Le Massacre des Amazones/Quelques Mères Gigognes

Chamuel, éditeur (p. 106-125).


VIII

QUELQUES MÈRES GIGOGNES


Nous avons déjà rencontré plusieurs de ces fécondes poseuses de lapins littéraires qui contribuent grandement à transformer la littérature contemporaine en une Australie famélique. Nous en retrouverons encore. Je vais aujourd’hui jeter une dizaine des plus prolifiques dans la même charrette.

Il semble que ce chapitre sur « l’abondance stérile » commencerait heureusement par un hommage à Catulle Mendès. Pourtant, après réflexion, j’ai préféré ne parler que de celles qui sont femmes par devant.

Georges de Peyrebrune écrivit jadis de jolies choses, frêles et mièvres, comme les Frères Colombe ou même les Roses d’Arlette et des études d’un réalisme sain et solide comme Victoire la Rouge. Depuis elle a compliqué, pédantisé et spiritualisé sa manière et elle est devenue le premier écrivain de notre temps pour les vrais amateurs de phébus et de fin du fin. Le plus caractéristique de ses livres s’appelle les Aimées. C’est l’histoire d’un « esthète » génial qui jouit surtout de ses souffrances et des souffrances voisines. Pour créer de la douleur en lui-même et en l’adorée, Emmanuel fait semblant d’être marié. Un jour, fatigué de cette comédie, il avoue tout à sa blonde maîtresse : la merveilleuse brune qui passait pour sa femme et dont la beauté attisa de si atroces jalousies, est sa sœur. Malédiction ! la bien-aimée s’est fatiguée un jour avant lui ; elle est mariée depuis vingt-quatre heures. Au lieu de jouir délicieusement de ce malheur imprévu, l’esthète génial devient fou. Ne le plaignons pas trop : le délire lui permet de prendre la brune pour la blonde, et la bonne sœur lui rend publiquement son premier « baiser d’amant » en se déclarant « décidée à tout pour le sauver ».

L’admiration que m’inspirent ces aventures originales est décuplée par l’écriture d’une élégance riche. Ces trois cents pages constituent la plus étonnante anthologie de gongorismes qu’on puisse rêver. Deux ou trois fleurs pour boutonnières d’esthètes, voulez-vous ?

Ne dites plus, précieux esthètes : le mystère féminin. Dites : « L’obscur dédale en lequel l’homme se perd dès qu’il veut pénétrer dans la syringe où se tient enfermée l’âme impénétrable de la créatrice des races. »

Rougissez-vous d’avoir laissé échapper, après Peyrebrune, cette lapalissade trop visible : « Tout bonheur n’est parfait que s’il est complet ? » Hâtez-vous de traduire en langage plus abstrus : « L’orbe des sensations ne doit être fragmenté. » Continuez avec un geste solennel : « De la cime perdue de nos effluves sensoriels effilés vers l’astral, à la base charnelle de notre corps, lourde argile qui retient, hors du vol éternel, notre vague de vie… »

Si vous avez fait une déclaration et qu’on vous réponde mariage, donnez-vous le temps d’inventer quelque empêchement absolu et esthétique en vous écriant : « Le mot que vous venez de prononcer rétrécit l’envergure de mon envolement. Je sens qu’il faut redescendre pour vous parler comme un homme, non comme un dieu. Soit ! »

Voulez-vous exprimer qu’une de ces dames de la Fronde vous sembla uniquement occupée de pensée pure ? Déclarez : « Elle paraissait avoir transporté la mobilisation de sa vie sur le plan d’une intellectualité ardente qui suffisait au prétexte de son évolution. »

Cause-t-on devant vous de Joris-Karl Huysmans, chantre de la Cathédrale, ou du ridicule charlatan Mérovack, « l’homme des cathédrales », appliquez-leur ces belles paroles de Peyrebrune sur la construction intellectuelle de son héros :

