Imprimerie de « L'Événement » (p. 33-42).

III

Catastrophe.


Un à un, les ministres sont venus prendre place sur les berges de la rivière. Quand le dernier, qui était le Secrétaire Provincial, vint s’asseoir sur une roche qui disparaissait à moitié dans l’eau, il y avait même près d’une demi-heure que la ligne du premier ministre se promenait au fil du courant.

« Peste ! mon cher Descarrières, cria le Trésorier Provincial qui regardait s’installer le Secrétaire sur sa roche, on dirait que vous avez autant de difficultés à garder votre équilibre là-dessus que j’en ai à conserver celui de mon budget ?…  »

Maintenant, toutes les lignes trempent, immobiles, dans l’eau. Un solennel silence s’étend dans ce coin de paysage.

Les ministres sont généralement grands pêcheurs aussi bien devant Dieu que devant les hommes. On dirait qu’il existe comme une analogie entre le pouvoir et la pêche à la ligne. C’est le même mystère avec ses incertitudes, ses imprévus, ses misères et ses joies. On devient pêcheur à la ligne comme on devient ministre, même sur le tard. On ne naît jamais ni l’un ni l’autre. Et, pourquoi les ministres aiment-ils la pêche ? Qui le dira ? Est-ce passion refoulée qui gagne un jour, leur sujet ? Est-ce un dérivatif aux rêves du cœur ? Est-ce par hygiène, par culte du « dolce farniente », par instinct atavique, pour maigrir, ou, simplement, pour faire comme le beau Narcisse de l’Antiquité : se contempler dans l’eau ? Mystère, insondable mystère !… Ce n’est pas non plus par snobisme car il n’y a rien de conventionnel dans la pêche. On ne pêche pas comme on chasse par prestige mondain, pour la gloriole ou pour le tableau puisque la plupart du temps on est seul à se regarder…

Quoi qu’il en soit, le premier ministre, sir Omer Thouin, qui en ce moment semble tout entier dévoré par le feu sacré de la gaule, est devenu pêcheur. C’est vers la trentaine qu’il fut subitement pris d’un désir fou de faire des hécatombes parmi la gent écailleuse. Il n’éprouve de vrais bonheurs que dans les douces espérances de tirer de son élément le poisson qu’il ne voit pas. Tout le monde et ses collègues jurent cependant qu’il n’a jamais en aucune façon voulu imiter Narcisse ; quand même, il éprouve une curieuse fascination à se regarder dans ce miroir des eaux aux secrets enfouis, insoupçonnés à ses yeux, à la surface diamantée au soleil, rouge au crépuscule, noire ou blanche selon les nuages qui passent au-dessus. … alors, c’est la nirvana absolue ; son cœur s’apaise, ses méninges se reposent et, adieu ! soucis, rancœurs, ennuis…

Et Sir Omer, en ce moment, est plus heureux que l’homme qui n’a qu’une chemise. Pour être tout entier à son bonheur, il s’est installé, seul, de l’autre côté de la rivière et là, il s’est confortablement assis dans une anfractuosité de roche, sur un coussin improvisé de feuilles sèches…

Or, comment le premier ministre a-t-il pu réussir à gagner l’autre rive ? c’est ce qui, présentement, occupe avec une passion véritablement déréglée, l’esprit du Secrétaire Provincial. Dans toute l’étendue du champ de ses rayons visuels il ne voit sur la rivière que de l’eau ; il a beau écarquiller les yeux à rendre des points au dindon de la fable, il n’aperçoit pas plus de pont que d’embarcation. Il attache au problème une attention qu’il aurait à peine accordée à celui d’une nouvelle échelle de salaires aux institutrices ; et, telle était la profondeur où était descendu l’esprit du Secrétaire Provincial dans les cryptes de la réflexion qu’il ne s’apercevait pas que l’extrémité de sa gaule touchait à peu près le fond de la rivière où son fil et les herbes du fond semblaient du corticelli emmêlé par un malin minou…

Tout à coup, le Secrétaire poussa un tel cri de triomphe que le ministre des Travaux Publics se réveilla …et que le Trésorier Provincial laissa tomber dans l’eau le cigare qu’il était en train d’allumer.

Tout le monde crut que le Secrétaire Provincial venait de tirer de l’onde la truite du Marseillais et l’on se préparait à le chaudement féliciter quand on le vit doucement se rasseoir et se plonger derechef dans la plus profonde perplexité.

Sur les deux rives de la rivière, tout rentra dans un lourd silence.

Le Secrétaire Provincial était redevenu perplexe.

