Éditions Jules Tallandier (p. 314-325).


CHAPITRE VI

En attendant l’auto


L’attaque des Druses avait été si rapide, si inattendue au milieu de la foule qui emplissait le Cirque des Enfants ailés, que, durant un instant, Sika ne démêla pas le sens exact de ce qui lui arrivait.

Ce fut seulement en se sentant paralysée par les plis d’un voile épais, aveuglée et mise dans l’incapacité absolue d’appeler au secours, que l’horreur de la vérité lui apparut.

Trop tard, hélas ! Déjà ses ravisseurs l’avaient emportée au dehors. Et la jeune fille, privée du secours de ses yeux, s’efforça de s’expliquer la marche de ses ravisseurs, à l’aide des sens dont le voile permettait l’usage. Ainsi, d’une fraîcheur relative, elle déduisit qu’elle était entraînée hors de l’enceinte du cirque ; puis elle constata qu’on la hissait sur une banquette capitonnée, appartenant à un véhicule quelconque. Puis la nature du dit véhicule lui fut révélée par le ronflement caractéristique d’un moteur à essence.

On l’enlevait en automobile ! Ses geôliers devaient être des personnages d’importance, car les voitures de ce genre sont plutôt rares dans ce pays étrange dénommée géographiquement : Asie Mineure, où se heurtent les peuples les plus disparates : Bédouins, Grecs, Turcs, Arméniens, Coptes, Druses, Maronites, etc.

Mal assise dans la voiture inconnue, ses mains et ses chevilles ligotées si étroitement qu’il lui était matériellement interdit de se livrer au moindre mouvement, elle discerna à la trépidation du moteur qu’elle était emportée à toute vitesse vers une destination qu’elle ne soupçonnait pas.

Qui l’enlevait ainsi ? Où la conduisaient ses ravisseurs ? Aucune réponse plausible ne se présenta à son esprit

Un instant, le nom de Midoulet traversa sa pensée. Elle l’écarta de suite. L’agent n’avait pas reparu depuis Port-Saïd. Il apparaissait tout à fait improbable qu’il eût pu précéder le Parthénon à Beyrouth, et organiser le rapt dont la prisonnière était victime.

Elle ne se doutait pas que le voile de mistress Robinson cachait les traits anguleux de l’inlassable limier.

SI elle avait connu cette particularité, elle se fût certainement égarée sur cette piste. À tout le moins, y eût-elle trouvé un apaisement momentané à ses terreurs.

Car des ennemis inattendus lui semblaient plus redoutables que le délégué du service des Renseignements.

Avec celui-ci, elle eût été certaine de n’être pas menacée dans son existence. Midoulet tendait seulement à s’emparer du bizarre message que son père et elle-même convoyaient à travers le globe.

Mais les autres ? Quels autres ? Oh ! les menaçants points d’interrogation !

Le véhicule roulait à vive allure. D’abord, les cahots furent légers, puis ils s’accentuèrent, secouant la captive comme salade en un panier.

Elle se déclara que l’on était sorti de la ville, et que l’on filait vraisemblablement sur l’une des routes mal entretenues qui sillonnent la campagne.

L’hypothèse se vérifia bientôt.

Son gardien jugea que l’on était assez éloigné des lieux habités pour que la jeune fille ne pût essayer une évasion.

La course vertigineuse se ralentit quelque peu. Sika se rendit compte que la cordelette de soie, qui immobilisait ses membres, se relâchait. Le voile qui emprisonnait sa tête, fut enlevé brusquement. Elle put regarder autour d’elle et elle profita aussitôt de la permission.

Ses grands yeux semblèrent s’élargir pour fouiller la nuit, à laquelle le ciel d’un indigo profond, où les gemmes précieuses des étoiles dessinaient leurs arabesques scintillantes, faisait un diadème. C’était la couronne que l’infinie création met au front des planètes, filles fidèles des Soleils qu’elles accompagnent, éternelles errantes, à travers les immensités sans limites de l’espace.

Elle regardait, et ce qu’elle voyait ne lui apprenait rien. Arbres, buissons, bosquets, massifs rocheux, champs en friche lui apparaissaient pour la première fois.

