Éditions Jules Tallandier (p. 171-194).


CHAPITRE X

L’Idée de la petite souris


Un vaste hangar, encombré de ballots, de caisses, de colis de toute nature, de toutes formes, de toutes dimensions, tel est le dock que les compagnies de navigation désignent sous le nom de « tente ».

La tente des Messageries Maritimes, à Port-Saïd, ne fait pas exception à la règle générale.

Ses ouvertures se découpent sur le quai, face à l’endroit où abordent les paquebots de la compagnie, desservant l’Inde et pays extrême-orientaux.

Quelques détails seulement lui sont particuliers, détails d’aménagement bien entendu.

Ainsi, les bureaux des commis aux écritures occupent un des côtés étroits du parallélogramme du hangar.

Pour y pénétrer, il faut d’abord entrer dans la tente ; puis, sur la gauche, on découvre un escalier de bois, raide et étroit, accédant au premier étage où sont lesdits bureaux. Le rez-de-chaussée sert au dépôt des objets en consignation. L’escalier, unique issue des employés, facilite la surveillance des chefs du personnel.

C’était donc au premier, dans une pièce dont la fenêtre ouverte au large donnait sur le quai, que M. Dolgran, chef du service, écrivait d’une belle anglaise, une lettre administrative.

Il leva la tête, interrompant son labeur calligraphique.

On venait de frapper à la porte, située au haut de l’escalier d’accès. Il fronça le sourcil, en homme qui maudit l’importun inconnu, puis avec une vigueur quinteuse.

— Entrez ! fit-il.

Il ajouta d’un ton dolent cette expression de son mécontentement :

— On ne peut pas travailler une minute en paix.

L’huis s’ouvrit. Dans l’encadrement béant parut un petit mousse, tout jeune, tout fluet mais doué d’une figure agréable, prodigieusement futée, par exemple.

Au même moment, un ronflement d’automobile retentit sur le quai pour cesser presque aussitôt. La coïncidence n’attira pas l’attention du fonctionnaire, entièrement captivée par l’aspect du visiteur.

M. Dolgran le toisa, se déclara être en présence d’un personnage de mince importance. Aussi prit-il l’accent impérieux dont les employés, supérieurs ou non, ont le secret :

— Vous désirez, mon garçon ?

Le gamin répliqua sans se troubler.

— Dites-moi, monsieur… À qui dois-je m’adresser ? Il s’agit de valises déposées en consigne.

— À moi-même.

Le mousse se frotta joyeusement les mains.

— En voilà une chance. Les valises en question ont été amenées de Marseille ici ; elles sont arrivées seules, les voyageurs ayant manqué le bateau à l’escale de Brindisi, ceux-ci ont câblé pour qu’elles fussent remises à la tente, à Port-Saïd, afin de les retrouver à l’arrivée.

M. Dolgran cligna les paupières d’un air malin.

— N’étaient-elles pas à bord du Shanghaï, à destination de l’Extrême-Orient ?

— Si, monsieur. On voit bien que vous êtes un grand chef. Vous devinez tout de suite.

Grand chef ! Le bureaucrate se rengorgea et il adoucit son organe pour répondre :

— Rien de ce qui concerne mon service ne m’est étranger. Pour ce qui concerne votre affaire, jeune homme, les valises en question ne sauraient être délivrées à leurs propriétaires, attendu qu’elles sont sous séquestre, par ordre de la police locale.

Le fonctionnaire, jugeant probablement que l’argument était sans réplique, désigna la porte au visiteur, et reprit sa plume avec l’intention évidente de se replonger dans sa rédaction interrompue.

Mais le mousse ne partageait évidemment pas sa manière de voir, car il reprit respectueusement :

— Un seul mot encore, monsieur… Je suis chargé d’une commission, et je pourrais peut-être m’en acquitter tout de même, si c’était un effet de votre bonté.

— Ah bah ! bredouilla M. Dolgran, stupéfié par l’insistance du gamin. Puis, prenant son parti : Enfin… que voulez-vous ? Et d’abord, qui vous envoie ?

— Mes patrons bien sûr, monsieur ! mes patrons : le général Uko, sa fille et leurs amis.

— Cabines 14, 16, 21 et 22, n’est-ce pas ?

— Ce sont les numéros qu’ils m’ont donnés, en effet, en me chargeant…

— Il n’y a donc pas erreur, c’est bien de leurs bagages, visés par la police, qu’il s’agit Eh bien ! je ne dois pas vous les remettre.

— Mais je ne vous demande pas cela, monsieur. Ils savent l’erreur policière et ils attendront l’enquête du consul, en bons citoyens qu’ils sont.

L’interlocuteur du gamin le considéra avec ahurissement. Il traduisit son étonnement par ces mots :

— Alors que demandez-vous ? Le diable me fauche, ai je conçois le sens de votre démarche.

— Mes patrons espèrent que vous me permettrez de m’assurer qu’aucun objet leur appartenant ne manque dans leurs valises.

— Rien ne s’égare ici, mon garçon, sachez-le…, gronda sévèrement le chef de service.

— Ils en sont sûrs, monsieur, s’empressa d’affirmer le mousse. Mais durant la traversée de Brindisi à Port-Saïd… C’est différent vous comprenez ! Les valises ont voyagé toutes seules… Aussi, j’ai une liste détaillée de tout ce qu’elles doivent contenir. Si vous vouliez m’y autoriser, je vérifierais simplement devant vous.