« Assez solidement équilibré en son raisonnement, malgré les superfétations d’une ornementation bizarre qui donnaient à la figuration de son intellect l’aspect d’un édifice aux assises purement architecturales, surmonté d’une forêt de dômes, clochetons, campaniles, beffrois, aiguilles, tours, obélisques, flèches, mâts, s’enchevêtrant les uns aux autres en s’escaladant jusqu’à percer les nues, Emmanuel consentait volontiers à suivre la voie des déductions logiques que les bases de sa raison lui fournissaient. »

À propos d’un monsieur qui, ayant passé une mauvaise nuit, fut content de voir revenir le jour, les réflexions suivantes vous procureront un succès :

« La planète, en tournant, le ramena vers des clartés solaires. Réellement il avait vogué à travers l’infini, puisqu’il se voyait, point matériellement infime, mais géant par l’idée, piqué sur l’avant du navire terrien dont un feu intérieur alimente la chaudière, de laquelle s’échappent les vapeurs condensées qui se heurtent et se frottent aux courants sidéraux pour constituer l’engrenage rotatif ; il se voyait mesurant l’étendue et calculant les basses, l’œil sur sa boussole cervicale… »

Vous pourrez aussi vous rendre intéressant en reprenant pour votre compte tels vœux du pauvre esthète qui finira par perdre la « boussole cervicale » :

« Il se souhaita aveugle en un monde désert, pour jouir pleinement de la vérité des choses. »

Madame Th. Bentzon est une voyageuse et une liseuse : elle regarde avec sympathie, distingue les menus faits intéressants, conte avec un charme discret, commente en personne de sens. Il y a plaisir à lire ses études superficielles et élégantes, d’un talent lent et calme sur les littératures et les mœurs étrangères. Elle s’arrête un instant devant les types les plus divers, sourit à chacun, l’esquisse en traits facilement oubliables, mais aimables. Son écriture sans relief n’effarouche ni la Revue des Deux Mondes ni l’Académie, et pourtant ces grisailles, grâce à la souplesse du dessin, ne sont point déplaisantes.

Par malheur, ses innombrables romans me confirment dans cette pensée que la femme est également incapable d’ordonner un livre et de créer un caractère. Les œuvres féminines de quelque valeur sont courtes, ou expriment dans un désordre de conversation des choses vues, ou disent l’âme de l’auteur. Dès que l’œuvre exige une vue d’ensemble, un effort de synthèse, la femme y est inégale. Pour employer des mots allemands, peut-être la femme est-elle destinée à dépasser l’homme dans l’art subjectif ; l’art objectif lui restera sans doute éternellement fermé. Elle aura d’autres Sapho et d’autres Desbordes-Valmore. Elle n’aura jamais un Sophocle ou un Balzac.

Les romans de Mme Bentzon sont construits avec de petites habiletés de feuilletoniste. Nous y retrouvons ces irritants secrets qu’on nous découvre graduellement, et les caractères sont aussi changeants et inconsistants que dans Georges Sand elle-même. Voici Constance, un des moins mauvais parmi ces livres indifférents, un des trois que l’Académie couronna, celui que l’auteur préfère. C’est l’histoire d’une jeune fille catholique qui aime un divorcé et ne l’épouse point. Il y avait là un sujet. Le bas-bleu a eu le courage d’en approcher parce qu’un homme de bonne compagnie, M. Octave Feuillet, historiographe de Sibylle, lui en avait parlé. Elle a, d’ailleurs, évité tout ce que l’étude pouvait avoir d’intéressant et de profond. Elle a énervé la force du sujet par toutes sortes de préparations lâches et adroites. Les cinq premiers sixièmes du livre sont dépensés à ces mesquines habiletés et à de souriantes anecdotes. Aux dernières pages seulement, le problème est, non point résolu, certes, ni même posé franchement, mais indiqué et escamoté. Et la conclusion est vraisemblable comme un dénoûment d’André Theuriet. Constance sera, si le bien-aimé l’exige, sa maîtresse ; mais elle ne sera pas sa femme. « Je n’ajouterai pas l’hypocrisie au péché, ne laisserai jamais légaliser ce qui reste illégitime devant un tribunal qui défie toutes les lois de ce monde. » Raoul se montre digne de l’héroïque sacrifice, en le refusant. Et Constance s’écrie, heureuse : « C’est à dater de ce moment que je crois, que je sais que tu m’aimes. Adieu ! » Et c’est fini. Les deux marionnettes ne seront plus rapprochées. Mme Bentzon est trop intelligente pour que j’aie à lui apprendre que ce sublime est banal et faux jusqu’au ridicule. Elle alléguera peut-être qu’elle a une clientèle à satisfaire et des couronnes académiques à mériter. Je ne suis pas de ceux à qui ces circonstances paraîtront atténuantes.

