Éditions Jules Tallandier (p. --86).


CHAPITRE IV

Emmie contre Midoulet


Le rapide Côte-d’Azur file dans la nuit noire, ainsi qu’un bolide parcourant un tunnel d’ombre. Un bolide emportant un peuple privé de sentiment.

Il est une heure du matin.

Tous les voyageurs dorment, les lampes électriques sont encapuchonnées. Les agents du train profitent du calme absolu du milieu de la nuit pour se reposer un peu. Leur sommeil durera trois heures, quatre peut-être, et de nouveau, ils devront circuler d’un bout à l’autre du train, afin d’être partout à la fois à la disposition de la clientèle exigeante.

Les compartiments sont clos, les couloirs déserts. Et dans le halètement de la machine, le tintinnabulement des chaînes d’attelage, le tac tac rythmé des roues sur les rails, personne ne veille, en dehors du mécanicien et du chauffeur, debout devant le foyer de la machine, pilotes de ce convoi dont ils ont assumé, la charge.

Personne ne veille ; cela n’est pas exact. Dans le wagon de première classe, sans couchettes, précédant celui où dormaient profondément les Japonais, un homme sortit d’un compartiment.

— Heureusement, je suis seul, maugréa-t-il. Des compagnons auraient gêné mes mouvements.

Sous la clarté vague des ampoules du couloir, vêtues de leurs « veilleuses » de bure, les traits caractérisés de Célestin Midoulet se précisèrent.

Il s’étira, en homme engourdi par une longue immobilité, puis à mi-voix :

— Passons-nous des renseignements de cette satanée Véronique. Pauvre fille, ça ne connaît pas les premiers principes d’une filature.

Et, avec un haussement d’épaules, une dédaigneuse indulgence :

— Après tout, on ne saurait exiger qu’elle possède toutes les vertus. Elle est gentille, douce, disciplinée… Voilà déjà trois vertus que je qualifierais presque de théologales.

Il eut un sourire :

— Eh ! Eh ! Je m’occupe beaucoup des charmes périssables de cette jeune fille. Midoulet, mon ami, n’oublions pas que c’est l’agent du service des renseignements qui doit opérer.

Son attitude se modifia brusquement ; d’un pas nonchalant, il se dirigea vers le « soufflet », faisant communiquer sa voiture avec le wagon-lit suivant.

Un instant après, il était debout devant la porte que Véronique lui avait désignée comme celle du général Uko.

Il s’adossa à la cloison, semblant se perdre dans la contemplation de la nuit, à travers laquelle le train perçait sa route. De temps à autre, le bruit du convoi en marche s’amplifiait soudain, grossi par la répercussion des bâtiments d’une gare que l’on franchissait en éclair.

Des lumières brillaient au passage, et puis, de nouveau c’étaient les ténèbres.

Certes, le paysage ne justifiait pas l’intérêt que l’agent paraissait lui prêter ; mais un observateur attentif, s’il s’en était trouvé à proximité, eût bientôt discerné l’occupation réelle de Midoulet.

Ses mains, croisées derrière son dos, s’agitaient imperceptiblement, communiquant un mouvement rythmé à ses bras, et un grincement léger trahissait la percée d’une spire d’acier s’enfonçant dans le bois.

À l’aide d’une vrille, l’agent trouait la cloison.

Cela demanda cinq minutes ; il retira sa vrille, la coula dans sa poche, et en tira un tube, analogue à ceux qui contiennent la pommade hongroise, ou la crème de rosée pour le blanchiment des teints en détresse.

Seulement, le tube se terminait par un petit tuyau effilé que Midoulet introduisit à tâtons dans le trou minuscule qu’il venait de forer.

— Cinq minutes encore, monologua-t-il, et le chloroforme vaporisé m’assurera toute tranquillité pour la perquisition.

Comme on le voit, sans s’en douter, l’agent français avait la même idée que la charmante Anglaise, mistress Honeymoon.

Par exemple, celle-ci occupant le compartiment limitrophe aurait des facilités plus grandes s’il lui convenait également de chloroformer les Japonais.

Quoi qu’il en soit Midoulet laissa passer le temps qu’il avait fixé, nuis avec des précautions inusitées, il ouvrit, se faufila dans le compartiment et referma derrière lui.

Maintenant, on pouvait parcourir le couloir. Rien ne décèlerait l’expédition en cours.

Et cependant Célestin ne pouvait réprimer une sourde exclamation.

— La vitre est ouverte.

En effet, la vitre abaissée laissait pénétrer à l’intérieur du compartiment l’air frais de la nuit. Un instant, l’agent demeura interloqué par cette constatation.

— Cependant l’odeur caractéristique du chloroforme se distingue nettement. Bon, les vapeurs auront suffi à transformer le sommeil naturel du général en anesthésie. Allons-y. Et s’il bouge, j’ai mon revolver.

Remis d’aplomb par cette pensée, il débarrassa la lampe de son voile. Uko, allongé sur le lit-couchette, ne fit pas un mouvement. Il s’était dévêtu et ronflait religieusement sous sa couverture.

