Le Messianisme chez les Juifs/Deuxième partie/Chapitre 6

CHAPITRE VI

LE RÈGNE DE DIEU.


Jusqu’à présent, nous avons essayé de suivre d’une façon globale le développement des idées eschatologiques dans les apocalypses apocryphes en insistant cependant sur le Messie.

Au risque de tomber dans quelques redites, il faut isoler ici deux idées d’une importance majeure, celle du règne de Dieu et celle de la résurrection.

Du règne de Dieu, il y a moins à dire. Cette idée était fort développée dans l’Ancien Testament. Dieu y était glorifié comme roi d’Israël, comme roi du monde, et comme roi des élus. Son règne, fondé sur des bienfaits passés ou sur un droit éternel, était tantôt considéré comme immuable, tantôt comme attendu dans l’avenir, comme synonyme du salut, au moment de l’intervention promise par les prophètes[1]. Ces divers aspects se retrouvent aussi dans les apocalypses, mais sans beaucoup de relief.

Les livres sibyllins[2] connaissent le règne éternel, qui a été méconnu, mais qui sera reconnu dans l’avenir. On lit par exemple :

Ils commenceront à invoquer le grand roi secourable[3],

dans un passage que M. Geffcken, après le plus grand nombre des critiques, attribue à l’an 140 avant Jésus-Christ environ. C’est une allusion à la conversion des Grecs après les plus terribles châtiments, tout à fait dans l’esprit des psaumes.

L’erreur des Phéniciens avait été « de se dresser contre le grand roi[4] », dit une Sibylle de la même époque ou datant de quarante ans plus tard environ. Quand les Égyptiens se convertiront, ils adoreront le « chef de toutes choses, le véritable, le roi[5] ». Ce texte est probablement du temps de Néron.

Il est inutile d’insister sur cette conception : c’est celle des livres bibliques les plus récents : le règne du Dieu éternel se manifestera par des châtiments, et sera reconnu de tous.

On ne peut dater exactement cette première manière, qui domine depuis l’époque persane ; mais on aimerait à connaître la date précise d’autres passages, plus intéressants et moins clairs. Ils sont contenus dans cette partie du livre III, du vers 573 au vers 795, que l’on attribue en général à l’an 140 avant Jésus-Christ.

Que certains endroits datent de ce temps, par exemple les vers 608-615[6], c’est ce qui ne peut être mis en doute. Mais toute cette tirade est-elle d’un seul morceau ? Si oui, ce serait d’une grande conséquence pour dater l’union de l’empire des saints de Daniel avec un Messie personnel, et c’est précisément pour ne pas attribuer à ce concept une origine trop haute que M. Geffcken partage le tout entre deux sibylles dont l’une aurait écrit vers l’an 140, et l’autre vers l’an 80. Tel qu’il est énoncé, l’argument a bien un peu l’air d’une pétition de principe ; cependant il est difficile d’admettre que tout l’ensemble émane d’un même auteur, tant il y a peu de suite dans les idées.

Relativement au règne, la Sibylle a en même temps sous les yeux le règne éternel de Dieu, qui tantôt paraît régner seul sur les saints, constitués en un empire qui ressemble beaucoup à celui de Daniel, tantôt est secondé par un roi qui est évidemment le Messie[7].

C’est lui qui paraît tout d’abord[8] :

Alors Dieu enverra [du côté] du soleil un roi
qui fera cesser sur toute la terre la guerre funeste,
tuant les uns, faisant une solide alliance avec les autres.
Or, il ne fera pas tout cela par ses propres desseins,
mais en suivant les nobles décisions du grand Dieu.

C’est bien le Messie du psaume xvii de Salomon. Mais ce n’est qu’une courte esquisse de son règne.

Ce qu’on trouve ensuite ressemble plutôt à une théocratie sans roi terrestre :

Tous les fils du grand Dieu autour du temple
vivront en paix, se réjouissant de ce que
leur donnera le créateur, et le monarque juste juge[9].
Lorsque les Gentils se convertiront, ils diront :
Lorsque les Gentils se convertiront,… prions
le roi immortel, le Dieu grand et éternel ;
envoyons au temple, puisqu’il est le seul souverain[10].

Voici qui est plus nouveau :

Alors il suscitera un empire à jamais
[sur tous les hommes, lui qui autrefois a donné la loi sainte],
en faveur des pieux, auxquels il a promis d’ouvrir à tous la terre
et le monde, et les portes des bienheureux, et toutes les joies
 et un esprit immortel et un bonheur éternel[11].

Le second vers est rejeté par Bleek, et il semble bien qu’il rompt le contexte. J’en dirais autant des vers 770 et 771, qui, s’ils étaient pris selon leur sens obvie, feraient allusion au paradis spirituel de l’au-delà. Or la scène continue par la description d’un royaume merveilleux, mais parfaitement terrestre. Quoi qu’il en soit, cet empire suscité par Dieu en faveur des saints est bien l’empire de Daniel. Ce sont les prophètes qui seront juges et rois, mais leur pouvoir se résoudra naturellement dans la domination de Dieu[12].