Notre devoir de romancier intègre et consciencieux nous oblige d’expliquer les causes du soudain émoi du Secrétaire Provincial comme de sa subite perplexité. Tout simplement, pendant qu’il cherchait à voir le fonds et le tréfonds des possibilités de traverser la rivière, du moins celles qui avaient si bien favorisé le premier ministre, M. Descarrières avait aperçu, à l’une des courbes du cours d’eau, comme une sorte de ponceau formé de deux madriers dont les extrémités reposaient sur les berges opposées et sur une pierre, au milieu de la rivière. C’était d’une rusticité virgilienne et, du moins, aussi simple que l’œuf de Colomb.

« Là ! là ! » s’était tout-à-coup écrié le Secrétaire Provincial.

Et c’est ce qui avait déterminé la panique dite de la grosse truite, chez les collègues du Secrétaire. Mais on avait vu ce dernier se replonger dans une béate et inquiétante tranquillité. C’est qu’à la minute où il s’écriait : Là ! là ! une véritable cascade de questions aussi sournoises que compliquées avait traversé cet esprit tourmenté. Et à toutes ces questions l’esprit avait conclu :

« Non ! non ! il est impossible que le premier ministre ait passé par là… Un chat seul pouvait sans danger user de ce ponceau. » Il connait le premier ministre par cœur ; il le sait apte à retomber sur « ses pattes » dans les situations les plus difficiles mais il ne le connaît pas suffisamment équilibriste pour lutter jusqu’au bout des ressources naturelles de Raminagrobis… Et puis, le premier ministre n’est pas somnambule que je sache se dit encore le Secrétaire… Enfin nous verrons bien, murmura-t-il, en s’emparant de sa perche de ligne, vous verrons bien, quand le chef reviendra, quel chemin il a pu prendre pour gagner ce côté-là de la rivière. Sûrement qu’il n’a pas volé !… ajouta le Secrétaire, en manière de conclusion à tant de lumineux raisonnements ; n’importe… j’ai comme un mauvais pressentiment. S’il arrivait un malheur ?

Le soleil commençait à décliner légèrement vers l’horizon mais la chaleur n’en restait pas moins accablante. La rivière étincelait de mille vaguelettes courtes, brillantes comme des facettes de métal. Les ministres s’endormaient. Les bons mots du midi n’étincelaient plus et ne fusaient plus les galéjades du « balthazar » des trois chênes. Une sorte de torpeur envahissait les pêcheurs : ennui des fins d’après-midi joyeuses, alourdissante survivance des émotions de l’incident du melon, fatigues de la méridienne et de la digestion, toujours est-il que sur les deux berges de la rivière, on somnolait à demi. Au reste, les « appâts » manquaient à peu près complètement. À défaut des vers de vase qui avaient pris le chemin détourné que l’on sait, on s’était servi d’un morceau de fromage que l’honorable ministre de l’agriculture avait apporté, par mesure de prudence, dans son sac. C’était un fromage de la Coopérative approuvée par le Conseil d’Agriculture dont l’honorable ministre était le président. Or, les goujons s’étaient montrés si friands de ce produit de notre province qu’ils n’en avaient fait, pour ainsi dire, qu’une bouchée et que l’on ne savait trop vraiment quoi, à présent, leur mettre… sous la dent.

Mais bref ! le temps qui avait marché de toute la vitesse vertigineuse qu’il se plait à mettre dans les heures heureuses, se chargea de tirer les ministres de leur embarras et, c’est par le sifflet de leur convoi spécial qu’il les avertit que l’heure du retour était arrivée.

En effet, un cri strident retentit dans l’espace, du côté de la station. Les ministres sursautèrent. Quoi ! déjà… Comme sont courts les beaux jours !… L’on se prit résolument à mettre ordre aux agrès de pêche.

Pendant ce temps, le Secrétaire Provincial observait le Premier Ministre. Placidement, celui-ci s’était levé, puis, les bras chargés de sa gaule, de son veston et de son sac, il s’était dirigé précisément du côté du ponceau de madriers.

« C’est ce que j’avais prévu, murmura M. Descarrières, je l’avais prévu mais sans oser le croire. Sûrement sûrement ! il plane un malheur sur ce coin de terre. »

Hélas ! les pressentiments du Secrétaire Provincial étaient vrais. Sir Omer Thouin, d’un pas rendu chancelant par la fatigue du jour, s’était aventuré sur le fatal ponceau ; il était parvenu à l’extrémité du premier madrier, quand on entendit un cri désespéré partir de la rivière. On eût dit l’appel d’un trépassé ou le sifflement lugubre du vent dans les cavernes sur une lande bretonne… En même temps, ce fut un grand rejaillissement d’eau et quand les gouttelettes se furent dispersées, on aperçut, au fil de l’eau, deux bras tendus d’angoisse, deux mains crispées d’horreur, puis, un autre cri sourd comme celui d’un mourant :

« À moi ! à moi !… au secours !… » Il y avait à peine deux pieds d’eau à cet endroit mais cette eau était trouble ; l’on pouvait craindre quelque danger d’asphyxie même pour quelqu’un si accoutumé fût-il de nager en eau trouble.

