Hachette (p. 9-22).


II


deux dindes perdues


La semaine se passa heureusement pour Julien, les dindes étaient au grand complet. Un soir, pendant que Julien curait l’étable des vaches, après avoir compté ses dindons en présence de Frédéric, ce dernier l’appela :

« Julien, va vite au moulin et rapporte-nous du son, il en faut pour les chevaux qui vont rentrer ; je n’en ai pas seulement une poignée.

julien.

Pourquoi n’y as-tu pas été après dîner ? M. Bonard te l’avait dit.

frédéric.
Je n’y ai pas pensé ; j’avais les bergeries à nettoyer.
julien.

Et pourquoi n’y vas-tu pas toi-même ? Moi aussi, j’ai mes étables à curer.

frédéric.

Ah bien ! tu les finiras plus tard. Je suis pressé d’ouvrage ; mon père m’attend.

julien.

Je vais rentrer mes dindes et j’y vais.

frédéric.

Tu vas encore perdre du temps après tes dindes, je vais te les rentrer.

julien.

Tu sais que mon compte y est ; quarante-sept.

frédéric.

Oui, oui ; prends vite une brouette pour ramener le sac de son. »

Julien hésita un instant mais, prenant son parti, il saisit une brouette et partit en courant. Le moulin n’était pas loin. Une demi-heure après, Julien ramenait à Frédéric la brouette avec le son. Ses dindes étaient rentrées, il se remit à l’ouvrage ; tout était fini quand Bonard ramena les chevaux.

bonard.

As-tu rapporté du son, Frédéric ?

frédéric.

Oui, mon père ; le sac est à l’écurie.

bonard.

A-t-on fait bonne mesure ?

frédéric.

Oui, mon père, les deux hectolitres y sont grandement. »

Bonard entra à l’écurie avec Frédéric ; il délia le sac, et avant qu’il ait pu y mettre la main, un gros rat en sortit et se mit à courir dans l’écurie.

bonard.

Qu’est-ce que c’est ? Un rat ! Comment un rat s’est-il niché dans le sac ? Attrape-le ; tue-le. »

Frédéric commença la chasse au rat, mais il le manquait toujours. Bonard appela Julien.

« Viens vite nous donner un coup de main, Julien, pour tuer un rat. »

Julien accourut avec son balai ; il en donna un coup au rat, qui n’en courut que plus vite ; un second coup l’étourdit. Bonard l’acheva d’un coup de talon.

julien.

D’où vient-il donc, ce rat ?

bonard.

Il a sauté hors du sac. Comment y est-il entré ? c’est ce que je demande à Frédéric.

frédéric.

Il y était sans doute avant qu’on ait mesuré le son.

bonard.

C’est drôle tout de même ! Comment s’y serait-il laissé enterrer sans essayer d’en sortir ? »

Tout en parlant, Bonard mit les mains dans le sac pour en tirer du son. Il poussa une exclamation de surprise. Ce n’était pas du son, mais de l’orge qu’il retirait.

« Ah çà ! Frédéric, dis donc, tu me rapportes de l’orge quand je demande du son. »

Frédéric, aussi étonné que son père, ne répondait

pas ; il regardait bouche béante.
bonard.

Me répondras-tu, oui ou non ? Tu me dis qu’il y a bonne mesure et tu fais mesurer de l’orge pour du son ? »

Bonard était en colère ; Julien, voulant éviter une semonce à Frédéric, répondit pour lui.

« Ce n’est pas la faute de Frédéric, m’sieur Bonard, c’est la mienne. Quand j’ai été au moulin, j’étais pressé ; Frédéric m’avait dit de me bien dépêcher pour que vous trouviez le son en rentrant. Ils m’ont donné un sac préparé d’avance ; il y en avait plusieurs ; ils se seront trompés, ils m’ont donné de l’orge pour du son.

bonard, à Frédéric.

Pourquoi as-tu envoyé Julien ? Pourquoi n’y as-tu pas été toi-même ? Pourquoi as-tu attendu jusqu’au soir ?

frédéric, embarrassé.

J’avais de l’ouvrage, je n’ai pas trouvé le moment.

bonard.

Et pourquoi est-ce Julien qui y a été ? Tu as eu peur de te fatiguer, paresseux ! Va vite reporter ce sac et demande du son.

frédéric.

Mais, mon père, on va souper. Je puis bien y aller après.

bonard.

