Hachette (p. 23-38).


III


l’anglais et alcide


Peu de jours après, Julien était aux champs, faisant paître ses dindes, lorsqu’un homme qu’il ne connaissait pas s’approcha du troupeau et le regarda attentivement. Il s’approcha de Julien.

l’homme.

Eh ! pétite ! C’était à toi ces grosses hanimals ?

— Non, M’sieur », répondit Julien, surpris de l’accent de l’étranger.

l’homme.

Pétite, jé voulais acheter ces grosses hanimals ; j’aimais beaucoup les turkeys. »

Julien ne répondit pas : il ne comprenait pas ce

que voulait cet homme qui parlait si mal le français.
l’anglais.

Eh ! pétite ! tu n’entendais pas moi ?

julien.

J’entends bien, M’sieur, mais je ne comprends pas.

l’anglais.

Tu comprénais pas, pétite nigaude ? jé disais j’aimais bien les turkeys.

julien.

Oui, M’sieur.

l’anglais.

Eh bien ?

julien.

Eh bien, M’sieur, je ne comprends pas.

l’anglais, impatienté.

Tu comprénais pas turkeys ? Tu savoir pas parler, alors.

julien.

Si fait. M’sieur ; je parle bien le français, mais pas le turc.

l’anglais, de même.

Pétite himbécile ! jé parlais français comme toi, jé parlais pas turk. Et jé té disais : jé voulais acheter ces grosses hanimals, ces grosses turkeys.

julien, riant.

Ah ! bien, je comprends, M’sieur appelles mes dindes des Turcs. Et M’sieur veut les avoir ?

l’anglais.

Eh oui ! pétite ! Combien elles coûtaient ?

julien.

Elles ne sont pas à moi, M’sieur ; je ne peux pas les vendre.

l’anglais.

Où c’est on peut les vendre ?



« Tu comprénois pas, pétite nigaude ?»

julien.

À la ferme, M’sieur ; Mme Bonard.

l’anglais.

Où c’est Madme Bonarde ?

julien.

Là-bas, M’sieur. Derrière ce petit bois, à droite, puis à gauche.

l’anglais.

Oh ! moi pas connaître et, moi pas trouver Madme Bonarde. Viens, pétite, tu vas montrer Madme Bonarde.

julien.

Je ne peux pas quitter mes dindes, M’sieur. Il faut que je les fasse paître.

l’anglais.

Pêtre ? Quoi c’est, pêtre ?

julien.

Paître, manger. Je ne les rentre que le soir.

l’anglais.

Moi, jé comprends pas très bien. Toi manger toutes les grosses turkeys ? Aujourd’hui ?

julien.

Non, M’sieur… Adieu, M’sieur. »

Et Julien, ennuyé de la conversation de l’Anglais, le salua et fit avancer les dindons ; l’Anglais le suivit. Julien eut beau s’arrêter, marcher, aller de droite et de gauche, l’Anglais ne le quittait pas. Julien, un peu troublé de cette obstination, et craignant que cet étranger ne lui enlevât une ou deux de ses dindes, les dirigea du côté de la ferme pour appeler quelqu’un à son aide.

Au moment où il allait tourner au coin du petit bois, il aperçut un jeune garçon qui en sortait, se dirigeant aussi vers la ferme.

Julien appela.

« Eh ! par ici, s’il vous plaît ! un coup de main pour rentrer plus vite mes dindes. »

Le garçon se retourna ; Julien reconnut Alcide. Il regretta de l’avoir appelé. Alcide accourut près de Julien, et à son tour reconnut l’Anglais, qu’il salua.

alcide.

Que me veux-tu, Julien ? Tu ne m’appelles pas souvent, et pourtant je ne demande pas mieux que de t’obliger.

julien.

Tu sais bien, Alcide, que mon maître nous défend, à Frédéric et à moi, de causer avec toi. Si je t’ai appelé aujourd’hui, c’est pour m’aider à ramener à la ferme mes dindes qui s’écartent ; elles sentent que ce n’est pas encore leur heure.

alcide.

Et pourquoi es-tu si pressé de les rentrer ?

julien.

Parce que je me méfie de cet homme qui s’obstine à me suivre depuis deux heures ; je ne sais pas ce qu’il me veut.. Je ne comprends pas son jargon.

alcide.

C’est un brave homme, va ; il ne te fera pas de mal, au contraire.

julien.
Comment le connais-tu ?
alcide.

Il demeure tout proche de chez nous, la porte à côté. »

L’Anglais s’approcha.

