Éditions Jules Tallandier (p. --202).


CHAPITRE XI

Véronique tirée par France et Albion


Mistress Honeymoon avait saisi le bras de Pierre.

— Il faut arriver à Beyrouth avant l’agent des Renseignements de France, lui coula-t-elle à l’oreille avec sa mine la plus délicieuse.

— Alors, rendons-nous à l’agence du service Égypte-Échelles du Levant-Mer Noire, répliqua son interlocuteur sans la moindre velléité de résistance.

Et tous deux s’éloignèrent.

Mais leur colloque avait attiré l’attention de Midoulet, d’autant plus soupçonneux à cette heure que tout étranger lui apparaissait comme le voleur possible du vêtement mikadonal, qui lui donnait tant de souci.

Et son regard scrutateur rivé sur eux, il reconnut aussitôt une ressemblance bien curieuse entre le gentleman, accompagnant la jeune Anglaise, et la camériste Véronique, actuellement disparue.

Bien plus, la gracieuse mistress lui rappela une voyageuse, croisée à diverses reprises au Mirific-Hôtel de Paris.

Un chien de chasse, qui flaire la piste d’un lièvre, s’élance d’instinct à sa poursuite. L’agent fit de même et il se précipita sur les traces des deux promeneurs.

Il allait les rejoindre, quand ceux-ci s’arrêtèrent pour questionner un fellah, lequel se prélassait au soleil.

— Boy, demanda Lydia, où est l’agence des bateaux Port-Saïd-Mer Noire ?

L’autre grommela sans se déranger :

— Tout au bout du quai, à l’amorce de la digue.

Puis, se soulevant sur le coude, à la pensée soudaine que peut-être il pourrait tirer un profit de la curiosité des voyageurs :

— C’est loin, près d’un mille. Si c’est pour retenir des places, vous pourriez économiser vos pas.

— En faisant-quoi ?

— En vous rendant chez l’officier de port… ; là… la maison rose, à jalousies bleues. Il a le téléphone avec les agences.

— Merci.

— Vous lui direz que c’est Hassan qui vous a donné l’indication. Vous comprenez, lady ; pour le pauvre fellah, cela vaut un pourboire.

Lydia lui jeta-une pièce de monnaie.

— Le voici de suite.

Et elle entraîna Pierre vers la maison rose, sans s’occuper des bénédictions de forme coranique que l’Égyptien ne lui marchandait pas.

Midoulet n’avait pas perdu une des paroles échangées ; ses soupçons vagues avaient pris la consistance d’une certitude. Ces gens-là s’occupaient du vêtement du mikado. Des rivaux peut-être ?

À tout prix, il fallait les empêcher de s’embarquer et s’embarquer lui-même. Aussi, négligeant les précautions qui eussent ralenti ses mouvements, il se rua, à toutes jambes, vers l’habitation indiquée par le fellah.

Une exclamation modulée britanniquement accéléra encore sa course.

Lydia l’avait vu, avait deviné le but de Célestin, et n’avait pu retenir un cri de colère.

— Vite, dit-elle à son compagnon. Cet Homme ne doit pas partir, il nous gênerait.

Pierre se mit aussitôt au pas gymnastique, la jeune femme se maintenant à sa hauteur, avec cette aisance que l’habitude des sports assure aux Anglo-Saxonnes.

Seulement, Midoulet courait bien. Malgré leurs efforts, Pierre et Lydia le virent disparaître avec dix mètres d’avance sur eux, dans la maison rose aux jalousies d’azur.

Quand ils y pénétrèrent à leur tour, l’agent français avait entamé la conversation avec un homme maigre, bronzé, tanné, que son casque colonial, orné de galons d’or, désignait comme le capitaine du port, c’est-à—dire le fonctionnaire assurant la police de surveillance du port soumis à son autorité indiscutable et indiscutée.

Célestin ne parut pas remarquer l’entrée de ses adversaires, et cependant un sourire narquois plissa sa physionomie. Il continuait d’ailleurs :

— Alors le premier départ pour Beyrouth ?

— Demain matin, dix heures, par le steamer Parthénon, de la Compagnie hellénique Tricolpis-Echelles.

— Et ensuite ?

— Ensuite, il faudrait attendre quatre jours.

— Bravo ! Cher monsieur, voulez-vous me donner la communication téléphonique avec l’agence Tricolpis-Echelles.

Le fonctionnaire s’empressa au téléphone, fixé au mur derrière, son bureau. L’agent profita de ce répit, pour se retourner vers Lydia et Pierre, qui l’avaient écouté avec une rage impuissante.