Ah ! son geôlier n’avait pas été imprudent en lui accordant la licence d’observer.

D’une chose seulement il lui était loisible de s’assurer.

Elle se trouvait dans une automobile puissante, se déplaçant vertigineusement à travers la campagne obscure, dont les reliefs, les plantations se montraient une seconde dans le halo lumineux projeté par les phares et s’enfonçaient de nouveau dans les ténèbres.

Alors, son regard se reporta sur le véhicule lui-même.

À côté d’elle, un homme se tenait assis, un objet brillant étincelant dans sa main. Elle remarqua que l’objet était la lame d’un stylet. Un second personnage, installé sur la banquette d’avant, tenait le volant. Tous deux dissimulaient leurs traits sous des masques de soie noire. On eût dit que la captive était prisonnière de démons.

Sa peur en augmenta. Une idée folle s’implanta dans son crâne ! En finir de suite, chercher une mort brève en se précipitant vers le sol. Vraisemblablement son voisin devina sa pensée, car il leva la main armée du poignard, et la pointe acérée menaçant la poitrine de la jeune fille :

— L’obéissance, la soumission conduiront la fille aux cheveux d’or dans un palais, où des esclaves nombreux s’empresseront à la satisfaire en tous ses désirs. Sa rébellion serait punie par cette lame d’acier.

Il prononça cela d’une voix douce, paisible, comme s’il avait exprimé la chose la plus naturelle du monde.

Sika frissonna, plus terrifiée par ce calme que par une menace brutale. Néanmoins, elle essaya de faire tête à son ravisseur. Et puis en questionnant, peut-être apprendrait-elle quel ennemi la persécutait.

— Vous parlez d’esclaves, de palais. Pour ajouter foi à vos paroles, il me faudrait savoir où vous me conduisez.

— Soyez contentée. Nous allons à Bassorah, dans le palais du prince Ahmed.

— Ahmed ? J’ignore ce nom. Qui êtes-vous, vous qui le prononcez ?

— Le prince Ahmed lui-même, votre serviteur.

— Mon serviteur !

Elle redit ces quatre syllabes dans un rire nerveux, grelottant.

— Ah ! si vous disiez vrai, vous ne me sépareriez pas de mon père ; un serviteur, digne de ce titre, ferait stopper cette machine, me laisserait la quitter, ou bien encore il me ramènerait à Beyrouth.

Son interlocuteur baissa la tête, et la voix assourdie par une incompréhensible émotion :

— Cela, je ne le puis pas.

— Et pourquoi donc, je vous prie ?

— Parce qu’il faut que vous soyez enfermée dans la demeure de Mohamed, le défunt Seigneur druse du Liban.

Elle le toisa avec stupéfaction, prête à le croire dément.

— En quoi ai-je affaire dans cette maison ? Quel est ce Mohamed défunt ?

— Le Seigneur souverain des Druses. Son regard, prêt à s’éteindre dans la mort, s’est fixé sur vous. Aussi, lui trépassé, le conseil a décidé, selon l’usage, d’incendier sa résidence et de vous sacrifier en holocauste, avec ses trésors, aux mânes du chef disparu.

Et, comme elle répondait par un cri d’épouvante à cette sinistre affirmation, il reprit d’un ton insinuant amical presque :

— Ne tremblez pas. Je vous sauverai ou je périrai avec vous.

— Mensonge ! M’auriez-vous ravi la liberté pour me la rendre ensuite.

— Il le fallait, jeune fille. Je n’étais pas libre ! Sache que si les Druses ne voyaient pas tes cheveux dorés dans la demeure de Mohamed, ils te poursuivraient par toute la terre, et tu tomberais sous leurs coups, sans que mon dévouement pût te sauver.

Étourdie, terrifiée, se débattant sous l’impression de ce cauchemar éveillé, Sika, de ses mains tremblantes, se pressait le front qui lui paraissait près d’éclater.

Chacune des paroles de son mystérieux compagnon augmentait son affolement. Ses explications incomplètes épaississaient les ténèbres morales embrumant son cerveau.

