Le Messianisme chez les Juifs/Deuxième partie/Chapitre 2

CHAPITRE II

ESCHATOLOGIE SANS MESSIE.


I. — Eschatologie cosmique temporelle.


Ce système se rattache à son début au livre d’Isaïe, soit dans la description du bonheur des justes[1], soit dans celle du châtiment des ennemis de Dieu[2]. C’est celui de la première partie d’Hénoch[3] qui ne comprend pas moins de trois tableaux eschatologiques ; les traits sont différents, mais le fond est le même ; tout se détache sur la perspective du grand jugement qui va rétablir l’ordre violé par le péché. Nous voyons d’abord[4] Dieu descendre de nouveau sur le Sinaï, environné de ses anges, pour perdre les méchants et bénir les justes. Les élus recevront la sagesse et ne pécheront plus ; le mal ayant disparu, rien n’abrégera leur vie qui sera longue. Ils posséderont le pays et ne mourront pas de mort violente. Quant aux pécheurs, ils seront punis, sans qu’on voie clairement en quoi consistera cette punition, ni s’ils survivront après la mort. Il est encore plus étrange que l’auteur ne nous dise pas ce qu’il adviendra des justes quand ils arriveront enfin au terme de cette très longue vie. Son regard ne s’étend donc pas dans l’au-delà. Il rêve seulement d’un monde meilleur ; il voit l’avenir comme un renouveau de l’Éden, une renaissance de l’innocence primitive. Le jugement assurera le bonheur temporel des justes.

Le second tableau[5] découvre le rôle des mauvais anges ; ce sont eux qui ont entraîné les hommes au mal. Michel les a enchaînés pour soixante-dix générations. Au jour du jugement, ils seront mis au feu, pendant que la terre jouira du bonheur dans la justice. Elle produira tout en abondance ; les justes auront mille enfants, tous les peuples adoreront le Très-Haut. C’est à peu près la même conception que dans le prologue, en insistant sur les avantages particuliers d’Israël, la communauté sainte, la plante de justice[6]. Le jugement est encore ici le seul passage entre le présent et l’idéal à venir.

Il domine de la même façon la troisième description[7] qui n’a probablement pas le même auteur. Celui-ci divise tous les temps en deux époques, séparées par le jugement. En attendant ce moment décisif que deviennent les âmes ? Chacun savait, de par la tradition antique, qu’elles étaient dans le Chéol. Mais qu’y faisaient-elles ? Ce qui est nouveau ici, c’est la description de ce Chéol, où les rangs sont marqués comme si un premier jugement était déjà prononcé. Hénoch y voit quatre compartiments distincts. A travers l’obscurité du texte on croit distinguer une place spéciale pour Abel et ceux qui ont souffert comme lui, et une région lumineuse avec une fontaine pour les justes ; à ces deux compartiments sont opposés deux lieux de souffrances ; dans l’un les pécheurs les plus coupables, qui n’en sortiront, au jour du jugement, que pour être châtiés davantage ; dans l’autre ceux qui ont péché moins grièvement ou qui ont déjà été punis ici-bas ; ces derniers ne quitteront pas leur triste séjour, mais c’est pour eux un moindre mal. Le grand jugement ne fera donc que confirmer une sentence déjà rendue[8]. C’est là un point considérable. Mais l’eschatologie de l’auteur n’en est pas plus spirituelle pour cela. Les justes jouiront d’une vie nouvelle, probablement après une résurrection mentionnée d’une façon au moins implicite. La suite nous montre l’arbre de vie, maintenant relégué au bout du monde, transplanté après le jugement en terre sainte, auprès de la maison de Dieu, roi du siècle. Son odeur donnera aux justes une existence plus longue que celle des anciens patriarches[9]. En face des justes, qui sont évidemment installés sur la montagne du Temple, s’ouvre la vallée maudite où les blasphémateurs seront punis pour toujours. L’antithèse est entre les justes et les pécheurs. Le bonheur des justes se déroule sur la terre, à Jérusalem[10], parce que c’est la cité de Dieu, mais sans accentuer le triomphe national. Ce bonheur ne finira pas[11] ; du moins l’auteur n’a rien prévu pour une période ultérieure. La résurrection est supposée admise plutôt qu’enseignée ; elle est attribuée à l’action de l’arbre de vie, à la nourriture qu’il fournit, à son parfum qui pénètre jusqu’aux os[12], image qui rappelle aussitôt le roi assyrien respirant le fruit de l’arbre sacré.