— J’enlève tous ses pantalons, se confia l’agent avec un sourire. Je choisirai le bon dans mon compartiment, où je serai plus tranquille.

Dans le wagon-lit venant immédiatement après celui où l’agent se livrait à cette perquisition domiciliaire, Tibérade et Emmie occupaient deux compartiments disposés comme ceux des Japonais.

Ils avaient soupé au wagon-restaurant. Ensuite ; ils avaient quelque peu causé de leur nouvelle et bizarre situation, du général, de Sika, qu’ils avaient entrevus au départ à la gare de Lyon, bien qu’ils eussent feint de ne pas les connaître.

Ce sujet épuisé, tous deux, avaient ressenti la fatigue d’une journée si fertile en péripéties, et avaient réintégré leurs compartiments respectifs, avec un plaisir mêle de fierté ; car, pour la première fois de leur vie, ils voyageaient dans une de ces voitures luxueuses, que la Compagnie des Wagons-Lits met à la disposition des riches clients des trains de luxe.

Deux cabines, séparées par une cloison, percée d’une porte de communication, leur étaient affectées. Ces compartiments, que l’on peut à volonté réunir ou rendre indépendants, avaient chacun sortie sur le couloir.

Les cousins se donnèrent le bonsoir, fermèrent la communication et s’étendirent sur les couchettes qui permettent de dormir dans le train rapide aussi commodément que dans son logis.

On avait quitté Paris à neuf heures vingt. Vers une heure et demie, Emmie se réveilla.

Était-ce le mouvement du wagon, ou l’énervement consécutif de la journée ? la fillette ne trancha pas la question.

Elle se déclara simplement qu’elle ne se sentait aucune velléité de reprendre son somme.

Oui, mais que faire ?

À ce moment de la nuit, elle ne pouvait songer à imposer à son cousin l’ennui de la conversation.

Il dormait, lui. Elle écouta à la porte. Aucun bruit. Il fallait le laisser se reposer. « Ma foi, se dit-elle, un tour dans les environs me calmera les nerfs, et je serais heureuse de me recoucher. »

Sur ce, elle ouvrit doucement la porte du couloir et se glissa dehors. Tout était silencieux. Les lampes, voilées par les vélums de nuit ne répandaient qu’une clarté incertaine. Le train, filant à grande allure à travers la campagne, projetait la promeneuse d’une paroi à l’autre. Elle s’obstina, poussée en avant par une pensée obscure, gagna le fond du couloir, franchit le soufflet et passa dans le wagon suivant. Le même silence y régnait. Ici, comme dans le véhicule que venait de quitter la fillette, tous les voyageurs dormaient.

— Le général et Sika doivent être installés là ! se confia Emmie en s’arrêtant… Oui, quatrième et cinquième portes ; celle-ci au papa, celle-là à la fille.

Brusquement, elle interrompit son monologue ; la porte placée la cinquième tournait lentement sur ses gonds.

— Quelle chance ! reprit-elle. Le général veille comme moi ! On pourra faire un brin de causette.

Déjà elle se portait en avant, mais son mouvement ne continua pas. Une haute silhouette se dressa dans l’encadrement de la porte désignée, et celle-ci se referma sans bruit sur un personnage qui ne rappelait en rien le général Uko.

Dans la pénombre, la fillette distingua vaguement des traits anguleux, une face glabre, des yeux ardents. Il lui sembla que l’énigmatique voyageur portait sur le bras un paquet d’étoffes ; on eût dit des vêtements. La vision, d’ailleurs, ne dura qu’une seconde.

L’inconnu s’était arrêté net, surpris d’apercevoir une personne devant lui, puis d’un pas rapide, courant presque, il s’élança vers l’avant de la voiture et disparut. Sans doute, il avait gagné le wagon voisin.

— Curieux ! balbutia Emmie songeuse. J’aurais parié que là était le compartiment au général… Je me suis trompée, à moins que ce digne Japonais ait organisé une réception, une petite fête de nuit.

La réflexion lui rendit le sourire, et n’attachant aucune importance à l’incident, ses nerfs calmés lui rendant la perception de la fatigue, elle revint a son wagon, réintégra sa couchette, et cette fois tomba dans un profond sommeil.

Combien de temps dormit-elle ? Il lui eût été impossible de le dire quand elle reprit conscience des choses. Elle se frotta énergiquement les yeux, regarda autour d’elle, étonnée de se trouver en cet endroit, si différent de sa modeste chambrette de la rue Lepic ; puis ses idées se clarifièrent. Le souvenir lui revint.

Dans sa pensée, les événements des dernières vingt-quatre heures défilèrent. Elle revécut la soudaine intrusion du général dans le pauvre intérieur de Marcel Tibérade, son absurde pari, sa proposition si étrange, la fortune pour la garde d’un pantalon. Quelle garde d’honneur, en vérité !

Et puis le départ.

Soudain une angoisse s’empara d’elle. Si on l’avait oubliée dans ce train qui roulait toujours avec un bourdonnement métallique.

