Le Mauvais Génie (Comtesse de Ségur)/12

Hachette (p. 143-154).


XII


vol audacieux


« Eh bien, dit Alcide en arrivant, sont-ils tous partis ?

frédéric.

Tous partis jusqu’à midi ; il est dix heures, nous avons deux heures devant nous.

alcide.

C’est bon ; on fait bien des choses en deux heures. Julien est à la foire avec ta mère, m’as-tu dit hier ; l’Anglais les rejoindra, bien sûr, ou plutôt Julien l’aura pêché quelque part.

frédéric.
Et toute notre partie est manquée. Julien va empêcher l’Anglais de nous amuser, de payer pour nous. Ce sera assommant !
alcide.

Laisse donc ! Nous empaumerons Julien ; il n’est pas si saint qu’il le paraît ; trois ou quatre verres de vin et nous le tenons.

frédéric.

Mais, pour commencer, nous n’avons pas d’argent.

alcide.

J’y ai pensé ; il faut en faire. Il est possible que Julien prévienne l’Anglais et qu’il l’empêche de nous inviter à l’accompagner. Et moi qui pense à tout, j’ai pris mes précautions. Les dindes sont ici, n’est-ce pas ?

frédéric.

Mais oui, puisque l’Anglais veut les manger toutes ; on les lui garde.

alcide, riant.

Et ce sera toi qui les garderas ; ce sera bien amusant.

frédéric.

Ne m’en parle pas ; j’en suis en colère rien que d’y penser. Avec cela, mon père qui sera toujours sur mon dos.

alcide.

Eh bien, je vais t’aider à diminuer leur nombre pour qu’ils soient plus tôt mangés ; tu vas voir.

frédéric.

Tu ne vas pas en tuer, j’espère. Je ne veux pas de ça, moi.

alcide.

Tu me prends donc pour un nigaud. Attends-moi

un instant que j’aille chercher mon homme.
frédéric.

Quel homme ? Je veux savoir ; je veux… »

Alcide était bien loin, il avait couru à la barrière ; deux minutes après, il rentrait avec un gros homme en sabots et en blouse.

« Tenez, Monsieur Grandon, voici les dindes ; elles sont belles, bien engraissées, bonnes à manger, comme vous voyez. Choisissez-en deux, comme nous sommes convenus. »

L’homme examina les dindes.

« Oui, elles sont en bon état ; et combien la pièce ?

alcide.

Dame ! voyez ce que vous voulez en donner.

grandon.

Trois francs ; c’est-il assez ?

alcide.

Trois francs ! Vous plaisantez, Monsieur Grandon ? Elles valent quatre francs comme un sou ; et vous les revendrez cinq à six francs pour le moins.

grandon.

Ceci est une autre affaire ; la vente ne te regarde pas. C’est pour les faire manger que je les achète et pas pour les revendre ; trois francs cinquante si tu veux, pas un liard de plus.

alcide.

Je tiens à quatre francs, pas un centime de moins ; on m’a commandé de tenir à quatre francs, payés comptant.

grandon.

Allons, va pour quatre francs, mais j’y perds ;

vrai, j’y perds.
alcide, ricanant.

Ceci est une autre affaire ; le gain ou la perte ne me regardent pas. Quatre francs payés de suite.

grandon.

Passe pour quatre francs, mauvais plaisant.

alcide.

Deux dindes à quatre francs, ça fait… ça fait ?… Combien que ça fait, Frédéric ? »

Frédéric ne répondit pas ; la surprise le rendait muet ; l’audace d’Alcide l’épouvantait ; il n’osait plus lutter, et il tremblait de ce qui pouvait arriver de ce vol impudent.

grandon, riant.

Ça fait sept francs, parbleu ! Tu ne sais donc pas compter ?

alcide.

Si fait, Monsieur Grandon, si fait ; je vois bien, ça fait sept francs, comme vous dites.

grandon.

C’est bien heureux ! Tiens, voici tes sept francs ; j’emporte les bêtes ; je suis en retard. »

Il ouvrit la barrière, se dépêcha de placer dans une cage à volailles les deux gros dindons, monta dans sa carriole et partit au grand trot, de peur que le vendeur ne s’aperçût que les dindes étaient payées trois francs cinquante au lieu de quatre.

Alcide compta son argent : les sept francs y étaient bien.

« Tu vois, dit-il, que nous sommes riches, que nous avons de quoi nous amuser, et que te voilà délivré de la garde de deux de ces assommantes

bêtes… Qu’as-tu donc ? tu ne dis rien.
frédéric.

Alcide, qu’as-tu fait ? Qu’est-ce que je vais devenir ? Que puis-je dire pour m’excuser ?

alcide.

Es-tu bête, es-tu bête ! Tu n’as pas plus d’imagination que ça ? Tu vas venir de suite avec moi ; nous allons prendre la traverse pour arriver à la ville par les champs, et nous n’y entrerons qu’après midi, quand nous serons sûrs que ta mère est revenue à la ferme.

frédéric.

Mais ça ne dit pas comment les deux dindes seront disparues ?

alcide.

Parfaitement ; tu diras que tu es parti un peu plus tôt, pensant que ta mère ne tarderait pas à rentrer, que les dindes étaient dans la cour quand tu es parti. Que des chemineaux auront guetté ton départ pour voler les dindes et les vendre à la foire.

frédéric.

Des chemineaux auraient plutôt enlevé l’argent qui se trouve dans l’armoire de la salle.

alcide.

De l’argent ? Il y a de l’argent ? Tu as raison, des chemineaux ne font pas les choses à demi. Tu es sûr qu’il y a de l’argent ?

frédéric.

