Le Messianisme chez les Juifs/Deuxième partie/Conclusion

CONCLUSION SUR L’APOCALYPTIQUE


Ainsi, dans la série des systèmes eschatologiques, l’extrême variété des détails est toujours dominée par quelques idées principales.

Le jugement est la plus stable et la plus impérieuse de ces conceptions. Il est prêché depuis les origines du prophétisme, il menace le présent, il réglera définitivement l’avenir. Dès Amos il caractérise la grande intervention de Dieu pour rétablir la justice ; l’idée évolue moins en elle-même que d’après son objet, d’abord Israël et les nations, puis les justes et les pécheurs.

Le rôle du Messie est beaucoup moins déterminé ; il y a comme deux courants.

A la période asmonéenne, conformément à la tradition prophétique, le Messie sort d’Israël et fonde, avec le concours des Israélites, un royaume terrestre glorieux. A la même époque, le messianisme des apocalypses se transporte dans le ciel avec Daniel ; là se trouve déjà le Messie, qui viendra au temps marqué pour inaugurer le monde futur par le jugement. Puis, après la prise de Jérusalem, le grand jugement est reculé plus loin pour laisser au Messie le temps de descendre sur la terre et de venger les Juifs de leurs ennemis.

On pouvait bien, à propos de chaque apocalypse, signaler ce qu’y faisait le Messie ; il eût été fastidieux de répéter chaque fois ce qu’il n’y faisait pas. Et cependant si on veut comparer ces conceptions à d’autres, il n’est pas moins nécessaire de constater ce qu’elles ont en moins que ce qu’elles ont en plus. Ce côté négatif de l’action du Messie, c’est qu’elle n’est presque pas religieuse. Et cela est d’une grande conséquence. Même lorsqu’elle ne parlait que du messianisme temporel, l’ancienne prophétie lui donnait pour mission d’enseigner la justice au peuple et même aux Gentils. Cet élément traditionnel était si marqué, qu’il s’est perpétué dans le rabbinisme ; il ne se trouve pas dans les apocalypses. A plus forte raison le Messie ne procure-t-il aucune grâce aux justes, aucune miséricorde aux pécheurs ; tout au plus est-il à ceux qui souffrent un motif d’espérer la délivrance de leurs maux, au jour fixé par Dieu. Un des caractères les plus saillants de nos apocalypses, c’est l’orgueil de la vertu. On pratique la Loi, parce qu’on le veut bien, et dès lors on a droit à la récompense. Les pécheurs, s’ils confessent leur faute à temps, peuvent recourir à la miséricorde et faire appel à l’intercession des justes ; cela ne regarde pas le Messie.

Lorsque le Messie a pris rang dans le monde surnaturel, on le voit chargé de juger, non de sauver personne, et lorsque son temps est bien distinct de l’éternité, et comme une préparation au jugement définitif, même dans ce cas, on ne voit pas qu’il soit pour rien dans le salut éternel de ceux qui sont couronnés. Leurs vertus sont à eux ; il ne les sauve pas comme justes, mais comme Israélites opprimés. Son action lui est personnelle, sans collaboration d’autrui, éblouissante, instantanée, irrésistible. 11 n’est certes pas devenu Dieu, mais il s’est éloigné de l’homme et n’agit pas en homme. Il ressemble beaucoup à un ange, à l’ange qui a exterminé devant Jérusalem 185.000 Assyriens. La scène a un rayon plus étendu et le drame dure plus longtemps, mais c’est le même thème et le résultat poursuivi est le même, quoique agrandi.

La variété, la confusion même qui règne dans les apocalypses ne permet pas de les considérer comme l’œuvre d’une école. Sans doute tous leurs auteurs sont de bons Israélites. Leur foi en Dieu est inébranlable, ils ont le respect de la Loi, ils sont passionnés pour la justice qui doit régner dans le monde futur, celui de la rétribution. Mais c’était là le fond commun des croyances. Nos voyants ont aussi ce trait commun, et pour ainsi dire par définition, qu’ils sont très préoccupés de ce monde à venir, qu’ils l’attendent d’une intervention soudaine de Dieu et sont peu disposés à préparer le règne de Dieu par leurs propres efforts. Mais on a vu combien peu ils sont d’accord sur les modalités de leur attente. Au lieu de constituer une école qui cherche à imposer les doctrines de son chef, ils sont, surtout en ce qui regarde le messianisme, l’écho des croyances de leur temps. Ils évoluent avec lui, au lieu de lui tracer un programme. Le plus grand nombre appartenait sans doute aux Pharisiens, mais non pas tous ; l’auteur de l’Assomption de Moïse les marque de sa haine et de son mépris ; les plus anciens morceaux sont même antérieurs à l’origine de la secte. Même s’ils sont Pharisiens, ils ne se donnent pas comme tels et ils n’ont pas l’autorité que conférait aux scribes la connaissance de la Loi. Obligés de recourir à un masque d’emprunt, ils n’ont pu sans doute qu’assez lentement faire prévaloir leur fiction.