Et c’est bien ce qu’on trouve encore :

or, il faut que tous sacrifient au grand roi[13],

mais ce vers appartient peut-être à une rédaction postérieure.

Il est fort douteux que l’ordre actuel représente l’ordre d’origine de toutes ces prédictions, sans quoi il faudrait dire que le règne du Messie a précédé l’établissement du règne des saints. Il y a donc là comme un conglomérat de traditions et d’espérances qui n’émanent pas du même auteur. S’il fallait établir un ordre d’origine, on placerait en premier lieu ce qui s’inspire de Daniel, plus bas ce qui ressemble aux psaumes de Salomon.

Un autre passage du IIIe livre est généralement daté du temps du second triumvirat ; il est donc à peine postérieur à ces psaumes, et conçu dans le même système, avec un parti pris d’accentuer le caractère divin du règne :

Alors lorsque Rome dominera même l’Égypte,
après avoir temporisé jusque-là, alors le grand règne
du roi immortel sur les hommes se manifestera.
Il viendra un chef pur, qui tiendra le sceptre de toute la terre,
pour tous les siècles du temps à venir…[14].
. . . . . . . . . . . . . . . .
hélas ! malheureuse ! quand viendra ce jour
et le jugement du Dieu immortel, du grand roi[15] !

Cette fois c’est bien une manifestation éclatante ; le règne de Dieu sera inauguré par un prince, auquel la Sibylle ne donne pas le nom de roi, tant elle a souci de le réserver à Dieu, et qui cependant tiendra le sceptre. Son principat sera inauguré par de terribles catastrophes.

L’idée est bien présentée sous la forme dite apocalyptique. Encore est-il qu’il n’est pas question de l’au-delà, et que tout se passe sur la terre.

Si le règne de Dieu était une conception apocalyptique, il faudrait s’attendre à le rencontrer dans les diverses parties du livre d’Hénoch. Il y figure en effet, en ce sens que Dieu y est assez souvent nommé roi, mais, particularité très notable, c’est toujours dans le sens de la royauté universelle et éternelle de Dieu. Voici les passages déjà allégués par M. Boehmer[16] :

Et ils (les saints du ciel) dirent au Seigneur des rois : « Tu es le Seigneur des seigneurs, le Dieu des dieux et le Roi des rois, et le trône de ta gloire demeure à travers toutes les générations du monde[17]… »

Or moi Hénoch, j’étais occupé à bénir le grand Seigneur, le roi du monde[18]… »

Là, tous les jours, ceux qui auront obtenu miséricorde béniront le Seigneur de gloire, le Roi éternel…[19].

Et aussitôt, je bénis le Seigneur grand, le roi de gloire pour Féternité, parce qu’il a fait toutes les créatures du monde…[20].

Voici un passage encore plus caractéristique.

Béni sois-tu, ô Seigneur, roi grand et fort dans ta grandeur, Seigneur de toute créature céleste, Roi des rois, et Dieu de tout l’Univers. Ton empire et ta royauté et ta grandeur demeurent à jamais et dans les siècles des siècles, et dans toutes les générations des générations ta puissance. Tous les cieux sont ton trône pour l’éternité, et la terre entière l’escabeau de tes pieds à jamais et pour les siècles des siècles… Et maintenant donc, Dieu, Seigneur et Roi grand, je te supplie et te demande d’exaucer ma prière…[21].

C’est aussi clair que possible dans le sens cosmologique sans même aucune allusion à la royauté particulière de Dieu sur Israël.

Dans un passage cependant, on se transporte par la pensée dans les temps à venir. Dieu viendra régner sur la terre ; mais c’est comme Roi éternel qu’il viendra. Ce sera donc, comme dans les textes rabbiniques, moins un règne nouveau que le plein exercice du règne ancien :

Cette haute montagne que tu as vue, dont le sommet ressemble au trône du Seigneur, c’est (précisément) son trône, sur lequel siégera le Saint et le grand Seigneur de gloire, le Roi éternel, lorsqu’il viendra visiter la terre, pour le bien[22]… (l’arbre de vie) sera planté du côté du nord, dans un lieu saint, près de la demeure du Seigneur, Roi éternel… Alors, je bénis le Dieu de gloire, le Roi éternel, parce qu’il avait préparé de pareilles (récompenses) aux hommes justes…[23].

Ce passage est extrêmement remarquable à cause de l’intervention personnelle de Dieu qui descendra sur la terre, mais il ne contient pas le terme de règne ou de royaume de Dieu pour désigner les temps du salut, et si la chose y est, sans le terme, l’auteur insiste avec intention sur le droit éternel de Dieu ; pourtant il faut convenir que les conditions de ce règne seront très surnaturelles, quoique sur la terre.

