Éditions Jules Tallandier (p. 241-256).


CHAPITRE II

Emmie retrouvée, message disparu


À cet instant même, Tibérade entraînant toujours dans ses traces Uko, Midoulet et Véronique, tel un homme qui aurait eu trois ombres, parvenait après maint détour à la porte du cabinet directorial, reconnaissable à une inscription en lettres capitales.

Il frappa d’une main impatiente, et la voix claire du manager clama de l’intérieur :

— Entrez ! Entrez donc !

Les quatre voyageurs obéirent, avec un ensemble tel qu’ils faillirent s’écraser dans l’encadrement de l’entrée. Le directeur, qu’ils reconnurent de suite, l’ayant vu présider aux exercices des enfants ailés, se leva gracieusement et démasqua ainsi la jeune Emmie, laquelle, sans perdre de temps, venait de l’avertir de la visite imminente de ses amis.

— Emmie !

— Cousin Marcel !

— Chère petite !

— Je suis bien heureuse va !

Ces exclamations des deux cousins, réunis enfin, étaient ponctuées de baisers sonores. Ils oubliaient tout dans la joie de se retrouver.

— Je te croyais perdue ! reprenait Tibérade. Va ! mignonne, jamais ton cousin ne s’est senti autant ton père.

Et ce fut le tour du général, de la fausse Anglaise, de la fille de chambre. Dans sa joie, Emmie leur serrait les mains, ne s’étonnant pas d’être l’amie d’une mistress qu’elle n’avait jamais vue avant ce moment (du moins, elle le croyait), oubliant la condition de Véronique, tout aussi bien que les ennuis passés.

Mais elle se souvint de sa chère compagne de voyage et, avec un peu de surprise, elle questionna :

— Qu’avez-vous fait de Mlle Sika ?

Alors seulement les interpellés s’aperçurent de l’absence de la blonde Japonaise.

— Elle nous suivait commença Uko…

— Ah ! bon ! Elle aura été arrêtée par la foule, je la verrai dans un instant ; j’avoue qu’elle manque à mon bonheur.

— En attendant, si l’on parlait un peu du pantalon !

La réflexion du général provoqua un accès de fou rire chez la fillette.

— Ah ! mon général, plaisanta-t-elle. Vous ne pensez donc qu’à cela ?

— Ma foi, oui, mademoiselle. Et ce faisant, je suis dans le rôle que me trace le devoir.

— C’est un devoir de tailleur à façon.

— De tailleur d’étrivières pour quiconque prétendrait s’en emparer, certainement, mademoiselle.

À ce moment, le manager, que ces discours n’intéressaient pas, intervint obséquieusement :

— Pardon, fit-il avec un accent anglais prononcé, je vous entends pâler d’une inexpressible chose, inexpressible parce que inconvenable, je pensais que vous veniez pâler de la grande caisse.

— La grande caisse ? répétèrent tous les visiteurs ahuris.

Nouvel éclat de rire d’Emmie, qui dompta son hilarité pour s’écrier :

— Je vais vous expliquer l’affaire ; sans moi, s’engageant de cette façon, l’explication pourrait durer longtemps.

Mais Uko coupa la phrase.

— Pour votre liberté, votre cousin suffit. Aussi je vous laisse vous expliquer, je vais aller à la recherche de ma fille. Elle a dû s’égarer dans ce dédale de couloirs, de boxes, de loges.

Tibérade tendit la main au Japonais :

— Allez, allez, général, votre souci nous apparaît naturel ; revenez vite avec Mlle Sika, vous nous retrouverez ici.

L’interpellé ne se le fit pas dire deux fois. Il s’empressa de sortir.

— Maintenant, reprit gravement Emmie, voici la chose. J’ai enlevé le fameux pantalon à la consigne de Port-Saïd. Poursuivie, j’étais sur le point d’être prise, quand la Providence conduisit ma fuite en face d’une grosse caisse appartenant au cirque où nous sommes a cette heure.

— Ah ! la grande caisse, souligna Marcel, c’était une grosse caisse.