Un cri de terreur folle sortit des poitrines des ministres qui, hébétés, restaient figés à leur place tels des poteaux de frontières.

Pendant quelques instants, l’infortuné Premier se débattit dans l’eau comme un poisson hors d’icelle. Un dernier appel au secours sortit, étranglé, de sa gorge… puis, l’on n’entendit plus rien.

Et les ministres, horrifiés, restaient toujours là, cloués sur la berge.

Alors, de l’extrémité du Parc où il était déjà rendu, un homme accourut qui, sans perdre de temps à s’arrêter pour enlever sa casquette et son veston, fit, au bord, un bond formidable et piqua une tête héroïque dans la rivière.

Cet homme, c’était Donat Mansot.

Tous les yeux maintenant sont fixés sur lui ; tous les cœurs ne battent que pour lui. Les exploits héroïques sont toujours passionnants surtout quand cela se passe à une époque l’on nous croit finis, épuisés, émoussés par la névrose, annihilés par la veulerie.

La course à la rivière, le saut dans le courant, l’élan jusqu’au naufragé, tout cela n’avait pris à Donat Mansot que le temps que nous prenons pour l’écrire…

Ramener sur la berge la masse ruisselante et informe qu’était devenu, hélas ! le premier personnage de la province de Québec, le déposer dans un endroit moelleux et sec lui prirent le même temps.

Et maintenant, l’on s’empresse autour de la victime. On la déshabille et on la frictionne. Enfin, une goutte de cognac que l’on verse dans la bouche contractée du Premier le ramène définitivement à la vie.

« Il a eu plus de peur que de mal », heureusement, déclare, encourageant, M. Lepire.

— Je savais, je savais, murmura, inspiré, le Secrétaire Provincial, qu’il arriverait un malheur…

— Alors pourquoi ne pas nous avoir prévenus ? fait, de méchante humeur, le ministre des Forêts.

— Heureusement que nous étions là, fait remarquer le ministre des Travaux Publics.

Maintenant, le premier ministre peut se lever et parler.

« Ah ! j’ai bien cru que j’allais mourir, mes vieux, et j’ai traversé un moment d’angoisse terrible. Tenez !… j’ai eu la perception très nette que je me noyais…. Mes tempes se gonflaient à éclater, mes oreilles bourdonnaient et… et c’était comme un grand trou noir dans lequel je m’engouffrais… mon cœur était serré comme dans un étau et il s’arrêtait de battre…

« C’est terrible !  » murmurèrent les collègues.

— N’importe, ce que c’est de nous, murmura encore le Premier, en se regardant encore tout ruisselant … Mais savez-vous, mes vieux, que j’ai l’air d’un pingouin ? À propos, mon sauveur, où est mon sauveur ?…

« Monsieur Mansot !  » crièrent les ministres.

Mais Donat Mansot se dirigeait déjà vers la station, de cette démarche véritablement humble d’un homme qui vient de jouer avec la mort et avec la gloire.

Quelques instants après, dans l’express qui emportait à toute vapeur le parti ministériel vers la vieille capitale.

Donat Mansot, par la fenêtre étroite du wagon, regarde défiler le paysage toujours nouveau, toujours changeant. Un large sourire irradie la figure du jeune député. Il traverse un moment de bonheur qu’il voudrait éterniser.

Tout à l’heure, comme on montait dans le train, le premier ministre, solennel, s’est approché de lui et lui a dit :

« Mon cher Mansot, merci !… Vous m’avez sauvé la vie ; ma reconnaissance sera éternelle. Bien petite, il est vrai, sera la récompense mais je vous laisse le plaisir et l’honneur de gagner vous-même vos épaulettes ; et, pour vous donner le premier élan dans votre ascension vers la gloire, j’ai le plaisir de vous annoncer, mon cher député, qu’à la prochaine session, vous serez élu président du Comité des Bills Privés… »

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Et par la portière, Donat Mansot prend plaisir à accrocher son esprit à des morceaux de nature où il souhaiterait s’arrêter longtemps… Mais, avant que son désir ait pu se préciser, le train l’emporte plus loin.

Et n’est-ce pas là toute la vie ?…

Comme l’express file à toute vapeur sur les rails d’acier, la vie nous emporte vers l’Idéal, vers le Rêve du Bonheur, peut-être… peut-être aussi vers la catastrophe, vers la misère et vers la désillusion…