Le Membre/II
II
Le Pique-Nique des Ministres.
L’aurore avait à peine retiré ses doigts de rose qu’un convoi spécial du Québec-Central emportait vers Saint-Vidal le groupe des ministres de la province tout joyeux de la perspective de quelques heures passées au vert.
La journée s’annonçait radieuse.
Le soleil, déjà, ardait sur tout le front de la ville ; l’air était traversé par des cris d’oiseaux et, dans le bleu du ciel, des gazouillements prolongés se croisaient comme s’il pleuvait des sons. Des disques dorés se dessinaient partout sur le sol ; l’eau était azurée. Et il faisait bon aspirer les lueurs fraîches, les souffles vifs de ce matin de juillet.
Le convoi a quitté les banlieues et file maintenant à toute vitesse à travers la campagne. Les ministres papotent comme des écoliers en rupture de ban, un jeudi de congé. Ils sont vêtus en nankin et coiffés de panamas ; ils ont des kodaks et des jumelles en bandoulière. Sur les banquettes, s’entassent des sacs de voyage bondés de provisions de toutes sortes, enchevêtrés de cannes de pêche et de carabines Winchester.
« Enfin ! partis… s’exclame tout à coup, le premier ministre, l’honorable Omer Thouin. C’est décidément, une excellente idée qu’a eue ce bon Adolphe Lepire de nous inviter à l’aller rejoindre à Saint-Vidal. Quelle bonne partie, mes vieux !… Moi, j’aime tant les voyages… Quand j’étais enfant, je les aimais déjà, sans doute parce que je n’avais pas encore voyagé… Les noms, les seuls noms, harmonieux et barbares des pays lointains, des mers inconnues, des villes, des contrées, des fleuves ou des montagnes me semblaient des mots magiques, de cabalistiques formules, grâce auxquels on pouvait être transporté loin, très loin, avec une rapidité invraisemblable, par quelque puissant génie où sur le paresseux tapis des contes persans… Enfin ! et puis, vous savez, là-bas, mes vieux, à l’ombre des chênes de Saint-Vidal, comme au Parlement, nous pourrons siéger en cabinet, faire des lois, comme feu Saint Louis dans la forêt de Fontainebleau… »
— Pardonnez, maître, rectifia l’honorable Alexandre Mancheau, je crois que c’était dans le bois de Vincennes…
— Oh ! qu’importe, répliqua le ministre sans portefeuille, l’honorable John B. Karn… qu’importe la forêt, pourvu qu’on ait l’ivresse…
— Peste ! mon cher Karn, comme vous voilà poétique ? s’écria le Premier.
— Ça me prend comme cela toutes les fois que je vais à la campagne ; et, vous me croirez si vous voulez, mais depuis que je suis ministre sans portefeuille, je n’ai pas trouvé encore un seul instant pour aller lire mon vieux Longfellow à l’ombre des peupliers touffus. D’autre part, comme marchand de bois depuis mes plus tendres années, j’aime la forêt…
— « Tityre tu patulæ… » s’exclame, lyrique, le premier ministre ; moi aussi, je me plais à réciter sous le tegme d’un orme… moi aussi, enfin, encore une fois, j’adore ces voyages à la campagne. Il est malheureux cependant que l’on n’ait encore trouvé pour réaliser ces prodiges que devraient être les voyages que l’emploi du bateau à vapeur et du chemin de fer, c’est-à-dire, des choses qui vous bousculent et vous salissent. Je regrette, pour ma part, le bon vieux temps des berlines et « l’espoir d’arriver tard dans un sauvage lieu » comme a dit un de mes auteurs.
— Mais vous avez oublié l’automobile, monsieur le Premier, rectifie le ministre des Travaux Publics… et je dois vous dire que vous en avez un superbe…
— Peste soit de l’auto !… Alors c’est la folie de la vitesse qui vous gagne, qui vous empêche de voir le paysage autrement que dans un tourbillon, à travers la poussière, les lunettes et les voiles, et le halètement de la course, et le soufflet du vent. Et cela en vérité, n’est pas le plaisir !…
Il se fit un instant de silence, comme de recueillement, dans le convoi. Tous les ministres regardaient maintenant à travers les portières défiler la campagne comme sur un film de « scope ».
Le soleil est haut maintenant et ses rayons rendent transparente la buée qui rase le sol. Ici, la plaine est brune, découpée en rectangles et la buée traîne aux creux des sillons où un récent orage a fait des flaques d’eau. Là, des grains murs balancent leur houle d’or. Au loin, le fleuve que l’on aperçoit semble de l’argent mat… Le convoi traverse en coup de vent une petite rivière dans laquelle se reflètent le balai rigide des peupliers et les boules effilochées des saules. De tout cela monte aux narines ministérielles une pénétrante odeur de foin fané et d’herbes molles… Devant une ferme qui passe comme un bolide, un coq jaune bat des ailes ; le bruit de ferrailles du train empêche d’entendre son cocorico.