Le cerveau de Jeanne France est, certes, bien incapable d’enfanter, et il n’est jamais sorti d’elle rien qui ressemble, même de très loin, à un livre. Mais ce cerveau est atteint d’une maladie désagréable qu’on situe généralement autre part et dont je croyais la vieillesse féminine exempte. Elle a laissé couler quarante-trois volumes, et le flux continue. J’ai étudié les flueurs recueillies par la Baronne de Langis. Voici le résultat de l’analyse : liquide blanchâtre, tirant parfois sur le jaune, presque insipide et presque inodore (légère fétidité rance). Principaux animalcules en suspension : le vieillard sublime, la jeune fille chaste, la mère séduite qui expie, l’officier séduisant et instruit.

Avant de devenir cantinière en chef de l’armée franco-russe et barnum de la Nouvelle Revue, Mme Edmond Adam écrivit de la philosophie banale, et aussi des romans où des artifices lents et naïfs croyaient suggérer des rêves de beauté. Païenne est le moins mauvais de ces livres qu’admira Jules Lemaître, insulteur de Barbey d’Aurevilly et flatteur de Sarcey, lâcheté souriante, heureuse de frapper la vieillesse des lions, plus heureuse de caresser tout habile qui fait semblant d’être un écrivain et qui sait être une influence. Païenne, sous l’apparence d’un roman par lettres, est un long duo d’amour en prose poétique. Les seuls livres que les femmes aient réussi, — œuvres épistolaires, mémoires, confessions, demi-romans déguisés sous l’une de ces formes, — sont écrits à la première personne. La prose poétique, par sa grâce jeune et comme inachevée, par la liberté de son lyrisme équivoque, est un genre féminin, comme au théâtre les travestis sont des emplois féminins. Si Mme Adam était une femme de talent, elle pouvait faire de Païenne un petit livre exquis. Par malheur, le volume, qui paraît court à qui compte les pages, devient bien long quand on essaie de lire. Les amoureux de Juliette Lamber ont le bonheur bavard et rabâcheur, vite ennuyeux pour qui les écoute. Et ils ne sont pas sincères ; ils se battent les flancs pour aimer, surtout pour dire leur amour. Dès le commencement, Tiburce avoue des préoccupations d’auteur : « Je tiens à prolonger et à nuancer cette délicieuse préface. » Il lui semble que sa maîtresse Mélissandre (oh ! mon Dieu, les jolis noms !) écrit merveilleusement, et il lui demande plus de descriptions que de baisers. Cette personne complaisante ne refuse jamais à celui qu’elle aime un exercice de style. Le livre, agaçant dès les premières pages et inquiétant de fausseté, devient peu à peu monotone et endormeur. Cette « apothéose de l’amour » déplaît d’abord par ce qu’elle a de péniblement et banalement théâtral ; bientôt elle nous laisse bâiller, indifférents, comme un dithyrambe sur l’Alliance.

Visitons quelques accouchées moins ridées, déjà loin pourtant de leur première gésine.