— Juste. Et aussi la cachette rêvée. Je m’y blottis ; mais pour entrer dans cette caisse… d’asile, je dus découper la peau d’âne.

— Tout devient clair, la carte à payer.

— Sur peau d’une, c’est aussi bien que sur vélin, n’est-ce pas ? Voilà la carte que me présenta ce bon master Palmiper, manager du cirque, lorsque, une fois en pleine mer, je crus pouvoir sans danger sortir de mon appartement sonore.

— Et ?…

— Il fut exquis, master Palmiper. Il me donna toutes facilités pour vous prévenir à votre arrivée à Beyrouth. Bien plus, pour ne pas me laisser le temps de m’ennuyer, il me fit travailler comme vous avez pu le voir. Je l’en remercie. Grâce à lui, je sais me promener au bout d’un fil comme une simple araignée.

Marcel fronçait bien les sourcils en toisant le manager, mais Emmie coupa cette menace en reprenant l’entretien :

— Pour l’Instant, fit-elle d’un air innocent, je redeviendrai libre dès que tu auras soldé la peau d’âne.

— Ah ! bien, bien !

Ramené au but de sa visite, le jeune homme interrogea avec un sourire :

— Master, à combien estimez-vous l’indemnité de logement de cette enfant ?

Le directeur s’inclina en manière d’approbation.

Sa face ronde, soucieuse jusque-là, s’épanouit, exprimant clairement cette idée réjouie :

— Enfin, nous allons dire des choses intéressantes.

Mais avec l’astuce du négociant, il reprit aussitôt l’air, le ton, le geste navrés, et ce fut dans un véritable gémissement qu’il prononça :

— Le grand caisse, il est hors d’usage totalement.

— Je n’y contredis pas, acquiesça Marcel sentant poindre le marchandage ; veuillez seulement me dire à quel prix vous évaluez le dommage.

Mais l’industriel ne pouvait se décider aussi vite. Il répliqua :

— Le prix, voilà. Il était dans l’état de neuf, pour ainsi dire. Il n’avait pas servi plus de dix fois.

— D’accord ; le prix ?

Le manager devait être de ceux qui ne prononcent un chiffre qu’au dernier moment, car il continua imperturbablement :

— Au cas où vous douteriez de mon affirmation, je vais envoyer chercher l’instrument musical.

— Inutile ! Le prix ?

— Il peut plus faire : boum ! boum ! puisque son peau, il est crevé.

— Mais combien en voulez-vous, à la fin ? Dites une somme.

Le directeur eut un sourire indulgent :

— Oh ! en affaires, gentleman, il faut rester quiets pour la discussion utile. Je vais dire une somme, vous pensez bien ; mais avant, un petit question ; vos êtes pas dans le commerce, le transaction commerciale ?

— Non, pourquoi ? murmura Tibérade, surpris par l’interrogation imprévue.

Le manager gonfla ses joues, puis avec importance :

— Si vous étiez dans le commerce, vous sauriez les peaux ont beaucoup augmenté ! L’âne devient rare… On n’élève plus.

— Cela m’est égal !

— Non, car les peaux d’âne sont hors de prix.

— Énoncez ce hors de prix.

Cette fois, l’Anglais jugea son interlocuteur suffisamment préparé à l’audition de ses prétentions, car il laissa tomber négligemment :

— En réclamant quatre cents francs, master, je vous assure une affaire d’or.

— À votre profit, master, je comprends, mais je ne discute pas. Voici le prix exigé.

Et Tibérade posa sur le bureau quatre cents francs en billets et monnaie.

Le geste illumina le faciès du manager. Il empocha les espèces, et, griffonnant un papier à en-tête du cirque :

— Je donne un reçu !

Puis, Marcel avant pris gravement la pièce annoncée, qu’il serra dans son portefeuille :

— Il ne me reste plus qu’à vous remercier, master, et à vous quitter sans espoir de retour.

— Non, ne remerciez pas ! Je suis satisfait aussi de ce dénouement.

