Le Massacre des Amazones/En Enfance

Chamuel, éditeur (p. 126-139).


IX

EN ENFANCE


Plus encore que l’instituteur, l’institutrice est persuadée de sa supériorité intellectuelle et de l’importance incomparable de sa mission. Pourtant elle apparaît moins grotesque. Elle joue, en somme, un rôle féminin en continuant la maman. De même, lorsqu’elles écrivent pour enfants, les femmes se montrent parfois un peu moins ineptes et un peu moins gauches que les hommes.

Je pense beaucoup de mal de l’éducation moderne et de toute éducation prolongée. L’école ne peut exister que par la docilité, la crédulité et l’esprit d’imitation de l’élève. Il est abominable de nous enfermer trop longtemps dans ces mérites enfantins, de construire avec les vertus d’un âge les vices d’une existence, de nous « instruire dans l’ignorance » de la vie et de nous condamner à « vieillir dans une longue enfance ». La science des classes est nécessairement une science morte, qui empoisonne esprit d’examen et originalité. L’éducation ne peut que briser le caractère ou le ployer à des hypocrisies que secoueront brutalement de prochaines révoltes.

Quel que soit l’orgueil de nos pédagogues, lequel oserait se dire supérieur à Bossuet, à Fénelon, ou même à Sénèque et Burrhus ? Le premier ne put rien faire de son élève ; le second abrutit le sien, et, sans la contrainte des « cinq ans de vertu », Néron fût devenu un moins cruel comédien. Il y a, en effet, trois sortes d’éducation : la bonne, celle qui ne réussit pas du tout, qui se contente de faire perdre du temps ; la médiocre, qui apaise le présent et exaspère l’avenir ; la mauvaise, qui réussit tout à fait et qui est une voleuse d’énergie.

Parmi les bas-bleus éducateurs, les uns s’adressent aux petits enfants, d’autres aux jeunes filles, d’autres enfin au public adulte et en particulier au public enseignant. On peut donc les distinguer en institutrices, demoiselles de compagnie et professeurs d’école normale.

Les institutrices sont innombrables. Voulez-vous une abondante salade de noms et de pseudonymes ? Mme Leroy-Allais, veuve du colonel Leroy-Ramollot, sœur de l’imbécile Alphonse des « Œuvres anthumes » ; mesdames Noémi Balleyguier, Chéron de la Bruyère, Julie de Monceau, de Sobol, de Bellaigue, Colomb, de Bovet, de Paloff, de Witt (née Guizot), Th. Vernes (née de Witt), de Bosguérard ; Mlles Leconte, Jeanne de Coulomb ; tante Jane, tante Rosalie, Bruno, Eudoxie Dupuis, Mélanie Talandier, Marthe Bertin ; Amélie Amestoy, Marguerite Levray, vicomtesse de Pitray, Mme Bellier, Mme Mesureur qui, sous le pseudonyme d’Amélie Dewailly, s’adresse à nos enfants, comme François Coppée s’adresse à nous. Je m’arrête, découragé, au tiers de ma liste qui, encore, doit être ridiculement incomplète. Et quelques-unes de ces vaillantes ont publié quarante, soixante, jusqu’à cent volumes. Ce dernier cas est celui de Mme de Witt, qui travaille aussi, il est vrai, pour grandes personnes, et que nous aurons le plaisir de retrouver.

Bien entendu, je n’ai pas lu tout ce fatras. Je me suis déclaré satisfait après cinq volumes de Mme O. Gevin-Cassal, quatre volumes de Mme Constant Améro, un volume d’Adriana Piazzi et un de Mme Berthe Flammarion. Une vingtaine d’autres volumes sont là devant moi qui m’adressent des reproches et des prières : je me suis contenté d’en couper les pages et de parcourir trois lignes çà et là, pour me rendre un compte plus exact des modes générales.

De mes recherches, insuffisantes peut-être, — mais qui aura le courage de faire mieux ? — je rapporte trois remarques principales :

1o La vogue est encore aux Alsaciens-Lorrains et, dans presque tous les récits de longue haleine, la guerre de 1870 fait un premier ou un dernier chapitre agréable. Ces dames lisent utilement Erckmann-Chatrian. On trouve dans Berthe Flammarion un « docteur Mathéus » qui est « bon » au lieu d’être « illustre », et Fille de Lorraine, de Mme Améro, est une puérilisation des Rantzau.