— Eh ! mais, persifla-t-il, comme on se retrouve. Voici une charmante lady que j’ai certainement rencontrée à Paris, au Mirific.

— En effet, riposta sèchement la jeune femme, dédaignant de nier, par la conviction que la dénégation serait inutile. Monsieur Célestin Midoulet je pense.

— Du service des Renseignements français, acheva complaisamment l’interpellé, lequel à l’honneur, n’est-ce pas, de saluer une représentante du service britannique. — Il toisa railleusement Pierre. — Une représentante accompagnée d’un gentleman, auquel je demanderai avec intérêt des nouvelles de Véronique.

Sous le coup droit, Pierre se troubla. Une peur irraisonnée poussa les paroles sur ses lèvres.

— Puisque vous savez tout, balbutia-t-il…

Lydia trancha impétueusement la phrase :

— Non, monsieur Midoulet ignore que vous appartenez à la surveillance extérieure britannique.

— Moi ?

— Je vous ai fait agréer, afin que vous n’ayez plus rien à craindre de personne et encore, pour que ma mission remplie, justice vous soit rendue.

Le jeune homme tendit les mains vers la jolie créature en un geste de gratitude éperdue.

Elle lui sourit tendrement :

— Pour vous rassurer, j’ai divulgué totalement notre incognito.

— Oh ! s’écria Midoulet je l’avais percé à jour.

— Je le reconnais. Seulement, percé par vous, divulgué par moi, il n’existe plus. Je reprends hautement ma qualité, et j’en use.

Elle s’adressa à l’officier du port qui, le parleur en main, venait de prononcer :

— Restez à l’appareil, on va vous parler.

Et nettement :

— Service de l’Angleterre, je dois téléphoner sans retard.

Elle salua ironiquement Célestin, puis ajouta :

— Le coupe-file téléphonique, cher monsieur. L’Égypte est administrée par l’Angleterre, j’en profite.

Un instant, Midoulet demeura sans voix. L’aplomb de la jeune femme le déconcertait. Elle lui enlevait toute action sur Pierre Cruisacq, désormais protégé par le Foreign-Office (lequel, entre parenthèses, protège bien ses serviteurs). Elle confisquait le téléphone, et elle se moquait de lui.

Puis une colère violente bouillonna dans son crâne. Un geste la traduisit toute. Il se précipita ers l’appareil, les mains tendues, comme pour arracher le parleur à l’officier de port.

Mais celui-ci empoigna sur le bureau un revolver, inaperçu jusqu’alors, et le braquant sur la poitrine de l’agent.

— un pas en avant et vous êtes mort, honorable gentleman. L’administration égyptienne est anglaise. Je dois donc obéir à toute réquisition émanant des agents en qui le Royaume-Uni de Grande-Bretagne a placé sa confiance.

Quel argument contient plus de persuasion qu’un revolver ?

Aucun. Les six cartouches, blindées ou non, ont une terrible éloquence. Il faudrait être un citoyen particulièrement obtus pour s’entêter dans la discussion avec pareil « joujou ».

Célestin reconnut sans peine que la sagesse consistait à s’incliner devant l’inempêchable. Dans son désarroi, il créa ce néologisme, et sa voix se refusant à prononcer les paroles de soumission, il les remplaça par un geste plus clair que les plus longues phrases.

Il se retira à l’autre extrémité de la salle, et s’assit en tournant le dos à ses interlocuteurs.

— Faites ce qu’il vous plaira. Je ne m’occupe plus de vos agissements.

Mistress Honeymoon le traduisit ainsi. Elle enjoignit à Pierre de veiller à ce que l’agent ne la troublât point, puis, s’emparant du parleur, elle lança dans le téléphone, de son organe le plus suave :

— Allô… Allô… Bien. Ah ! le capitaine du steam Parthénon se trouve dans votre bureau… Priez-le donc de se mettre à l’appareil… Remerciements.

Un silence, et elle, reprit :

— Allô… Oui, une passagère… plusieurs même… Quelle destination ?… Beyrouth. Allô… ; ne coupez pas, mademoiselle… Capitaine, combien vous reste-t-il de cabines disponibles… Vous dites ?… Sept… c’est bien sept. Je les prends… ; le prix m’importe peu… Je les prends… Dans une heure, mes bagages seront à bord. Vous refuserez tout passager désormais… Je pense bien, votre navire a son plein ; mais vous pourriez vous laisser aller à une complaisance… Je compte sur vous. À tout à l’heure.