Satisfaits l’un de l’autre, les interlocuteurs se serraient la main. Mais brusquement, la scène de vaudeville se transmua en drame. La porte s’ouvrit avec violence, livrant passage au général, pâle, haletant, les vêtements en désordre, qui clama d’une voix rauque, étranglée par une terrible émotion :

— Sika a disparu ! Sika a été enlevée !

— Enlevée ! rugit Tibérade, bondissant sur ses pieds comme projeté par une secousse électrique.

— Oui, hélas, enlevée, emportée !

— Par qui ? Comment ?

— Par les Druses ! acheva le malheureux père d’une voix lamentable.

Par les Druses ! Pour Uko seul, ces mots ne prenaient pas leur terrible signification.

Mais Midoulet de par sa fonction. Tibérade, Emmie, Pierre-Véronique, de par leur instruction, savaient la situation étrange du Liban, ainsi que de la vallée encaissée entre cette chaîne de montagnes et sa parallèle l’Anti-Liban.

Deux races y sont, non pas mêlées, mais juxtaposées : les Maronites, chrétiens d’Orient, commerçants, pacifiques et rangés ; les Druses, montagnards, pasteurs, chasseurs, guerriers et musulmans. Les premiers travaillent et amassent ; les seconds songent seulement à récolter, c’est-à-dire à s’emparer des économies des autres.

On juge de la terreur qu’inspirent les bourreaux aux victimes, les pillards aux pillés. On comprend la réussite de l’audacieux coup de main de Yousouf, se couvrant de la volonté des Druses.

Marcel, sa cousine, la pseudo-mistress Robinson et Véronique avaient compris de suite l’horreur de la nouvelle apportée par le général.

Oubliant de prendre le temps d’un adieu, ils s’élancèrent du cabinet directorial, sans que le manager songeât du reste à les retenir.

Ayant touché de quoi acheter deux grosses caisses au moins, master Palmiper jugeait inutile toute prolongation de l’entretien.

Tout en traversant les écuries, Tibérade interrogeait Uko.

— Qui vous a signalé les Druses ?

— Un palefrenier du cirque.

— Où est cet homme ?

— Écurie 3.

— Allons-y.

Un instant après, ils s’engouffraient dans l’écurie désignée ; mais là, ils subirent un premier retard. Celui qu’ils cherchaient était sorti afin d’acheter du tabac. Il fallait attendre son retour.

Midoulet jugea le moment propice pour se renseigner sur ce qui l’intéressait bien plus que le sort de Sika. Son déguisement lui permettait de parler sans danger d’éveiller les soupçons. Aussi, agrémentant sa diction de modulations britanniques, genre music-hall de Paris, il énonça :

— Oh ! vous êtes dans le chagrin. Laissez-moi vous faire la révélation. Le petit Véronique a dit que vous couriez après un inexpressible. Vous comprenez le chose du vêtement, que la bouche pioudique d’une lady d’Albion ne pouvait prononcer. Eh bien ! ce chose… ? Qu’est-il devenu dans la relation avec la grosse caisse ?

Tous avaient levé la tête. Véronique s’était dressée. Ses lèvres palpitèrent. On aurait cru qu’elle allait parler ; mais la soubrette demeura muette, un soupir s’échappa de sa bouche entr’ouverte, et dans ce soupir un murmure indistinct qui signifiait pour elle seule :

— Laissons courir. Je dois savoir cela aussi, puisque ma chère mistress Honeymoon n’est plus là pour contrecarrer cet insupportable agent.

Et les assistants, subitement rappelés à la raison qui les avait groupés depuis leur étrange voyage, s’écrièrent :

— Mistress Robinson a raison. Parlez, Emmie.

La soubrette inclina la tête d’un air approbateur, en servante bien dressée, qui ne saurait se permettre de joindre sa voix à celle de ses maîtres, mais qui apprécie à sa valeur les paroles prononcées.