M. Dolgran se gratta le nez, le menton, appliqua la main sur son front, comme pour en faire jaillir l’idée.

Il grommela :

— Pas de précédents analogues… Cette requête constitue une espèce entièrement nouvelle.

Mais progressivement son visage s’éclaira.

Il reprit avec une satisfaction évidente :

— Visite de colis dans l’enceinte de la tente, cela constitue une manutention supplémentaire, voilà tout. Donc rien ne s’oppose…

Et avec une bienveillance soudaine :

— Vous vérifierez ici, en ma présence.

— Oui, monsieur.

— Eh bien ! si ce n’est que cela ! Je ne prétends pas vous empêcher d’obéir à vos maîtres.

— Je vous remercie… Ils sont inquiets, et, dame, j’aurais été mal reçu si je n’avais pas accompli ma mission.

— Je le déplorerais, persifla le fonctionnaire. Donc, combien y a-t-il de colis ?

— Trois valises.

M. Dolgran actionna un timbre. Un facteur se présenta aussitôt.

— Jules ! Apportez les trois valises déposées par le Shanghaï à la consigne.

L’employé s’élança au dehors, et le chef de service se remît à écrire, sans plus s’occuper du jeune visiteur.

Celui-ci s’approcha de la baie largement ouverte sur le quai. Il se pencha comme pour examiner le mouvement de l’extérieur. Or, une automobile stationnait à quelque distance. À l’apparition du gamin, une femme, méconnaissable sous d’énormes lunettes de tourisme, qui tenait le volant, mit le véhicule en marche et stoppa juste sous la fenêtre du bureau.

— Tout va bien ! se confia le mousse… Sika est à son poste.

À ce moment, le facteur reparaissait, chargé des valises réclamées.

— Posez-les devant la fenêtre, s’il vous plaît, susurra le jeune garçon, en qui l’on a dû reconnaître Emmie. J’y verrai plus clair pour en vérifier le contenu,

Il s’agenouillait en même temps devant les colis, tirait des clefs de sa poche et, tandis que M. Dolgran venait par devoir professionnel, se placer derrière lui, il ouvrait la première valise.

— C’est celle de la demoiselle, au moins, s’exclama le pseudo-gamin. Ça sent bon l’odeur là dedans !

Et, consultant gravement sa liste :

— Deux douzaines de mouchoirs de batiste… voilà ! Douze flacons de parfums !… Un… deux… trois… six… neuf… douze ! Le compte y est. Six paires de gants !… Un vaporisateur ! Quelle odeur ! Je ne sais pas pourquoi ma famille ne m’a pas embarqué dans la parfumerie… J’aurais aimé ça… Vous riez, monsieur le chef ; dame, tous les mousses ne sont pas friands de goudron.

Tout en bavardant sous le sourire amusé du chef, il avait retourné le contenu de la première valise.

— Et d’une, fit-il. À une autre !

La seconde ouverte, il s’exclama :

— Celle du jeune patron ! Par ici la liste. Nous disons : caleçons… flanelles… pantalons ! Combien de pantalons ? le chiffre est à demi effacé, je ne puis pas lire. Regardez donc, monsieur le chef ; vous qui avez l’habitude des chiffres…

M. Dolgran prit obligeamment la feuille et s’efforça de discerner le nombre qu’un pâté malencontreux avait voilé en partie.

Le petit, du reste, très aimablement, lui décochait, pour l’encourager, des phrases flatteuses :

— Monsieur, vous qui avez le grand courant des écritures, vous allez lire sûrement Est-ce un 3 ? Car voilà trois pantalons ! Un, deux et trois…

Le chef poussa un véritable rugissement.

En prononçant le dernier monosyllabe, le faux mousse s’était brusquement dressé, et avait projeté par la fenêtre un pantalon gris fer, genre touriste, qu’il tenait précisément en mains.

M. Dolgran parut hésiter un instant. Corrigerait-il le gamin ? Mais le sentiment du devoir lui souffla que le plus pressé était de rattraper le vêtement envolé par la croisée.

Il bondit vers l’ouverture. Il se pencha en dehors.

Trop tard. L’automobile, pilotée par Sika, démarrait en vitesse, emportant la blonde Japonaise, dont les larges lunettes de tourisme masquaient le joli visage.

Mais si le chef de service ne pouvait identifier la mécanicienne improvisée, il eut la joie douloureuse d’apercevoir sur la banquette le vêtement gris fer qui s’éloignait en quatrième vitesse. L’enlèvement était accompli. Ah ! du moins, le mousse paierait pour tout le monde.

— Petit bandit hurla-t-il, exaspéré par la certitude le l’impossibilité de rattraper l’ajustement fugitif… Ah ! tu viens jeter la perturbation dans mon service… Eh bien, mon garçon, la prison t’attend…

Hélas ! ses mains tendues vers le gamin retombèrent flasquement à ses côtés.

Emmie brandissait un revolver dernier modèle ; elle le braquait sur la poitrine du fonctionnaire, et sa voix narquoise prononçait de menaçante façon :

— Un pas, un cri, et vous êtes mort !

Diriger une consigne de bagages ne prédispose pas forcément à affronter les armes à feu. Aussi le chef recula-t-il si précipitamment qu’il vint donner contre un fauteuil, qu’il s’y renversa et y demeura affalé, les yeux clos, ne donnant plus signe de vie.