Jeanne Mairet (Mme Charles Bigot), — car elle signe d’un pseudonyme et d’une parenthèse, — en est à son dixième volume. Celui-ci, un peu prétentieux, croit contenir Deux mondes, ancien et nouveau continent. Il renferme surtout de nombreuses imitations. Imitation commerciale de Paul Bourget : Outre-mer, paraît-il, s’est bien vendu en Amérique ; essayons de passer aux mêmes clients un rossignol analogue. Imitation dans la composition : les documents, empruntés au même Bourget que la noble idée d’exportation, sont disposés à la façon naturaliste, un peu plus gauchement que chez les habiles. Le style semble imité de M. Georges Ohnet, et Armand Sylvestre, l’ineffable critique qui admira les banalités incohérentes du Curé de Favières, ne se déshonorerait guère plus à applaudir Jeanne Mairet. Marcel Prévost a prêté deux de ses intéressantes demi-vierges. Les détails de l’intrigue ont été ramassés dans tous les feuilletons de France et d’Angleterre. On retrouve ici le vieux parent, perdu de vue pendant des années, qui revient en mendiant et, touché du bon cœur des siens, s’empresse de mourir en leur laissant le gros héritage. Le professeur pauvre, trop fier pour avouer son amour à la jeune fille riche, orne également ce livre. Rassurez-vous : le secret se dévoilera sans qu’il y ait de la faute de personne. Le délire d’une bonne fièvre typhoïde rendra innocemment bavard le professeur qui fut jusque-là héroïquement muet. Il y a aussi une vilaine intrigante qui se fait presque épouser par un monsieur très estimable. Ne tremblez pas trop : Jeanne Mairet est bonne comme une providence jamais en défaut. Elle poussera la vilaine intrigante à écrire deux lettres en même temps, une pour son amant, l’autre pour son fiancé. Vous devinez qu’une inévitable erreur d’enveloppe dirigera vers le fiancé l’épître destinée à l’amant. Ainsi, une fois de plus, la vertu sera protégée et le vice puni.

Parmi tous ces enfantillages un peu bien connus, je dois signaler une nouveauté. Pour que le livre soit de meilleure défaite de l’autre côté de l’eau, les Américains y ont le beau rôle. Mais cette pauvre Française de Jeanne Mairet n’a pu leur donner que les qualités ordinaires aux jeunes premiers Français. Les Français, en revanche, ont chez elle les défauts que nos vaudevilles prêtent aux « transatlantiques ». La conception me paraît vraiment bien puissante pour l’intelligence de Jeanne Mairet, et je suppose qu’elle a, sur épreuves, imposé à ses personnages un ingénieux échange de noms.

C’est de Flaubert que Mme Stanislas Meunier doit avoir appris à construire une phrase. Elle ne paraît point avoir étudié les somptuosités de Salammbô ou la souplesse vivante de Madame Bovary ; mais uniquement le Flaubert sec et automatique de l’Éducation sentimentale. Et seul l’enseignement grammatical lui a profité ; elle n’a pu apprendre à composer un livre ou même un chapitre. J’ai lu d’elle deux volumes : Pour le bonheur, Aimer ou vivre. Le premier s’orne en épigraphe de ce mot de Chateaubriand : « Le roman prend en croupe l’histoire ». J’ai bien peur que, trop faible de reins, la pauvre bête n’ait buté dès le premier pas et ne se soit plus relevée, écrasée sous la double charge. Mme Meunier croit naïvement avoir fabriqué un roman historique, parce qu’elle a coupé son anecdote en morceaux plats et minces entre lesquels elle a glissé des tranches d’histoire ou même des documents textuels. Les chapitres d’Aimer ou Vivre sont encore des sandwichs, non plus à l’histoire, mais à la médecine. D’héroïques phtisiques, condamnés par le docteur à choisir entre quelques jours d’amour ou beaucoup d’années d’ennui, optent pour la passion, et nous assistons à leurs baisers et à leurs crachats. En le purgeant de quelques renseignements physiologiques, le sujet permettait peut-être une nouvelle, un peu frêle, un peu banale, touchante cependant. Mme Meunier veut moudre plus de farine qu’elle n’a de blé : elle laisse le son et ajoute du plâtre et toutes les balayures du moulin. Son pain plus que complet contient parfois des matières répugnantes.

