Éditions Jules Tallandier (p. 5-20).

PREMIÈRE PARTIE


CHAPITRE PREMIER

Une servante singulière



Mlle Véronique Hardy ?

— Vous la trouverez au second étage, monsieur… Elle est précisément de service de garde.

— Merci.

Le personnage qui venait d’obtenir le renseignement, salua l’employé qui le lui avait donné et, traversant le vaste hall du Mirific-Hôtel, gagna l’ascenseur, le lift, comme disent les touristes, pour lesquels ce serait manquer à un devoir que de ne pas désigner un appareil français par son appellation anglaise.

Le Mirific est peut-être le caravansérail le plus somptueux, en tout cas le plus vaste des environs de la place de l’Étoile, à Paris. Mais le visiteur le connaissait sans doute, car, sans hésitation, il trouva l’ascenseur, et au lifter (serviteur préposé à la manœuvre) il jeta négligemment :

— Deuxième !

Un instant plus tard, il prenait pied sur le couloir-palier de l’étage désigné.

« Couloir » ne donne pas l’idée des dimensions de l’endroit.

Large de six mètres, se développant suivant un rectangle régulier sur une longueur de deux cents mètres de côté, il dessert toutes les chambres et appartements du second.

À chacun des angles, une sorte de bureau-logette est installé. Un employé y séjourne tout le jour, remplacé pour la nuit par un collègue. Ainsi une surveillance incessante est assurée. Les rats et souris d’hôtel, si adroits cambrioleurs soient-ils, seraient mal venus à exercer leurs talents au Mirific, d’autant plus que les divers étages et le rez-de-chaussée sont reliés par des téléphones, des sonneries électriques, en un mot par une foule d’inventions beaucoup plus rapides que le plus agile des voleurs.

Le visiteur, un grand garçon complètement rasé, vêtu avec cette élégance trop recherchée qui trahit le parvenu, regarda autour de lui.

Une silhouette féminine se découpait sous la clarté des ampoules électriques, dans le bureau-logette situé à la gauche du nouveau venu.

Il eut un sourire contraint, haussa nerveusement les épaules, puis marcha vers la personne remarquée.

À mesure qu’il se rapprochait, la physionomie de celle-ci se précisait.

C’était une jeune fille, aux cheveux châtains, grande et mince, autant que l’on en pouvait juger dans sa station assise. Le visage apparaissait charmant, rosé, éclairé par des yeux bleus, naïfs et inquiets. Un imperceptible pli, au coin des lèvres, décelait la mélancolie de ceux qui se sont heurtés aux rudes angles de la vie.

Au bruit des pas, étouffé cependant par l’épaisseur du tapis, elle avait levé la tête et regardait venir le visiteur.

Ce dernier s’accouda sur le bureau, bien en face d’elle. Il s’assura d’un regard circulaire que personne n’était à portée de l’entendre, et la voix abaissée par un surcroît de prudence :

— Eh bien, Pierre, tu ne me reconnais pas ?

L’interpellée sursauta. Mais, chose étrange, au lieu de protester contre le prénom de Pierre, appliqué à elle, qui figurait sur le contrôle du personnel sous le nom de Véronique Hardy, elle murmura, balbutiant :

— Non… en effet…

L’autre eut un ricanement silencieux.

— Soyez donc colocataire d’un pavillon, sis rue des Saules, à Montmartre, pour qu’un compagnon de misère vous traite en étranger.

Puis lentement :

— Au surplus, ton manque de mémoire me fait plaisir. Il me démontre qu’en faisant sauter ma barbe noire et mes moustaches, je me suis rendu méconnaissable, ce qui représente pour l’instant le summum de mes désirs.

— Alcide Norans, bégaya la jeune fille.

— Parfaitement, comme toi tu es Pierre Cruisacq, natif du Tyrol…

— Chut ! fit-il, suppliant.

— Tu as raison, pas de noms propres.

— Sans doute. Cette place de fille de chambre m’assure le gîte et le couvert, durant les quelques jours d’absence de la véritable Véronique Hardy.