« Bonjour, good morning, my dear, dit-il s’adressant à Alcide ; jé voulais acheter ces grosses turkeys, et lé pétite, il voulait pas.

alcide.

Attendez, Monsieur, je vais vous arranger cela. Dis donc, Julien, M. Georgey te demande une de tes dindes. Il t’en donnera un bon prix.

julien.

Est-ce que je peux vendre ces dindes ? Tu sais bien qu’elles ne sont pas à moi. Qu’il aille à la ferme parler à Mme Bonard, c’est elle qui vend les volailles. Je le lui ai déjà dit, et il s’obstine toujours à me suivre. Voilà pourquoi je t’ai appelé sans te reconnaître ; j’avais peur qu’il ne m’emportât une de mes bêtes pendant que je poursuivais celles qui s’écartent.

alcide.

Dis-moi donc, Julien, tu pourrais tout de même faire une fameuse affaire avec M. Georgey ; il ne regarde pas à l’argent ; il est riche, tu pourrais lui vendre une de tes dindes pour huit francs.

julien.

D’abord, je t’ai dit que c’est Mme Bonard qui les vend elle-même ; ensuite, quand je la lui vendrais huit francs, je ne vois pas ce que j’y gagnerais.

alcide.

Comment, nigaud, tu ne comprends pas que, le prix d’une dinde étant de quatre francs, tu empocherais quatre francs et tu en donnerais autant à Mme Bonard ?

julien.

Mais ce serait voler, cela !

alcide.

Pas du tout, puisqu’elle n’y perdrait rien.

julien.

C’est vrai ; mais, tout de même cela ne me semble pas honnête.

alcide.

Tu as tort, mon Julien ; je t’assure que tu as tort. Laisse-moi faire ton marché, tu ne t’en seras pas mêlé ; c’est moi qui aurai tout fait, et nous partagerons le bénéfice. »

Julien réfléchit un instant ; Alcide l’examinait avec inquiétude ; un sourire rusé contractait ses lèvres.

alcide.

Eh bien, te décides-tu ?

— Oui, dit résolument Julien je suis décidé, je refuse ; je sens que ce serait malhonnête, puisque je n’oserais pas l’avouer à Mme Bonard.

alcide.

Mais, mon Julien, écoute-moi.

julien.

Laisse-moi ; je ne t’ai que trop écouté, puisque j’ai hésité un instant.

alcide.

Alors tu peux bien ramener ton troupeau sans moi ; ce ne sera pas moi qui te viendrai en aide.

julien.

Je ne te demande pas ton aide, je m’en tirerai bien tout seul. Allons, en route, mes dindes, et ne nous écartons pas. »

Julien fit siffler sa baguette, les dindes se mirent en route ; l’Anglais, qui attendait à quelque distance le résultat de la négociation d’Alcide, ouvrit une grande bouche, écarquilla les yeux, et allait se mettre à la poursuite de Julien et de son troupeau, quand Alcide lui fit signe de ne pas bouger ; lui-même entra dans le fourré et se trouva en même temps que Julien au tournant du bois et près de la barrière. Profitant du moment où Julien quittait son troupeau pour ouvrir la barrière, il saisit une dinde qui était tout près du buisson où il se tenait caché, et l’entraîna vivement dans le fourré.

Puis, se glissant de buisson en buisson jusqu’à ce qu’il eût gagné l’endroit où l’avait quitté Julien, il sortit du bois et se retrouva en face de l’Anglais.

Celui-ci n’avait pas bougé ; il se tenait droit, immobile. Quand il vit venir Alcide avec la grosse hanimal sous le bras, il fit un oh ! de satisfaction.

m. georgey.

Combien que c’est, my dear ?

alcide.

Huit francs, Monsieur.

m. georgey.

Oh ! les autres c’était six.

alcide.

Oui, Monsieur, mais Julien n’a pas voulu donner à moins de huit, parce que la bête a quinze jours de plus que les deux dernières que vous avez mangées, et qu’elle est plus grosse.

L’Anglais tira huit francs de sa poche, les mit dans la main d’Alcide, et caressa la dinde en disant :

« Jé croyais, moi, que lé pétite est un pétite scélérate qui vend ses hanimals trop cher… Porte-moi mon turkey ; il allait salir mon inexpressible.

alcide.

Monsieur veut que je lui porte son dindon ?

l’anglais.

Yes, my dear.

alcide.