Par l’abondance de sa documentation, par la gaucherie avec laquelle elle mêle documents et historiettes, par les nombreux personnages parasites dont elle encombre ses livres (tel, dans Aimer ou Vivre, ce mari, grotesque suivant la formule, qui sert uniquement à tenir de la place et dont le revolver inutile et brutal vient tuer un mourant), par les mérites grammaticaux et monotones de son écriture, Mme Stanislas Meunier se rend bien terrible à lire. Toutefois j’ai goûté la vérité nuancée de quelques-uns de ses personnages féminins, et la Monique de Pour le bonheur m’a intéressé par la souplesse simple et vivante de certains de ses gestes.

Camille Pert fait de la tapisserie à l’aiguille. Elle se procure le canevas chez n’importe quel fournisseur et le couvre patiemment de points psychologiques et gris. Seulement, tout à la fin, elle dessine une flaque rouge. Elle a trouvé le sujet du Frère chez l’un ou l’autre de nos innombrables marchands d’incestes, a chipé l’idée et le titre de la Camarade à je ne sais quel vaudevilliste, et ses Florifères sont une édition revue et pédantisée des Mères stériles d’Henry de Fleurigny. Ses personnages masculins sont bien étranges. Un jeune médecin, repoussé par une femme, se venge comme une cuisinière renvoyée. Le mari de la camarade est ce qu’on peut imaginer de plus invraisemblable. Camille Pert a voulu faire un être médiocre et quelconque, et elle l’a affligé d’une manie raisonnante et systématique qui serait possible chez un imbécile, chez un fou ou chez un penseur. Supposez que Molière, aussi bête que Coquelin, ait voulu son Arnolphe tragique. Le bourgeois à la fois plat et paradoxal de Camille Pert pouvait être amusant, si l’inconsciente avait senti ce que sa création a de caricatural et n’avait pas prétendu nous donner de l’observation impartiale et de la vérité moyenne. Ce mari adresse, en effet, à sa pauvre petite femme, des reproches bien lisibles : il a fait un mariage d’inclination, mais il est furieux d’aimer plus qu’il ne se le proposa, et il ne pardonne point des joies trop grandes, en dehors de son programme. Le traître du même livre, — car, lorsque Camille Pert a ses trois cents pages de psychologie, un traître vient toujours dénouer l’histoire, d’un brusque geste mélodramatique, — est encore assez extraordinaire. C’est un homme à bonnes fortunes, mais un don Juan bourgeois et prudent qui ne prendra jamais la femme d’un ami, « car il n’y a pas de sensation d’amour qui vaille la somme d’ennuis qui pourrait en résulter ». Il a rencontré une seule fois l’amant de la camarade et il s’est irrité contre le timide gaffeur, comme un joueur habile qui voit un novice faire des fautes. Et, parce que l’esthétique de Camille Pert exige une éclaboussure de sang sur le mot « fin », voici que ce mondain souriant, superficiel et égoïste, agit comme un jaloux sauvage et, oubliant « la somme d’ennuis qui pourrait résulter » d’un meurtre, tue l’amant d’une femme qu’il n’aime point et dont il ne voulut point.

L’écriture de Camille Pert est aussi personnelle que ses sujets. Il y a, naturellement, dans ses minutieuses psychologies, beaucoup d’inconscientes parodies de Bourget. Parfois elle s’élance à de gros lyrismes lourds : on sent qu’elle vient de s’entraîner en lisant quelques pages de Zola. Un de ses personnages revient-il sur son passé, les innombrables : « Et c’était… et c’était… à présent c’était… c’était maintenant », trahissent encore le décalque du procédé naturaliste. Le plus souvent, ses phrases sans couleur, hachées de points de suspension, rampent aussi invertébrées qu’une tirade de Sardou, vraiment dignes de l’approbation de Francisque Sarcey.