Son interlocuteur l’interrompit :

— Personne ne s’est aperçu de la substitution, n’est-ce pas ?

— Non, personne. Tu avais raison. Avec mon visage, dépourvu de toute trace de barbe, ma perruque châtaine, la robe noire et le tablier coquet, tous m’ont pris pour une réelle Véronique.

— Tiens donc. Ils l’avaient engagée de confiance feu bureau de placement Wernaert et Cie, spécialité de domestiques d’hôtels.

— Et même, ajouta la servante, qui avouait ainsi le travestissement de son sexe, mes collègues sont remplis d’attentions pour moi, et les clientes, donc… Tantôt encore, une délicieuse demoiselle japonaise, fille d’un général du Mikado, me déclarait que jamais elle n’avait rencontré une fille de chambre plus correcte, plus intelligente que moi.

— Oh ! oh ! de la vanité !

— Mais non, mon brave Alcide. Les femmes de chambre ont rarement passé leur baccalauréat ; de là ma supériorité, incompréhensible pour qui n’est pas au courant.

La pseudo-servante riait. Son compagnon reprit :

— Enfin ! tu es content de ton sort ?

— Dame ! Service facile, une nourriture abondante et délicate. Cela me change agréablement de notre misère passée, Faire des bandes à un franc les dix mille et soutenir ses forces avec du pain sec, les jours d’abondance… Sans cela, moi qui suis un timide, jamais je n’aurais accepté ta proposition de me substituer à cette demoiselle Véronique qui, elle, souhaitait entrer en place, quinze jours plus tard.

— En voici huit de cela.

— Pas de chiffres. En songeant qu’il va falloir, dans une semaine, revenir aux bandes et au pain sec… Je sens mon cœur se serrer.

— En attendant que l’estomac suive cet exemple ; alors tu continuerais volontiers la carrière de femme de chambre ?

— J’y suis habitué, à présent… et c’est si bon de n’avoir pas de soucis. Quand mon tuteur s’est enfui, emportant la modeste fortune que m’avaient laissée mes parents, je ne me doutais pas de la difficulté de vivre.

— Je suis heureux de te voir dans ces dispositions.

— Parce que ?

— Parce que Véronique Hardy ne reviendra pas te réclamer sa place.

— Comment ?

— Tu pourras conserver son emploi, ses papiers, ses certificats ; c’est-à-dire qu’au cas où tu quitterais le Mirific, tu serais en mesure de retrouver l’équivalent.

La pseudo-jeune fille joignit les mains.

— C’est sérieux. Je puis… Oh ! pas pour toujours ; le temps de refaire ma santé…

— Non seulement tu peux, plaisanta Alcide, mais tu dois.

— Comme tu dis cela, fit Pierre avec inquiétude.

— Je le dis comme il convient. Oui, tu dois demeurer femme de chambre, et surtout Véronique Hardy.

— Tu me fais peur.

Le visiteur haussa les épaules :

— Ne tremble pas, timide jouvenceau ou jouvencelle. Tu es en sûreté jusqu’à nouvel ordre.

En dépit des paroles encourageantes, l’interlocuteur d’Alcide se prit à claquer des dents.

— Que se passe-t-il ? parvint-il à bredouiller d’une voix indistincte. Ton air me fait pressentir une catastrophe.

L’autre marqua un geste dédaigneux, puis baissant encore le ton :

— Niais ! fit-il. Le fait seul que je suis venu ici, au risque de trahir ton incognito, aurait dû t’avertir que la situation est grave.

Il s’interrompit brusquement. Une porte s’était ouverte dans le couloir.

Un jeune homme passa près des causeurs et disparut dans l’ascenseur.

Alors seulement, Alcide Norans se décida à reprendre, en affectant un ton léger :

— Il y a six mois, vaguant vers deux heures du matin, je te rencontrai au moment où tu enjambais le parapet du pont d’Iéna, avec l’intention évidente d’aller explorer le fond de la Seine.

— C’est vrai, tu m’as sauvé la vie.