Eut-il pitié d’elle ?

Peut-être, car il reprit d’un accent voilé :

— Vous vous demandez pourquoi, étant décidé à vous protéger, j’ai consenti à accomplir le rapt criminel…

— Vous dites vrai, répliqua-t-elle avec effort, et je ne trouve aucune réponse possible.

— Elle est simple cependant, cette réponse. J’ai assumé la tâche méprisable, odieuse, uniquement afin d’empêcher qu’un autre, n’ayant pas les mêmes dispositions à votre égard, fût chargé d’exécuter l’ordre barbare.

Puis baissant encore la voix, mettant dans son accent comme une ferveur :

— Défiez-vous des oreilles de l’homme qui est au volant. C’est une créature du conseil. S’il soupçonnait mes projets, je périrais, ce qui n’a qu’une minime importance ; mais de plus il me deviendrait impossible de vous sauver. Votre beauté serait consumée par les flammes !

Une conviction profonde vibrait dans l’organe du prince. S’il s’était proposé de plonger sa compagne jusqu’au fond du gouffre de l’épouvante, il pouvait se targuer d’avoir réussi. La jolie Japonaise ne doutait plus de sa sincérité, et cette foi douloureuse se traduisait par un tremblement convulsif.

Toutefois, en curieuse fille d’Eve, curieuse même en face du trépas, elle interrogea encore que son accent se faussât, que son organe s’étranglât dans sa gorge.

— Soit, je vous croîs. Mais comment comprendre le dénouement subit que vous affirmez et qui vous incite à risquer vos jours pour préserver les miens ?

Un instant, Ahmed demeura muet. Puis avec la décision d’un homme qui brûle ses vaisseaux, il modula cette tendre citation du poète Hassan, né à Chiraz aux jardins embaumés, aux ombrages réputés dans toute la Perse.

« Elle passait. Elle est entrée toute par mes yeux ouverts sans défiance, et son image est désormais un écran qui me cache le reste de l’univers. »

Sika rougit à ce madrigal du meilleur goût persan. Pour cacher son trouble et mettre fin à un entretien qui menaçait de devenir embarrassant, elle feignit de s’endormir.

Ahmed n’insista pas. Discrètement, il se rencogna dans l’angle du véhicule lancé à l’allure d’un projectile, et assuré que sa captive ne saurait avoir chance de lui échapper désormais, il ferma également les yeux. L’automobile roulait emportant dans sa course le geôlier et sa captive plongés dans le sommeil.

Les ténèbres se dissipèrent. Les premières clartés du matin dévoilèrent les rudes paysages de la chaîne du Liban. Il faisait grand jour quand, après avoir évité par un long détour l’éperon rocheux que les amis de la jeune fille devaient franchir le soir même, l’automobile pénétra dans la vallée d’El Gargarah, en face de la résidence fortifiée de Mohamed, le chef suprême des Druses.

Un instant, Sika s’était sentie rassurée durant la route par les protestations de dévouement du Persan Ahmed ; à l’aspect de ce sombre paysage, de cette résidence plus semblable à une prison fortifiée qu’à un palais, elle fut reprise par la terreur.

Des hommes se montraient aussi farouches que les choses.

Là, grouillait une foule de montagnards accourus au-devant de l’automobile, qui, pour tous, renfermait la victime promise aux mânes du mort.

Par bonheur, avant leur approche, le prince avait eu la présence d’esprit de voiler sa prisonnière du litham, ne laissant apercevoir que la couronne blonde de ses cheveux. Les Druses ne songèrent pas à la supercherie possible, mais leurs vociférations d’allégresse saluant la jeune fille la paralysèrent, en portant au delà de ses forces une terreur incoercible. Sans conscience maintenant, elle traversa le camp des montagnards ; elle entrevit à peine les innombrables tentes alignées, au front desquelles se pressaient des guerriers vigoureux, brandissant leurs armes, faisant parler la poudre, hurlant à pleins poumons les louanges du mort auquel on allait sacrifier la captive ; elle frissonnait convulsivement sous la tempête des clameurs humaines, à quoi les chevaux entravés en longue files, ripostaient, tels des répons d’une cérémonie barbare, par des hennissements aigus. Les coursiers tenaient dignement leur partie dans le concert farouche accueillant la condamnée au feu.