« Moi, j’aime la campagne », commence ou plutôt continue le Secrétaire Provincial, l’honorable Jean-Pierre Descarrières.
— Quand elle n’est pas électorale, sans doute, répliqua finement l’honorable M. Baron. Non, mais, sommes-nous assez idylliques, ajouta le ministre de l’Agriculture, encouragé par le sourire de ses collègues.
— « Poète, prends ton luth et me donne un baiser », clame le Secrétaire Provincial.
— Allons, bon ! des vers maintenant, fait remarquer le premier ministre. À propos de vers, j’espère, mon cher Alex, que vous n’avez pas oublié les vers de vase pour « empâter » nos lignes ?
— Non, maître, répond l’honorable ministre des Travaux publics, même que je les ai mis, pour les tenir au frais dans une vieille urne à scrutin.
— Des vers de vase… d’élection alors, hasarda le Secrétaire : « Vas electionis », comme on dit dans les litanies.
Et le Premier de faire remarquer avec complaisance :
— Le trait est plaisant…
— Mais enfin, qu’est-ce que nous pourrions bien faire pour passer le temps jusqu’à Saint-Vidal, demanda tout à coup le Trésorier Provincial qui n’avait pas encore soufflé mot depuis le départ.
— Si nous jouions une « petite paire » proposa M. Baron. C’est un jeu intéressant, le « bluff »… et, je suis sûr qu’en notre qualité de ministre nous le savons tous…
La proposition du ministre de l’agriculture fut acceptée à l’unanimité et, pendant plus d’une heure dans le train qui roulait, roulait, à croire qu’il ne devait jamais s’arrêter, les ministres de la province de Québec, jouèrent au « bluff »… jouèrent à rendre jaloux tous les ministres de tous les ministères du monde.
Depuis le départ de Lévis, le député Mansot, justement mal à l’aise dans ce milieu par trop aristocratique pour lui qui faisait partie de la plèbe de la Chambre, n’avait pas encore risqué une parole ou un geste. Enfoncé dans le coin d’une banquette, la tête à demi sortie dans la portière, de ses yeux vagues et distraits, tantôt il fouillait au loin l’horizon, tantôt il comptait les poteaux de télégraphe… Au reste, une tristesse, une sorte de vide, de noir affreux l’avaient envahi en pleine sérénité de cette journée naissante. Comment expliquer cette tristesse d’heures qui devraient engendrer des sentiments de joie, de plénitude, de confiance dans le présent et dans l’avenir et qui pénètrent, au contraire, de la plus pesante mélancolie ?…
« Saint-Vidal ! » vient crier tout-à-coup la voix éraillée du conducteur du train d’excursion.
Une foule sympathique était massée sur la plateforme de la station. Un orchestre improvisé joua « Merry Widow » et, quand les ministres descendirent du train, la foule lança des hurrahs frénétiques. On acclama surtout le premier ministre et Donat Mansot qui était le député du comté. Pour se dérober aux ovations, les ministres montèrent aussitôt dans les berlines qui les attendaient pour les conduire à la villa « Ma Famille ». Là, l’honorable Adolphe Lepire, vêtu d’un luxueux complet de molleton bleu marine, chemise assortie, souliers jaunes et casquette à l’américaine, les attendait du haut du perron.
« Comme c’est gentil à vous d’être venus, dit-il… mais j’ai cru vraiment que vous n’arriveriez pas !… Joli pays, n’est-ce pas, Saint-Vidal ?… Mais ça manque de ministres. »
— Monsieur l’ex-ministre des Postes est trop bon, répondit Sir Omer Thouin. Et cette petite santé ?…
— Ça boulotte ! comme vous voyez. Mais on s’ennuie ferme. Vous savez, il n’y a encore qu’Ottawa, si ce n’est le Japon, Berne ou Paris…
Le Secrétaire Provincial fredonna :
Ô Paris, gai séjour,
De plaisir et d’ivresse…
— Taisez-vous donc, Secrétaire Provincial de malheur, interrompit l’honorable M. Beaulard, ministre des Forêts, qui avait gardé le silence pendant tout le voyage mais qui éclatait tout à coup d’une joie exubérante ; pour une fois que nous avons du beau temps depuis un mois, ce n’est pas raisonnable ce que vous faites là !…
— Oh ! soyez sans inquiétude, repartit le Secrétaire, en montrant son parapluie, je ne chante jamais sans ce pépin.
— Tout de même, il fait rudement chaud, remarqua le premier ministre, en enlevant son veston. On peut se mettre à l’aise ?…
— J’allais vous le proposer, dit M. Lepire ; au reste, la table nous attend. Vous savez, elle est dressée là, dans le parc, sous les arbres.
— Ça s’ra pas de refus, vrai, hasarda M. Beaulard, j’ai un creux, un vide…
— Où ? demanda le Secrétaire, impitoyable.
