Éditions Jules Tallandier (p. 257-277).


CHAPITRE III

Emmie s’élève à la hauteur du prophète


Lorsque son cousin était parti avec le général à la recherche de chevaux, Emmie s’était déclarée fatiguée et avait ainsi obtenu de demeurer à l’hôtel.

Mais sans doute sa fatigue n’était pas accablante, car elle se posta derrière les rideaux de sa fenêtre, s’assura que Marcel et son compagnon s’éloignaient de l’Ismaïl, et quand ils eurent disparu, elle esquissa un pas de danse.

Non, vraiment, la lassitude ne lui ôtait rien de ses moyens chorégraphiques.

Du reste, elle ne sacrifia pas longtemps à Terpsichore.

Elle s’arrêta subitement, appuya l’index sur son menton et monologua :

— Mistress Robinson et Véronique vont louer des montures de leur côté. Leurs chambres seront donc vides et je pourrai y faire un tour.

Pensive, elle ajouta :

— Oh ! Véronique, c’est Véronique ; mais la mère Robinson me tracasse. Elle vous a une voix de Polichinelle. Jamais une dame, même anglaise, n’a sorti un organe pareil.

La petite souris, une fois de plus, méritait son nom.

Elle s’était étonnée des réflexions bizarres, de l’accentuation de mistress Robinson. Certes, elle ne soupçonnait pas Midoulet de se cacher sous ce travestissement ; toutefois la personnalité de l’Anglaise lui apparaissait douteuse, et en Parisienne prompte à l’action, elle se proposait de se renseigner.

— Inutile d’attendre, reprit-elle. Elles savent que le temps presse ; allons nous assurer qu’elles ne sont plus chez elles.

Un balcon de bois desservait toutes les croisées de l’étage. Emmie y prit pied, tira doucement la croisée derrière elle et se mit en marche.

La matinée était délicieuse. Le soleil, commençant à peine son ascension vers le zénith, ne dardait point les flèches de feu brûlantes du milieu du jour. Il répandait une douce tiédeur.

La fillette s’avança joyeusement dans la lumière.

— Bon cela, après une nuit blanche. Il serait agréable de pousser un siège sur le balcon et de somnoler là, dans cette suave température. Ne pensons plus à pareil sybaritisme, je suis sur la piste de guerre.

Sa réflexion la fit rire et montrer ses dents blanches, mais elle ne s’arrêta pas. Elle allait le long du balcon, désignant les hôtes des chambres dont elle franchissait les fenêtres dans sa marche.

— Marcel, le général, l’Anglaise…

Elle stoppa vivement. La dernière ouverture était entre-baillée, et un bruit de voix prudemment abaissées arrivait jusqu’à la jeune curieuse.

— Elles sont encore là, murmura-t-elle avec un geste de mauvaise humeur.

Mais presque aussitôt sa face exprima la stupéfaction.

— Non, ce n’est pas l’Anglaise. Qui donc a pénétré dans sa chambre ? Ah çà ! y aurait-il un autre indiscret plus rapide que moi ?

Des mots lui parvenaient.

— Vous avez compris, ami Pierre ?

— Parfaitement, monsieur.

— Vous vous tiendrez dans cette chambre jusqu’à mon retour. La jeune Emmie n’a pas accompagné son cousin, et il m’a semblé, hier soir, qu’elle me considérait avec une vague défiance.

— Vous ne pensez pas qu’elle oserait s’introduire dans votre chambre ?

— Si, précisément, je le pense. Oh ! vous ne connaissez pas cette gamine ! Rappelez-vous donc son coup d’audace à Port-Saïd. Et nous dormions tous, je jurerais qu’elle nous a versé un narcotique… À Marseille, je suis convaincu maintenant que cette enragée est l’auteur de cette inscription erronée au tableau des réveils, qui m’a fait manquer le paquebot.

— Midoulet !… murmura la petite Parisienne, en proie à une émotion profonde. Midoulet qui nous suit. Il est donc lié avec mistress Robinson. Et puis quel est ce Pierre qui l’accompagne ? Je veux les voir, car un ennemi connu devient moins dangereux.

Avec des précautions infinies elle s’aplatit contre le mur, et progressivement avança la tête.

L’ahurissement jeta son masque sur les traits de la mignonne.

Son regard se coulait dans la pièce. Elle apercevait les deux causeurs et ceux-ci n’étaient autres que mistress Robinson et Véronique, revêtues des costumes qu’elles portaient en se séparant de leurs compagnons de voyage.

Un instant, Emmie supposa qu’elle arrivait trop tard, que Midoulet et l’inconnu dénommé Pierre avaient quitté les deux femmes. Il ne lui vint pas de suite à l’idée que les deux apparences féminines, qu’elle avait sous les yeux, fussent les personnages masculins cherchés.

La révélation de la vérité lui parvint, foudroyante, par deux répliques échangées entre ceux dont elle avait surpris l’entretien.

— Ainsi, Pierre, c’est convenu ?

— Vous savez bien que j’obéirai, monsieur Midoulet.

— En ce cas, je m’en vais. Heureusement je sais où trouver des chevaux, et comment rattraper le temps perdu.

— Est-il indiscret de vous demander… ?

— Pas le moins du monde, brave Pierre. C’est le consul de mon pays qui sera mon fournisseur.

La porte du couloir claqua. Véronique restait seule.