Des chefs druses, à l’aspect féroce, pistolets et poignards passés à la ceinture, entourèrent alors Sika. Seulement, avant de l’abandonner à ces fanatiques geôliers, le prince Ahmed murmura dans un souffle imperceptible à l’oreille de la malheureuse fille du général, qui l’entendit à peine :

— Confiance ! Je vous sauverai ; j’en fais serment. Elle se soutenait difficilement ; elle se laissa entraîner par les bourreaux avec l’abandon d’une personne qui comprend que larmes ou supplications seraient inutiles.

L’immense édifice, aux murailles bizarrement ornées d’incrustations de mosaïque, profilait devant elle sa silhouette dentelée de créneaux, d’embrasures, de mâchicoulis. Sous l’escorte des chefs, elle franchit des portes, gardées par des herses, traversa des cours, des allées, des pièces, des couloirs dont les planchers disparaissaient sous des tapis épais, étouffant le bruit de ses pas. Enfin, elle fut portée dans une salle spacieuse, qui recevait la lumière par une fenêtre grillagée, au delà de laquelle s’apercevait un jardin intérieur entouré de hautes murailles de briques. La porte se referma sur la prisonnière avec un claquement sec du pêne. Un long murmure suivit, résonance désolée à travers les bâtiments du palais du heurt du lourd panneau renforcé de ferrures, qui scellait dans la tombe la victime de la cruauté druse.

Sika se vit seule, elle songea que, peut-être, elle venait de dire adieu au monde et qu’elle ne verrait plus personne jusqu’à la mort. Un accablement profond pesa sur son âme, annihila son être. Autour d’elle, des murs épais et nus étendaient leur surface teintée d’un enduit brillant de ton vert pâle. Pour meuble, une natte de pailles multicolores, étendue sur des dalles blanches aux tons rougeâtres.

Machinalement, elle s’approcha de la fenêtre. Cette unique ouverture l’attirait, mais hélas, l’espoir imprécis de la fuite s’évanouit de suite. La baie était infranchissable, avec sa grille trapue entre les barreaux de laquelle Sika avait peine à passer le bras.

Ahmed s’était trompé. Qui pourrait maintenant arracher la victime à ses bourreaux ? Le prince avait fait miroiter des espoirs vains. Il avait déplu à la jeune fille durant la route ; maintenant, elle souhaitait sa présence, car murailles et grilles clamaient la désespérance, jetaient sur la pauvrette l’impression déchirante d’une captivité au fond d’une tombe.

Des images, souvenirs d’un passé tout proche, qui, à travers le prisme décevant de la souffrance, semblait s’enfoncer dans le lointain de la mémoire, défilaient devant ses yeux. Son père, elle le voyait évoqué par son moi intérieur, son père… et aussi un autre qui lui révélait la vie de son cœur.

Comme Tibérade devait souffrir à cette minute ! Cela s’exprima tout naturellement en son esprit. Il n’y eut aucune lutte, aucun embarras. Cela devait être ainsi et non autrement. Cela était à la fois le normal et l’inéluctable.

Puissance de la tendresse ! Marcel lui apparaissait l’ami choisi de toute éternité. Mais ce rêve éveillé la brisa. De la douceur d’hier, elle retomba brutalement à l’affreuse détresse du présent. Elle se laissa aller sur la natte, et là, la tête enfouie dans ses mains, elle pleura, elle pleura longtemps. Tout à coup, un bruit, résonnant dans le couloir, la fit sursauter. Elle crut horreur imaginative, percevoir les premiers crépitements de l’incendie.

Elle se méprenait… ; l’heure du trépas ne sonnait pas encore pour elle. L’agonie morale n’était point terminée.

Quelqu’un cependant s’arrêtait derrière la porte. La clef tournait dans la serrure avec un grincement sec. Espoir et panique se bousculèrent dans l’esprit de Sika.