En dépit de son émotion, la fillette se dérida un instant. Ses yeux vifs firent le tour de l’auditoire, et enfin elle murmura :

— Ceci n’est pas une préoccupation distincte, comme semble le croire la dame. S’entretenir du vêtement du Mikado est encore s’occuper de Mlle Sika.

Arrêtant le mouvement général, provoqué par cette déclaration inattendue, elle reprit, avec une nuance de mélancolie :

— Il court les mêmes dangers qu’elle-même.

Il y eut une ruée vers la jeune Parisienne.

— Les mêmes dangers ? répéta le Japonais.

— Les mêmes ? haleta la fausse mistress Robinson, tandis que Véronique ouvrait la bouche en accent circonflexe, mimant ainsi sa profonde stupéfaction.

Emmie inclina la tête pour affirmer.

Mais le geste ne pouvait suffire à la curiosité exaspérée de ses auditeurs. Son cousin lui saisit les poignets et plongeant son regard dans celui de la mignonne créature :

— Petite Souris, dit-il d’une voix faussée par l’angoisse, que veux-tu nous faire entendre par tes incompréhensibles paroles ?

Elle murmura :

— Que le mystérieux effet a été enlevé par les Druses, en même temps que Sika.

— Enlevé ? Comment cela peut-il ?

— Oh ! bien simplement. Sika le portait sur elle.

— Sur elle ?

Ce fut un quadruple rugissement qui s’échappa des lèvres des assistants. Oubliant son rôle, Pierre-Véronique avait uni sa voix stupéfaite à celle de ses compagnons.

Personne d’ailleurs ne songea à relever l’incorrection. Peut-être même, nul ne la remarqua en cette minute d’affolement.

Et l’organe voilé par un émoi douloureux, des larmes perlant au bord de ses cils abaissés, Emmie bredouilla, dans sa hâte d’éclairer ses amis :

— Oui, sur elle. Le mousse à Port-Saïd, c’était moi. La personne masquée dans l’automobile, c’était Sika.

Mlle Sika !

— Ma fille !

À ces cris du général et de Tibérade, répondit l’organe grinçant de mistress Robinson. Du voile protégeant le visage, sous les lunettes de l’Anglaise supposée, jaillit cette réflexion judicieuse :

— Alors, gentlemen, vous cherchiez un objet que vous aviez à portée de la main.

Dérivant ainsi la pensée des intéressés vers des questions se présentant tout naturellement à l’esprit :

— Pourquoi n’en aurait-elle rien dit ?

— Quels motifs ont dicté sa conduite ?

— Que craignait-elle donc ? qu’elle ait gardé le silence, même vis-à-vis de son père, alors qu’elle le voyait dévoré d’inquiétude ; alors qu’elle n’ignore pas l’importance du dépôt confié à son honneur.

Uko, Marcel s’agitaient tels des épileptiques, tendant les mains vers la fillette, implorant l’explication du geste, du regard, du frémissement de tout leur être ; leur volonté de comprendre exacerbée encore par les exclamations de la baroque mistress Robinson.

— Pauvre moi ! Voilà qui est sagement déduit  ! Une fille aimant son bon, son excellent père, ne lui inflige pas une torture morale sans des raisons exceptionnellement graves.

— Les connais-tu, Emmie ?

L’interrogation jaillit entre les dents serrées de Marcel. Son interlocutrice posa sur lui un regard pitoyable. Elle sembla se consulter une seconde. Un pli barra son front, puis s’effaça brusquement.

La petite avait pris une décision. Tout bas, elle avait prononcé pour elle-même :

— De la prudence. Aucun péril… politique n’apparaît. Cependant, je veux procéder comme si des espions nous entouraient. Dire, de la vérité, tout ce qui ne saurait nuire, mais cela seulement.

On voit qu’elle conservait son sang-froid, malgré le tragique de la situation.

Et l’on reconnaîtra qu’à ce moment précis, alors mie deux travestissements dissimulaient des espions des services des Renseignements de France et d’Angleterre, la défiance de la gamine méritait les plus grands éloges.