— Est-ce louable ? Là est la question. Mais ne philosophons pas. Je t’emmenai rue des Sautes, je te convainquis de la nécessité de lutter encore, et pendant un semestre nous avons enduré toutes les misères, affamés, mastiquant à vide, notre sang appauvri coulant dans nos veines à une température de neige fondante.

Pierre-Véronique poussa un soupir en manière d’acquiescement.

— Or, poursuivit son ami, nous supportions cela : toi, avec le courage négatif que l’on nomme la résignation ; moi, avec la rage de l’être qui se sent des dents et veut mordre. C’est alors que le hasard d’une rencontre, dans un cabaret de Montmartre, me mit en présence de Véronique Hardy.

— Enfin, nous y revenons.

— Oui. Je me suis arrêté complaisamment à l’exposition de notre situation, pour retarder un peu un aveu pénible. Fille de chambre, munie d’excellentes références (où les avait-elle prises ? mystère…), Véronique reconnut en moi une âme anarchiste.

— Toi, anarchiste ; toi, si pitoyable pour moi. Allons donc !

— J’ai pitié des misérables, mon petit Pierre ; mais je hais les capitalistes. Aussi, quand Véronique me parla d’une entreprise de fausse monnaie…

La pseudo-femme de chambre sursauta ;

— Elle a osé.

— Parbleu ! Et moi, j’ai accepté !

— Tu as… ?

Alcide plaisanta :

— Dame, quand on ne possède pas du vrai, il faut bien se contenter de faux… Toutes les coquettes te le diront. Je devinai tes répugnances probables. Il fallait t’éloigner. De là, ton engagement au Mirific, sous le nom de ma… complice, qui, une fois certaine que tu ne nous dérangerais pas, m’aboucha avec de faux monnayeurs de carrière…

— Oh ! balbutia Pierre Cruisacq avec épouvante.

— Ne te trouble pas, susurra son interlocuteur. Réserve ton émoi. Donc, deux jours après ton départ, les outils, instruments, métal étaient installés dans notre pavillon de la rue des Saules et la fabrication commençait.

— C’est épouvantable.

— Mais pas du tout. Ce qui l’est en réalité, c’est que Véronique Hardy avait manigancé toute l’affaire pour se mettre en bons termes avec la police. Pourquoi ? On ne le saura jamais.

— Il faudra bien qu’elle explique sa trahison…

Alcide secoua tranquillement la tête.

— Cela lui sera impossible. 

— Pourquoi ?

— Parce que, prévenus à temps, nous avons tiré au large. Pas si vite cependant que mes associés, gens à la main leste, n’eussent eu le temps de planter un couteau dans la poitrine de la délatrice et de la jeter à l’eau.

Pierre est un sourd gémissement et se cacha le visage dans ses mains.

— Tu n’as rien à craindre en restant Véronique, lui glissa à l’oreille son ami. La défunte s’appelait pour la Préfecture Virginie Honorat, ainsi qu’il appert du procès-verbal de repêchage de son corps.

— Moi, conserver ce nom ?…

— Il le faudra bien pour ton salut. L’étiquette Pierre Cruisacq est aussi dangereuse que la barbe noire dont j’ai fait le sacrifice afin de modifier mon apparence.

— Comment ! En quoi !

— En ceci, mon bon, que notre matériel de faux monnayeurs ayant été saisi dans notre logis de la rue des Saules, les deux locataires : toi et moi, sommes également incriminés.

— Mais je crierai mon innocence. Je prouverai que j’ignorais…

— On ne te croira pas ; mes associés ont décidé, en vue de déterminer ta discrétion, de t’accuser au cas où une parole malheureuse mettrait sur leurs traces…

— Toi, tu diras…

— Rien du tout, j’ai promis. Après tout, tu as le meilleur asile. De quoi te plains-tu ?

Puis, coupant court aux récriminations de la pseudo-jeune fille :

— Je devais te prévenir. Ce devoir d’amitié rempli, trouve juste que je songe à ma sûreté. Au revoir, sans rancune, et surtout… silence ! Le sort de la Véronique réelle t’indique que mes compagnons ne badinent pas.