Le prince Ahmed venait la délivrer, ou bien les bourreaux allaient prendre livraison de la victime. La porte tourna sur ses gonds. Sika eut un cri étranglé. Vaine alarme ; ce fut un esclave qui se montra, un esclave portant, sur un plateau d’argent, des galettes chaudes, des dattes, des confitures et une aiguière contenant du vin doré des coteaux de Damas. Les tortionnaires voulaient que la condamnée conservât ses forces pour souffrir. L’homme déposa la collation devant Sika, puis sans un regard, sans un mot, il sortit, verrouillant à grand bruit la porte refermée.

Tout était bien fini désormais !

Aucune intervention ne se produirait en faveur de la prisonnière. Le prince s’était vainement flatté d’accomplir une tâche au-dessus des forces humaines. Est-ce qu’un homme pouvait renverser ces murailles épaisses, briser ces grilles pleines ? Non, non, il fallait se préparer à mourir. Ah ! mourir par le feu ! Quel supplice atroce !

Dans son émoi, Sika s’élança derechef vers la fenêtre. Besoin instinctif de se rapprocher de ce jardin extérieur, où serait la liberté, le salut ! Mais le grillage atroce l’en séparait irrémédiablement. Elle réussit seulement à meurtrir ses mains sur les barreaux serrés.

Le soleil atteignait le milieu de sa course, piquant du zénith l’heure lourde de midi, où la chaleur suffocante couche sur le sol brûlant les bêtes et les hommes. Les murailles n’avaient plus d’ombre. Tout se taisait aux alentours. La sieste engourdissait la nature entière, êtres et choses. La fenêtre ouverte laissait entrer un air lourd, semblant s’échapper d’une étuve.

Sika se sentit gagnée par l’engourdissement général. Elle cessa de penser ; ses doigts, crispés machinalement sur les tiges de fer, ne se desserrèrent pas. Et elle restait là, inerte, inconsciente, le front appuyé à la ferronnerie, anéantie par la température torride, le regard ébloui par la lumière crue, douloureuse aux yeux, du soleil de midi. Brusquement, sa personne fut parcourue par un frisson.

Elle avait ressenti comme un choc.

Qu’était-ce donc ? Peu de chose… Mais qui dira ce que peu de chose peut devenir pour un captif. Un grincement léger avait résonné dans le jardin.

D’où provient-il ? La réponse à la question formulée se présente.

La silhouette d’un homme se découpe sur la fenêtre. Sika recule, porte une main à sa gorge comme pour étouffer le cri prêt à s’en échapper, puis elle se rapproche, s’agrippe désespérément aux barreaux.

Elle a reconnu l’apparition.

C’est le prince, le prince Ahmed ! D’un geste impérieux, il indique à la prisonnière que le mutisme s’impose. Elle se mord les lèvres pour arrêter les paroles qui montent de son cœur. Que va-t-il se passer ?

Mais que fait Ahmed en ce moment ?

Il a tiré une clef de son vêtement. Une clef, à quoi peut-elle servir ? Il faut regarder, puisque la parole est interdite.

Sika constate avec étonnement que le Persan introduit cette clef dans un petit trou foré sur le rebord même de la fenêtre. Elle perçoit un déclic métallique. Étrange ! Ahmed saisit à deux mains le bas de la grille, la soulève… Mais elle est machinée, elle tourne sur des charnières ainsi que le couvercle d’un coffre. L’obstacle n’existe plus, la route est libre, la prison n’est plus close sur la captive.

— Vite ! chuchote Ahmed d’une voix légère comme un souffle, venez. Il nous faut être loin à la fin de la sieste.

Sika ne se le fait pas dire deux fois. Elle ne doute plus du dévouement du jeune seigneur. Elle croit en lui.

Elle tend ses mains à son sauveur ; avec son aide, elle se hisse sur la fenêtre, saute dans le jardin. Sans perdre un instant, Ahmed referme la grille, et désignant à Sika un ballot qui gît sur le sol :

— Prenez ce haïk, murmure-t-il, vous serez méconnaissable.

Un haïk, c’est un manteau qui dissimule tout l’être qu’il recouvre.