Sur le balcon, Emmie demeurait littéralement médusée. L’ex-fille de chambre de Sika, Véronique, répondait à ce nom masculin de Pierre, qui l’avait si fort intriguée, et mistress Robinson s’appelait Midoulet dans l’intimité.

On sait l’effarement des petits enfants en présence du prestidigitateur, qui transforme un mouchoir en fleur, en colombe ; on juge de celui de la fillette devant ces touristes qui changeaient de sexe avec une telle désinvolture.

— Ah ! bien !… siffla-t-elle entre ses dents ; ah ! bien ! ceci n’est pas ordinaire.

À pas de loup elle regagna sa chambre, puis sentant sa tête bouillonner, les idées cavalcader dans son crâne, elle se déclara qu’une courte promenade lui était nécessaire, afin de remettre un peu d’ordre dans ses pensées.

Voilà pourquoi Marcel ne la retrouvait pas à son retour.

Au surplus, il n’eut pas le temps de s’inquiéter. Elle revint deux minutes après et montra une hâte au départ dont son cousin lui-même fut surpris.

Mais comme Uko et lui-même souhaitaient ardemment courir au secours de Sika, on ne résista pas à la fillette.

Les chevaux envoyés par Karref étaient là, tenus en main par un palefrenier.

Tous trois sautèrent en selle, après avoir jeté au gérant de l’Ismaïl-Hôtel cette phrase :

— Vous direz à la dame anglaise que nous filons en avant. Si elle souhaite nous joindre, elle connaît le but de l’excursion.

Emmie fit bien un peu la grimace à l’audition de cet adieu ; mais elle ne protesta pas et se confia avec un sourire railleur :

— Bah ! je les ai repérés, les deux complices. S’ils nous rattrapent, je les aurai à l’œil. Inutile d’inquiéter Marcel en ce moment ; il est bien assez tourmenté.

Un instant, la fillette espéra que Midoulet manquerait au rendez-vous et en serait réduit à suivre la piste de ses amis, ce qui en tout état de cause, aurait constitué une amélioration de la situation.

Hélas ! cet espoir devait être trompé. Au moment où, en ligne avec Marcel et le général, elle mettait sa monture en marche, l’agent parut, hissé sur un cheval, en tenant en main un second, sur lequel Véronique, qui attendait sous le vestibule de l’hôtel Ismaïl, s’empressa de se jucher. Les deux personnages se joignirent ainsi à la petite caravane. Et, surcroît d’ennui, il suffit à Emmie d’un coup d’œil pour reconnaître que les montures de ses ennemis étaient si évidemment supérieures à celles du loueur Karref, que tout espoir de les distancer devait être abandonné. Allons, il faudrait les surveiller, sans rien dire à ceux qu’elle aimait, afin de ne pas les inquiéter.

Au pas, pour n’éveiller aucun soupçon, tous cheminèrent dans les rues de Beyrouth, gagnant la campagne.

Seulement, les ultimes maisons dépassées, ils rendirent la main et passèrent sans transition à un galop furieux, seule allure qui convint à leur angoisse.

En trombe, ils traversèrent les plaines cultivées avoisinant la cité, piquant droit sur les montagnes, dont les crêtes profilaient à l’est leur écran rocheux.

Tout le jour ils conservèrent cette allure endiablée, prenant, à peine le temps de laisser souffler leurs montures haletantes.

Parfois, cependant, il leur fallait bien ralentir, même faire halte pour s’enquérir de la route à suivre. Dès les premières rampes du Liban, la voie disparaissait, remplacée par des sentiers s’entre-croisant en tous sens. En présence de ce labyrinthe, on devait attendre la venue d’un indigène, auprès duquel on cherchait l’assurance que l’on se maintenait dans la bonne direction. S’égarer, en effet, c’était retarder la marche, et retarder, chacun en avait conscience, c’était vouer Sika à la mort.

— Le ravin d’El Gargarah ? criaient-ils, au passage, à l’indigène.

L’interpellé répondait, après des hésitations, des circonlocutions qui remplissaient les voyageurs d’une rage douloureuse, rendue plus pénible encore par ça fait qu’ils étaient contraints de la dissimuler, sous peine de transformer la prudence du passant en mauvais vouloir, et de renoncer ainsi à obtenir le renseignement attendu.

Enfin, ils parvenaient à se reconnaître dans les méandres de la réponse.

— Vous suivez le chemin qui conduit à El Gargarah. Seulement, c’est loin encore. Vous allez sans doute assister au Grand Feu de Mohamed.

Ils fuyaient, sans répliquer à la question terrible.

En dépit de leurs précautions, les amis de Sika ne purent éviter certaines fausses manœuvres, qui se traduisaient par de longs détours, et exaspéraient encore le père, le jeune homme, se vouant au salut d’une enfant bien-aimée.

Néanmoins, ils s’élevèrent peu à peu sur les pentes du Liban, au milieu des bouquets d’arbres de plus en plus rapprochés.

Eureka ! s’exclama soudain la fausse mistress Robinson, il me semble que lorsqu’on parle des cèdres du Liban, on se livre à une mauvaise plaisanterie… Je n’en aperçois pas un seul, et cependant j’écarquille les yeux.

Nul ne releva la question déguisée. Qu’importaient les cèdres à ceux dont le cœur saignait d’angoisse ?

Sans cela, ils eussent pu renvoyer le curieux aux guides des voyageurs réputés : Joanne, Bædeker, Bradshaw ou autres, qui lui eussent appris qu’une exploitation intensive du cèdre en a presque amené la disparition. À la place des arbres abattus, les exploitants ont reboisé les montagnes d’essences inférieures, si bien que le cèdre du Liban se trouve aujourd’hui partout, sauf sur le Liban lui-même.