Et sur cette dernière indication, donnée d’un ton qui fit grelotter son ami d’épouvante, il s’éloigna d’un pas alerte, sonna l’ascenseur, s’y engouffra et disparut.

Pierre restait seul dans le bureau-logette.

Il ne faisait plus un mouvement.

Son visage enfoui dans ses mains élégantes et soignées, la clarté électrique permettait de le constater, le malheureux sentait ses idées cavalcader dans son cerveau.

Véronique, la mort de l’infortunée, l’accusation de fabrication de fausse monnaie, la main de la justice étendue sur lui, innocent ; l’impossibilité de se disculper sans s’offrir à la vengeance d’inconnus dénués de toute répugnance du crime ; tout cela se heurtait en tourbillon dans son crâne.

Il lui semblait que son cerveau s’agitait en palpitations douloureuses, qu’il se trouvait à l’étroit dans son enveloppe osseuse ; que sa tête allait éclater, telle une chaudière brisée, par une pression trop élevée.

Évidemment oui, pour l’heure, il n’avait rien à redouter.

Mais la situation pouvait-elle se prolonger ?

N’y avait-il pas à craindre, une maladresse, un mot malheureux, un accident ? Ces choses pourraient être évitées à la rigueur, à force de surveillance, d’attention. Mais on dort parfois, et le sommeil a des bavardages inconscients.

Est-ce qu’il allait vivre désormais dans la terreur d’un aveu échappé au cauchemar ?

Son désarroi moral se transmettait à sa personne physique. En dépit de la douce température entretenue par les thermosiphons, à l’intérieur du Mirific-Hôtel, Pierre grelottait.

Le temps s’écoulait, sans qu’il parvînt à voir clair en lui.

Toutes ses pensées, au contraire, concouraient à augmenter son abattement.

Il revoyait sa jeunesse, auprès d’un tuteur froid, sévère, dans la maison duquel il se sentait étranger.

Ses études l’avaient certes intéressé, mais sans diminuer sa solitude. Il n’avait jamais eu un camarade. Oh ! il n’amusait pas ses condisciples, la faute lui revenait tout entière.

Pourquoi fuyait-il les jeux qui passionnaient les autres ?

Pourquoi manifestait-il une horreur instinctive pour tous les plaisirs des jeunes gens de son âge ?

Pourquoi cédait-il à une timidité excessive, rougissant sans raison, méritant de la part de ses compagnons d’études le sobriquet ironique de : « Mademoiselle Pierre ».

Il se rappelait, il se rappelait des détails.

Un seul présent lui avait été agréable : un théâtre avec une troupe de poupées à habiller.

Durant des mois, ses instants de loisir avaient été consacrés à munir ces pantins d’une garde-robe complète.

Chapeaux, jupes, pourpoints, corsages, il taillait d’instinct, cousait sans avoir appris, et les relations de son tuteur s’étaient extasiées devant son adresse, son goût. Il se souvenait d’un vieux général en retraite, grommelant :

— Ce garçon est né couturière et modiste.

Et tout bas, désolé, le jeune homme murmura :

— J’étais déjà fille de chambre.

La réflexion ne lui rendit pas le sourire. Elle constatait irrémédiablement son impuissance à la lutte virile pour l’existence.

De fait, il comprenait qu’en présence des révélations d’Alcide, il était incapable de prendre une décision.

Rejeter la personnalité d’emprunt de Véronique, ce serait se jeter dans les mains de la police, car il n’aurait ni la ruse, ni l’énergie nécessaires pour dépister les recherches.

Quitter le Mirific. À cette seule idée, il frissonnait. Jamais il ne se sentirait le courage d’aller affirmer ailleurs sa fausse identité.

Alors quoi ? Rester là. Il était admis par tous en qualité de Véronique Hardy ; mais, d’un instant à l’autre, la supercherie pourrait être découverte.