— Évanoui ! s’écria la fillette. Quel à propos… Je ne plaisante plus cet homme rempli de tact. La syncope simplifie ma tâche.

En riant, elle bondit vers la porte et s’élança dans l’escalier tournant conduisant au hall. Elle se croyait Sauvée ! Surprise terrible, elle n’était pas à moitié de la descente que des cris furieux retentirent partant du bureau qu’elle venait de quitter.

Dans un éclair, la fugitive comprit que M. Dolgran avait simulé l’évanouissement. C’était une ruse de guerre à laquelle elle avait été prise. Mais elle n’avait pas le loisir d’épiloguer sur la duplicité du fonctionnaire… Aux clameurs de celui-ci, des employés accouraient, faisant retentir le pavage des quais sous leurs chaussures ferrées, lançant des appels qui attiraient de toutes parts leurs camarades.

Que faire ?

Emmie avait bien atteint le sol du hangar ; mais toute retraite lui était coupée. Impossible de paraître sur le quai sans être aussitôt désignée par M. Dolgran qui accentuait ses clameurs.

Maintenant, à toutes les portes se montraient des employés : c’était autant d’ennemis. D’instinct, la fillette se glissa parmi les caisses, les ballots amoncelés, obéissant au désir instinctif de se dissimuler aux regards des poursuivants.

Manœuvre vaine qui retardera sa capture de bien peu.

Déjà des équipes de facteurs ont envahi le hall encombré, et méthodiquement se livrent à une perquisition en règle.

Dans quelques minutes au plus, la mignonne Parisienne sera acculée contre la paroi opposée. Elle est engagée dans une impasse dont l’unique issue est gardée par ses adversaires. Il semble certain qu’elle sera prise et pourtant, elle ne s’abandonne pas, elle lutte. Elle rampe, se faufile péniblement au milieu des colis, se heurte aux angles des caisses. Qu’espère-t-elle ? Rien… Elle agit comme la biche poursuivie par la meute ; elle cherche à reculer l’instant de l’hallali.

Mais hélas ! elle se rapproche peu à peu de la paroi fatale qui arrêtera sa fuite. Elle l’atteint, elle a traversé tout le hall, fouettée par les appels de ses ennemis acharnés à la recherche d’un malfaiteur inconnu.

Elle évolue à cette minute entre d’énormes emballages, sur lesquels se détache en noir l’inscription bizarre :

Cirque des Enfants ailés.

Elle va toujours.

À présent, ce sont des emballages plus petits, portant les mentions : Fragile. Instruments de musique. Dans son cerveau bourdonnant passe l’explication.

— C’est la fanfare du cirque.

Et, suprême ironie, une grande boite, non encore fermée, se dresse ainsi qu’une guérite, avec, à l’intérieur, reposant sur son support en X, une grosse caisse, ornée des disques de cuivre des cymbales.

Que se passe-t-il dans la pensée fantasque de la petite cousine de Tibérade ? Personne ne saurait le dire ; elle, moins que personne.

Une inspiration baroque l’a traversée. Le temps d’hésiter, de raisonner, est refusé à la fillette. Aussi, elle n’a pas d’hésitation.

Elle tire un canif de sa poche. Elle ouvre la lame affilée et se glisse auprès de la grosse caisse, derrière laquelle elle disparaît

Que va-t-elle faire ? Se cacher là. Impossible. Sous le cercle de l’instrument bruyant, on aperçoit les jambes du pseudo-mousse.

Mais l’on discerne comme un grincement léger ; on dirait le passage d’un instrument d’acier dans une peau d’âne. Emmie vient tout tranquillement de découper la peau tendue face au fond de l’emballage.

Le côté intact est tourné vers les poursuivants qui vont arriver. Pourront-ils soupçonner que celle qu’ils pourchassent est blottie, recroquevillée sur elle-même, dans la grosse caisse juchée sur son support ?

Cependant, Sika, le pantalon dûment empaqueté dans un journal, avait ramené l’automobile de louage à son garage, puis s’était dirigée vers le canot, où son père, Tibérade, Midoulet et l’équipage, lui étaient apparus, toujours plongés dans le sommeil ; pas plus que son départ, son retour ne leur fut perceptible. Ceci la satisfit apparemment, car elle se retira au fond de la cabine, enroula le pantalon gris-fer autour de ses hanches, sous sa jupe. L’objet en litige caché ainsi à tous les yeux, elle reprit tranquillement la place qu’elle occupait au moment du petit déjeuner. Elle ferma les paupières, feignant de dormir comme ses compagnons de voyage. Ceci lui avait été conseillé par Emmie, avant que cette dernière entrât en conflit avec M. Dolgran.

Absente, l’esprit de la petite Parisienne réglait encore la conduite de son amie.

Celle-ci, donc, feignit de dormir.

Seulement, quiconque se fût penché vers elle, eût vu ses lèvres s’agiter et aurait perçu ces paroles, chuchotées doucement :

— Pour nous séparer, il faut que M. Marcel rende à mon père le vêtement mystérieux. Pour qu’il le rende désormais, il faudra que je le lui remette… Je suis donc assurée qu’il ne le rendra jamais, chère et malicieuse Emmie, à moins que…

Elle coupa là sa phrase et elle entreprenait, à part elle-même, l’éloge de la fillette en mille points, quand Midoulet s’agita, bâilla, puis bredouilla d’une voix indistincte :

— Ah çà ! Où sommes-nous ?