Telle est cette apocalypse, assurément fort remarquable. Le jugement de Dieu domine tout. Rarement on a dépeint avec plus de force le trouble que le péché produit dans le monde. Les vrais coupables de ce désordre sont les anges déchus ; c’est à eux que va l’indignation de l’auteur. Il s’élève donc très haut et sa haine contre les pécheurs ne paraît inspirée ni par le sentiment national, ni par l’esprit de secte. Son idéal est le retour à l’innocence primitive. Cependant il ne lui suffit pas de dérouler à nos yeux les destinées du monde. Il ne s’inquiète pas seulement des justes et des pécheurs de l’avenir. Il y a, depuis Abel, des justes qui attendent leur récompense, des pécheurs qui ont déjà commencé d’être châtiés. C’est sur ce point que son eschatologie est neuve. Elle consistera seulement à associer les justes du passé aux justes de l’avenir dans le bonheur rétabli par le jugement. Et même, ce qui est vraiment neuf, ce sont surtout les détails sur le péché des anges et sur la situation des âmes ; tous les principes se trouvaient déjà dans ce qu’on nomme l’apocalypse d’Isaïe : le grand jugement de Dieu sur le monde et même sur « l’armée d’en haut » [13], suivi d’une ère de bonheur à laquelle tous les justes sont invités ; même Isaïe affirmait plus clairement la résurrection[14], et il est plus facile d’interpréter dans un sens spirituel son tableau du festin des élus. La première partie d’Hénoch est donc comme un début d’apocalypse. Elle était connue de l’auteur du livre des Jubilés[15]. Mais de plus elle paraît antérieure à la persécution d’Antiochus qui a si vivement surexcité le sentiment national. Elle ne doit rien à Daniel. On peut donc la placer avant 170 av. J.-C. L’eschatologie du début d’Hénoch est cosmique, puisqu’elle prévoit un monde absolument nouveau, théâtre de la justice absolue ; elle est morale puisqu’elle affirme un jugement final qui frappera les pécheurs et récompensera les justes ; mais le monde à venir n’est pas encore tout à fait transcendant, puisque les images du bonheur futur sont seulement la reproduction embellie des tableaux de la Genèse.

On pouvait concevoir une plus grande différence entre le monde présent et le monde à venir, marquer en traits plus énergiques l’intervalle qui sépare le monde de la chair de celui de l’esprit, et, selon les termes consacrés, la terre du ciel.


II. — Eschatologie cosmique transcendante.


L’eschatologie qui se développa dans ce sens peut être dite cosmique transcendante. Sans parler du livre de la Sagesse[16], qui sort de notre cadre, elle est contenue dans une partie du livre d’Hénoch qu’on peut bien nommer, d’après l’auteur, le Livre de la Sagesse d’Hénoch : « Ecrit composé par Hénoch. Hénoch écrivit donc toute cette doctrine de sagesse » [17]… M. Martin préfère le nommer Livre de l’exhortation et de la malédiction ; mais autant vaudrait dire le livre de la malédiction tout court, tant les malédictions l’emportent sur de rares promesses adressées aux justes. Tout se passera dans l’au-delà. Les justes ressusciteront[18] pour jouir de leur bonheur très bien résumé par M. Martin : « Une claire lumière luira pour eux, et ils goûteront des jours nombreux et bons, dans le ciel même dont la porte s’ouvrira devant eux, aussi heureux que les anges de l’armée céleste dont ils partageront le sort. Ils y brilleront comme les luminaires des cieux, d’un éclat éternel ; leurs âmes ne périront pas et leur mémoire ne passera pas devant la face du Grand, dans toutes les générations du monde » [19].