Payées à la ligne, les ouvrières en feuilleton noircissent beaucoup de lignes.

Mme Gouraud, née en 1854, m’écrivait à la fin de 1897 : « J’ai commencé à écrire à 14 ans, et depuis j’ai donné trois cents nouvelles variant de 100 à 3 000 lignes… Mes feuilletons, longs de 12 000 à 30 000 lignes… Celui que j’ai en cours en ce moment dans la France a 25 000 lignes. Il s’intitule Cœur de France, est patriotique, dialogué, très dramatique ; il est signé Perrot d’Ablancourt, nom de mon aïeul maternel. J’ai sous presse Dieu et Patrie, volume illustré de 15 000 lignes grand format, et aussi Cœurs vaillants, volume illustré de 12 000 lignes. Je travaille à un grand roman qui m’a été demandé par un journal de Paris, Sans Patrie ; il aura 20 000 lignes. » Et elle a publié des contes, des légendes, et beaucoup d’autres romans très longs. « Celui que je préfère et que je trouve le mieux est : Cœur de France, histoire d’une française mariée avant la guerre à un général allemand. »

Effrayé de cet inventaire, je n’ai examiné aucun des articles fournis par la maison Gouraud.

Pourtant j’ai repris un peu courage et j’ai lu quelques feuilletons écrits par des femmes. Voici la recette la plus communément suivie pour la confection de ce plat populaire :

Prenez un secret que vous découpez en cinq tranches aussi égales que possible. Entourez-le de quinze personnes intéressées à le connaître et de cinq personnes intéressées à le cacher : femme de la victime, femme du meurtrier ; les trois filles de la victime et les trois garçons du meurtrier (ces jeunes gens s’aiment beaucoup, naturellement) ; les deux fils de la victime et les deux filles du meurtrier (ces jeunes gens ne s’aiment pas moins que les premiers). Vous pouvez ajouter des oncles et des tantes et faire aimer chacun de nos dix jeunes gens par quelqu’un qu’il repousse. Parmi les dix dédaignés il sera élégant d’en faire cinq très blonds, très naïvement bons et dévoués, cinq très bruns, et dont la méchanceté s’irrite d’un refus. Vous pouvez d’ailleurs faire autant de cordons de petites bêtes amoureuses que vous voudrez. Mais vingt intéressés autour de cinq grosses tranches de secret suffisent à constituer un plat présentable. Vous rapprochez successivement chacun des vingt intéressés de chacune des cinq tranches, ce qui vous procure cent dialogues. Vous les en éloignez ensuite par cent autres dialogues, et le rapprochement définitif vous donne votre troisième cent : 300 dialogues x 100 lignes x 0 fr. 50 = 15 000 francs, auxquels il convient d’ajouter une somme égale comme prix de la sauce de récits et de réflexions.

Madame Emma de Roussen signait jadis Pierre Ninous. Après un procès qui fit quelque bruit, elle devint Paul d’Aigremont. Elle m’écrit de nobles paroles : « J’ai entrepris de relever le roman populaire, de diminuer les crimes, les cambrioleurs et autres choses si pernicieuses qui souvent servent d’exemples. »

J’ai lu d’elle quatre volumes où je n’ai pas trouvé en effet la chose pernicieuse dénommée cambrioleur. Mais j’ai eu le chagrin d’y rencontrer des tas d’incestes, des monceaux de documents vendus à l’ennemi, des fleuves de poison bus par des troupeaux de victimes, assez de testaments supposés pour remplir une étude de notaire, un lot de faux en écritures publiques ou privées suffisant pour occuper dix années de Couard, Belhomme et Bertillon. Et des êtres aussi raisonnables que vous et moi étaient enfermés en des asiles d’aliénés, pour que de vils gredins pussent jouir de leur fortune ou leur enlever leur fiancée. Et les braves gens des mêmes livres mentaient tous les jours et tuaient toutes les semaines.