Du coup, la jolie Japonaise crut pouvoir simuler un réveil pénible.

— Toujours en mer, je pense… et cependant le bateau est immobile.

— C’est exact, reconnut l’agent sans méfiance.

Tous deux regardèrent à travers les vitres de la cabine. Tous deux dirent ensemble, mais avec des étonnements différents :

— Un port !

Le mot sembla tirer les autres dormeurs de leur immobilité.

Uko ouvrit les yeux à son tour et entra dans la conversation

— Ah çà ! J’ai dormi ; c’est inconcevable !

— Moi aussi, moi aussi !

— Voilà qui est étrange ! Nous dormions donc tous !

Tibérade, l’air décontenancé, avait formulé cette judicieuse réflexion.

Nul ne la releva, d’ailleurs. Une question primait toutes les autres.

— En quel endroit se réveillaient les voyageurs ?

Pour y trouver une réponse, tous sortirent de la cabine avec une hâte curieuse.

Dehors, une nouvelle surprise les attendait.

Le mécanicien et le mousse, allongés au fond du bateau, dormaient, eux aussi, à poings fermés.

En face de ce tableau, les passagers s’entre-regardèrent, envahis par une vague inquiétude. Cette épidémie somnifère, les frappant tous au même instant, était bien pour les surprendre. Mais, quant à l’expliquer, c’était une autre affaire.

— Je me souviens, dit tout à coup le général. Nous prenions le thé.

— Parfaitement, le thé… appuya Midoulet.

— Le thé, oui, le thé, répétèrent Marcel et Sika.

Cette dernière, il faut l’avouer, s’amusait énormément de l’aventure.

On eût pensé que la « petite souris » lui avait infusé un peu de son âme de gavroche.

On prenait le thé… d’accord ! Mais ensuite, pourquoi ce sommeil général ?

— Où est donc Emmie ?

La question, formulée par Marcel, aiguilla ses compagnons sur une nouvelle recherche.

Sika avait tressailli. Une angoisse la prit brusquement. Une question troublante se dressa devant elle. Pourquoi sa jeune amie n’avait-elle pas encore rallié le bord ? Lui serait-il arrivé quelque malheur ? Étant donnée sa présence dans le bureau des Messageries, l’éventualité était à redouter. Tout à l’heure, Sika s’amusait de l’inquiétude de ses compagnons ; à son tour maintenant, elle subissait l’inquiétude d’autant plus pénible qu’elle ne la pouvait confier à personne.

— Bah ! déclara le général, Mlle  Emmie se promène sans doute sur le port… Elle ne dormait certainement pas ; elle est toujours si éveillée, et notre société a dû lui paraître peu récréative.

— C’est égal, grommela Tibérade, je vais me mettre à sa recherche.

— Je vous accompagne et je parie, riposta Uko, que nous la trouverons à la tente des Messageries, là où nos valises ont été déposées par le Shanghaï !

La supposition apparut à tous comme une lueur.

Mais certainement, Emmie, s’ennuyant à bord, avait dû partir en avant. Certaine qu’aussitôt éveillés ses compagnons accourraient à la consigne, elle flânait de ce côté, en les attendant

Poussés par cette conviction, les passagers du canot n° 2 passèrent sur le quai, sans s’arrêter à l’effarement d’Orregui et du mousse, qui, libérés à leur tour de l’étreinte du soporifique, constataient, avec de grands gestes, que la fée Morgane avait, bien sûr, pris la barre pour amener le canot au port puisque eux-mêmes, endormis par les philtres de la mer, étaient devenus incapables de le diriger.

Dix minutes de marche conduisirent les voyageurs à l’entrée de la tente des Messageries Maritimes.

Mais ils eurent beau promener leurs regards dans toutes les directions. Emmie demeura invisible.

Du coup, l’anxiété de Sika s’aiguisa. La jeune fille en souffrit d’autant plus qu’elle ne pouvait la révéler à ses compagnons. L’absence de la petite Parisienne ne pouvait provenir que d’une mésaventure. De quel genre ? Et la blonde Japonaise frissonnait, à la pensée confuse que sa compagne avait joué sa liberté, et que peut-être, ayant perdu la partie, elle gémissait à présent dans une prison.

Il fallait s’informer, tenter les démarches nécessaires, travailler au salut de celle qui, si courageusement, avait cherché à lui être agréable. Une idée se précisa dans son esprit.

— S’il s’est produit un incident quelconque, le chef de service, à la fenêtre de qui j’ai vu Emmie, doit le savoir.

Et, affectant un ton dégagé :

— Puisque nous sommes ici, pourquoi ne pas nous occuper de nos valises ? Ce serait une besogne faite…

La motion, acceptée d’enthousiasme par le général et par Midoulet, bien que les motifs de leur acquiescement furent totalement opposés, chacun se mit en marche sans tergiverser davantage. Il convient de remarquer que ni les uns ni les autres n’avaient compris la raison réelle des paroles de Sika.

Tibérade suivait le mouvement. Certes, la question qui divisait le général et l’agent lui était indifférente à cette heure.

Toute sa pensée se trouvait accaparée par le désir de rejoindre sa petite cousine disparue.

Ayant agi en père avec elle, il se sentait une âme paternelle pour la mignonne.

Tous quatre gravirent l’escalier accédant à l’administration, pénétrèrent dans le bureau de M. Dolgran qui, la face congestionnée, les cheveux ébouriffés, se promenait à grands pas dans la pièce.