L’officier japonais, Marcel redisant sur le ton de la prière :

— Et tu l’as aidée, toi ?

— Mais non, mais non. L’idée me vient à présent. Je n’ai pensé qu’à une chose, moi, rentrer en possession du vêtement ; car il me semblait que M. Midoulet, étant soutenu par la police, nous jouerait quelque tour de sa façon.

— Très juste. Mais après ?

— Après, je ne sais plus. J’ai dû songer à ma sûreté, me recroqueviller dans une grosse caisse.

— Mais que penses-tu de la conduite de ton amie, de son incroyable dissimulation ?

Ce fut Uko qui répondit avec orgueil :

— Elle a voulu travailler au succès de ma mission.

Philosophiquement, la petite haussa les épaules, avec une ironie à laquelle personne ne prit garde.

— Vous le lui demanderez quand nous l’aurons sauvée… Moi, je ne sais pas.

Uko, Midoulet et Véronique lui tournant le dos avec humeur, elle se dressa sur la pointe des pieds, de façon que ses lèvres touchassent le pavillon auriculaire de son cousin et elle chuchota doucement :

— Je crois surtout que Sika a voulu éviter la restitution de l’objet en question, parce qu’elle aurait été le signal de la séparation du général, son père, et d’un certain cousin que j’aime de tout mon cœur.

Il voulut l’interroger. D’un bond elle se mit hors de portée, semblant s’amuser des grognements de mistress Robinson, furieuse d’avoir été bernée, et des cris d’allégresse du général qui répétait sans cesse :

— Digne Japonaise ! Sika a emporté le signe diplomatique, loin des entreprises du policier misérable qui souhaitait s’en emparer. Noble enfant ! Digne fille des Samouraï !!!

L’émotion de Tibérade passa inaperçue. Plus personne n’était en état d’observer. Au reste, tous furent secoués par la rentrée du palefrenier attendu.

Cet homme, amené au courage par l’appât de quelques pièces d’or, domina sa crainte des Druses et raconta ce qu’il savait de l’aventure, peu de chose en somme.

Lorsque la représentation avait pris fin, il se trouvait sur la piste, attendant que le public se fût écoulé, pour commencer le nettoyage, ratissage, etc., de l’arène. Dans la foule qui avait envahi la piste, plusieurs individus s’étaient groupés autour d’une jeune fille blonde, l’avaient enveloppée d’une large pièce d’étoffe, un manteau peut-être, et emportée vers une automobile stationnant sur la place Aïa-Tarbouch.

— Et personne, personne, ne s’est trouvé pour défendre la pauvre enfant ? interrompit le général en serrant les poings.

L’employé répliqua du ton le plus naturel :

— Eh ! non, shib ; quand les Druses travaillent, ils n’aiment pas être dérangés.

— Que ne suis-je resté auprès d’elle. Je l’aurais protégée, moi !

Le palefrenier gonfla ses joues, secoua la tête en considérant, d’un air de pitié, Tibérade qui venait de lancer cette exclamation.

— Vous auriez un poignard planté dans la poitrine, rien de plus, shib. Bénissez votre Allah, quel qu’il soit, de vous avoir éloigné à ce moment.

— Mais pourquoi s’attaquer à cette victime innocente et étrangère au pays, reprit le Japonais. Ils ne la connaissaient pas…

— Il parait que si, noble shib.

— Que dites-vous ? Elle n’a jamais, avant ce jour, mis le pied en Asie Mineure…

— Je répète ce que m’a confié l’un des serviteurs, des chefs, que j’ai rencontré parfois, quand nos tournées nous menaient dans la montagne. Je fus son hâte. Nous avons rompu la galette de maïs et dégusté le sel ensemble. Il me considère comme un ami…

Tous s’étaient rapprochés, pressentant qu’ils touchaient au nœud même du drame.

— Et que vous a dit ce terrible ami ?

— Que Mohamed, le défunt Maître de la Montagne, avait, avant sa mort, décidé que la jeune fille serait son épouse !