Cette esquisse des joies célestes se détache sur le sombre horizon du châtiment réservé aux impies. Malheur à eux, malheur, et encore malheur ! La passion de l’auteur atteint son paroxysme dans les imprécations dont il les accable. Dieu se réjouit de leur perte[20], et ils seront livrés entre les mains des justes pour être châtiés à leur bon plaisir[21]. A certains moments, on dirait que les impies seront anéantis[22], et même les justes se donneront la satisfaction de leur trancher la tête[23] ; mais on voit cependant que leur supplice n’aura pas de fin[24] : « Et votre âme[25] entrera dans les ténèbres et dans les liens et dans une flamme ardente, là où aura lieu le grand châtiment, et le grand châtiment durera dans toutes les générations du monde ; malheur à vous, car vous n’aurez pas de paix ».

Cette révélation de la justice absolue explique l’énigme du temps présent. Comme l’auteur de la Sagesse, notre voyant console ainsi les justes des maux que leur font endurer les méchants. Ce sont les mêmes problèmes généraux et les mêmes solutions, avec un accent beaucoup plus religieux dans le livre de la Sagesse, plus de haine et de colère dans celui d’Hénoch. Cette véritable fureur s’explique probablement parla lutte acharnée des partis ou par une persécution. On a pensé à la situation des Pharisiens, malmenés par Alexandre Jannée (103-76 av. J.-C.), et cela est vraisemblable, sans être décisif. La persécution d’Antiochus Épiphane a pu provoquer la même explosion de colère, mais l’ensemble paraît plus récent. On peut se rappeler la dureté des exactions romaines. S’il est vraisemblable que les Sadducéens sont visés, il est tout à fait certain que l’auteur en a avant tout à l’idolâtrie et qu’il condamne sans distinction les païens au feu éternel[26] : « Et toutes les idoles des païens et (leur) temple seront livrés au feu ardent. On les chassera de toute la terre et ils seront jetés dans le supplice du feu, et ils seront détruits par la colère et par un supplice terrible, qui sera éternel ».

Cette apocalypse peut donc se placer de 50 avant à 50 après J.-C. Elle a comme appendice le chapitre cviii[27], muni d’un titre spécial. C’est une eschatologie fort spirituelle, et d’un ton plus modéré, malgré l’opposition très marquée entre les fils de lumière et ceux des ténèbres. Il est presque chrétien d’allure, et s’adresse cependant à ceux qui observeront la Loi dans les derniers temps[28].

Si on ne peut faire remonter ces doctrines plus haut que les Séleucides, elles peuvent descendre plus bas, car elles sont désormais le patrimoine des Juifs. On en trouve un autre échantillon dans le IVe livre de la Sibylle, que la critique actuelle attribue à un Juif, vers l’an 80 après J.-C.[29]. Lorsque tout le monde aura péri par le feu, quand tout sera réduit en poussière, alors Dieu ressuscitera tous les hommes et procédera au jugement. Les impies seront plongés sous terre, dans le Tartare, les gens pieux jouiront du bonheur sur la terre, à la lumière du soleil, car ils seront ressuscités[30]. La terre n’empêche pas que l’eschatologie soit plutôt transcendante. L’auteur est assez modéré et admet que ses compatriotes ont été punis pour leurs fautes[31]. Il ne distingue pas entre les Juifs et les Gentils, mais entre les bons et les méchants ; il est probable que dans sa pensée cela revenait au même ; toutefois il faut reconnaître l’élévation morale de cette pièce qui ne respire pas la haine de Rome, quoique très rapprochée de la ruine de Jérusalem[32].