— Qui encore ? rugit le fonctionnaire d’un ton vraiment peu parlementaire.

Sans un mot, Midoulet lui tendit sa carte.

À peine le chef de service y eût-il jeté les yeux, qu’il leva les bras en l’air dans un geste d’éloquent désespoir.

— Ah ! s’écria-t-il en même temps, vous venez pour…

— Pour les valises amenées de Brindisi par le Shanghaï.

— Vous ignorez donc l’incompréhensible incident qui s’est produit ?

— Quoi ? Qu’est-il advenu ?… s’écrièrent tous les voyageurs d’une seule voix.

L’Interpellé eut une aspiration profonde. Ses lèvres s’agitèrent sans proférer aucun son. Mais sa mimique embarrassée lança Uko sur la voie du désastre. Aussi d’un ton tragique et menaçant, il rugit :

— Vous n’avez plus nos valises ?

— Si ! Mais une aventure invraisemblable, dont je suis encore tout bouleversé !…

— Quelle aventure ? Expliquez-vous, au moins.

— Je ne demande pas mieux. Nous avons été volés ou plutôt vous l’avez été, ici, sous mes yeux.

— Volés ?

— Il y a une heure à peine, un mousse se présente, sous couleur de vérifier le contenu de vos valises…

— Mais nous n’avons envoyé personne !

— Je l’ai compris trop tard ; seulement pouvais-je supposer que ce galopin…

— Vous lui avez confié des valises consignées ? interrompit sévèrement Midoulet.

— Non pas confiées, monsieur. Cela je ne l’aurais fait à aucun prix. On connaît son devoir. Le drôle s’est borné à me demander licence de vérifier le contenu de vos bagages.

— Et vous l’y avez autorisé ?

— Rien dans nos règlements ne s’y opposait. Le fourbe, du reste, aurait inspiré confiance à tout autre. Il avait en mains une liste des objets vous appartenant…

— Mais vous nous contez là des choses fantastiques !

M. Dolgran secoua la tête d’un air lugubre :

— Plus encore que vous ne le croyez. Le drôle, je l’appelle le drôle, faute d’un autre nom à lui attribuer. Le drôle avait les clefs…

— Les clefs ? se récrièrent en chœur Uko et Tibérade, fouillant instinctivement dans leurs poches.

Et tous deux, avec un soupir de satisfaction, se tournèrent de nouveau vers le chef de service, affirmant d’un air triomphant :

— J’ai les miennes.

— Les miennes, les voici.

M. Dolgran empoigna sa tête à deux mains.

— Vous les possédez, je n’y contredis pas. Eh bien, le gamin les possédait, aussi… à tel point qu’il a ouvert les valises ; il les a laissées ouvertes même, après avoir jeté un vêtement par la fenêtre à un complice en automobile.

Commencée ainsi, l’explication s’embrouilla. Cinq minutes après, le général, Marcel, Midoulet, n’avaient pas encore compris que le pantalon gris de fer avait été enlevé, mais ils étaient arrivés à l’exaspération.

Ils hurlaient de colère. M. Dolgran, assourdi par leurs clameurs, finit par murmurer :

— Veuillez me suivre, je vous montrerai les bagages.

Au bas de l’escalier, le groupe enfiévré par le mystère dont il se sentait enveloppé, dut se ranger pour laisser passer, une équipe de facteurs qui, sous la conduite d’un personnage à l’allure théâtrale, transportaient sur le plan incliné d’embarquement d’un steamer amarré à quai, des caisses sur lesquelles s’étalait en grosses capitales noires l’indication :

CIRQUEW DESW ENFANTSW AILÉS
Sur Beyrouth.

Mais porteurs et emballages s’éloignèrent, et M. Dolgran reprit sa marche, suivi par les voyageurs.

Sika comprenait, elle. Le mousse, elle le savait, s’appelait Emmie. Elle aurait voulu interroger, apprendre si la courageuse fillette était libre, et elle ne l’osait pas, de peur de révéler sa complicité.

Ainsi l’on parvint à la consigne, où les valises furent présentées à leurs légitimes possesseurs.

— Dans quelle valise manque le vêtement ? questionna aussitôt Midoulet

— Dans celle-ci, répliqua le chef, désignant de l’index le sac de voyage de Tibérade.

Le geste fit sursauter le cousin de la jeune Emmie.

— Dans la mienne ! Et qu’a pu prendre le voleur ?

— Oh ! peu de chose. J’étais présent et je gênais le coquin.

— Mais encore ?

— Un simple pantalon qu’il lança par la croisée à une dame… Je dis une dame à cause du costume, car je n’ai pas vu son visage…

M. Dolgran ne continua pas.

— Un pantalon ! Les quatre syllabes furent criées par les assistants avec une force telle que le fonctionnaire fit un saut en arrière, épouvanté par cette explosion de rage.

Mais Midoulet, Uko, Tibérade firent un saut en avant, l’entourèrent et la voix rauque, les gestes frénétiques :

— Pantalon de tourisme ?

— Oui.

— Gris fer ?

— Oui.

— Au diable !

Sika mêlait sa voix à celle de ses compagnons, encore qu’elle portât sur elle l’objet soi-disant volé par le faux mousse.

Elle voulut démontrer son intérêt de façon plus directe. Aussi, se rapprochant de M. Dolgran, tremblant de tous ses membres, au milieu des voyageurs qu’il qualifiait in petto d’énergumènes :

— vous avez certainement repris l’objet au cambrioleur ? fit la blonde et gracieuse Japonaise.