Cela encore lui fit hausser les épaules.

Est-ce que son cousin Marcel était capable d’une aussi énorme distraction ? Évidemment, on n’était pas arrivé à destination. Cependant l’inquiétude inexplicable continua de peser sur elle, si bien qu’elle se dressa d’abord sur sa couchette, puis se leva, et pour la seconde fois, s’aventura dans le couloir aussi désert, aussi silencieux que lors de sa promenade antérieure. Un instant, elle s’amusa à regarder à travers les vitres. Le paysage, maintenant, apparaissait confusément sous les lueurs imprécises de l’aube naissante. Peu à peu, les détails se faisaient plus nets ; les champs, les bois, tout à l’heure plaqués dans un même plan d’ombre, prenaient leur relief du jour.

Alors, nouvelle question. Combien de temps allait-on encore rouler ainsi ?

Des pas glissent derrière elle. Elle se retourne et a un mouvement joyeux.

Un surveillant des wagons-lits parcourt le couloir. Elle l’arrête :

— Pardon. Serons-nous bientôt à Marseille ?

— Nous entrerons en gare dans dix minutes, mademoiselle.

— Parfait ! Mille fois merci.

Et l’employé continuant sa tournée, elle court tambouriner à la porte de son cousin.

— Marcel ! Marcel ! Dans dix minutes, on est à Marseille ; hé, pitchoun, réveille-toi pour voir la Cannebière.

Au bruit, une voix, où l’on sent l’hésitation du sommeil, gronde :

— Qui diable fait ce vacarme ?

— Ce n’est pas un diable, c’est ta charmante cousine Emmie, riposte la fillette en se pâmant.

— Mais enfin qu’arrive-t-il ?

— C’est nous qui arrivons ?

— Où ? à Marseille ?

— Tu l’as dit, cousin. Cependant je ne suis pas fière de ta perspicacité ; enfin, dépêche-toi. Tu n’as que quelques minutes.

Et elle-même, s’enfermant dans son compartiment procéda à une toilette rapide, boucla sa valise, et se retrouva dans le couloir avec son cousin Marcel, au moment où, dans un grand bruit de ferraille, le rapide entrait sous le hall de la gare Saint-Charles, à Marseille. Tous deux sautent sur le quai.

À peine descendus, un attroupement attire leur attention. Des voyageurs se pressaient devant l’un des wagons de tête, d’où partaient des cris, des jurons, où le nom de Bouddha, peu accoutumé à résonner sur des lignes françaises, se mêlait aux syllabes d’une langue inconnue.

— Je ne sais pas ce qu’elle dit, s’exclama Emmie, mais je jurerais que c’est la voix du général.

Tibérade s’empressa de questionner ses voisins.

— Que se passe-t-il ?

— Oh ! une chose bouffonne au possible, répondit l’interpellé en riant. Un monsieur à qui l’on a voulu jouer un tour sans aucun doute. On l’a débarrassé de tous ses pantalons.

— Comment ?…

— Il dormait comme tout le monde, n’est-ce pas ; le dis tout le monde, en exceptant celui qui a subtilisé les objets.

— Hein ? murmura Emmie. Ce fut un éclair de génie que de te confier le pantalon du pari.

— Tu penses que c’est là un nouveau coup de son adversaire ?

— Naturellement.

Puis, soudain, la lumière se faisant en son cerveau, la fillette reprit :

— Oh ! mais j’ai été stupide !

— Pourquoi stupide ?

— J’aurais pu faire arrêter le voleur.

— Toi ?

— Moi en personne, car je l’ai vu cette nuit, comme je te vois en ce moment.

— Dans ton compartiment ?

— Eh ! non… Dans le couloir.

— Ah çà ! que me chantes-tu ?… Tu étais dans le couloir, cette nuit ?

— Mais oui, une promenade de santé entre deux sommes. Or, arrivée près du compartiment du général, j’en ai vu sortir un homme qui n’était pas le général, et qui m’a paru grand, sec, le visage rasé. Et ce gaillard portait sur le bras des choses en étoffe, les vêtements disparus probablement.

Tout en parlant, les cousins étaient parvenus à se faufiler devant la portière, où le général Uko se démenait comiquement, menaçait, tempêtait, réclamait ses vêtements, apostrophait les employés, le chef de gare, accourus, sans s’apercevoir qu’il se montrait dans une tenue incorrecte au suprême degré ! Le digne Japonais était en caleçon.

Près de lui, Sika, désolée du bruit et de la situation ridicule de son père, la pseudo-Véronique, bouleversée d’apparence, s’efforçaient à le calmer.

Elles finirent sans doute par lui faire entendre raison, car la portière se referma, cachant les voyageurs aux badauds.

Une fois encore, le visage de Véronique reparut par une vitre abaissée.

— Combien d’arrêt ? demanda-t-elle.

— Vingt minutes.

— Alors nous aurons le temps de descendre, si l’on veut bien prêter un pantalon à Monsieur.