Cependant la journée s’avançait.

Le soleil s’abaissa vers l’horizon, sa pourpre sanglante traînant sur les crêtes. Le chemin devenait de plus en plus escarpé, difficile. Les chevaux, épuisés par la longue étape, buttaient sur les pierres roulantes du sentier. Ils ne progressaient qu’avec peine. Et tout à coup, après avoir contourné un massif de rocs, les voyageurs se trouvèrent au sommet d’une crête granitique, dominant de mille pieds une vallée encaissée, qui s’ouvrait à leurs pieds ainsi qu’un abîme.

Bien loin, tout au fond de la dépression, se distinguaient de vastes bâtiments, défendus, ainsi qu’une citadelle, par des remparts crénelés.

Et comme tous regardaient, avec l’impression qu’ils atteignaient le but de leur longue chevauchée, un berger menant quelques chèvres passa près d’eux.

— Où sommes-nous ? lui cria Emmie, prononçant l’interrogation montée sur toutes les lèvres.

L’indigène eut ce rire ironique des paysans de tous les pays, lesquels ne comprennent pas que l’on ignore ce qui leur est familier.

— Vallée d’El Gargarah ; cela se voit, du reste !

Sans relever la raillerie, la fillette reprit :

— Alors ces bâtiments fortifiés sont sans doute le palais de Mohamed, le Maître des Druses ?

— Oui Seulement il vous faudra un peu de temps pour y arriver, si toutefois vous en avez l’intention.

— Parce que ?…

— Le sentier est difficile, et les chevaux, même ceux du pays, y avancent moins aisément que les hommes.

D’un « you » modulé bizarrement, le berger rappela ses chèvres qui s’étaient dispersées. Après quoi, sans plus s’inquiéter des voyageurs, il s’éloigna.

— En route, s’écria le général. Nous touchons au but. Dans une heure, ma Sika sera délivrée de la sinistre intrigue du misérable Yousouf.

Mais le chevrier avait dit vrai. La sente était malaisée au possible ; les cavaliers durent bientôt mettre pied à terre et tenir leurs montures en main, pour éviter qu’elles roulassent sur les pentes abruptes du ravin.

Pour comble d’embarras, la nuit les surprit, alors qu’ils atteignaient à peine au tiers de la descente. Leur marche en fut encore ralentie. Sur la sente étroite et dangereuse, ils avançaient avec précaution, à tâtons peut-on dire justement, car leurs yeux ne leur étant d’aucune utilité, ils éprouvaient le sol du pied au moment de se porter en avant. On juge de la lenteur de leur allure.

Les ténèbres limitaient leur vue à quelques pas. Ils ne discernaient plus ni le fond de la vallée, ni les constructions du palais de Mohamed. La seule chose qui les guidât était la pente même du raidillon qu’ils suivaient.

Et brusquement, bien loin au-dessous d’eux, des points rouges s’allumèrent.

— Qu’est cela ? clama le Japonais saisi au cœur par une inexplicable angoisse ?

Hélas ! l’émoi du père de Sika n’était que trop justifié.

Les points étincelants grandirent, se transmuant bientôt en langues de flammes dardant vers le ciel, éclairant de leurs reflets sinistres le palais embrasé, et projetant des lueurs sanglantes sur toute la vallée environnante.

Les ténèbres étaient vaincues par le rougeoiment d’un colossal incendie !

— Le feu ! Le feu ! balbutièrent les amis de Sika.

— Le feu ! répétèrent mistress Robinson et Véronique.

Ces mots s’éteignirent dans un silence morne.

Tibérade, Emmie avaient compris d’emblée les terribles conséquences du sinistre, qui allait rendre inutile leur dévouement, leur étape haletante à la poursuite de la captive aux cheveux d’or, jetée par la fourberie de Yousouf dans la fournaise, où une autre devait trouver la mort.

Le feu, l’embrasement du palais druse ! Et, dans ce palais, il leur semblait voir la jeune fille, captive, essayant vainement de fuir, tandis que les incendiaires se réjouissaient d’avoir offert aux mânes de Mohamed cet holocauste, à leur insu incomplet. — Pauvre petite !

L’exclamation pitoyable fut arrachée à Midoulet lui-même.

Pierre, lui, sentait ruisseler sur ses joues des larmes brûlantes.

Emportés par l’horreur de la situation, tous deux oubliaient leurs propres préoccupations. Ils ne songeaient plus au bizarre message du mikado, à la suite duquel ils s’étaient aventurés en railways, steamers et autres, depuis Paris.

Un désir fou, instinctif, inconscient, de se précipiter vers le foyer sans cesse élargi, envahit les voyageurs. Cela ne devait servir à rien ; mais certaines impressions ne se discutent pas. Tous abandonnèrent leurs chevaux qui, sur la pente, auraient ralenti leur course et, bondissant, titubant, chancelant sur les cailloux roulant avec fracas sous leurs pieds, se heurtant aux arbustes, se déchirant aux ronces, glissant, tombant, se relevant aussitôt, ils dévalèrent le sentier, livides, les yeux égarés fixés sur l’embrasement qui, sinistre, servait de phare à cette ruée éperdue vers la mort.