— Repris ?

— Le vêtement dérobé…

— Oh ! il est parti en automobile, à toute vitesse, sous la garde du complice dont je vous parlais à l’instant.

Le cœur de Sika battait violemment tandis qu’elle ajoutait :

— Nous ferons parler le voleur, vous l’avez arrêté sûrement, puisqu’il était dans votre bureau…

C’était la question que, depuis le début de l’entrevue, elle brûlait de poser ; la question qui lui apprendrait le sort de sa vaillante petite amie.

Elle fut pénétrée de joie en voyant le chef de bureau secouer désespérément la tête.

— Le voleur, le mousse, balbutia le pauvre fonctionnaire. Ah bien !… celui-là, c’est une fumée, un diable !

— Voulez-vous dire qu’il s’est échappé également ?

Aucune des personnes présentes ne pouvait soupçonner ce qu’il y avait de plaisir dans l’interrogation de la jeune fille.

Et M. Dolgran répondit d’un ton navré :

— Échappé, oui, mademoiselle. C’est bien ce que je prétends exprimer.

— Échappé ! C’est trop fort ! Comment ? Par où ?

— Je n’en sais rien. Le hall était cerné, complètement cerné, et cependant, le gaillard a disparu, pfuit ! La muscade de l’escamoteur. Enfin, par bonheur, le mal n’est pas grand ; un pantalon de plus ou de moins…

— De plus ou de moins, clamèrent Uko et Midoulet, affolés derechef par l’inconscience toute naturelle, cependant, du fonctionnaire ; vous êtes un imbécile !

— Messieurs, messieurs, bégaya d’une voix terrifiée Dolgran qu’ils secouaient furieusement, l’administration remboursera…

— Elle remboursera !

Ce mot malheureux redoubla la fureur des assistants, à la profonde stupéfaction du chef de service.

Uko piétinait, proférant d’une voix qui n’avait plus rien d’humain :

— Stupide ! Inepte ! Il croit que l’on peut rembourser. Je le tuerais, si je ne me tenais ; partons, partons ! Venez, monsieur Tibérade ; viens, Sika.

En monome, derrière le général, laissant le fonctionnaire abasourdi, tous reprirent le chemin du quai où leur canot était amarré.

— Et Emmie ? murmura Marcel, que la disparition de sa petite cousine tourmentait incomparablement plus que celle du pantalon gris fer.

— Je pense qu’elle nous attend à bord, répliqua Sika qui marchait auprès de lui.

Elle se sentait rassurée maintenant ; ne venait-elle pas d’acquérir la certitude que son amie conservait la liberté, et charitablement elle essayait d’apaiser l’émoi de son compagnon.

L’apaisement ne dura pas. Des transes nouvelles attendaient les voyageurs à l’amarrage du canot automobile.

En effet, au moment où elle allait sauter sur le pont avec la conviction de surprendre Emmie dans la cabine, un homme, portant la casquette des facteurs des Messageries Maritimes, l’aborda avec un salut obséquieux :

— Mademoiselle, je vois que vous allez monter dans ce canot ; seriez-vous mademoiselle Sika, passagère du dit ?

— Parfaitement, fit-elle, surprise quelque peu de la question.

— Alors cette lettre, ramassée près de l’embarcadère des paquebots, vous appartient. La suscription est à votre nom et au numéro de votre canot automobile.

Sika prit la missive d’une main tremblante.

Machinalement, elle remit une pièce blanche au porteur, qui s’éloigna avec un salut, dont le respect disait la satisfaction du pourboire reçu, et comme les compagnons de la jeune fille l’entouraient, questionnant :

— Qu’est-ce que signifie encore cette correspondance ?

Elle lut à haute voix, son organe faussé par une émotion soudaine :

------« À Mlle  Sika, à bord du canot automobile n° 2, amarré dans le port.
----« De ma cachette, que la prudence me défend de désigner autrement, je vous envoie ce billet. Je ne cours aucun danger ; mais c’est à Beyrouth seulement que je pourrai vous revoir. Je vous y attends, car vous seuls saurez me délivrez. Affections de votre

« Emmie. »

C’était écrit au crayon, d’une écriture incertaine, comme si la fillette avait tracé ces lignes dans un lieu privé de lumière.

Interloqués, ahuris par cette nouvelle péripétie, aucun des voyageurs ne prit garde à un couple, qui s’était arrêté à quelques pas, et semblait s’intéresser vivement à la scène.

Et cependant les deux personnages qui le composaient eussent dû attirer les regards des intéressés.

Car ils n’étaient autres que la séduisante mistress Honeymoon et son associé, Pierre Cruisacq.

L’ex-Véronique avait repris ses vêtements masculins, ce qui explique la désinvolture avec laquelle il ou elle s’offrait aux yeux de ses anciens maîtres.

Comment se trouvaient-ils là ? Par quel concours de circonstances rejoignaient-ils si à propos ceux qu’ils poursuivaient à leur insu ?

Ceci était la conséquence logique du pacte conclu entre eux, à bord du Shanghaï, lorsque l’absence du groupe Uko leur fut démontrée.

La pseudo-Véronique, on s’en souvient, avait obtenu sans peine du commandant de descendre à Port-Saïd, avec les bagages du Japonais et de leurs amis.