Plus il allait, plus son indécision croissait. Comme tous les faibles, il s’abandonna au hasard. Il décida de ne rien décider.

Minuit sonna.

Un inspecteur effectua la ronde prescrite au tableau de service pour cette heure.

En passant devant la pseudo-fille de chambre, il échangea avec elle les répliques usuelles :

— Rien à signaler ?

— Non, rien.

— Quels numéros sont encore dehors ?

— 103 à 106, 157 et 158, 192.

— C’est tout ?

— C’est tout.

— Alors, bonsoir.

Le veilleur s’éloigna, et Pierre retomba dans ses réflexions moroses. Vers une heure du matin, il sursauta au bruit léger de l’ascenseur s’arrêtant à l’étage.

Deux personnes en sortirent : un homme, une jeune fille. Lui, d’allure militaire, l’habit de soirée fleuri d’une décoration multicolore, le teint légèrement cuivré, la moustache noire et fine comme un trait d’encre de Chine, contrastant avec les cheveux grisonnants. Elle, mignonne, gracieuse, le teint ambré, les grands yeux noirs, imperceptiblement bridés vers les tempes, le visage offrant le type accompli de la beauté japonaise, et sur cela, telle une auréole de sainte d’Occident appliquée à une Extrême-Orientale, une chevelure de ce blond, unissant le ton des moissons mûres à l’or pâle, qui est la gloire des beautés britanniques.

— 103 à 105, murmura la pseudo-Véronique. M. le général Uko et sa fille Sika.

Les deux personnages glissaient silencieusement sur le tapis.

Le général passa sans s’arrêter.

Mais la jeune fille fit halte devant le bureau-logette.

— Véronique, fit-elle d’une voix musicale avec un charmant sourire, vous êtes de garde cette nuit ?

— Oui, mademoiselle, répliqua l’interpellée.

— Jusqu’à quelle heure serez-vous de service ?.

— Six heures du matin.

La fille du général eut une moue chagrine.

— C’est bien tôt. Je ne serai certainement pas levée encore.

— Mademoiselle désire-t-elle quelque chose ? Elle pourrait me donner ses ordres dès ce soir.

À cette proposition, le visage de Sika s’éclaira.

— Des ordres, non, ce n’est pas cela. Je voudrais causer avec vous. À quel moment cela sera-t-il possible dans la matinée ? Je veux que vous puissiez vous reposer, après une nuit de veille…

La servante l’interrompit :

— Que Mademoiselle veuille bien fixer le moment. Elle est trop bonne pour que l’on ne fasse pas tout afin de lui être agréable.

— Mais votre repos ?…

— Dans le métier, reprit Pierre, répétant une phrase qu’il avait entendu lancer par une de ses collègues, on dort peu, ou pas du tout. Donc, que Mademoiselle n’hésite pas.

— Vous êtes tout à fait aimable… Je vous attendrai à dix heures.

— À dix heures, je me présenterai chez Mademoiselle.

Sika eut un gentil signe de tête et s’empressa de rejoindre son père, qui l’attendait à la porte de l’appartement qu’elle occupait avec lui.

Quelques minutes se passèrent, puis l’ascenseur déposa de nouveau un voyageur au second.

Celui-ci, grand, sec, le visage embroussaillé d’une superbe barbe blonde, gagna d’un pas pressé l’une des chambres du couloir, tandis que Pierre inscrivait sur sa liste des « sorties » :

— Numéro 106. M. Midoulet.

Si tracassé que l’on soit, les minutes défilent incessamment ; Pierre en fit l’expérience.

Sa garde s’écoula. À six heures, il fut relevé de sa surveillance et put se retirer dans la chambrette affectée à son logement.

Seulement, il n’y trouva pas le sommeil.

Les événements de la nuit, le souvenir du rendez-vous fixé par la blonde Sika lui tinrent les yeux ouverts.

À neuf heures, il sauta à bas de son lit, s’habilla, disposa sa perruque châtain avec un soin méticuleux, en « contumax » qui comprend que sa liberté dépend de la perfection de son déguisement. À dix heures moins cinq, il quittait sa chambre sous les espèces de Véronique Hardy et, par un escalier de service, gagnait le deuxième étage.