Dans les différentes eschatologies que nous venons de passer en revue, le Messie ne paraît pas. Le bonheur futur qu’elles font espérer ne peut donc guère se nommer messianisme, si ce n’est dans un sens tout à fait large, et même impropre. On comprend très bien que le Messie n’y figure pas, puisque son rôle traditionnel le plus communément admis était limité aux destinées nationales. Les auteurs de ces apocalypses qui ne se préoccupaient que de l’au-delà n’avaient pas plus à en parler que l’auteur de la Sagesse. L’action du Messie pour le salut des âmes était précisément le mystère réservé au Nouveau Testament.

A côté de ces spéculations, et parallèlement, puisqu’on n’en percevait pas le lien, il y avait place pour une eschatologie messianique.

  1. Is. lxv, 17-25.
  2. Is. lxvi, 15-18. 24.
  3. Hén. éth., i-xxxvi.
  4. Hén. i-v.
  5. Hén. vi-xi.
  6. Cette plante de justice (x, 16) n’est pas le Messie ; cf. lxii, 8 ; lxxxiv, 6 ; xciii, 2. 5. 10, où il est aussi question d’Abraham.
  7. Hén. xii-xxxvi.
  8. C’est donc par une sorte de régression de la doctrine que Lactance a pu écrire : Nec tamen quisquam putet animos post mortem protinus judicari. Nam omnes in una communique custodia detinentur, donec tempus adveniat, quo maximus judex meritorum faciat examen (De div. Inst. lib. VII, c. xxi).
  9. xxv, 6.
  10. La ville n’est pas nommée, mais décrite avec ses trois vallées qui se terminent en une seule ; la description topographique n’est cependant pas sans difficultés.
  11. xxvii, 3 : εἰς τὸν ἅπαντα χρόνον. Ce qui n’est pas en parfaite harmonie avec xxv, 6.
  12. xxv, 5. ὁ καρπὸς αὐτοῦ τοῖς ἐκλεκτοῖς εἰς ζωὴν εἰς βοράν… 6. αἱ ὀσμαὶ αὐτοῦ ἐν τοῖς ὀστέοις αὐτῶν.
  13. Is. xxiv, 21.
  14. Is. xxvi, 19.
  15. Vers 135 av. J.-C. Jubilés, iv, 17-23 fait allusion à Hén. éth. i-xxxvi et lxxii-lxxxii.
  16. Cf. RB., 1907, p. 85-104.
  17. xcii, 1. Ce livre comprend de xci à civ ou cv, sauf l’apocalypse des semaines (xciii et xci, 12-17) qui y est insérée. Étant donné cet état de dislocation, il n’est pas téméraire de considérer avec Charles le chap. xcii comme étant originairement avant le chapitre xci.
  18. xci, 10 ; xcii, 3 ; c, 5.
  19. Martin, l. l., p. lii.
  20. xciv, 10.
  21. xcv, 3.
  22. xcvii, 1.
  23. xcviii, 12.
  24. ciii, 8 (Trad. Martin).
  25. Il ne semble pas que les méchants ressuscitent.
  26. xci, 9 (Trad. Martin).
  27. Les chap. cvi et cvii reviennent à l’histoire de Noé.
  28. cviii, 1.
  29. Alexandre le croyait chrétien, et s’appuyait sur les vers 162-172, qui sont peut-être en effet une interpolation chrétienne. N’est-ce pas le baptême plutôt que le bain des prosélytes qui est décrit v. 165 ss. ?
  30. V. 187 s. :

    ὅσσοι δʹ εὐσεϐέουσι, πάλιν ζήσοντʹ ἐπὶ γαῖαν
    πνεῦμα Θεοῦ δόντος ζωὴν θʹ ἅμα καὶ χάριν αὐτοῖς.

  31. V. 117 s.
  32. L’auteur connaît la prise de la ville, v. 115-118 ; l’éruption du Vésuve, v. 130-136, mais croit encore au retour de Néron, v. 119-124, 137-139.