À cette déclaration stupéfiante, tous s’entre-regardèrent. Enfin, Tibérade balbutia :

— Impossible ! Impossible ! Je vous répète qu’elle n’est jamais venue en ce pays avant ce jour.

— Jamais ! appuya Uko. Jamais !

Mistress Robinson et Véronique crurent devoir renforcer l’affirmation, en clamant avec force :

— Jamais !

— Il y a erreur, maldonne, c’est à refaire, essaya de plaisanter Emmie, dont les yeux étaient obscurcis par les larmes qu’elle s’efforçait vainement de retenir.

— Évidemment, balbutia Marcel, sans relever les formules bizarres dont s’était servie la fillette. Les Druses mentaient.

Le palefrenier secoua la tête :

— Un hôte ne ment pas à celui qui reçut son hospitalité.

— Et cependant, il a avancé une chose complètement fausse. Il ne mentait pas, soit ; mais il a pu se tromper lui-même.

— Cela encore est inadmissible. Le Conseil suprême des montagnards du Liban, tout entier, a déclaré que la jeune fille, ayant mérité le regard de Mohamed, devait être considérée comme son épouse, et à ce titre…

L’homme s’arrêta, comme gêné par la cruauté des paroles qu’il devait faire entendre.

Mais Uko insistant, sans deviner la raison de l’hésitation de son interlocuteur :

— Parlez, parlez ! je vous l’ordonne, je vous en prie.

Ce fut Marcel qui acheva d’une voix chevrotante :

— Et à ce titre, brûlée avec la maison, les armes, les richesses du défunt !

Tous eurent une exclamation éperdue, demeurant comme figés par l’horreur du supplice évoqué par Tibérade.

Sans répondre à l’employé du cirque qui murmurait :

— Comment savez-vous cela ?

Le cousin d’Emmie poursuivit, s’adressant aux assistants comme s’il lui apparaissait que la fausse Anglaise, la servante ne pouvaient pas ne pas partager la douleur dont lui-même, dont le père infortuné étaient déchirés :

— Un complot que j’ai surpris sur le Parthénon. Il s’agissait de Sika, et je n’ai pas compris, pas compris ! On voulait la faire périr au lieu d’une autre, au lieu de la condamnée réelle.

Un sanglot coupa la phrase. Le jeune homme s’était voilé la figure de ses mains.

Ses auditeurs demeuraient comme hébétés par la brutalité du coup qui les frappait.

À cet instant, Emmie prouva que, seule, elle conservait son sang-froid, bien que son chagrin fût aussi vif que celui de ses amis.

— Eh bien, dit-elle, si nous voulons sauver notre chère compagne, il convient de ne pas perdre de temps.

— La sauver, gronda le général, est-ce possible, alors que tout un peuple veut sa mort ?

— Mais non, au fait ; Emmie a raison !

Tibérade, transfiguré, avait jeté ces syllabes d’espérance.

— Mais non, reprit-il. L’observation de ma cousine m’a rendu la vision claire de la situation. Pour sauver Mlle Sika, il suffit d’arracher le voile qui masque ses traits, de révéler aux Druses la supercherie, la substitution de personne, dont Yousouf et Ahmed se sont rendus coupables. Ils nous rendront Sika, contre qui ils n’ont aucun motif de haine, et nous vengeront des féroces imposteurs.

— C’est vrai ! C’est vrai !

Les assistants, écrasés tout à l’heure, se reprirent à l’espoir, avec l’énergie de ceux qui ont cru tout perdre et qui entrevoient la possibilité de vaincre.

Le Japonais saisit le palefrenier par sa veste d’écurie, et le secouant avec une énergie farouche :

— Où est la demeure de Mohamed ?

— Oh ! loin d’ici, shib ; à une journée de cheval au moins ; dans la vallée d’entré Liban et Anti-Liban.

— Bien. Continue de nous renseigner ; deux pièces d’or pour t’encourager. Connais-tu bien Beyrouth, ses ressources ?

— J’y viens avec le cirque pour la septième où huitième fois.