Très sûr ; cent vingt-trois francs, je crois, que maman a comptés hier soir et qui appartiennent à Julien.

alcide.
À Julien ? Cent vingt-trois francs ! Pas possible !
frédéric.

J’en suis sûr ; c’est son imbécile d’Anglais qui lui a donné cent francs.

alcide.

C’est beaucoup trop pour un mendiant comme Julien, et, comme tu le disais, les chemineaux ne peuvent pas l’avoir laissé sans l’enlever. Montre-moi où est l’argent.

frédéric, effrayé.

Qu’est-ce que tu vas faire ?

alcide.

Tu vas voir, je vais te sauver. Va donc, dépêche-toi. Il faut que nous soyons partis dans un quart d’heure : ta mère n’a qu’à rentrer plus tôt. »

Frédéric voulut résister aux volontés d’Alcide, mais celui-ci le prit par le collet et le fit marcher jusqu’à l’armoire dans la salle.

« Où est la clef ? » dit-il d’un ton impératif.

Frédéric tremblait ; il tomba sur une chaise.

alcide.

Donne-moi la clef ou je te donne une rossée qui te préparera à celle que tu recevras de ton père, s’il te soupçonne d’avoir… d’avoir… pris tout cela. Sans compter que je dirai à ton père que je t’ai battu parce que tu m’as proposé de voler cet argent, dont moi je ne pouvais pas soupçonner l’existence. »

Frédéric, stimulé par cette menace et par une claque, lui fit voir la cachette de sa mère pour la clef. Alcide ouvrit l’armoire, trouva facilement le sac, le vida, prit soixante-trois francs qui y étaient restés, y laissa dix centimes, remit la clef dans sa cachette, saisit une pince, brisa un panneau de l’armoire et arracha la serrure.

alcide.

À présent, viens vite : il n’y a pas de temps à perdre ; on croira que les voleurs, ne trouvant pas la clef, ont tout brisé ; de cette façon, on ne te soupçonnera pas, toi qui connais la cachette. Courons vite, nous nous amuserons joliment ; je garderai le reste de l’argent, nous en avons pour longtemps, et nous n’aurons plus besoin de l’Anglais. »

Et, entraînant le malheureux Frédéric terrifié, qui avait plus envie de pleurer que de s’amuser, ils coururent prendre le chemin de traverse et disparurent bientôt derrière une colline.

Ils s’arrêtèrent quelque temps dans un bois. Alcide eut peur que le visage consterné de son ami n’attirât l’attention. Il chercha à le remonter.

« Allons, Frédéric, lui dit-il, remets-toi. De quoi t’effrayes-tu ? Ce n’est pas un grand crime que d’être parti quelques minutes avant l’heure. Pouvais-tu prévoir qu’on viendrait voler dans la ferme, tout juste pendant ces quelques minutes d’absence ? Tu diras à tes parents que c’est un bonheur que tu sois parti plus tôt, parce que les voleurs t’auraient peut-être tué ; tu diras qu’ils étaient probablement plusieurs pour avoir pu briser une serrure aussi forte. Tu prendras un air effrayé, indigné ; tu chercheras les traces des voleurs ; tu diras que tu te souviens à présent avoir vu passer des chemineaux, etc., etc.

frédéric, tremblant.
Ils ne me croiront peut-être pas ?
alcide.

Il est certain que si tu prends l’air que tu as maintenant, ils devineront de suite que tu leur fais un conte ; il faut arriver gaiement, comme un garçon qui vient de s’amuser, grâce à l’Anglais, lequel a voulu tout payer ; n’oublie pas ça, c’est important. Et quand on te parlera du vol, tu prendras l’air consterné et tu t’écrieras : « Quel bonheur que je n’y aie pas été ! Ces coquins m’auraient tué pour que je ne tes dénonce pas ! » N’oublie pas ça non plus.

frédéric.

Oui, oui, je comprends. Mais c’est une bien mauvaise action que tu m’as fait commettre ; j’ai des remords.

alcide.

Imbécile ! À qui avons-nous fait tort ?

frédéric.

À mon père et à ma mère d’abord ; et puis à ce pauvre Julien, qui me fait pitié à présent que nous lui avons volé tout ce qu’il possédait.

alcide.

D’abord, Julien n’y perdra rien, car son richard d’Anglais, qui l’a pris en amitié, je ne sais pourquoi, lui donnera le double de ce qu’il a perdu. Pas à tes parents non plus, qui sont assez riches pour perdre deux dindons ; ils n’en mourront pas, tu peux être tranquille. D’ailleurs, comme je te l’ai déjà dit plus d’une fois, est-ce que leur bien ne t’appartient pas ? N’es-tu pas leur seul enfant ? Ne sera-ce pas toi qui auras un jour la ferme et

tout ce qu’ils possèdent ? Et s’ils ne te donnent

Alcide brisa un panneau de l’armoire. (Page 149.)

jamais un sou pour t’amuser, n’as-tu pas droit de

prendre dans leur bourse ? Est-ce qu’un garçon de dix-sept ans doit être traité comme un enfant de sept ? Tu as donc pris ce qui est à toi. Où est le mal ?

— C’est pourtant vrai ! s’écria le faible Frédéric : jamais on ne me donne rien !

alcide.

Tu vois bien que j’ai raison. Ils veulent que tu vives comme un mendiant. Ne te laisse pas faire. À dix-sept ans on est presque un homme. Voyons, n’y pense plus et continuons notre chemin tout doucement pour ne pas arriver trop tôt à la ville. Nous avons encore une demi-heure de marche, et je crois bien qu’il n’est pas loin de midi. »

Ils continuèrent leur chemin.