La clientèle des trains de luxe est riche et généreuse. Un employé se précipita, et revint bientôt avec une « toile bleue » d’uniforme qu’il tendait à la jeune fille.

Celle-ci le prit, laissa tomber une bourse dans la main de l’homme et elle disparut. La glace fut remontée.

Évidemment, le général allait revêtir, toilette inattendue, le pantalon d’un homme d’équipe du chemin de fer.

Il descendrait dans un instant.

Tranquillisés de ce côté, Emmie et Tibérade se dirigèrent vers la sortie. Comme ils allaient l’atteindre, la fillette tira brusquement son cousin par la manche :

— Regarde ce voyageur en costume vert, là, devant nous, murmura-t-elle, d’une voix à peine perceptible.

— Je le regarde. Après ?

— Eh bien ! C’est lui !

— Lui ? Qui, lui ?

— L’homme de cette huit ; le voleur du pauvre général… Si, si, je le reconnais, je te dis.

L’homme tourna les yeux de leur côté.

Vite, Marcel entraîna sa petite cousine qui résistait vainement.

— Voyons, nous ne pouvons le faire arrêter, nous.

— Pourquoi donc ?

— Parce que ce serait avouer notre accord avec le général Uko.

— C’est vrai, au fait !

Puis, avec sa mobilité habituelle d’impression, la fillette prononça, toute sa gaîté revenue :

— Après tout, c’est un voleur volé. Le vrai pantalon, celui qu’il cherche, devant son nez, passe dans ta valise.

Les voici dans la cour de la gare ; ils prennent une des voitures en station, et se font conduire à l’hôtel Cannebière, désigné naguère par le général.

Cet hôtel, confort moderne, chauffage central, électricité, ascenseur (lift), etc., est situé à l’extrémité de la voie célèbre, à laquelle il a emprunté son nom, et a vue sur le vieux port, si pittoresque, avec ses navires de toutes nationalités, ses quais bordés de hautes maisons, aux physionomies originales, et sillonnés d’innombrables tramways, emportant les voyageurs aux quatre coins de la grande cité commerçante.

Le chef de réception, très correct, les reçut avec tous les égards dus à des voyageurs de marque.

Et c’était justice, car à l’énoncé de leurs noms, il s’écria :

— Vos chambres ont été réservées sur télégramme de Paris. Premier étage : numéros 4 et 6.

— Bien ! dit Marcel, comprenant que le général s’était, en cette occurrence, transformé en fourrier.

— Nous avons également réservé, continua le chef de réception, les chambres 1 et 3, sises en face de celles qui vous sont destinées.

— Bon, murmura Emmie pour elle-même, le général et sa charmante fille seront nos vis-à-vis. Commode si l’on a à échanger quelques paroles, à l’insu des curieux.

Un garçon d’étage voulut prendre la valise des mains de Tibérade.

Mais celui-ci lui fit signe qu’il désirait la porter lui-même.

— Ah ! plaisanta encore Emmie… Ne pas se séparer de l’objet précieux, ce célèbre vêtement.

Puis, par réflexion :

— On voit bien que les Japonais sont les Anglais de l’Asie. A-ton idée d’un pari semblable ! Se promener, autour du monde avec un pantalon que l’on fait porter par un autre.

Mais ses réflexions furent interrompues. Le garçon avait sonné l’ascenseur, et le chef de réception exigeait que les voyageurs y prissent place, encore qu’ils n’eussent à atteindre que le premier étage.

Un instant après, ils se trouvaient sur le palier du first floor.

Le garçon les avait devancés. Il ouvrit les portes des chambres 4 et 6, s’assura que la communication n’était point close, et enfin consentit à laisser seuls les voyageurs, dont il espérait évidemment un pourboire abondant.

Tibérade entra. Emmie, restée en arrière, tourna la tête au bruit d’une porte s’ouvrant au fond du couloir, et aussitôt elle s’exclama :

— Cette fois, c’est trop fort !

— Qu’as-tu encore, petite Emmie ? questionna Tibérade, revenant vivement auprès d’elle.

— Tu ne devinerais jamais ce que je viens de voir.

— Inutile de deviner ce que tu brûles de me dire, mignonne.

— C’est juste. Eh bien, le voleur, tu sais, je l’ai vu, là-bas ! Descendu au même hôtel que nous ! Donc, il nous suit, ou plutôt il suit le pauvre général ; il n’y a plus de doute.

— Oh ! es-tu certaine ?…

— Si je suis certaine… Attends, je vais relever le numéro de la chambre de ce cambrioleur-là.

En quelques bonds, elle fut à hauteur de la porte dont le grincement avait appelé son attention, puis revenant à son cousin en sautillant.

— Chambre 15, susurra-t-elle. Chambre 15. La signaler au général et avoir l’œil.

Elle se tut brusquement. Un groom venait de s’approcher d’eux, la casquette galonnée à la main :

— Vous cherchez ? demanda Marcel d’un ton sec.

— M. Marcel Tibérade, chambre 4 ?

— C’est moi ! Que voulez-vous ?

— Remettre une lettre à Monsieur.