— Alors, tu sais où gîtent les loueurs de chevaux ?

L’homme secoua les épaules avec une moue expressive.

— Sûr, je le sais ; mais je doute que l’on vous loue des bêtes à cette heure de la nuit…

— Nous paierons ce qu’il faudra pour la nuit.

— Alors, shib, il y a Karref, dans la Kébir-avenue ; puis… un autre dont je ne sais plus le nom, tout à l’extrémité de Aïcha-Hemin. Allah vous guide !

Les voyageurs ne perçurent pas ce souhait peut-être ironique. Jetant le pourboire promis au palefrenier, ils s’étaient précipités vers la sortie, et commençaient une course folle à travers la cité, à la recherche du loueur Karref… La recherche, en pleine obscurité, fût restée infructueuse si un slam (agent de police local), flairant un backchich (pourboire), n’avait consenti, avec cette complaisance sans bornes des autorités turques pour les voyageurs fortunés, à les mener en personne au logis cherché.

Seulement, ce logis était clos.

Longtemps Tibérade, Uko, Midoulet, Véronique et même Emmie se meurtrirent les poings à heurter la lourde porte, qui résonnait sous leurs coups avec un fracas de tonnerre.

Ils allaient renoncer, découragés par l’inutilité de leurs efforts, quand un judas treillagé s’ouvrit au premier étage. Par l’étroite ouverture jaillit, menaçante, la question d’usage :

— Qui trouble le repos d’un croyant, dans la nuit réservée aux rêves ?

— Des voyageurs désireux de louer des chevaux sur l’heure, riposta Emmie de toute la force de ses poumons.

Mais cela ne décida pas l’invisible interlocuteur.

— Des chevaux, à deux heures après minuit. Mes gaillards, mon fusil est chargé, passez votre chemin, ou sinon je vous ferai apprécier la qualité de mes cartouches

Et le judas se referma avec un claquement sec, montrant que le loueur timoré croyait réellement avoir affaire à des brigands.

Il eût été inutile d’insister. Le palefrenier avait eu raison. Il connaissait non seulement Beyrouth, mais encore la tournure d’esprit de la population.

Dans ces pays d’Orient, où le temps n’a pas le prix que nous lui attribuons, nous, les Occidentaux incessamment agités, les marchands ne sont point disposés à prendre sur leur sommeil pour traiter une négociation. Le jour leur semble bien assez long pour se fatiguer l’esprit de combinaisons.

Les voyageurs s’obstinèrent cependant, passant de slam en slam, de rue en rue, de loueur en loueur. Partout, ou bien ils furent aussi mal reçus que chez Karref, ou bien, si leur interlocuteur consentit à ne point se fâcher, ils échangèrent avec celui-ci des dialogues dont voici un exemple :

— Des chevaux ? Pour quoi faire ?

— Mais pour les monter, vous le pensez, j’imagine.

— Naturellement, mais où doivent-ils vous mener ?

— Chez Mohamed, le Druse.

— Chez Mohamed !

— À sa demeure d’entre-Libans.

— Des Européens chez les Druses !… Vous êtes ivres, ou mieux encore, vous êtes pris de vertige !

— Ni l’un, ni l’autre. À preuve que nous paierons le prix qu’il vous conviendra de fixer.

— Bonsoir !… Chez les Druses ! Vous n’en reviendriez pas ; mes chevaux non plus !

— Vendez-les-nous si vous craignez cela.

— Vous les vendre ? cela non plus n’est pas, possible ; car je ne saurais les remplacer avant plusieurs mois, et je ne veux pas que mon commerce périclite.

Clac ! la lucarne ouverte se refermait, et les voyageurs se retrouvaient devant une muraille sombre.

De guerre lasse, il fallut retourner à l’hôtel sans avoir réussi.

Quelque hâte qu’ils eussent de partir, tous avaient compris qu’aucun Oriental ne consentirait, d’abord à se déranger en pleine nuit, et ensuite à confier ses montures à des personnages déclarant se rendre en territoire druse.