Avec un peu plus de précautions, Midoulet suivit. Oh ! il n’était pas indifférent au terrible danger de Sika, mais il avait l’horreur innée des chutes sur les cailloux et des contusions qui en résultent. S’abîmer soi-même ne réparerait en rien la victime, vraisemblablement carbonisée à cette heure.

Si l’héroïsme avait pu être utile, parbleu, il eût tenu la tête des coureurs. Cette jeune Sika lui apparaissait tout à fait sympathique. À ce moment même, ne simplifiait-elle pas sa mission, en se faisant rôtir avec le pantalon mystérieux, facétie diplomatique du souverain Aimable de l’empire du Soleil-Levant !

Le moyen de se montrer ingrat en face d’un procédé aussi délicat ?

Son égoïsme raisonnait avec justesse.

La course furieuse des compagnons de Célestin Midoulet devait aboutir à la constatation douloureuse de son inutilité.

Quand tous arrivèrent au niveau de la vallée, le palais de Mohamed n’était plus qu’un immense brasier, qui projetait vers le ciel, tel le défi d’un Titan révolté, des flammes serpentines et des volées d’étincelles.

— Sika ! Ma fille bien-aimée ! gémit l’officier japonais tombant sur les genoux.

Sa plainte haletante affola Tibérade. Le jeune homme, dont le cœur se tordait convulsivement dans sa poitrine, essaya de pénétrer dans la fournaise. Pourquoi ? Tout espoir de sauver la prisonnière était absolument perdu. Mais Marcel obéissait à l’instinct d’affection, qui pousse irrésistiblement à se rapprocher de qui l’on aime, fût-ce seulement pour mourir de la même blessure.

Geste tragique d’affection, de désespoir. Tragique, mais sans effet.

Les flammes gardaient jalousement leur proie. Elles crépitaient en claquements ironiques, du moins les voyageurs les jugeaient tels, opposant leur muraille mobile et ardente aux efforts de ces deux hallucinés de tendresse, Tibérade, Uko, unis dans une même pensée machinale : rejoindre la morte ; et s’abîmer avec elle dans le néant.

Mais la chaleur intolérable les contraignit de reculer, entraînés en outre à ce mouvement par Emmie désolée, par Midoulet, qui les avait enfin rattrapés, par Véronique se montrant presque aussi affolée qu’eux-mêmes. 

De fait, le doux Pierre Cruisacq subissait une crise de nervosité. Lui, l’être paisible et conciliant par nature, il était vraiment trop mis à contribution par dame Fatalité.

Sa vie se retraçait à lui comme une bande cinématographique de brutales émotions. La ruine, la misère, les faux monnayeurs, leur crime ; un palier gracieux se présentait alors, le voyage plein de charmes auprès de mistress Lydia Honeymoon. Mais cette tranquillité ne durait pas. Midoulet se chargeait d’y mettre ordre. Et maintenant le destin arrivait, à une apothéose d’horreur, le jetant devant ce brasier qui consumait la gentille Japonaise, dont la pseudo-servante se rappelait la bonté à son égard.

La lutte leur étant interdite, à bout de forces, écrasés par la douleur, Tibérade et l’officier subirent une réaction soudaine. Tous deux se laissèrent tomber sur le sol, gémissant inlassablement :

— Ma fille ! Mon enfant !

— Mademoiselle Sika !… Mademoiselle Sika !…

Les deux plaintes se répondaient dans la nuit, que l’incendie habillait de voiles de pourpre. Les flammes redoublaient de violence, comme pour narguer la douleur de deux cœurs brisés.

Et la lamentation continuait dans les ténèbres, dialogue lugubre des vivants avec la trépassée, râle déchirant qui rythmait l’agonie de deux âmes.

Brusquement, Marcel et le général se turent. Les fausses mistress Robinson et Véronique tendirent l’oreille.

Là-bas, au delà du cercle de lumière projetée par l’incendie expirant, des pas nombreux frappaient la terre.

Les sabots des chevaux résonnaient sur le sol.

Qu’est-ce donc ?

Tous regardent, jetés en quelque sorte hors d’eux-mêmes par l’incident nouveau. Une minute, tout au bruit inexpliqué, ils cessent de penser au drame qui vient de se jouer.

Dans le cyclone des plus grandes douleurs, il se produit ainsi des accalmies, repos que la nature impose à l’obéissance machinale de l’être, sans doute pour lui permettre de reprendre les forces nécessaires à supporter l’étreinte de la souffrance. Ainsi quand le vent hurle en tempête, de longs silences succèdent subitement aux rugissements des rafales. Le vent reprend haleine avant de se ruer de nouveau.

Tous écoutaient. Leurs regards cherchaient à percer l’ombre. Pourquoi cette attention ? Espéraient-ils quelque chose des nouveaux venus. Non, sans doute. Pourtant, toute leur personne était tendue vers les inconnus.

Ceux-ci se rapprochaient ; on entrevit d’abord un grouillement d’hommes et de chevaux à la lisière de la nuit. Les êtres se précisèrent, s’avançant dans la clarté. Au-dessus d’eux se balançaient, tels des follets, les flammes fuligineuses de torches.

Ils progressèrent encore. Une longue théorie de cavaliers se montra, côtoyant le brasier.

Ce sont des serviteurs qui portent des torches, éclipsées à cette heure par la torche géante qu’est le palais de Mohamed ; une trentaine de guerriers, fièrement drapés de burnous, le fusil damasquiné à l’arçon, le sabre recourbé à la botte, suivent, semblant ouvrir le chemin à leur chef, un Arabe du type le plus pur, un de ces roitelets des déserts arabiques, souverains maîtres d’une tribu et d’une oasis.