L’œuvre maîtresse de Paul d’Aigremont s’appelle Monté-Léone. Comme le titre l’avoue naïvement, c’est un démarquage de Monte-Cristo. Quelques incidents empruntés aux Mystères de Paris et au Juif-Errant viennent corser un peu l’intrigue trop simple du père Dumas.

L’écriture de Paul d’Aigremont est précise comme celle de Jean Laurenty dite Bouche-de-Colibri : « Dieu me rédimerait de mon courage. » Le contexte m’informe que rédimer signifie ici récompenser. Le pléonasme fleurit dans ses jardins comme dans ceux de Cécile Cassot : « Il le ferait certainement à coup sûr. » Parfois il se mêle d’étourderie et donne d’assez joli galimatias : « Autant vaut mieux ne pas l’entreprendre. » Un avocat d’une éloquence géniale vante un vieil hôtel « très grand, encore plus vaste. » C’est aussi dans un feuilleton de Mme de Roussen que Vadius a relevé cette phrase admirable : « La mort de votre femme, c’est-à-dire un fait semblable, a provoqué des causes identiques. » Quand les revendications du féminisme auront triomphé, j’espère que Paul d’Aigremont fera un excellent député. Nul ne réussira mieux à envelopper une injure d’élégance parlementaire. Jamais elle n’appellera vache une femme, fût-elle d’un pays d’élevage. Elle est trop polie, et ça ferait trop peu de lignes. Mais elle lui attribuera « le vague aspect de ces ruminants qui, dans les herbages de la Normandie, son pays natal, avalent des plantes odorantes, pour donner après le plus riche et le plus crémeux des laits. »

J’ai lu de Georges Maldague : Rose sauvage, Tue-les et Mam’zelle Trottin. Mam’zelle Trottin et Rose sauvage ont le même centre. Les fils d’un forçat ignorent leur état civil. Ils aiment, veulent se marier, et la maman est très embêtée de chaque morceau de vérité qu’on lui arrache. — Georges Maldague est surtout fière d’avoir écrit Tue-les. Ceci, c’est le roman populaire à thèse. Il ne faut pas tuer votre femme, même si vous êtes sûr qu’elle vous trompe ; parce que, même quand on est sûr, il arrive que ça n’est pas vrai. Georges Maldague a une manière de talent : elle délaie ses vaudevilles tragiques en une langue fade, mais correcte, supérieure à celle de tels « artistes » de l’un et de l’autre sexe. Il lui arrive même de montrer quelque prétention et de caresser d’une périphrase les chats, gracieux « mammifères ronronnants. » Car Georges Maldague est une savante. Elle aime les curiosités médicales. Elle tire bon parti des paralysies, des amnésies et des catalepsies. Je la définirais volontiers un Jules Claretie moins veinard et livré par le hasard à un public censé inférieur. J’estime également cette brave servante d’auberge et ce garçon bien stylé de restaurant chic.

On me signale encore beaucoup de femmes employées dans le feuilleton. Un cas me semble intéressant, celui de Charles de Vitis, lauréat du Petit Journal pour le Roman de l’ouvrière. On m’affirme que ce pseudonyme pédant et bachique désigne un monstre étrange, composé de cinq femmes secrétaires et d’un prêtre directeur. Je n’ai examiné aucune grappe produite par la souche à cinq sarments. Mais j’ai voulu la désigner à l’Académie. S’il est bon que M. Hanotaux, singe politique de Richelieu, couche quai d’Orsay, il y aurait injustice à ne pas offrir un fauteuil sous la coupole à l’abbé Vigneron, successeur du Richelieu littéraire, fabrique de romans, comme le cardinal fut une fabrique de tragédies.