2o Ces dames ont, naturellement, de l’esprit à revendre, et nous le font bien voir. Tout en amusant nos enfants, elles préparent un public aux futurs vaudevillistes. La vocation du Gandillot et du Valabrègue qui menacent nos fils sortira sans doute d’un de ces livres d’aspect pacifique. Elles ont surtout l’esprit, — bien féminin peut-être, — de mal entendre ce qu’on dit. Elles prêtent à leurs personnages cette demi-surdité créatrice d’amusants quiproquos. Dans Mme Flammarion, on demande à une paysanne qui vit atterrir un ballon ce que sont devenus les aéronautes. Elle répond : « Les aromates, qué que c’est que çà ? » L’auteur est si heureux de cette plaisanterie qu’il essaie de la renouveler vingt pages plus loin. Dans Mme O. Gevin-Cassal, un employé de chemin de fer vient d’annoncer la station Vanves-Malakoff. « Nini ouvrait des yeux tout ronds, car elle avait compris Œuf-à-la-coque. »

3o Il y a deux histoires : l’histoire de la petite fille méchante que le malheur convertit ; l’histoire de l’enfant bien sage et débrouillard qui tire ses parents d’embarras innombrables et arrive à la fortune. Mais, en revanche, il n’y a qu’un idéal, le million ; qu’une récompense, le gain du million ; qu’une punition grave, la perte du million.

Quel parti chaque institutrice tire-t-elle de ces éléments invariables ?

Mme O. Gevin-Cassal écrit avec une abondance facile. Il ne lui manque ni les banales élégances, ni l’émotion larmoyante. Elle sait l’art de délayer en trois cents pages les aventures et les mésaventures de la petite fille méchante dont l’infortune fait une perfection et une institutrice en attendant le mariage riche qui la récompensera. Outre le respect de l’argent, elle enseigne l’amour filial, le patriotisme, la docilité surtout, et que railler est bien vilain. Son plus gros livre, Histoire d’un petit exilé, constitue, m’écrit-elle, « le tome I de ses mémoires » et, perdus en une diffusion endormeuse, pouvait présenter quelques détails intéressants et réveilleurs. Malheureusement le bas-bleu a déguisé en petit garçon la petite fille qu’elle fut : grâce à cet absurde démarquage, les événements vrais deviennent plus faux que les autres, et les sentiments éprouvés sont les moins vraisemblables. En dehors de sa littérature enfantine, Mme Gevin-Cassal a publié des Souvenirs du Sundgau, où quelques renseignements sur les mœurs populaires de la haute Alsace font pardonner des nouvelles lentes et ennuyeuses. Cette institutrice (je parle du métier littéraire et néglige les biberons qu’on peut inspecter entre temps), emploie le plus souvent un français correct et usé. J’ai pourtant rencontré chez elle des « boiseries qui revêtissaient entièrement les parois ». Plus que ce barbarisme lamartinien :

Comme un fils de Morven me vêtissaient d’orages,


je lui reprocherai l’imprécision et la prétention de son vocabulaire. Je lui en veux aussi de certaines plaisanteries un peu bien pédantes et difficiles. J’ai donné ses livres à la petite fille d’amis peu patients que j’aime à taquiner. À chaque page, elle leur demande l’explication de phrases comme celle-ci : « Quant à sa pseudo-écriture (une espèce de gribouillis hiéroglyphique, des c en convulsion de limaces, des e hydrocéphales, des t plus tordus que la fée Carabosse…) sa soi-disant écriture, il eût fallu, pour la déchiffrer, un nouveau Champollion. »

Mme Constant Améro, qui signe aussi Marie Améro et Daniel Arnauld, combat l’esprit d’aventures en personne qui craint de s’y laisser séduire. Ses livres sont le contre-poison à ordonner après la lecture de Robinson et des romans de Fenimore Cooper. Chez elle, les histoires de contrebande finissent mal, les tentatives de colonisation sont ruineuses et meurtrières. Elle est intarissable sur les fatigues et les dangers de la Vie au désert. Ici, le million ne se gagne pas par des coups d’éclat : il s’économise, assez vite d’ailleurs, et quelquefois on le ramasse quand on se baissait sagement dans l’espoir modeste de cueillir une épingle. Elle profite de toutes les circonstances pour nous enseigner les petites vertus domestiques, le respect des lois et, — sauf, bien entendu, quand la patrie est en danger, — la prudence. Outre de courts récits innombrables, elle a écrit deux bouquins énormes : Fille d’Alsace, qui obtint de l’Académie une mention honorable ; Fille de Lorraine, qui ne la méritait ni plus ni moins et qui n’a rien eu. Ce sont des éloges bien sentis de « cette forte race de l’Est, ayant plus de volonté que d’imagination » ; ou plutôt, de ces deux races, l’une si grossière, l’autre si fine, mais également agaçantes et pratiques, et qui, suivant un mot qu’affectionne la bonne Alsacienne Gevin-Cassal, aiment par-dessus tout « le butin » ; de ces deux races dont les plus nobles expressions littéraires sont Erckmann-Chatrian, gros bons vivants habiles, et Maurice Barrès, le plus sec et le plus avisé des stendhaliens.