Midoulet s’était dressé, maugréant :

— Mille diables ! Avez-vous l’intention d’empêcher mon embarquement ?

La jeune femme, se tourna vers lui, et avec une amabilité narquoise :

— Naturellement, monsieur Midoulet. Je déplore 0e vous contrarier, mais vous me concurrencez sans nécessité aucune. Je tiens à assurer à l’Angleterre le succès en cette affaire, et par suite…

Elle saisit le revolver que l’officier de port avait replacé sur la table. À son tour, elle visa Célestin, tout en prononçant de sa jolie petite voix cristalline :

— Monsieur le capitaine du port, veuillez requérir des agents de la police locale et faire conduire ce gentleman dans la prison de ville.

— Moi ! rugit l’agent exaspéré.

— C’est un maniaque qui prétend entraver les desseins britanniques. La solitude, jusqu’à demain soir, dans une cellule étroitement surveillée, suffira sans aucun doute à faire naître en lui les réflexions sages indispensables à sa sûreté.

Avant que son interlocuteur, médusé par cette conclusion inattendue, eût esquissé un mouvement de révolte, l’officier de port, obéissant à une injonction émanant à ses yeux de l’administration anglaise, tira un son strident d’un sifflet d’argent. Quatre policemen locaux bondirent dans la salle à ce signal, saisirent Midoulet, lui passèrent les menottes, et l’entraînèrent au dehors, sur cet ordre :

— À la prison. Ne le relâchez que demain soir. Vous en répondez corps pour corps.

Pierre s’était laissé aller sur un siège, riant de tout cœur, jetant parmi les spasmes de son hilarité des lambeaux de phrases :

— Admirable !… Quelle amazone vous êtes, chère mistress… Une amazone pour qui je me ferais tuer avec joie.

Elle le regarda longuement, ses yeux bleus, tout à l’heure flamboyants, redevenus tendres, et lentement

— Je préfère que vous vous conserviez en existence. Pour l’heure, rentrons à l’hôtel. Vous voudrez bien reprendre le vêtement de Véronique…

— Moi, pourquoi ?

— Pour vous présenter devant vos ex-maîtres japonais, leur dire qu’en les attendant ici, où vous ne les espériez pas avant une douzaine de journées, vous vous êtes engagé pour ce laps au service d’une Anglaise excentrique, que vous devez suivre demain matin à Beyrouth. Vous expliquerez que j’ai loué les sept dernières cabines du Parthénon. Eux, pressés de partir à la recherche de miss Emmie, diront leur déconvenue. Vous offrirez de me décider à céder quelques-unes de mes cabines.

— Je comprends… L’amazone se transforme en diplomate.

Elle menaça le jeune homme de son index effilé.

— Cessez ces appellations ; pour vous, je veux être Seulement mistress Honeymoon.

— Ce n’est point assez.

— Que prétendez-vous exprimer de la sorte ?

— Que guidé, sauvé par vous, chère mistress, le nom par lequel je vous désigne tout bas est celui-ci : Ma bonne fée Lydia.

Lydia murmura avec une timidité enjouée, tandis que des roses fleurissaient ses joues :

— Ami, une Anglaise pratique et raisonnable n’aime point l’illusion, qui est toujours une fausseté… Votre mot m’apparaît donc détestable. À présent, nous avons à mener à bien un devoir de loyalisme à l’égard de mon gouvernement, et par suite à l’égard de toute l’Europe. Nous reprendrons plus tard la discussion de votre illusion. Retournons à l’hôtel. En route, je vous répéterai mes instructions. À bord, je demeurerai dans ma cabine, car mes adversaires ne doivent pas m’apercevoir.

— Comment… prononça le jeune homme.

Elle ne le laissa pas continuer.

— Pour pénétrer les secrets des gens, il est bon de se masquer ; mieux encore, de ne se point montrer.

— Sans doute.

— Donc, vous seul, sous les espèces de Véronique, aurez accès dans la cabine de votre « patronne temporaire », mistress Robinson. De la sorte, je serai tenue au courant de tout incident.

— Mais vous vous ennuierez horriblement.

— Mais votre service vous appellera souvent auprès de moi…, et puis, et puis il s’agit d’une traversée de vingt-deux heures. Ce n’est pas la réclusion au long cours.

Et laissant une bank-note, pour les marins du port, à l’officier qui s’était lié si loyalement à ses volontés, elle passa sa main sous le bras de Pierre et l’entraîna sur le quai.