À dix heures exactement, l’exactitude étant à la fois la politesse des rois et celle des serviteurs, il heurtait légèrement à la porte du 103, occupé par Melle Sika.

La porte s’ouvrit aussitôt, et la pseudo-domestique se trouva en présence de la jeune fille.

Celle-ci, déjà prête à sortir, vint au-devant d’elle.

— J’espère que je n’ai pas trop abrégé votre repos, dit-elle avec la bonne grâce qui la caractérisait. Au surplus, de pareilles fatigues vous seront épargnées désormais… si toutefois vous acceptez la proposition que je vous veux faire.

— Une proposition ? balbutia Pierre, interloqué par cette entrée en matière.

— Oui, quelques mots d’abord pour vous expliquer la façon un peu inhabituelle dont j’ai procédé.

Et prenant affectueusement la main de la fille de chambre supposée :

— Voyez-vous, Véronique, je… je désire que qui me sert ne souffre pas de son travail, et pour cela, je tâche d’être aimée de ceux qui vivent à mon service.

— Mademoiselle force l’affection, murmura Pierre, encore qu’un sourire fugitif montât à ses lèvres.

— D’autre part, je veux que mes serviteurs soient dignes de l’intérêt que le leur porte. Ma femme de chambre surtout, dont l’existence côtoie plus spécialement la mienne…

— Je conçois cela.

Pierre avait jeté ces trois mots pour dire quelque chose. Sika reprit aussitôt, l’air ravi :

— Alors vous comprenez qu’avant d’engager une personne pour remplir cet emploi, je tienne à l’étudier, à la connaître.

— Sans doute. Seulement Mademoiselle me fait l’honneur d’une confidence dont je ne devine pas le but.

La fille du général se laissa aller à un rire argentin.

— Attendez. Tout va s’éclaircir pour vous. Vous croyez sans doute que le Mirific-Hôtel vous a admise dans son personne], à cause de vos excellents certificats ?

— Ma foi…

— Vous vous trompez. Malgré vos références, on ne vous aurait pas prise ; l’administration du Mirific n’admettant que des serviteurs allemands, qu’à tort ou à raison, on prétend plus disciplinés et mieux stylés.

— Alors, pourquoi a-t-on fait une exception ?…

— En votre faveur ?… Tout simplement parce que je me suis entendue avec l’hôtel.

— C’est à vous que je dois… Mademoiselle ?…

— Du calme, Véronique. Laissez-moi finir : ma femme de chambre japonaise, atteinte du mal du pays, j’ai dû la renvoyer là-bas, chez nous. Souhaitant la remplacer, je parlai de mon désir au chef du personnel. Ainsi je vis vos références ; sur ma prière, on vous embaucha, et l’on vous attribua le service du second étage, afin que je pusse me faire une opinion sur vous.

Les sourcils en accents circonflexes, la bouche ouverte en O, Pierre apparaissait tel une statue de la stupéfaction.

Ah çà ! il était donc condamné aux histoires hétéroclites !

Depuis huit jours, il se croyait l’employé du Mirific-Hôtel, sous le nom d’une servante, aujourd’hui trépassée de mort violente ; et pas du tout, il était uniquement un sujet d’études pour une aimable et jolie Japonaise !

Son ahurissement visible parut troubler son interlocutrice.

— Ne m’en veuillez pas, reprit doucement celle-ci. Je veux être aimée, mais je veux aussi aimer qui me sert. De là, l’épreuve pas blessante, car si je ne m’étais pas sentie en confiance, vous auriez toujours ignoré la chose. En vous l’apprenant, je vous démontre que vous êtes sortie victorieuse de l’épreuve, et que si vous le voulez bien, vous allez entrer à mon service, beaucoup plus doux et aussi plus rémunérateur que celui de l’hôtel.

Un instant, Pierre demeura sans voix.