Le gamin tendait à son interlocuteur un pli cacheté. Le Jeune homme l’ayant pris, le groom tourna sur ses talons et s’éloigna avec l’insouciance d’un employé qui s’est acquitté de sa tâche.

Rompre le cachet, déplier le papier, fut pour Tibérade l’affaire d’une seconde.

Mais à peine eut-il parcouru d’un coup d’œil les quelques lignes tracées sur la feuille, qu’il murmura :

— Allons, il parait que nous ne prendrons pas racine ici.

— Tu sais quand nous partirons ? fit curieusement sa jeune compagne.

— Parfaitement. Demain, nous quitterons Marseille.

— Pour aller où ?

— Écoute, ma chérie ; tu le sauras.

Dressée sur la pointe des pieds, comme pour lire par-dessus l’épaule de son cousin, Emmie, entendit celui-ci prononcer lentement :

« Vous embarquer demain matin, six heures ; vos cabines sont retenues sur le Shanghaï, des Messageries maritimes, à destination de Brindisi, Port-Saïd, Obock-Tadjourah. Là, quitter le steamer et descendre au Danakil-Palace. Civilités.

« Signé : Uko. »

— D’ici à demain, continua Marcel ; nous avons le loisir de visiter Marseille. Petite Emmie, un brin de toilette et en route. En ce jour, nous sommes touristes.

On peut supposer que la promenade plaisait à la fillette, car cinq minutes s’étaient à peine écoulées qu’elle faisait irruption dans la chambre de son cousin.

Elle avait pu, en ce bref laps de temps, se brosser et changer de chapeau.

— Descends devant conseilla Marcel. Je finis à l’instant.

— Et l’on prétend que les femmes ont accaparé toute la coquetterie humaine, soupira comiquement la fillette, en obéissant à l’injonction de son cousin.

Toutefois, elle descendait lentement l’escalier, comme pour réduire la durée de son attente en bas. Ainsi elle parvint sous le vestibule principal. Mais là, elle se rejeta vivement en arrière.

Causant avec le portier, elle venait d’apercevoir devant le bureau de l’hôtel, auprès du tableau des réveils appliqué au mur, le voyageur mystérieux du train, de la chambre n° 15, lequel, on l’a deviné, n’était autre que Midoulet, l’agent du service des renseignements que l’on a vu opérer à la légation de Corée, au Mirific, dans le rapide.

Depuis le moment où l’ambassade étrange du général comte Uko lui avait été révélée, l’agent n’avait plus quitté la piste du général. Durant quatre jours à Paris, il avait tout tenté, d’abord pour s’emparer du vêtement en cause, ensuite pour retarder le départ du Japonais.

De là, le cambriolage et les accidents dont Uko s’était plaint à Tibérade, lorsqu’il l’avait engagé comme voyageur garde-robe, sous le prétexte d’un pari imaginaire.

L’insuccès de sa dernière expédition avait mis l’agent hors de lui.

Dérober tous les pantalons du Japonais, et ne pas trouver, parmi eux, l’inexpressible diplomatique, il y avait de quoi devenir enragé.

De plus, le digne Célestin commençait à ne plus rien comprendre à l’aventure.

Il était bien certain de n’avoir laissé aucun étui à jambes, comme dit Bernard Shaw, à sa victime. L’achat par Véronique du vêtement d’uniforme d’un agent du chemin de fer le démontrait péremptoirement. Alors, où le général dissimulait-il l’introuvable et grotesque ajustement choisi comme message par S. N. J. le souverain nippon ?

Où cachait-il l’affolant vêtement du Mikado ?

De là, la nécessité de l’apprendre, et pour cela, de ne pas perdre de vue l’ambassadeur ; de là la conférence de Midoulet avec le portier de l’hôtel, conférence qu’Emmie, dissimulée par l’angle de la muraille, surprenait à cette heure.

— Le Shanghaï part bien demain matin à sept heures ? disait Célestin.

— Oui, monsieur, à marée haute, répliquait l’employé.

— Oh ! marée haute. Dans la Méditerranée, vous n’avez pas de marée.

— Pardon, pardon, monsieur, il y a un écart de près d’un mètre.

— Enfin, soit, la chose n’a pas d’importance. Veuillez seulement m’inscrire au tableau de réveil pour cinq heures et demie.

— Chambre n° 15, n’est-ce pas, monsieur ?

— Oui ! Chambre 15.

— Que Monsieur soit tranquille, cinq heures et demie.

Lorsque Marcel Tibérade rejoignit Emmie, il la trouva en face du tableau de réveil, sur lequel le portier inscrivait gravement la mention : 15 — 5,30.

Il lui fallut arracher la fillette à sa contemplation par un énergique :

— Oui ou non, m’accompagnes-tu, petite souris ?

— Voilà ! voila !

Du coup, elle se suspendit à son bras, et tous deux s’engagèrent dans les rues grouillantes de Marseille.