Le héros de Mme Adriana Piazzi, Nicole Flambart dit Sans-Souci, est un brave enfant laborieux et serviable. Il a bon cœur, donc il sera riche. Je ne conseille à personne son moyen de fortune. Il s’engage comme matelot et fait naufrage. Il va mourir de faim, allongé sur une planche, quand il rencontre un magnifique navire abandonné de son équipage sous prétexte de fièvre jaune, mais qu’un bienfaisant cyclone eut soin de désinfecter. La trouvaille procure à Nicole des vivres d’abord et bientôt deux millions. Ce succès me comble d’une joie d’autant plus vive que l’aimable garçon, malgré son surnom, n’est nullement égoïste : Sans-Souci se soucie beaucoup des malheurs de sa famille, et des défaites de la France. À peine millionnaire, il vient défendre Paris assiégé. Il fait son devoir au Bourget. « Blessé déjà par quelques coups de baïonnettes prussiennes », il reçoit encore : 1o « une balle dans le côté, » 2o à sa « vareuse bleue, un ruban rouge » auquel pendait « une croix qui brilla un instant sous ses yeux et fit palpiter son cœur ».

Le jargon franco-italien d’Adriana Piazzi a des grâces inattendues, et telles de ses ignorances valent des malices conscientes. Je suis heureux quand elle prononce administré pour pauvre diable : « Orgueil, orgueil, où vas-tu te nicher ? n’as-tu pas les palais où tu demeures en souverain, sans venir encore troubler la cervelle de nos administrés ? » Il serait injuste aussi de reprocher à cette Italienne ce que son charabia a de filant et de macaroni ; je cite, en exemple, un fragment d’une phrase, courte d’ailleurs : « Cette croix d’argent à ruban de soie rouge pour laquelle les enfants, et plus tard les hommes, font tant de belles choses afin d’être dignes de la mériter… »

Mme Berthe Flammarion blesse d’abord par cette sécheresse d’imagination qu’on décore des noms d’esprit moderne et d’esprit scientifique, par son horreur pour les fées et les légendes. Elle ne veut que des histoires arrivées, et son plus gros livre s’appelle Histoire TRÈS VRAIE de trois enfants courageux. Les misères du commencement nous émeuvent, en effet, par leur vérité. Hélas ! les succès arrivent, point légendaires à coup sûr, mais romanesques platement et souvent impossibles. — Mme Berthe Flammarion écrit avec une banalité prétentieuse. Chacune de ses pages est un refuge pour vieilles métaphores. Elle rapproche les plus hostiles sans entendre leurs cris de protestation. J’ai plaint de vieilles reliques en les voyant devenir « une mine d’or dont l’exploitation serait un appoint sérieux à cette planche ». La conteuse n’a aucune imagination visuelle et, parodiste sans le savoir, elle mêle l’abstrait et le concret avec une inconscience qui fait ma joie : « Le conducteur était rentré de l’hôtel et de ses obligations envers Cocotte. »

Nous sommes de grands enfants. Beaucoup des livres destinés à amuser notre futilité ressemblent aux histoires pour petites filles ou aux romans pour jeunes filles. Le mariage est un dénouement heureux pour divers publics. La plus grande différence est dans l’âge auquel on nous présente le héros. S’agit-il de divertir les gaminettes, la future mariée sera connue dès sa plus tendre enfance. Pour intéresser les grandes demoiselles, on commence le récit à la dernière année de couvent.