— Mais dans l’estomac, parbleu !…
Cinq minutes plus tard, les ministres étaient à table. Sous leurs pieds, le gazon était fourni comme l’était le feuillage des trois chênes qui abritaient la table, le couvert et les convives. Ils semblaient avoir été plantés là exprès.
« Je dois vous prévenir, fit remarquer M. Lepire, que « l’ordre du jour » n’est pas très chargé. Nous avons tout bonnement fait sauter un lièvre et il y a de quoi faire une petite matelote que je confectionnerai moi-même à mesure que nous la dégusterons. »
— Une matelote, comme ça touche à la marine, dit le ministre des Travaux Publics, il convient, en effet, que vous vous en chargiez.
— Vous verrez comme je m’y entends, répondit M. Lepire. Je serai comme le chef de notre flotte.
— Ministre de la Cuisine, alors, riposta l’honorable M. Baron. Au fait, ne le sommes-nous pas tous un peu ?
— Nous avons aussi la petite surprise, continua M. Lepire ; découvrant un énorme melon que l’on avait couvert de feuillage ! tenez ! flairez-moi cela ; un cantaloup authentique ; c’est mon chef qui m’en a fait cadeau.
— C’est authentique ? questionnèrent plusieurs voix.
— Parbleu ! messieurs, répond M. Lepire, quand on a comme notre chef à tous, vieilli dans le parlementarisme, il serait impardonnable de ne pas s’y connaître en melons.
Au bout de quelques minutes, on a engouffré la matelote et entamé le cantaloup. La parole était aux fourchettes et M. Lepire leur succéda :
« Vous savez, moi, comme vous retardiez, j’ai mangé en vous attendant… Passez-moi quand même les sardines. »
— Si c’est pas honteux, ça a diné et « ça r’dine », hasarda le ministre de l’Agriculture.
— Shame ! Shame ! crièrent en chœur, les ministres.
— Ça a déjà été fait par un journaliste, il y a plusieurs années, lança le Secrétaire.
— Moi, je l’aime avec du sucre, dit le premier ministre, en attaquant sa tranche de melon.
— Toujours opportuniste, ce Thouin ! riposta M. Lepire, qui s’emparait du poivre et du sel.
Bref ! il était deux heures quand, le diner pris et le cigare fumé jusqu’au mégot, M. Lepire proposa :
« Si nous allions maintenant faire un « lawn tennis » dans le jardin… pour la digestion ? »
— Une partie de saute-mouton serait peut-être plus conforme aux traditions de la saine démocratie ? fit observer le premier ministre.
— Bien parlé, maître, approuva le Trésorier. Moi, je suis pour le saute-mouton. Mettons des enjeux de trente sous.
Sur le gazon frais et tendre du jardin, les ministres s’ébaudirent pendant près d’une heure. Le Trésorier gagna sur toute la ligne ce qui fit dire à l’honorable Mancheau :
— « S’il en avait gagné assez au moins pour équilibrer son budget. »
« Troisième « item » : la pêche ! » s’écria tout-à-coup M. Lepire.
Les ministres se ruèrent vers la riviérette qui, tout près de là, au bout du parc, déroulait son ruban d’argent.
« Saperlipopette !… cria tout-à-coup le ministre des Terres, je ne retrouve plus mes vers de vase !… Qui a pris mes vers de vase ?… Je les avais gardés près de moi pendant le repas… Ce n’est pas une plaisanterie à faire ça, entre ministres. »
Alors, M. Lepire, se frappant la tête d’un violent coup de poing.
« Les vers de vase !… Nom d’un petit bonhomme ! Les vers de vase ! Je crois bien, Dieu me pardonne ! que c’est cela que j’ai mis dans la matelote. Je croyais que c’était du vermicelle. »
Une sensation prolongée suivit cette déclaration de l’ex-ministre des Postes.
« Voilà du joli !… du propre !… des vers de vase que j’avais jalousement soignés dans un tiroir de mon bureau », remarqua, alarmé, M. Beaulard.
— Il m’a semblé aussi que cette matelote avait comme un goût de… tiroir, remarqua le Secrétaire Provincial.
« Très joli !… très propre !… très délicat !… » criait-on maintenant de toute part.
« Je ne sais pas ce que j’ai, dit tout-à-coup le premier ministre, mais je ne suis pas du tout à mon aise. »
— Ni moi non plus ! reprit M. Mancheau, très pâle.
— Messieurs, nous sommes empoisonnés, pleurnicha le Trésorier Provincial.
Alors, M. Lepire, très calme :
« Messieurs, vous exagérez ; c’est tout simplement le melon. »
Tous se dispersèrent dans le paysage et, un instant après, on entend le Secrétaire Provincial, fredonner à la cantonade :
Viens, suivons les sentiers ombreux
Où s’égarent les amoureux.
Le printemps nous appe-e-e-e-l-le !…