Tu iras tout de suite… Entends-tu ? »

Frédéric, obligé d’obéir à son père, y mit toute la mauvaise grâce possible ; il marcha lentement, après avoir perdu du temps à chercher la brouette,



Bonard acheva le rat d’un coup de talon.

à trouver un sac vide, à le secouer, à reprendre le

sac d’orge, à le charger sur la brouette. Julien voulut l’aider, mais Bonard l’en empêcha.

« Le voilà enfin en route, dit Bonard quand Frédéric fut parti. Et toi, Julien, je te défends à l’avenir de faire son ouvrage. Il devient paresseux, coureur ; il s’est lié avec ce mauvais garnement Alcide, le fils du cafetier ; je le lui ai défendu, mais il le voit tout de même, je le sais. Vient-il ici quand je n’y suis pas ?

julien.

Jamais, M’sieur. Depuis que M’sieur l’a chassé, il y a bientôt trois mois, il n’est pas venu une seule fois.

bonard.

As-tu compté tes dindes ce soir ? Y sont-elles toutes ?

julien.

Oui, M’sieur, elles y sont ; j’en ai compté quarante-sept. C’est Frédéric qui les a rentrées pendant que j’étais au moulin pour avoir du son.

bonard.

Je n’aime pas cet échange de travail ; c’était à toi de rentrer tes dindes, et Frédéric devait aller lui-même au moulin. Je te répète qu’à l’avenir je veux que chacun fasse son ouvrage ; tous ces mélanges et complaisances n’amènent rien de bon ; il en résulte que les uns n’en font pas assez et que les autres en font trop.

julien.

Je suis bien fâché de vous avoir mécontenté, M’sieur ; je croyais bien faire en obéissant au fils de M’sieur, car je sais bien que je suis le dernier dans la maison de M’sieur qui a été si bon pour moi et qui m’a recueilli quand tout le monde me repoussait.

bonard.

Écoute, Julien ; si tu es reconnaissant du bien que je te fais, tu me le témoigneras en ne favorisant pas la paresse de Frédéric. C’est un défaut dangereux qui mène à beaucoup de sottises, et je veux que Frédéric reste bon sujet.

julien.

Je vous obéirai. M’sieur ; je sais que c’est mon devoir. »

Tout en causant, Bonard avait donné de l’avoine aux chevaux, pendant que Julien faisait la litière. Quand les chevaux furent servis et arrangés, Bonard rentra pour souper ; Julien le suivit de près.

madame bonard.

Ah ! te voilà, mauvais garnement ! Tu as encore perdu une dinde, et cette fois je ne te le passerai pas. Tu n’auras que de la soupe et du pain sec pour ton souper, et je te retiendrai le prix de la dinde sur les soixante francs que te donne Bonard pour ton entretien ; ainsi, mon garçon, compte sur cinquante-six francs au lieu de soixante pour cette année. »

Julien était consterné. Toutes ses dindes y étaient (il en était bien certain) quand Frédéric l’avait envoyé au moulin, et personne n’avait pu ni les prendre ni les laisser courir,… excepté… Frédéric lui-même.

Julien raconta à Mme Bonard comment les choses s’étaient passées, comment c’était Frédéric qui s’était chargé de faire rentrer les dindes, de les enfermer, et que, bien certainement, les quarante-sept s’y trouvaient, puisqu’il les avait comptées devant Frédéric.

« C’est impossible, lui répondit Mme Bonard, puisque c’est moi, moi-même, qui ai trouvé les dindes abandonnées dans la cour, personne pour les garder et les rentrer ; c’est moi qui les ai comptées, et je n’en ai trouvé que quarante-six.

— Frédéric m’avait pourtant bien promis de les rentrer tout de suite, répondit tristement Julien, et je suis sûr que c’est bien quarante-sept dindons que je lui ai remis avant d’aller au moulin. »

Bonard écoutait et paraissait contrarié.

« Écoute, ma femme, dit-il, attendons Frédéric pour éclaircir l’affaire, et, en attendant, donne à Julien son souper complet ; il a expliqué la chose comme un honnête garçon, et il dit vrai, je te le garantis. C’est drôle tout de même que deux jeudis de suite il nous disparaisse une dinde et que Frédéric ne le voie pas.

madame bonard.

Quoi donc ? Que veux-tu dire ? Quelle est ton idée ? car tu en as une, je le vois bien.

bonard.

Certainement, j’en ai une ; peut-être est-elle bonne, peut-être mauvaise.

madame bonard.

Mais quelle est-elle ? Dis toujours.

bonard.

Eh bien, je dis que le jeudi est la veille du

vendredi.
madame bonard, riant.