Le temps était propice à la flânerie. Tantôt à pied, tantôt en voiture ou en tramway, ils visitèrent le port de la Joliette, le Vieux-Port. Ils firent le tour de la Corniche, d’où le regard embrasse la côte accidentée et les îles roses dans le poudroiement doré du soleil, stoppèrent un instant sous l’ombrage des superbes platanes du Prado, traversèrent le parc Borely.

Pour finir, une rapide visite au jardin zoologique et au château de Longchamps les conduisit à l’heure opportune pour réintégrer l’hôtel Cannebière. Mais, dès la porte, ils comprirent qu’un événement extraordinaire avait dû se produire ! Une animation soudaine avait remplacé le calme qui régnait au moment de leur sortie. Maîtres d’hôtel, serveurs, chasseurs, garçons d’étage, filles de chambre allaient, venaient, affairés, avec des gestes frénétiques. Des têtes inquiètes se penchaient sur la rampe de l’escalier. Une voix de colère, dans laquelle Marcel et Emmie reconnurent incontinent l’organe du général Uko, emplissait le vestibule de rugissements.

— Il n’y a pas de bon ordre qui tienne, monsieur. On s’est introduit dans ma chambre !

— Mais, monsieur le général, répondait le chef de réception tout ému, je vous certifie que notre personnel est au-dessus de tout soupçon !

— On m’a cependant cambriolé, monsieur !

— Nos voyageurs sont gens honorables.

— Moi, je suis volé, voilà ce que je sais !

— Mais quand, comment ?

— Les voleurs ont négligé de m’en informer.

— Enfin, le vol est-il important ; vous concevez ce que j’entends par ce mot important.

— Jugez-en vous-même, sans m’astreindre à l’étude du sens que vous appliquez aux mots ! Tous mes pantalons ont disparu, des pantalons que j’ai achetés aujourd’hui même dans cette ville pour en remplacer un lot précédemment volé.

Emmie et Tibérade ne purent réprimer un sourire.

Le général avait renouvelé les vêtements à lui dérobés dans le rapide, et aussitôt le voleur avait recommencé son exploit.

— Tous vos pantalons. Ah ! voilà qui est particulier, s’exclama remployé.

Les assistants répétèrent en écho :

— Voilà qui est particulier !

Et le chef de réception reprit :

— Mais ce voleur est un maniaque… S’attaquer à des pantalons. Qui a jamais entendu parler d’un délit semblable ?

L’officier grinça des dents :

— Peu me chaut que vous ayez des précédents ou non. Ce qui m’intéresse, moi, c’est que je n’ai plus de vêtements de jambes, en dehors de celui qui me couvre en ce moment.

— Je crois, monsieur le général, fit gravement l’interpellé, que, dans l’espèce, c’est plutôt un mauvais plaisant qu’un escroc, qui s’est escrimé à votre détriment ; néanmoins, nous allons mener une enquête sérieuse. Le bon renom de notre maison exige qu’un de nos honorables clients ne soit pas déshabillé en dehors de sa volonté.

Emmie, jouant savamment des coudes, s’était faufilée au premier rang du groupe qui entourait les causeurs.

Profitant de ce que l’attention générale se concentrait sur un personnage qui plaisantait agréablement de l’aventure, elle passa sa main sous le bras de Sika, s’efforçant vainement d’apaiser son père, et entraînant à l’écart la jolie Japonaise, dont le visage exprimait à la fois l’anxiété et une gaieté contenue, elle murmura, assez bas pour qu’aucune oreille indiscrète ne pût intercepter sa confidence :

— C’est la suite du cambriolage du train.

— La suite. Que prétendez-vous dire ? s’exclama son interlocutrice.

— Chut ! Plus bas, je vous en prie.

— On croirait que vous supposez le voleur près de nous ?

— C’est presque cela. Je connais le larron, rat du train de luxe et rat d’hôtel.

— Vous le connaissez, dites-vous ? balbutia son interlocutrice, stupéfaite.

— Je l’ai vu cette nuit et aussi ce matin. Cette nuit, comme il sortait du compartiment du général ; ce matin, ici même.

— Ici, dans cet hôtel ?

— Où il est encore. Il occupe la chambre 15… C’est là qu’il faut chercher les objets volés et faire arrêter le voleur.

À cette proposition, si normale cependant, Sika frissonna, Emmie sentit son bras potelé trembler sous sa main.

— Quoi ? Vous n’approuveriez pas l’arrestation ?

D’une voix assourdie, la jeune fille chuchota :

— Elle est impossible, chère petite amie.

— Impossible… Je vous affirme qu’il a la chambre 15.

— Je vous crois, seulement…

Sika cherchait ses mots ; on sentait qu’elle forgeait un mensonge.

— Seulement pour le pari, il vaut mieux nous taire, avoir l’air d’ignorer le coupable ; car un adversaire démasqué, démasqué par vous, chère mignonne, est plus, à redouter, qu’un agent tout à fait inconnu de nous…

— Vous croyez donc ?

— Que, celui-ci écarté, un autre surgirait.

— Alors, on le laissera s’embarquer demain matin sur le paquebot Shanghaï ?