Il est donc tout à fait vraisemblable que leur influence a d’abord été très peu considérable et restreinte à de petits groupes, semblables, dans le protestantisme, aux cercles piétistes ou aux sociétés qui attendent l’avènement de l’Esprit-Saint, et, parmi nous, à ces pieux illuminés qui composaient naguère des brochures sur le Grand Pape et le Grand Roi.

C’est une pure conjecture de leur attribuer un grand ascendant, puisqu’ils n’avaient ni les moyens d’action politiques des Sadducéens, ni la faveur populaire qui faisait une auréole aux Pharisiens[1]. Très souvent la littérature agit moins sur le temps qui la produit que sur les époques suivantes ; cela est surtout vrai des sociétés qui vivent d’autorité, et de l’autorité d’un livre. Il est assez vraisemblable que toute cette littérature artificielle aurait péri, si le christianisme ne s’y était intéressé, parce qu’elle était toute entière tournée vers l’avenir et semblait lui rendre témoignage. Le livre d’Hénoch fait seul exception, à cause de la réputation du patriarche comme savant ; l’histoire de la chute des anges, que l’auteur ne fit probablement que recueillir, devint très populaire sous la forme qu’il lui donna.

Lorsqu’on nous dit que ces compositions contribuèrent à propager et à exciter l’espérance messianique, on peut le concéder, mais dans une très faible mesure, et encore faudrait-il demander de quel idéal il s’agit, puisqu’il a changé si souvent dans les apocalypses.

L’apocalyptique étant moins un corps de doctrines qu’un genre littéraire, on s’explique très bien qu’elle finit par devenir l’organe de rabbins qui n’auraient eu que très peu de sympathie pour les anciennes apocalypses. C’était une nécessité de notre sujet de distinguer les deux sortes d’écrits, mais on a vu comment dans IV Esdras et encore plus dans Baruch, l’attachement à la Loi est le même que chez les docteurs orthodoxes contemporains. A des époques plus basses, l’apocalyptique reparaît encore dans de petits écrits, mêlés aux midrachim, mais qu’on ne peut nommer qu’apocalypses[2]. Il semble qu’ils ont vu le jour à des époques troublées, au moment où le messianisme renaissait, et avec lui les anciens tableaux et l’attente anxieuse des prodiges. Les apocalypses se sont donc perpétuées, toujours orientées vers le messianisme, et cependant il faut nier absolument que celles qui sont antérieures à Jésus marquent une étape vers le christianisme. Tout leur messianisme est réglé d’avance : le Messie fera, les anges feront, il sera fait, aux yeux ébahis de l’humanité. On n’y trouve pas le moindre soupçon d’une vie religieuse nouvelle, plus intérieure, plus inspirée par l’amour de Dieu et du prochain. Ce n’est pas un progrès dans le sens du christianisme, ni même le développement de la doctrine d’Israël, c’est un recul très caractérisé du sentiment religieux tel qu’on le trouve dans les grands prophètes et chez les psalmistes, recul mal dissimulé par un élan disproportionné vers l’inaccessible et l’insondable, par la fougue d’aspirations qui cherchent en vain la solution de questions que Dieu seul pouvait résoudre. Entre la sève religieuse des Écritures inspirées et le naturalisme sensé des Grecs, les apocalypses apparaissent comme un genre faux, dont les ardeurs surchauffées ne peuvent émouvoir les gens de sang-froid. Elles ont voulu se placer entre ciel et terre ; elles n’ont ni l’inspiration d’en haut, ni l’attrait de la nature et de la vie.

M. Baldensperger[3] leur applique avec esprit ce mot d’Hénoch : « J’entrai dans cette maison ; elle était brûlante comme du feu et froide comme de la neige ; et il n’y avait dans cette maison aucun des agréments de la vie »[4] — si ce n’est quelques parcelles de l’enseignement divin conservées dans ce fatras.

  1. Il n’y a aucune raison de songer aux Esséniens ; cf. Baldensperger, Die Messianisch-apocalyptischen Hoffnungen des Judenthums, p. 196 ss.
  2. C’est ainsi que M. Jellinek (Bet ha-Midrasch, 2e partie, p. xxi) nomme le petit livre de Zorobabel et celui des signes du Messie. Une recension plus ancienne du dernier, trouvée dans la Gueniza du Caire, a été publiée par M. Marmorstein (Revue des ét. juives, t. LII, p. 176-186) ; il la date des années 628 à 638, après la victoire d’Héraclius sur les Perses.
  3. Op. laud., p. 70.
  4. Hén. xiv, 13 (Trad. Martin).