Voilà une idée neuve ! nous n’avions pas besoin de toi pour faire cette découverte.

bonard.

Oui, mais tu oublies que le vendredi est jour de marché à la ville ; qu’on y vend des volailles, et qu’un mauvais sujet a bientôt fait de saisir une dinde, de l’étouffer et de l’emporter.

madame bonard.

Ça, c’est vrai. Mais comment veux-tu qu’un étranger vienne jusque dans notre cour sans être vu, qu’il ait le temps de courir après les dindes et de faire son choix pour mettre la main sur la plus grasse, la plus belle ?

bonard.

C’est précisément là que j’ai mon idée je te la dirai plus tard. Donne-nous à souper en attendant. »

La femme Bonard regarda son mari avec inquiétude elle commençait à avoir une crainte vague de l’idée de son mari ; elle se sentait troublée. Pourtant elle ne dit rien et commença les préparatifs du souper. Elle posa sur la table une terrine de soupe bien chaude et un plat de petit salé aux choux dont le fumet réjouit le cœur de Julien et lui fit vivement apprécier la bonté de son maître.

« Sans m’sieur Bonard, pensa-t-il, je n’aurais pas goûté de ces excellents choux et du petit salé, tout ce que j’aime ! »

Frédéric rentra au moment où l’on se mettait à table. Il prit sa place accoutumée près de sa mère et mangea de bon appétit, mais sans parler, parce qu’il avait de l’humeur.

Au bout de quelques instants, surpris du silence général, il leva les yeux sur son père qui l’examinait attentivement, puis sur sa mère, dont la physionomie grave lui causa quelque appréhension. Il aurait bien voulu questionner Julien, mais on l’aurait entendu, et il ne voulait pas laisser deviner son inquiétude.

Quand le souper fut terminé, Frédéric se leva pour sortir ; Bonard le retint.

« Reste là, Frédéric ; j’ai à te parler. »

Frédéric se rassit.

bonard.

Tu sais qu’il manque une dinde dans le troupeau de Julien ?

frédéric, troublé.

Non, mon père ; je ne le savais pas.

bonard.

Julien t’en a donné le compte quand tu l’as envoyé en commission.

frédéric.

Je ne pense pas, mon père je ne m’en souviens pas.

julien.

Comment, tu as oublié que nous les avons comptées ensemble au retour des champs, et qu’avant de partir pour le moulin je t’ai répété que le troupeau était au complet, qu’il y en avait quarante-sept ?

frédéric.

Je ne me le rappelle pas ; je n’y ai seulement

pas fait attention.
julien.

C’est triste pour moi ; c’est la seconde fois que tu oublies, et cela me donne l’air d’un menteur, d’un négligent et d’un ingrat vis-à-vis de M’sieur et de Mme Bonard.

bonard.

Non, mon pauvre garçon, je ne te juge pas si sévèrement ; depuis un an que tu es chez moi, tu m’as toujours servi de ton mieux, et je te crois un bon et honnête garçon.

julien.

Merci bien, M’sieur ; si je manque à mon service, ce n’est pas par mauvais vouloir, certainement.

bonard.

Je reviens à Frédéric. Comment se fait-il que tu oublies deux fois de suite une chose aussi importante pourtant ?

frédéric.

Mais, papa, je ne suis pas chargé des dindes ; cela regarde Julien.

bonard.

Je le sais bien ; mais par intérêt pour lui, qui est si complaisant pour toi, tu aurais dû faire attention à ce qu’il te disait pour le compte de ses dindes. Et puis, comment se fait-il que les deux fois que Julien n’a plus son compte pendant que tu l’envoies en commission, je vois rôder autour de la ferme ce polisson d’Alcide que je t’avais défendu de fréquenter ?

frédéric, embarrassé.

Je n’en sais rien ; je ne le vois plus, vous le

savez bien.
bonard, sévèrement.

Je sais, au contraire, que tu continues à le voir malgré ma défense, et qu’on vous a vus ensemble bien des fois. Mais, écoute-moi. Tu sais que je n’aime pas à frapper. Eh bien, je te dis très sérieusement que je te punirai d’importance la première fois qu’on t’aura vu avec ce mauvais sujet. Je ne veux pas que tu fasses de mauvaises connaissances. Entends-tu ? »

Frédéric baissa la tête sans répondre.

Bonard sortit pour faire boire ses chevaux. Julien aida Mme Bonard à laver la vaisselle, à tout mettre en place ; Frédéric resta seul, pensif et troublé.