour accompagner son ami. Quelque affection et quelque reconnaissance que le bon meunier lui inspirât, il préférait être seul, après les émotions de la soirée. Il avait besoin de penser à Marcelle sans préoccupation, et de recommencer, en se le retraçant, le doux songe qu’il venait de faire à ses pieds. Il reprit donc le chemin d’Angibault à peu près comme un somnambule retrouve celui de son lit. J’ignore s’il suivit bien la route, s’il traversa la rivière sur le pont, s’il ne fit pas le double de son étape, s’il ne s’oublia pas maintes fois au bord des fontaines. La nuit était pleine de volupté, et, depuis le coq qui jetait sa fanfare aux échos des chaumières jusqu’au grillon qui chuchotait mystérieusement dans les herbes, tout lui semblait répéter, en triomphe comme en secret, le nom chéri de Marcelle.

Mais en arrivant au moulin, il se sentit tellement brisé de fatigue, qu’aussitôt après avoir averti la bonne meunière de ne pas attendre son fils, il alla se jeter sur le petit lit que Louis lui avait fait dresser dans sa propre chambre. La Grand’Marie ayant bien recommandé à Jeannie de ne pas trop faire attendre son maître pour se réveiller, quand il faudrait mettre Sophie à l’étable, alla reposer aussi. Mais la tendresse maternelle ne dort que d’un œil, et l’orage s’étant élevé, la bonne femme s’éveilla en sursaut à tous les roulements de tonnerre qui passaient sur la vallée, croyant entendre son fils frapper à la porte de Jeannie, qui couchait dans le moulin. Quand le jour parut, elle se leva avec précaution et alla lui recommander de ne pas faire trop de bruit, parce que Grand-Louis, étant sans doute rentré tard, devait avoir besoin de dormir un peu plus que de coutume. Elle fut donc fort surprise et presque effrayée lorsque Jeannie lui répondit que son maître n’était pas encore rentré.

— Pas possible ! dit-elle. Il ne découche jamais quand il ne va qu’à Blanchemont.

— Ah ! bah ! notre maîtresse, c’est la veille de la fête. Personne ne dort là-bas. Les cabarets sont ouverts toute la nuit. Les cornemuseux arrivent en jouant leurs plus belles marches. Ça met le cœur en danse. On voudrait déjà être au lendemain ; on ne songe pas à se coucher, on a peur de se réveiller trop tard et de perdre un tant si peu de la divertissance. Notre maître se sera amusé, il aura fait nuit blanche.

— Le maître ne passe pas ses nuits au cabaret, répondit la meunière en secouant la tête, après avoir ouvert la porte de l’écurie pour bien voir si Sophie n’était pas au râtelier. Je croyais, ajouta-t-elle, qu’il serait rentré sans vouloir te réveiller, Jeannie. Ça lui coûte ; il aime mieux se servir lui-même que de déranger un enfant comme toi qui dors à pleins yeux. Mais lui n’a pas dormi ! Il a bien fatigué aussi avant-hier, il a été loin. Il s’est couché tard l’autre nuit, et celle-ci, pas du tout !…

La meunière alla faire sa toilette du dimanche avec un profond soupir. Scélérate d’amour ! pensait-elle, c’est là ce qui le tourmente et le tient sur pied le jour et la nuit. Comment tout ça finira-t-il pour lui ?