Mais, M’sieur, c’est impossible, parce que je pourrais rencontrer quelqu’un de chez les Bonard, et qu’on pourrait croire que je l’ai volé.

l’anglais.

Jé né comprends pas très bien. Ça faisait rien, porte le turkey.

alcide.

Je ne peux pas, M’sieur ; on me verrait.

l’anglais.

— Pas si haut, my dear. Jé ne souis pas sourde. Jé té disais : Porte le turkey. Tu n’entendais pas ? »

Alcide chercha à lui faire comprendre pourquoi il ne pouvait le porter, et il profita d’un moment d’indécision de l’Anglais pour lui passer le dindon sous le bras et se sauver en courant.

L’Anglais, embarrassé de son dindon qui se débattait, le serra des deux mains pour l’empêcher de s’échapper. Le pauvre dindon, fortement comprimé, réalisa les craintes de son nouveau maître ; il salit copieusement l’inexpressible, c’est-à-dire le pantalon de M. Georgey. Celui-ci fit un oh ! indigné,

ouvrit les mains d’un geste involontaire, et lâcha

L’Anglais embarrassé de son dindon.

le dindon, qui s’enfuit avec une telle vitesse, que

l’Anglais désespéra de l’attraper. Il se borna à le suivre majestueusement de loin et à ne pas le perdre de vue. Il ne tarda pas à arriver à la barrière.

Pendant ce temps, Julien faisait rentrer son troupeau ; Bonard était dans la cour.

« M’sieur, M’sieur, cria Julien en l’apercevant, je me presse de rentrer pour sauver mon troupeau.

bonard.

Qu’est-ce qui t’arrive donc ? As-tu fait quelque mauvaise rencontre ?

julien.

Je crois bien, M’sieur ; un homme tout drôle, qui parle charabia, qui voulait absolument avoir mes dindes. Et puis, M’sieur, j’ai rencontré bien pis que ça : Alcide, qui allait du côté de la ferme, et que j’ai appelé pour m’aider à faire marcher mes bêtes.

bonard.

Pourquoi l’as-tu appelé ? je défends que vous lui parliez, toi et Frédéric.

julien.

C’est que je ne l’ai pas reconnu, M’sieur ; et puis, une fois qu’il m’a tenu, je ne pouvais plus le faire partir. »

Julien raconta à Bonard ce qui s’était passé entre lui et Alcide.

julien.

J’ai eu un mauvais mouvement, M’sieur ; comme une envie de faire ce que me conseillait Alcide.

bonard.
Qu’est-ce qui t’a arrêté ?
julien.

C’est que j’ai pensé que si Monsieur et Madame le savaient, j’en serais honteux, et que si je faisais la chose, ce serait en cachette de M’sieur. Alors je me suis dit : « Prends garde, Julien ; ce que tu n’oses pas montrer au grand jour n’est pas bon à voir. Et si m’sieur Bonard, qui a été si bon pour toi, te fait peur, c’est que tu mériterais châtiment. » Et j’ai vu que j’avais eu une méchante envie, et j’en ai eu bien du regret, M’sieur, bien sûr ; et je me suis dit encore que, pour me punir, je vous raconterais tout.

bonard.

Tu as bien fait, Julien ; tu es un bon et honnête garçon. Mais compte donc tes dindes pour voir s’il ne t’en manque pas : il me semble avoir vu courir quelqu’un dans le bois il y a un instant.

— Oh ! M’sieur, elles y sont toutes ; je les comptais tout en marchant. »

Malgré l’assurance de Julien, Bonard fit le compte du troupeau.

bonard.

Je n’en trouve que quarante-cinq, mon garçon. Il t’en manque une.

julien, étonné.

Pas possible, M’sieur, puisque je viens de les compter en approchant de la barrière. »

Au moment où ils allaient recommencer leur compte, des piaulements se firent entendre ; ils virent un dindon qui cherchait à passer à travers les claires-voies de la barrière. Julien courut lui ouvrir et s’écria joyeusement :

« La voici, M’sieur, c’est notre dinde ; elle a perdu des plumes et une partie de sa queue ; c’est, bien sûr, la nôtre. Mais comment a-t-on fait pour me l’enlever, moi qui ne les ai pas quittées des yeux ? »

Bonard prit la dinde, l’examina, la retourna de tous côtés, et ne vit rien qui pût faire connaître comment elle avait été prise sans que Julien ait pu voir le voleur. Il devina à peu près la vérité, mais il voulut s’en assurer avant d’en rien dire.