Le terme de royaume se trouve expressément, mais sans qualificatif, dans un autre endroit d’ailleurs assez obscur, et, à ce qu’il semble, dans le sens de la Sagesse, pour désigner la demeure des élus auprès de Dieu.

Ensuite, je vis tous les secrets des cieux, et comment le royaume sera partagé, et comment les actions des hommes seront pesées dans la balance[24].

Il est donc clair qu’aucun des auteurs du livre d’Hénoch n’a attaché d’importance spéciale au règne de Dieu. Ils ont employé, surtout dans les prières, les formules courantes sur le droit royal universel de Dieu, et, une fois seulement, fait allusion à la manifestation de ce règne parmi les hommes, et cela dans la partie la plus ancienne d’Hénoch.

Les Testaments des douze Patriarches se représentent le règne de Dieu de la même façon. Dieu viendra pour régner sur Israël ; c’est ce qu’avaient annoncé les prophètes[25]. Ils donnent aussi à Dieu le titre de roi du ciel, pour marquer son domaine suprême[26].

Et l’Assumptio Mosis (6 environ après Jésus-Christ) se tient encore dans la même ligne, règne éternel de Dieu, règne futur qui est la manifestation du règne éternel.

Un inconnu s’adresse à Dieu :

Seigneur de tout, roi sur un trône élevé, qui domines le siècle (le monde), qui as voulu que ce peuple soit ton peuple agréé…[27],

Voilà pour le règne de droit, et, comme le plus souvent, dans une prière, avec une allusion à la domination particulière de Dieu sur Israël.

Alors paraîtra son règne sur toute sa création,
alors le diable sur son terme,
et la tristesse sera emmenée avec lui[28].

C’est le début du psaume reproduit plus haut, qui décrit précisément ce règne de Dieu. Il n’est pas douteux qu’il soit conçu à la manière d’une catastrophe qui change les conditions physiques du monde actuel. Après le châtiment des nations, Israël sera enlevé au ciel des étoiles.

C’est, de tous les textes que nous avons rencontrés, le seul qui envisage le règne de Dieu comme une transformation aussi radicale. Il faudra ranger dans une catégorie voisine le texte d’Hénoch qu’on vient de citer[29], celui des Testaments, et peut-être aussi celui de la Sibylle[30] ; encore ces derniers textes ne sortent-ils pas de l’horizon terrestre, et Hénoch n’emploie pas le terme de règne de Dieu.

  1. Cf. Le règne de Dieu dans l’Ancien Testament, RB., 1908, p. 36-61.
  2. Die oracula sibyllina, éd. Geffcken, 1902 ; du même auteur : Komposition und Entstehungszeit der Oracula sibyllina, 1902.
  3. iii, 560 : ἄρξονται βασιλῆα μέγαν ἐπαμύντορα κλῄζειν.
  4. iii, 499 : κἄστησεν κατέναντι Θεοῦ μεγάλου βασιλῆος.
  5. v, 499 : τὸν πρύτανιν πάντων, τὸν ἀληθέα, τὸν βασιλῆα.
    Le prologue contient l’idée du « Dieu roi, qui surveille toute chose », mais il est de trop basse époque pour qu’on ait à en tenir compte ici ; dans l’édition de Berlin, fragment iii, 24.
  6. A cause de la mention du septième roi d’Égypte, v. 608.
  7. Tous les textes dont nous aurons à parler sont de la seconde Sibylle de M. Geffcken.
  8. iii, 652-656.
  9. 702-704. εὐϕραινόμενοι ἐπὶ τούτοις rappelle singulièrement εὐϕράνθησαν… ἐν ἀγαθοῖς (Ps. Sal. v, 21).
  10. 715-717.
  11. iii, p. 767-771.
  12. iii, 784 : αὕτη γὰρ μεγάλοιο Θεοῦ κρίσις ἠδὲ καὶ ἀρχή.
  13. iii, 808. Tout le passage 796-808 est peut-être du rédacteur définitif, d’après Geffcken, Komposition…, p. 14, note 1.
  14. iii, 46-50.
  15. iii, 55 s.
  16. Zum Verständnis des Reiches Gottes, dans Die Studierstube, août 1905, p. 468 ss.
  17. ix, 4 (Traduction de M. Martin).
  18. xii, 3.
  19. xxvii, 3.
  20. lxxxi, 3.
  21. lxxxiv, 2 et 5.
  22. Cf. Mekilta sur Ex. xvii, 16 : « Quand Dieu s’assiéra sur le trône de sa royauté et que son règne sera ».
  23. xxv, 3. 5. 7 (Trad. Martin).
  24. xli, 1. Je ne sais pourquoi M. Boehmer n’a pas cité ce texte.
  25. T. Dan, v, 13.
  26. T. Benj., x, 7.
  27. iv, 2.
  28. x, 1 ; cf. p. 85.
  29. xxv, 3. 5. 7.
  30. iii, 46-50.