Celui-ci faisait caracoler son cheval, superbe animal de race syrienne, à la tête busquée, au col flexible, aux jambes nerveuses.

Mais tout cela ne justifierait pas le cri étouffé qui monte aux lèvres des voyageurs, le tremblement convulsif qui les agite, le mouvement inconscient qui fait se tendre leurs bras en avant.

Non. Ce qui les immobilise, les fige sur place, c’est la vue d’un étendard inédit, sorte d’oriflamme, ter minée par deux pointes séparées, et qu’un Arabe de haute taille, évidemment très fier de son fardeau, porte au bout d’une pique.

Dans cet oriflamme, les voyageurs ont reconnu une forme familière, une couleur qu’ils ont rappelée bien souvent, et tous murmurent avec un ahurissement inexprimable :

— Le pantalon du mikado !

Car c’est lui, lui que l’on croyait enseveli avec Sika sous les décombres du palais Mohamed ; lui qui flotte glorieusement, promu, de par la volonté obscure des nomades, au grade d’étendard.

Les voyageurs demeuraient sur place, dans une immobilité de statues. Ils avaient l’impression que leurs pieds, fixés soudainement au sol, ne pouvaient plus se mouvoir.

Cependant la troupe escortant le pantalon gris-fer faisait halte à une centaine de mètres. Les porteurs de torches fichaient celles-ci à même le terrain ; d’autres dressaient des tentes.

Évidemment, les nomades allaient camper en cet endroit.

Une tente plus haute, surmontée d’un fanion vert, couleur du Prophète, dominait les autres. En face de celle-ci, la pique, supportant le vêtement si étrangement retrouvé, fut plantée en terre ; un guerrier, le sabre recourbé au poing, se mit en faction auprès du drapeau improvisé. Qu’est-ce que tout cela voulait dire ?

Tibérade, recouvrant la voix, murmura lentement :

Mlle Sika détenait le vêtement diplomatique. Comment ces hommes le possèdent-ils actuellement ?

— Quelle pensée est en vous, balbutia Uko, frissonnant à la conclusion née en son esprit par la réflexion du jeune homme. Je crois la deviner, et elle me bouleverse, bien que je n’ose m’y arrêter.

Un pâle sourire détendit les traits de Marcel.

— Elle devrait vous consoler, plutôt.

— Me consoler… ; alors votre idée est bien réellement…

— Que ces Arabes viennent de loin ; leurs torches le démontrent. S’ils avaient résidé près de l’incendie, ce luxe de luminaire eût été inutile.

— Sans doute ; mais qu’en concluez-vous ? Parlez, parlez, je n’ose m’abandonner à l’espoir.

— Eh ! s’exclama Midoulet, c’est clair, pourtant. Ils arrivent, rapportant le diable de pantalon d’un autre endroit que celui où Mlle Sika le détenait. Pour le leur remettre, ou pour qu’ils s’en emparent, il faut de toute nécessité que la jeune demoiselle se soit trouvée autre part que dans le palais incendié.

— Alors, d’après vous, elle serait sauvée du feu ?

— Moïse de la flamme, plaisanta la pseudo-mistress Robinson.

Le général la considéra avec étonnement. La gaieté, en une pareille occurrence, lui semblait évidemment déplacée. Mais Marcel expliquait au même instant :

— J’espère, oui, j’espère ; mais avant de m’abandonner à la douceur de la fin de nos angoisses, je voudrais interroger ces voyageurs inconnus ; si leurs réponses confirment notre supposition, nous poursuivrons notre route.

— Poursuivre, à quel propos ?

— Ne voulons-nous pas délivrer Mlle Sika ?

— Si.

— Alors. Il nous faudra nous rendre là où elle est en captivité.

— En abandonnant le vêtement du mikado ! Impossible, mon ami, vous le savez bien.

— Le général a raison, grommela Midoulet dans un sourire énigmatique. Vous savez bien que cela est impossible pour lui.

— Comment ? Votre fille vous appelle peut-être à son secours, et vous hésitez, gronda Marcel, sans tenir compte de l’observation de la fausse Anglaise.

Le Japonais, lui, eut un grand geste désolé et volontaire.

— Je n’hésite pas. Je n’ai pas le droit d’hésiter. Je resterai ici, quoi qu’il advienne. Avant d’être père, je suis sujet de S. M. l’empereur du Soleil-Levant. J’ai juré fidélité à mon souverain ; j’ai promis de remplir ma mission. Je dois cela avant tout. Il faut donc que je pense à mon devoir avant de songer à ma plus chère affection !

Noble était le sentiment du général. Marcel s’en rendit compte ; mais à cette heure, il sentait également que sa vie était indissolublement liée à celle de l’exquise et blonde Sika, et tout ce qui n’était pas la jeune fille lui apparaissait sans aucune importance.

Ainsi l’affection trouble les plus clairs regards, obscurcit les consciences les plus nettes.

Si bien que son état d’esprit se traduisit par ces mots, injustes pour l’officier qui se sacrifiait à sa patrie :

— Soit donc ; si les explications de ces guerriers sont telles que je puisse croire à l’existence de Mlle Sika, je partirai seul à sa recherche… puisque, pour la défendre, elle peut seulement compter sur, moi… un inconnu !

Uko pâlit sous le reproche immérité ; mais toute réplique lui fut interdite. Emmie bondit au milieu des causeurs.