Ce point acquis, mistress Honeymoon, Lydia de son prénom, déclara à Pierre, qu’une fois à terre, il redeviendrait le gentleman qu’il était avant son travestissement ; que tous deux descendraient dans l’hôtel le plus proche du débarcadère ; que la gracieuse Anglaise perquisitionnerait soigneusement dans les colis des voyageurs ; enfin que, ayant pris connaissance de ce que son gouvernement désirait savoir, on attendrait l’arrivée du général et de ses amis, pour leur remettre leurs baggage très honnêtement.

Après quoi, Pierre suivrait la gentille espionne en Angleterre, où elle le présenterait au Foreign-Office, lequel est une administration puissante, qui déciderait la justice française à ne pas inquiéter le citoyen Cruisacq, injustement accusé de complicité avec des faux monnayeurs assassins.

Il serait libre ensuite d’orienter sa vie à sa guise.

Cette conclusion lui avait arraché une exclamation dessolée :

— Libre ! Qu’en ferai-je de ma liberté ?

— Ce qu’il vous plaira, avait répliqué Lydia avec son plus doux sourire.

Ils saluèrent la terre avec ravissement en arrivant à Port-Saïd, jugeant qu’ils touchaient aux termes de leurs pérégrinations. Le destin moqueur étendait sur eux ses ailes décevantes, ils se montraient le léger cutter, qui amenait à bord le pilote chargé de guider le steamboat à travers le canal de Suez.

Ils allaient s’apercevoir que le petit navire portait en outre la fatalité.

Le pilote monta à bord, mais deux inconnus l’accompagnaient

L’un, tout de blanc vêtu, coiffé d’une calotte anglaise, sur laquelle des broderies d’or figuraient une guirlande de feuillages ; l’autre, raide, compassé, ayant l’apparence d’un employé supérieur d’administration.

Ces nouveaux venus se présentèrent au capitaine du Shanghaï, lequel, après quelques paroles échangées, les conduisit à sa cabine où tous trois s’enfermèrent.

Déjà, mistress Honeymoon avait perdu sa tranquillité.

— Vous avez vu l’homme en blanc, monsieur Pierre ? fit-elle d’une voix prudente. — Sans doute. Pourquoi la question ?

— Parce que, à sa coiffure, j’ai cru reconnaître un fonctionnaire de la police anglo-égyptienne.

L’annonce fit courir un frisson sur l’échine du jeune homme.

— Et vous pensez ? bégaya-t-il.

— Je ne pense rien, mais je suis inquiétée par la venue de ce personnage.

Les causeurs n’allaient pas tarder à se rendre compte de la justesse de l’impression de la jolie espionne. Un matelot s’approcha d’eux et s’adressant à la pseudo-femme de chambre.

— Mademoiselle Véronique, n’est-ce pas ?

— Oui. Que désirez-vous ?

— Que vous me suiviez chez le commandant, qui vous demande.

Pierre devint blême. Il jeta un regard éperdu sur l’Anglaise, sur la côte encore lointaine. Nul moyen de fuir une arrestation qu’il jugeait imminente.

— Je vous sauverai, chuchota mistress Honeymoon, très émue elle-même ; pour l’instant, il faut obéir à l’appel du capitaine.

D’un mouvement instinctif, leurs mains se joignirent. Puis avec un grand geste de résignation, Pierre-Véronique suivit le marin.

Il s’efforçait d’assurer sa contenance. Après tout, il se savait innocent du crime dont ses amis de Paris, choisis à la légère, il le reconnaissait, l’avaient chargé. Cette conviction, lui rendait une part de son courage. Mais ce qui le navrait, c’était la prison probable et la séparation forcée de la gentille veuve, dont la présence, il se l’avouait, lui était devenue indispensable.

Telles lui apparaissaient ses dispositions sentimentales, lorsqu’il pénétra dans la cabine du capitaine.

L’officier était assis sur son cadre, avec, auprès de lui, les deux inconnus arrivés par le cutter du pilote.

— Mademoiselle, commença le commandant.

Pierre ne put réprimer un mouvement de surprise. On continuait à le prendre pour une camériste. Son déguisement demeurait donc impénétré. Mais alors que lui voulait-on ?

Il tendit son attention aux paroles qui allaient être prononcées.

— Mademoiselle, poursuivait le capitaine du Shanghaï, vous m’avez prié de vous déposer à Port-Saïd avec les bagages de vos maîtres et de leurs amis.

— En effet, commandant ; même vous avez reconnu l’opportunité de la mesure.

— Je la reconnais toujours, seulement…

— Seulement ?

— Les valises seront bien débarquées à Port-Saïd, mais non confiées à votre garde.

Du moment qu’il n’était pas soupçonné. Pierre retrouva son aplomb.

— Se défierait-on de moi ? s’écria-t-il. Je suis une simple servante, c’est vrai. Cependant personne ne saurait attaquer ma probité…

— On ne l’attaque pas, mademoiselle.

— Alors, je ne comprends pas.

— Je vous renseigne. Pour des motifs que l’ignore, monsieur le chef de la police de Port-Saïd — l’officier toucha de l’index l’épaule du personnage aux vêtements blancs — doit prendre livraison des colis en question et les déposer en consigne à la tente de la compagnie des Messageries Maritimes.

Il montra le second visiteur :

— M. Dolgran, chef du service, l’a accompagné à cet effet.