— Il ne se doute probablement pas que nos cabines sont retenues.

— Je vous demande pardon. La sienne l’est aussi.

— Vous en avez la certitude ?…

— Il me l’a donnée lui-même, sans se douter que je l’entendais.

Du coup, Sika se prit la tête à deux mains, dans un grand geste désolé qui disait son désarroi et l’oubli du souci de l’édifice gracieux de sa coiffure.

— C’est un démon, gémit-elle. Il a retenu sa cabine, alors que nous pensions notre départ ignoré de tous. Et ici, ici même, comment a-t-il pu voler mon père ? Ma servante Véronique affirme qu’elle n’a pas quitté notre appartement de la journée.

— Oh ! à l’heure des repas…

— Elle a déjeuné dans ma chambre, et les domestiques, d’étage déclarent qu’elle ne s’est pas absentée.

Sika s’arrêta. Emmie secouait la tête d’un air mécontent.

— Vous ne me croyez pas, Emmie ?

— Si, si, seulement je désirerais vous adresser une question.

— Faites, je vous prie.

— Je profite donc de la permission. Êtes-vous sûre de votre camériste ?

— Sans doute. Pourquoi la suspecterais-je ?

— Parce que, si elle dit vrai, et qu’elle n’ait pas bougé de vos chambres, il est matériellement impossible qu’elle n’ait pas vu le voleur.

À cette affirmation d’une irréfutable logique, Sika eut un sursaut, mais se ressaisissant aussitôt :

— La nuit dernière, mon père n’a pas vu son voleur, et cependant il est demeuré dans son compartiment-lit.

Et comme les deux jeunes filles gardaient le silence, impressionnées par l’habileté déconcertante du voleur, la blonde Japonaise reprit, comme se parlant à elle-même :

— Ah ! si l’on avait pu partir sans lui ; l’océan nous eût protégés, c’eût été la délivrance.

Ce fut avec une douceur caressante qu’Emmie la considéra ; bien plus, la fillette eut un sourire énigmatique en murmurant doucement :

— Mon cousin vous est tout dévoué, mademoiselle Sika, et moi aussi par conséquent. Il vous serait donc agréable que l’homme en question manquât le paquebot ?

— Mais ce serait la quiétude, au moins pendant la traversée.

— Eh bien ! soyez paisible. Mon cousin Marcel est malin comme un écureuil ; il nous trouvera le moyen de brûler la politesse à ce voleur de pantalons.

Et saluant la jeune fille stupéfaite de cette conclusion inattendue, Emmie s’enfuit légère ainsi qu’un oiselet.

Au premier détour des couloirs, elle s’arrêta, et appuyant l’index sur son front, à la façon popularisée par une revue connue, elle murmura :

— L’empêcher de partir, il faut y arriver, pour que Mlle Sika soit une fois de plus l’obligée de Marcel… Lui, il est trop timide. Si je ne m’en mêle pas, il ne l’épousera jamais.

Très grave, elle rejoignit Tibérade, ne lui souffla pas mot de son entretien avec la fille du général, mais de l’air le plus indifférent, elle proposa :

— Si nous faisions encore une petite promenade avant le dîner ? Ce sera notre ultime flânerie dans la patrie des galéjades.

Indifférent, il se laissa entraîner, sans soupçonner le plan qui venait de s’élaborer dans la cervelle fantasque de la fillette. Dehors, elle s’arrêta devant les boutiques. Les bocaux jaunes et rouges d’un pharmacien parurent l’attirer invinciblement.

— Attends-moi ! fit-elle brusquement… J’achète des boules de gomme.

En coup de vent, elle entra dans le magasin pour en ressortir un instant après.

Elle rayonnait mais ses boules de gommes étaient d’une espèce très particulière, car ce fut un petit flacon qu’elle dissimula prestement dans son sac à main.

— Qu’as-tu donc acheté ? demanda Tibérade qui avait surpris le mouvement sans en deviner la cause.

— Des boules et de l’eau dentifrice.

Remontant la Cannebière, tous deux regagnèrent l’hôtel.

Tibérade, lui, monta à sa chambre, laissant Emmie libre de ses mouvements. À peine seule, la fillette se prit à rôder dans les couloirs du rez-de-chaussée. Ainsi elle parvint à la salle à manger. Le personnel, occupé ailleurs à cette heure, la salle lui apparut déserte. Les ombres du soir atténuaient la crudité blanche des nappes et l’éclat des cristaux. Dans cette demi-obscurité, que la petite sembla considérer comme favorable, si l’on en jugeait à son sourire, Emmie se glissa jusqu’à une table dressée près de l’une des fenêtres. C’était précisément à cet endroit que Midoulet détenteur de la chambre 15, avait été placé au déjeuner.

Sa serviette roulée, sa bouteille d’Evian à peine entamée, indiquaient qu’il avait encore retenu sa table pour le soir.

En mouvements prestes, hâtifs, Emmie tira le flacon caché naguère dans son sac à main.

Un craquement du plancher la fit frissonner. Elle se retourna brusquement. Fausse alerte. Personne !