Emmie, dont l’apparition fit constater à tous qu’elle avait disparu depuis un long moment, Emmie donc se précipita entre son cousin et son interlocuteur, leur prit les mains, et d’un ton grave :

— J’ai des nouvelles qui vont vous causer une joie… relative. Tenez-vous bien, je commence.

— Que veux-tu dire ?

À la question de Marcel, la fillette répondit, toujours joyeuse :

— Ne vous évanouissez pas. Voici ce que j’ai appris de ces sauvages, grâce à trois moyens de persuasion : un peu de ruse, pas, mal de sabir, et beaucoup de piécettes de monnaie. Par exemple, je me suis tenue pour ne pas rire, ce qui aurait très mal disposé mes interlocuteurs, lesquels m’ont régalé très sérieusement d’un conte à dormir debout.

— Mais enfin, rire de quoi ? s’exclama Marcel, agacé par les lenteurs de la gamine.

— Là, là, cousin, du calme. Je t’accorde le récit de Théramène.

La taquine enfant eût peut-être prolongé encore ce jeu… de patience, comme elle l’appelait, quand Uko murmura d’une voix brisée :

— Un seul mot, je vous en prie. Ces gens ont-ils vu Sika ?

Aussitôt Emmie redevint grave :

— Oui… Ou du moins une jeune fille blonde, dont le signalement ressemble étonnamment à celle que nous cherchons.

D’un geste instinctif, Marcel et le Japonais s’étreignirent les mains, incapables de prononcer une parole.

Et Emmie reprit, heureuse du bonheur qu’elle rapportait de sa courte enquête :

— Le chef du détachement qui campera ici cette nuit, est un Arabe du pays situé entre Anti-Liban et Euphrate. Son nom, très noble, paraît-il, est Ali-ben-Ramsès. Il revient de chasser la gazelle dans le désert, par delà l’Anti-Liban, et se dirige sur Beyrouth, pour y échanger ses pelleteries et autres matières brutes, contre des produits manufacturés par la civilisation.

— Or, ces braves Arabes sont ignorants comme… j’allais dire comme les carpes de Fontainebleau, oubliant que ces carpes ont été mêlées à l’histoire. Bref, ils sont ignorants, superstitieux, absurdes. Avec le nom de Mahomet, rien d’aisé comme de les persuader de la véracité des contes les plus grossiers. Ils n’admettent pas qu’un mortel puisse oser mêler à une plaisanterie le nom du Prophète… Ceci posé, vous verrez, du reste, que l’entrée en matière a son importance, vous le verrez tout à l’heure. Ils ont fait, m’ont-ils dit, en revenant vers Gargarah, deux rencontres extraordinaires, qu’ils n’hésitent pas à qualifier de miraculeuses, ce qui est tout à fait aimable pour ceux qu’ils croisèrent. D’abord, une voiture sans chevaux, filant comme la tempête, a croisé leur route ; cette apparition les a remplis de crainte, car ils ne s’expliquent pas comment un véhicule parvient à se déplacer sans moteur animal… Résultat : ils concluent à un moteur… magique.

— Que nous importe, gémit Tibérade, mis hors des gonds par la longueur du récit de la gamine.

— Il t’importe beaucoup, fit celle-ci d’un ton pincé, et à notre ami le général également.

— En ce cas, dépêche-toi de dire pourquoi.

— Parce que, monsieur l’impatient, dans l’auto en question se trouvaient un homme brun et une jeune femme au front couronné, non pas de cheveux noirs comme ceux de toutes les femmes de la région, mais de fils d’or que l’on eût dit empruntés au soleil… l’image n’est pas de moi, elle appartient aux Arbicos.

— C’était Sika, Sika ! s’exclama le général en riant et pleurant à la fois.

— Attendez, mon général ! Ne vous réjouissez pas trop vite ! murmura Tibérade, frissonnant à l’idée d’une erreur possible.

Mais Emmie lui coupa la parole.

— Ne l’écoutez pas général, réjouissez-vous tout à votre aise. La jolie blonde était bien Mlle Sika et la preuve…

— Vous en avez la preuve ?

— Absolue, indiscutable.

— Quelle est-elle ?

— Le pantalon du mikado !

Et comme ses interlocuteurs la considéraient anxieusement, elle expliqua :

— Au moment où les guerriers d’Ali-ben-Ramsès passaient à hauteur de l’automobile, la jeune femme aux cheveux d’or cria des paroles dont ils ne purent saisir le sens, et d’un geste énergique elle leur désigna le pays laissé en arrière par le véhicule et vers lequel les Arabes se dirigeaient.

— Ceci, hélas ! ne démontre pas…

— Que c’était Mlle Sika, interrompit rageusement la fillette. Attendez donc, on n’a pas le temps de placer un monosyllabe, avec votre hâte nerveuse de savoir. La précipitation n’assure pas la vitesse.

Dignement, elle leva la main comme pour forcer l’attention de ses auditeurs, puis conclut en martelant quelques syllabes :

— La voiture s’éloigna et disparut dans l’éloignement ; les guerriers continuèrent leur route, impressionnés par le véhicule étrange, dont le mouvement leur paraissait tenir de la sorcellerie. Or, jugez de leur stupeur quand, un kilomètre plus loin, dans cette direction que la houri blonde (encore une locution à eux) avait désignée avec insistance, ils découvrirent, étendu sur une dune sablonneuse, un objet que l’on n’est pas accoutumé à rencontrer solitaire dans le désert…

— Le vêtement, achevèrent les assistants.