La jeune fille s’enveloppe aussitôt de l’étoffe sous laquelle nul ne devinerait désormais la fugitive.

— Parfait, souligne le prince d’un ton satisfait ; à présent, en route et surtout pas un mot.

Il prend la main de sa compagne pour guider sa marche. Ainsi ils rentrent dans le palais. Ils parcourent de nouveau les cours, les couloirs, les salles que Sika a parcourus à son arrivée.

La traversée d’une dernière cour intérieure amène les fugitifs auprès d’une remise où est garée l’automobile. Sika reconnaît au volant l’homme qui avait tenu la direction sur la route de Beyrouth.

— La machine a son plein d’essence ? chuchota Ahmed.

— Oui, sahib.

— Tu as complété les provisions ?

— Pour trois jours pleins ; quatre, au besoin.

— En ce cas, partons, et en vitesse. Une fois hors du palais Mohamed, ne t’arrête sous aucun prétexte, sur aucune injonction. Si l’on prétendait te forcer à stopper, passe sur l’ennemi.

Le wattman eut un large sourire :

— Puisque le sahib le désire, on ne s’arrêtera pas.

Sika avait écouté l’étrange dialogue. Les paroles du prince lui démontraient que le danger était partout autour d’elle.

Mais le loisir de s’appesantir sur cette idée lui manqua. Ahmed lui fit prendre place, s’assit à côté d’elle et murmura :

— En avant !

Aussitôt le mécanicien actionna le levier de marche. L’automobile s’ébranla en ronronnant, franchit l’enceinte du palais, fila à travers les tentes du campement sans tenir compte des appels décelant la surprise de quelques montagnards ; puis, ayant gagné la piste des caravanes du désert, se lança à une allure folle dans la direction de l’est.

— Maintenant, s’écria Ahmed qui jusque-là avait gardé un silence prudent, les Druses peuvent brûler le palais tout à leur aise.

— S’ils s’apercevaient de ma disparition, murmura Sika avec l’accent de la reconnaissance, ils nous poursuivraient, n’est-ce pas ?

Le Persan eut un haussement dédaigneux des épaules :

— Inutilement ; à moins d’une panne, qui me surprendrait, car j’ai vérifié moi-même la machine, du carburateur aux freins. Les chevaux, seuls moteurs qu’ils aient en leur possession, sont incapables de nous forcer à la course.

Il se frottait les mains, très égayé par le tour qu’il jouait aux montagnards.

Seulement, quand, voulant profiter de sa belle humeur, Sika proposa de retourner à Beyrouth, ou tout au moins d’aviser son père du but du voyage, Ahmed refusa obstinément, entassant les prétextes mauvais sur les pires, avec l’acharnement mythologique des Titans révoltés juchant l’Ossa sur le Pélion. Et, reprise d’une inquiétude indéfinie, la gentille Japonaise s’empressa, lors de la rencontre de la troupe d’Ali-ben-Ramsès, aidée par l’inattention du prince tout occupé à surveiller les guerriers arabes aperçus de très loin sur la plaine désertique, de faire glisser adroitement hors de la voiture, adroitement, car Ahmed ne s’aperçut de rien, le mikadonal vêtement, agrémenté d’un billet dont les caractères japonais devaient, quelques heures plus tard, être attribués à la plume paradisiaque des houris.

Certes, la fugitive n’avait pas prévu la carrière… céleste de sa missive.

Dans son esprit, les caractères choisis l’avaient été uniquement pour dépister la curiosité des postiers improvisés, sur lesquels elle comptait pour faire parvenir son écrit à son père. Et l’automobile redoutant de vitesse, laissant bien loin en arrière le signe du mikado qui, expédié par un empereur, allait être réputé faire partie de la garde-robe du Prophète, quel avancement !

Sika se sentit rassurée. Un peu de chance, et ses amis sauraient où la rejoindre.

Voyage monotone. Trois jours de sables fauves, de rares points d’eau, de soleil ardent ; des nuits glaciales ; mais la machine se jouait des difficultés, et dévorait littéralement l’espace.