C’était le salut que lui offrait la charmante Japonaise. Au milieu des domestiques : serveurs, chasseurs, maîtres d’hôtel du Mirific, la plus infime circonstance pouvait déterminer la découverte de sa personnalité réelle.

Tandis qu’auprès des Japonais, n’ayant à se surveiller qu’en leur présence, il y avait gros à parier que son travestissement demeurerait un secret, jusqu’au moment où il jugerait bon de le dépouiller.

La solution qu’il ne discernait pas, le hasard providentiel la lui apportait.

Et incapable dans son émoi de prononcer une parole, il joignit les mains dans un geste éloquent.

Le geste amena un sourire heureux sur les lèvres de Sika.

La charmante jeune fille était ravie du plaisir évident manifesté par la pseudo-camériste.

Aussi fut-ce d’un ton particulièrement bienveillant qu’elle conclut :

— Alors, vous n’avez aucune objection ?…

— Aucune, parvint à prononcer Pierre au prix d’un héroïque effort…

— En ce cas, descendez à la caisse. Faites-vous régler. Ceci ne souffrira aucune difficulté, puisque la chose est convenue… Vous remonterez ensuite, que je vous installe. À dater de ce moment, vous êtes à mon service.

Pierre ne se le fit pas répéter.

Il se précipita dans le couloir, descendit en avalanche. Positivement, il avait des ailes.

À la caisse, lorsqu’il exposa sa requête, on ne lui adressa aucune observation. Évidemment Mlle Sika avait pris ses précautions, ainsi qu’elle l’avait déclaré.

Seulement, tandis que la fausse Véronique exposait son désir et préparait le reçu de ses gages, le locataire du second étage, rentré le matin même, peu après les Japonais, pénétra dans la salle, et parut s’intéresser aux faits et gestes de la fille de chambre.

Pierre s’en aperçut, une inquiétude l’étreignit aussitôt.

Ce client, inscrit sur le registre au nom de Midoulet, serait-il un policier en quête des prévenus de fabrication de fausse monnaie ?

Vite, il chassa cette idée inacceptable. Ces messieurs de la Sûreté n’ont pas à leur disposition des subsides tels qu’ils puissent s’offrir le luxe d’une résidence au Mirific-Hôtel.

Et cependant, il hâta ses mouvements, empocha son argent sans le compter, ce qui provoqua une réflexion de Midoulet :

— Eh ! eh !… le personnel du Mirific a confiance dans l’administration.

Du coup, Pierre pensa défaillir.

Heureusement pour lui, un employé appela son attention sur une lettre adressée à M. le général Uko.

— Puisque vous remontez, mademoiselle Véronique, veuillez vous charger de ce pli pour vos nouveaux maîtres ?…

— Volontiers !… volontiers !… bégaya-t-il en prenant l’enveloppe.

Et il sortit précipitamment. Pas si vite cependant que la voix de Midoulet n’apportât à ses oreilles cette remarque troublante :

— Gentille, cette fille ; mais elle semble d’une impressionnabilité rare.

Le pas de la pseudo-camériste se précipita encore.

Un instant plus tard, elle pénétrait, essoufflée, dans l’appartement de Sika.

— Oh ! s’exclama celle-ci, il ne fallait pas vous presser ainsi.

En manière d’explication, l’interpellée tendit à la jeune fille la lettre qu’on lui avait confiée.

— Pour mon père. Ah ! bien…

Et Sika se porta dans la chambre voisine, laissant la porte entrouverte. Ainsi Pierre entendit le général lire à demi-voix :

« Prière à M. le général Uko de se rendre demain lundi, à dix heures du matin, à la légation de Corée, afin d’y recevoir une communication importante qui le concerne.

Pour S. E. le Légat,
« Le Conseiller :
Arakiri. »xxx

La fausse Véronique n’attacha aucune importance à ce rendez-vous.

Elle avait tort, car sa fonction de camériste, qui lui apparaissait tranquille et de tout repos, allait, de par ce billet dédaigné, l’entraîner dans la plus mouvementée des aventures.