— Vous y êtes. Or, Sika le détenait, vous le savez aussi bien que moi. Donc la jolie blonde de l’automobile filait a grande allure à plusieurs lieues du théâtre de l’incendie ; c’était elle, elle en personne…

— Mais son compagnon… commença le général.

Emmie ne lui permit pas de continuer.

— Ne me coupez pas. Vous êtes pire que les demoiselles du téléphone, plaisanta l’incorrigible fillette. Marcel m’a enseigné que la narration doit procéder avec ordre. En conséquence, je suis ordonnée.

Elle riait en montrant ses dents blanches, et sa gaieté vaillante se communiquait à ses auditeurs. Elle continua :

— Vous ne sauriez croire combien ces gens furent effarés à la vue de ce pauvre orphelin abandonné au milieu du désert ! Ils s’en approchèrent avec respect, se prosternèrent avant de se décider à le ramasser. En le tournant et retournant, ils découvrirent dans l’une des poches… un billet…

— Un billet… Que dit-il ? s’exclama Uko haletant.

— Ça, je ne le sais pas, général, attendu que, sauf la suscription figurée en signes arabes, le contenu est rédigé en caractères inconnus des guerriers, de leur chef et de votre servante.

— Des caractères japonais, peut-être, bégaya le général dont la voix tremblait.

Ce à quoi la fillette répondit placidement :

— Je serais tentée de croire, car, m’a-t-on dit, l’adresse arabe signifie : « Au général Uko, Ismaïl-Hôtel, à Beyrouth. Prière de porter sans retard, contre récompense. »

— C’est d’elle, c’est d’elle.

Le général, Tibérade disaient ces paroles avec une émotion profonde ; mais Emmie n’aimait pas, on l’a vu, s’attendrir sans nécessité, car elle poursuivit, coupant les mots de tendresse prêts à s’échapper de leurs lèvres :

— Le plus cocasse est que Ali-ben-Ramsès et ses guerriers, ne parvenant pas à déchiffrer les lettres japonaises, en ont conclu… Je vous le donne en mille ! Non, inutile de chercher, vous ne trouveriez jamais. Oyez, seigneurs, la merveille de la sottise humaine.

Et d’un ton de bateleur en récitation de boniment :

— Le vêtement, découvert au milieu du désert, est évidemment sorti des ateliers d’un tailleur divin. Par conséquent, le billet mystérieux, enclos dans une poche, doit être rédigé en langage paradisiaque… le langage des houris.

Elle riait de toute sa personne, amusée par les idées simplistes des nomades.

— J’ai sauté sur l’occasion que ces bonnes gens m’offraient, vous le pensez bien. Tout à fait sérieusement, je leur ai déclaré que le général Uko, de l’hôtel Ismaïl, est un savant doublé d’un sage ; qu’il traduit sans effort l’idiome du paradis promis par Mahomet aux vaillants guerriers de l’Islam…

Mais le Japonais se récria :

— Pourquoi cette histoire ridicule ?

— Tout bonnement, général, pour que l’on vous fasse lire le billet, dans lequel notre chère Sika nous donne évidemment des éclaircissements bien nécessaires, à mon avis, pour vous mettre à même de concevoir comment cette chère amie, que nous savions vouée aux flammes, se retrouve en automobile au beau milieu du désert, avec un inconnu.

— Un ennemi de plus.

— Probable… mais pour en être sûrs, il faut lire ; et, pour lire, il faut me suivre à la tente du noble Ali-ben-Ramsès, à qui je vous présenterai.

La Parisienne se mouvait dans l’intrigue compliquée avec une aisance dont ses compagnons se sentaient, non seulement surpris, mais encore dominés.

Aussi, on ne discuta pas sa conclusion. Tous reconnaissaient qu’elle avait supérieurement conduit son enquête et à l’unanimité ils approuvèrent :

— Oui, oui, allons chez le cheik.

— Et vous, général, n’oubliez pas votre rôle de sage, que Mahomet a jugé digne d’être instruit dans la langue des paradisiaques jardins.

Un instant plus tard, les voyageurs pénétraient dans le campement des Arabes.

Emmie y était connue déjà ; nul ne parut prêter attention au groupe des visiteurs. Les nomades, d’ailleurs, ne sont défiants que lorsqu’ils sont au berceau de leur tribu, car alors ils peuvent craindre pour leurs biens rassemblés en ce lieu.

La fillette guidait ses amis.

Parvenue à quelques pas de la tente plus importante réservée au cheik, elle s’arrêta :

— Attendez-moi ici, je vous prie, que je vous annonce au noble Ramsès, avec toute l’emphase nécessaire.

Puis, leur désignant la lance dressée au-dessus du sol, en face l’entrée, le factionnaire immobile auprès du vêtement, flottant ainsi qu’un étrange étendard, elle ajouta avec une intonation d’indicible raillerie, ses yeux vifs pétillant de malice :

— En attendant, ceci vous distraira : imitez les gestes que je vais exécuter. Cela vous semblera ridicule, mais ancrera dans la cervelle de ces braves gens le conte qui nous sera profitable, qui nous permettra de voler au secours de notre chère compagne de voyage.

Redevenue grave, de cette gravité mystique et théâtrale d’un croyant saluant La Mecque, la ville sainte, elle se prosterna à trois reprises devant le vêtement mikadonal, auquel, bien certainement, le souverain du Japon n’avait jamais supposé que pareil honneur fût réservé.