À l’hôtel, tous se réunirent dans la chambre du général, avec le besoin vague de tenir conseil.

Nul ne se sentait le courage de se coucher, de rester seul avec sa pensée. Ils décidèrent avec tristesse d’attendre ensemble le jour qui, sans doute, rendrait les loueurs moins récalcitrants.

Ce répit leur permit de réfléchir, et bientôt Tibérade, d’un accent abaissé :

— Si nous souhaitons que l’on nous confie des montures, il nous faut avant toute chose cacher le but réel de notre expédition ! Vous avez vu l’effet du seul nom des Druses sur les négociants.

Uko, Emmie, leurs compagnons accidentels, ainsi se désignaient mistress Robinson et Véronique, reconnurent sans discussion la justesse de la remarque.

Certainement, on dissimulerait, puisque l’évocation des Druses terrorisait les habitants de Beyrouth ; mais cela n’empêcha pas la nuit de sembler interminable.

Enfin, l’aube se montra. La ville était encore plongée dans la teinte rose pâle de l’aurore, quand Tibérade, suivi du général, reprit le chemin de la maison Karref.

Midoulet avait déclaré, ce qui avait valu les remerciements les plus chaleureux à la fausse mistress Robinson, qu’une Anglaise ne pouvant se désintéresser d’une lutte contre les hors la loi, les mauvais garçons qui avaient volé la chère petite chose, mistress Robinson et sa fille de chambre temporaire accompagneraient les voyageurs.

Pour ce faire, elles allaient se mettre en quête de chevaux de leur côté. En divisant les recherches, on avait plus de chances de réussir.

Bref, on se sépara. L’agent riait sous cape, tandis que les infortunés voyageurs qu’il avait trompés exaltaient le courage et la cordialité de l’héroïque lady, désireuse de concourir à la délivrance de Sika.

Emmie, se prétendant très lasse, avait obtenu de rester à l’hôtel.

Donc Tibérade et le Japonais partirent vers le logis du loueur Karref.

La seconde entrevue avec cet industriel fut beaucoup plus agréable que la première. Il est vrai que les « clients » ne se vantèrent pas de leur tapage nocturne, et que le marchand ne reconnut pas ceux qu’il avait si lestement congédiés. À la question posée par le général Uko :

— Vous avez des chevaux à louer ?

Il répondit, avec le sourire du maquignon qui flaire une bonne aubaine :

— Combien en faudrait-il ? Je puis en fournir un escadron, s’il est nécessaire.

— Un escadron, c’est beaucoup. Trois nous suffiraient.

— Parfait ! Permettez-moi seulement de vous faire subir le petit questionnaire usité dans ce pays agité.

— Faites ! Faites !

— Vous concevez, Druses et Maronites sont toujours en lutte. Alors, quand un Druse peut s’emparer d’une valeur, portefeuille ou cheval, il n’hésite pas à en déclarer propriétaire le Maronite. Je ne louerais donc pour l’intérieur du pays que dans des conditions très onéreuses pour vous. Je devrais exiger la valeur marchande de mes bêtes.

— Exigez-la, répliqua le Japonais. Nous comptons simplement excursionner le long de la côte ; mais de cette façon vous serez tranquille. Vous nous rembourserez la différence quand nous vous ramènerons les animaux.

Engagée dans ces termes, la négociation ne devait susciter aucune difficulté.

Karref demanda un prix exorbitant, et celui-ci, accepté sans hésitation, il s’engagea, par Allah, Mahomet et quelques autres, à faire conduire avant dix minutes à l’hôtel Ismaïlia trois chevaux de race sellés, l’un avec selle de dame. Comme on le voit, le Japonais n’avait pas oublié Emmie.

Karref fut exact autant qu’un chronomètre, ce qui, de la part d’un Turc, démontrait à quel point la transaction lui paraissait avantageuse.

Cependant, à leur retour, Tibérade et le Japonais constatèrent avec surprise que la fillette, si fatiguée tout à l’heure, avait jugé bon d’aller se promener.

Que signifiait cela ?