Parmi les demoiselles de compagnie qui s’efforcent d’égayer nos jeunes filles en les moralisant, je crois apercevoir, — je n’affirme rien : le domino du pseudonyme pourrait me tromper, — plus de chaussettes-roses que de bas-bleus. Beaucoup de ces derniers ne s’enferment pas d’ailleurs en cette spécialité. Judith Gautier essaie de satisfaire alternativement diverses classes de lecteurs et Jean Bertheroy, au sortir d’un roman pornographique, s’applique parfois à tailler sans la salir une plume blanche. Parmi celles qui écrivent exclusivement ou surtout pour ingénues, les plus appréciées de leur public sont Jeanne Schultz, Jean de la Brète et cet Henry Bister (Mme V. Le Coz) qui s’est décidé à mettre son vrai nom sur son dernier livre. Dans toutes ces fadaises, ce qui m’a le moins ennuyé, c’est le Sans mari de Mme Le Coz. Le sujet est aussi insuffisant que partout ailleurs : quelques vers de La Fontaine ont été dilués, suivant la méthode homéopathique, dans un tonneau d’encre. Mais les vingt premières pages sont d’un mouvement aisé et gentil, les vingt dernières disent avec une émotion contenue les chagrins et les aspirations de la vieille fille : le désespoir devant la fuite des jours vides, le besoin de plus en plus douloureux de se donner et de se dévouer. Le reste du livre est insignifiant ; la forme même n’est soignée qu’au début et à la fin. Et je songe de quelque bizarre repas, ouvert, en guise d’apéritif, par un doigt de champagne, achevé par un demi-verre de bourgogne. Hélas ! des hors-d’œuvre au dessert, on ne m’a donné que de l’eau. Tel est le régime auquel, depuis plusieurs mois, me condamnent les Amazones, que j’ai craint un instant d’être grisé par Mme Le Coz.

Blanche Leschassier présente des jeunes filles raisonnables et dévouées et qui savent sacrifier leur amour au bonheur de leurs nièces, à des peintres timides qui taisent cinq ans la plus vive des passions et qui, si on remarque leur tristesse, se hâtent de « mettre sur le dos du temps et de la saison la véritable raison de leur mélancolie ». Ces artistes se consolent un peu en rêvant de grands tableaux et en réalisant « d’autres compositions d’une moindre conséquence ». Blanche Leschassier imite aussi les ingéniosités que Mme de Ségur adapta des romanciers érotiques du xviiie siècle et, parce que le Sopha de Crébillon fils chuchota des perversités, elle fait conter de naïves histoires à une paire de chenêts.

Les professeurs d’école normale sont hautainement ricaneurs et sottement anecdotiers, comme Pauline Kergomard, ou pédants et abstrus, comme Lydie Martial. Ces êtres, déplaisants quand ils gardent leur ton rogue, plus déplaisants lorsqu’ils sourient, m’arrêteront peu.

Je tiens seulement à signaler leur accord inquiétant sur le point capital de l’éducation féminine. Mme Kergomard, inspectrice des écoles, félicite le Gouvernement d’avoir beaucoup fait pour l’instruction des jeunes filles et le Conseil supérieur d’avoir « élaboré un programme unique pour les écoles des deux sexes ». Lydie Martial dit : « Le plus grand tort, il y a vingt-cinq ans, a été de donner aux enfants et à la jeunesse des deux sexes les mêmes programmes scolaires ». Je félicite également Mme Kergomard, qui loue en excellente fonctionnaire aussi plate qu’un homme, et Mme Lydie Martial qui critique en femme de bon sens.

Oserai-je pourtant reprocher à l’une et à l’autre la double naïveté de croire à l’influence heureuse d’un enseignement moral abstrait et de le demander à l’État. D’ailleurs je ne suis pas toujours certain d’attraper la pensée de ces dames ; elles font facilement de la prose difficile :

« Et pendant que s’élucubrent ces controverses oiseuses et puériles, gigantesques « moi » de faux brillants, enchâssé de faux ors, dressés pour hypnotiser les snobs, l’esprit public s’égare, le mal persiste, augmente et s’amoncelle, jusqu’à former entre les individus mêmes une barrière énigmatique, presque aussi compliquée et inconnue qu’invincible et redoutable, une barrière contre laquelle se heurteront peut-être trop tard les efforts chimériques des lois et de la morale, et qui n’est autre que l’homme nouveau, celui dont la volonté de se rendre maître de son champ d’évolution n’a d’égale que la prétention de faire son ciel tout seul et d’édifier à sa guise son temple et son autel. »

Si on croyait que l’élégant René Maizeroy, ayant dessiné cette période, en a confié le peinturlurage au fougueux Jean Grave, on se tromperait. Je viens de copier une des phrases les plus courtes et les plus simples de Mme Lydie Martial.