Ce soin pris, elle se rapprocha encore de la tente et prononça à haute et intelligible voix :

— Le noble Ramsès daignera-t-il recevoir sa servante ?

Et ses amis, médusés par son aplomb, la considérant avec ahurissement, l’espiègle créature eut un grand geste de bravoure et chuchota pour eux seuls :

— La lecture des romans, quoi ! On sait parler aux cheiks du désert.

Mais elle se tut. Un organe sonore avait retenti à l’intérieur de la maison de toile disant :

— Entre, jeune fille. Ramsès honore Allah, son Prophète, et ceux que Mahomet couvre de sa protection évidente.

Elle regarda Tibérade, cligna gaminement des yeux, souleva le panneau de toile masquant l’ouverture d’accès, et brusquement, disparut, laissant ses compagnons absolument interdits.

Midoulet lui-même murmurait à part soi :

— Satanée gamine, elle ne doute de rien !

Il traduisit ainsi l’admiration qu’il accordait à la fillette audacieuse et débrouillarde.

Celle-ci, certes, ne le payait pas de retour et, si le temps ne lui eût pas été mesuré, elle n’aurait point parlé en sa présence.

Seulement il fallait agir de suite. Elle s’était donc décidée, non sans s’être confié :

— Bah ! on se débarrassera de lui… Il n’est pas si malin qu’on le croit, ce monsieur !

À l’intérieur de la tente, sur des coussins multicolores, AH-Ben-Ramsès se montrait nonchalamment étendu.

Lentement, comme s’il accomplissait un rite mystérieux, il aspirait la fumée d’un narghileh au long tuyau souple, traversant un vase de cristal, empli d’eau acidulée d’essence de rose, qui rafraîchissait et parfumait la fumée au passage. Son accueil démontra que, lors de sa première visite, la petite avait produit sur lui la meilleure impression.

— Que souhaites-tu, enfant aimée du Prophète ? prononça le cheik sans quitter sa pose abandonnée.

Avec une gravité protocolaire, Emmie s’inclina cérémonieusement ; d’un ton pénétré, elle modula :

— Je souhaite que ta pensée soit favorable à moi et à ceux qui m’attendent en dehors de la tente.

— Parle sans crainte. Tu es assurée de ma faveur.

— Je te rends grâces, noble seigneur, psalmodia la Parisienne, imprimant une intonation dévotieuse à ses paroles… Mes compagnons et moi sommes étrangers, sans parents, sans amis dans la région du Liban. Dans cette situation, je sollicite l’hospitalité de ta générosité.

Flatté dans sa vanité, le cheik daigna sourire.

— L’Arabe l’offre au voyageur, sans même qu’il la sollicite, jeune fille. Ta requête était donc exaucée par avance.

Et lançant un appel bref, qui fit apparaître aussitôt un serviteur empressé :

— Oïmar, ordonna-t-il à ce dernier, qu’une tente soit mise à la disposition des voyageurs qui accompagnent cette enfant. Que l’on veille à leur nourriture, et quand il leur plaira de quitter le campement, qu’on leur confie des chevaux frais, pour remplacer leurs montures fatiguées.

Croisant les mains sur sa poitrine, en signe de soumission, le serviteur se précipita au dehors, démontrant par sa hâte que l’obéissance à l’égard du cheik était habituelle.

Et doucement, comme éperdue de gratitude, Emmie se prit à susurrer :

— Cheik, tu es hospitalier plus largement encore que le Prophète ne l’a prescrit aux croyants. Sois-en remercié par sa servante. Au surplus, la récompense est toute proche.; Parmi ceux dont je suis le porte-parole, se trouve le général Uko.

— Le sage, dont le nom figure sur la missive divine ? s’écria l’Arabe se dressant cette fois sur ses coussins.

— Lui-même. S’il t’agrée, il te traduira sans peine les signes incompréhensibles pour les autres mortels, que tu as reconnu comme ceux dont les houris du paradisiaque séjour se servent pour leur correspondance.

Dire que la fillette ne luttait pas contre une formidable envie de rire serait altérer la vérité. Toutefois, elle eut la force de dominer l’hilarité, et cependant l’attitude du cheik l’eût pleinement justifiée.

La dernière phrase de l’adroite Parisienne avait en quelque sorte galvanisé l’Arabe.

Il s’était dressé sur ses pieds, avait couru, oubliant le flegme de tout chef de l’islamisme qui se respecte, vers le panneau de toile qui masquait l’entrée de la tente, l’avait écarté, et apercevant Tibérade, le général, mistress Midoulet-Robinson, et Véronique, il s’exclama non sans une réelle majesté :

— Soyez les bienvenus en mon camp, seigneurs ; je vous convie à rompre la galette de mais et à partager le sel, en signe que vous êtes mes hôtes vénérés, à qui mon pouvoir et mon affection sont acquis.

Sur-le-champ s’accomplit la cérémonie rituelle de la réception de l’hôte chez les nomades.

Des serviteurs apportèrent la galette de maïs emblématique. Ramsès la divisa en parts égales, chacun devant en accepter une.

Puis, sur une planchette de bois, un petit monceau de sel fut présenté aux voyageurs qui, non sans faire la grimace, furent obligés d’en croquer leur part.

Et quand ce cérémonial fut accompli, le cheik modula, les yeux au ciel :

— Mes hôtes sont sacrés ; ma tête, mon cœur, mon yatagan leur appartiennent. Leurs amis seront mes amis, leurs ennemis seront mes ennemis ; eux seront mes frères.