— Allons, murmura-t-elle, pressons-nous, car, en vérité, ces manœuvres me donnent des palpitations de cœur.

Et débouchant le flacon, elle en versa le contenu dans la bouteille d’eau d’Evian. Ce geste achevé, les lèvres distendues par un sourire mystérieux, une joie maligne illuminant ses yeux vifs, elle se glissa dehors, remonta en courant à sa chambre, déposa son chapeau, et, se jetant dans un fauteuil, parut attendre sans impatience l’heure du dîner.

La cloche appela bientôt les voyageurs ; quelques minutes écoulées, et, les dîneurs, obéissant au signal, se sont installés aux mêmes places qu’ils ont occupées au repas du matin. Midoulet, notamment s’est assis en face de la bouteille d’Evian, à laquelle Emmie vient d’ajouter un ingrédient inconnu. Paisible, l’agent se plongea dans la lecture d’un journal du soir.

Assise à l’extrémité d’une grande table occupant le milieu de la salle, Emmie pouvait ainsi observer tous les assistants, sans, paraître les examiner. De toute évidence, Midoulet ne soupçonnait pas la surveillance dont il était l’objet. Il lisait tout en mangeant avec flegme, donnant l’impression d’un Américain, avec son visage glabre. Il eut soif et se versa un verre de cette eau d’Evian, assaisonnée tout à l’heure par la jeune ennemie, à laquelle, certes, il ne songeait pas.

Ce geste détermina chez celle-ci un rire silencieux que surprit Tibérade, assis, auprès d’elle.

— Pourquoi ce rire ? demanda-t-il. Je ne vois pas ce qui peut t’amuser ici.

Il ne prit pas attention au ton narquois de la fillette répondant :

— Oh ! je suis gaie, raison suffisante pour plisser les muscles zygomatiques, comme les savants en us appellent ceux qui commandent l’hilarité.

— Ah ! bien.

Marcel n’insista pas. Absorbé par la contemplation de Sika, dînant à une petite table voisine, en face de son père, il ne s’étonna aucunement de la riposte.

Et le repas se poursuivit. Emmie ne perdait pas de vue Midoulet. Celui-ci avait abandonné son journal. Ses paupières clignotaient et, par moments, sa tête vacillait sur ses épaules comme si elle avait été trop lourde. La mimique était claire ; l’agent luttait contre le sommeil. Soudain, il se dressa et quitta la salle, salué par un ricanement étouffé de la fillette, qui grommela entre ses dents ces paroles incompréhensibles :

— Et d’un. Il ne reste plus que le tableau.

Successivement les voyageurs se retirèrent se rendant au salon, dans leurs chambres, ou encore aux plaisirs, aux spectacles qu’offre aux touristes la grande cité maritime.

— Ma foi, déclara Marcel, je crois que nous ferons sagement de nous reposer. Il faudra se lever tôt demain pour embarquer.

— En effet. Seulement, je n’ai pas la moindre envie de dormir.

— En vérité, petite souris ?

— Tout à fait vrai. Aussi je vais en profiter pour envoyer quelques cartes postales aux rares amis que nous avons laissés à Paris.

— Je t’attendrai… commença son cousin.

Mais elle se récria :

— Pas du tout. Tu es las, tu l’as avoué. Va te reposer.

— Je le veux bien, mais toi, ne veille pas trop tard.

— Tu m’entendras rentrer dans ma chambre, Marcel, et je te crierai bonsoir.

— Entendu.

Un baiser fraternel sur le front de la mignonne, et Tibérade la laissa à la porte du salon.

Elle y pénétra après s’être assurée qu’il s’éloignait, griffonna une demi-douzaine de cartes postales, feuilleta une revue illustrée, puis, de l’air le plus naturel, elle se rendit dans le vestibule de l’hôtel, jeta ses cartes dans la boîte ad hoc disposée auprès de la porte d’entrée, et parut se complaire à la vue de la foule bruyante qui remplissait la Cannebière.

C’était l’heure de la promenade du soir, et l’avenue, dont les citoyens de Marseille sont justement fiers regorgeait de monde.

Pourtant un observateur eût constaté que la fillette s’intéressait au moins autant à ce qui se passait sous le vestibule. Quelques minutes après, celui-ci fut complètement désert. Sans doute, Emmie attendait cela, car elle rentra vivement, courut au tableau où étaient inscrits les « réveils » et le parcourant des yeux :

— Chambres 4 et 6 : c’est nous ; 1 et 3 : Sika et le général !… Ah ! voici le 15 ! Réveil à cinq heures et demie.

Tout en parlant, elle effaçait cette dernière indication et la remplaçait par celle-ci : « huit », reculant de deux heures et demie l’instant où l’on tirerait l’agent du sommeil.

Puis, comme un employé paraissait, elle se dirigea posément vers l’escalier, avec la mine indifférente d’une personne préoccupée seulement de s’aller reposer.

Nul n’aurait pu soupçonner, en la voyant, qu’elle venait de jeter, la perturbation dans le tableau des réveils.