Puis se levant, afin d’indiquer que l’entretien était terminé :

— J’ai cru devoir vous informer, mademoiselle, et vous marquer ainsi la considération que votre conduite à bord vous a méritée.

Il n’y avait pas à insister. La fausse Véronique se retira, le cœur beaucoup plus léger qu’à son entrée.

Mais son récit ne fut pas accueilli aussi favorablement par mistress Honeymoon.

La petite Anglaise serra les poings, lançant d’un accent rageur des phrases entrecoupées :

— C’est un coup du Midoulet ! Il a câblé certainement. Notre perquisition est manquée, et tout au moins retardée ; et aussi notre départ pour l’Angleterre.

Il y eut une pointe de tristesse dans sa voix claire quand elle ajouta :

— Moi qui espérais la fin de cette existence errante !

Elle sembla se raffermir pour continuer :

— Enfin, ce sera dans quelque temps. Nous allons changer nos batteries. Monsieur Pierre, vous ne m’abandonnerez pas.

Et le sourire lui revint complètement sur la réponse que fit avec chaleur le jeune homme :

— Je n’en ai pas le moindre désir.

Bref, le paquebot ayant stoppé, Pierre et Lydia descendirent à terre, retinrent deux chambres dans Isthmus-Hôtel, deux chambres dont les larges croisées s’ouvraient sur l’embarcadère.

Après quoi, mistress Honeymoon se rendit chez l’officier de port ; de là, à la tente des Messageries Maritimes, distribua quelques pièces de monnaie à divers agents et rentra à l’hôtel dans les plus heureuses dispositions.

— Dès que les propriétaires des valises auront mis le pied sur le sol égyptien, dit-elle à Pierre, nous en serons avisés et nous prendrons les mesures nécessaires pour réparer notre échec momentané. D’ici là, nous n’avons qu’à nous promener. Un mot cependant. Tenez-vous beaucoup à votre emploi de femme de chambre ?

— Vous ne le croyez pas, répliqua son interlocuteur en riant.

— Bien. Alors, reprenez les vêtements de votre sexe.

— Je n’en possède pas.

— À deux pas existe un magasin de confections. J’y vais et vous fais envoyer le nécessaire.

Gravement, elle prit les mesures indispensables, les nota sur une feuille de son carnet et s’occupa des emplettes annoncées.

Deux heures plus tard, dans un complet beige, un chapeau mou sur le crâne, les pieds chaussés de brodequins fauves, Pierre avait reconquis son apparence habituelle d’entité masculine.

Et mistress Honeymoon lui déclarait qu’il était un garçon very nice, et que sans peine il ferait oublier la camériste dont il avait tenu l’emploi.

Le programme tracé par la gentille Lydia fut suivi à la lettre. Promenades en voitures, chevauchées à dos de mules syriennes, élégantes et fines autant que les plus beaux chevaux arabes, se succédèrent.

Le jeune homme avait bien essayé de protester ; ses ressources limitées ne lui permettant pas de contribuer à de telles dépenses. Mais Lydia lui avait répondu d’un ton péremptoire :

— C’est le Foreign-Office qui solde ces frais de voyage. Je vous ai enrôlé au service de l’Angleterre ; il ferait beau voir qu’un agent britannique lésinât.

Et Pierre s’abandonnait à la joie de vivre dans l’ombre de la petite personne fantasque et gracieuse, qui s’était intitulée elle-même : espionne du Royaume-Uni de Grande-Bretagne.

Un facteur des Messageries Maritimes les avait prévenus de la visite d’un mousse à M. Dolgran, de la disparition du gamin et d’un pantalon extrait de l’une des valises placées sous séquestre.

Tous deux s’étaient aussitôt rendus à la tente. Ils avaient suivi Midoulet et ses compagnons, acquérant la certitude que ni l’agent français, ni le général n’avaient trempé dans l’enlèvement du vêtement.

Il leur fut impossible de deviner la part de Sika dans l’aventure. La lecture de la missive mystérieuse d’Emmie, dont, on s’en souvient, ils ne perdirent pas un mot les aiguilla sur une fausse piste.

— C’est cette petite qui a dérobé le vêtement, murmura Lydia.

— Je le pense comme vous, appuya Pierre.

— Alors, nous filons sur Beyrouth.

— Où vous le voudrez, pourvu que je ne vous quitte pas.

Elle le menaça du doigt :

— Vous me semblez oublier le service de l’Angleterre, monsieur Pierre.

Il baissa la tête et doucement :

— Que voulez-vous ? Ce qui me fait comprendre les ordres anglais, c’est qu’ils sont prononcés par votre bouche. Vous avez une prononciation exquise.

On croirait qu’à certaines heures un sentiment flotte dans l’air, que chacun aspire sans s’en douter.

L’anxiété des séparations flottait certainement ce jour-là, car Sika, seule une minute auprès de Marcel, disait :

— Du courage, je vous en prie. Le billet de votre petite cousine indique qu’elle ne court aucun danger.

— Alors pourquoi ce départ pour Beyrouth ?

— Ceci, je n’en sais rien ; mais je crois que les bonnes fées des amitiés n’ont pas voulu que nous nous séparions à Port-Saïd.

Et Marcel la regardant, n’osant comprendre le sens affectueux de ces paroles, elle reprit doucement, voilant ses yeux de ses paupières nacrées :

— Et je leur en suis reconnaissante.

Puis elle sauta dans le canot n° 2 et s’enferma dans la cabine.