Le Masque (Bataille)

Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Le Masque.
Théâtre completErnest FlammarionTome II (p. 41-176).


Le Masque
COMÉDIE EN TROIS ACTES
Représentée pour la première fois sur le théâtre du Vaudeville,
le 24 mai 1902
.


Mais ne suffit-il pas que tu sois l’apparence
Pour réjouir leur cœur qui fuit la vérité…

Baudelaire.

PERSONNAGES


ANDRÉ DEMIEULLE 
MM. Tarride.
SICAULT 
Lerand.
FÉLIX ROUCHON 
G. Dubosc.
DARTIER 
Nertann.
VOIRON 
Paul Fugère.
GILLET 
Paul Numa.
DÉSIRÉ 
Baron fils.
LE DIRECTEUR 
Gildès.
LE PRINCE PALINKOFF 
Ripert.
LOUIS 
Prika.
UN AGENT 
Coquillon.
LE PIANISTE 
Alcibiade.


Garçons et Machinistes.


GENEVIÈVE DEMIEULLE 
Mmes Réjane.
NETCHE EMS 
C. Caron.
GYSÈLE DARTIER 
Lucy Gérard.
PAULETTE 
Suzanne Avril.
VALGY 
Thylda.
BOUYOU 
Bernou.
LA PRINCESSE PALINKOFF 
Andral.
THÉRÈSE 
Claudia.
EMMA DANNET 
Herval.
TIM 
Petite Prévost.

Le Masque




ACTE PREMIER

La scène même du théâtre pendant une répétition. Lourde pénombre.
Une herse au fond. De vagues portants à droite et à gauche.


Scène PREMIÈRE


EMMA DANNET, PAULETTE, BOUYOU, VOIRON, GILLET, SICAULT, LE DIRECTEUR, LE PIANISTE,
Une petite Fille, Acteurs, Machinistes.

(On aperçoit des machinistes qui posent un décor de jardin dans le fond de la scène.)
SICAULT.

Appuyez le rideau de fond !

LE DIRECTEUR.

Chargez le rideau de Zélie !… Le massif côté jardin !

SICAULT.

Allons, mes enfants, allons !

DES ACTEURS.

Prends garde, Bouyou !

(L’actrice interpellée se gare.)
EMMA.

Et n’écrasez pas les gâteaux !… Sauvez les gâteaux !…

(Les acteurs se groupent sur le devant du théâtre, près de la rampe éteinte, autour d’une petite table qu’ils ont avancée.)
LE DIRECTEUR, aux machinistes.

C’est ça… appuyez un peu à gauche… encore… là… Ça va !… Dites donc, Sicault, une minute…

(Il disparaît dans les portants avec le régisseur Sicault.)
EMMA SANNET, à une petite fille de cinq ans, qui a la bouche pleine d’un gros gâteau.

Viens ici mon loulou… tu vas te faire écraser…

PAULETTE.

Il n’y a jamais que le pianiste d’exact ! Ce n’est pas des répétitions ça !…

VOIRON.

Comme tu manges salement, Bouyou !… Quel petit cochon !

PAULETTE.

Pas notre décor, je suppose, qu’on plante là ?

(Elle quitte la table pour regarder le décor.)
GILLET, haussant les épaules.

Qu’est-ce que ça peut bien te faire ?

PAULETTE.

Oh ! sûr que pour une pièce pareille !… Ah ! ils peuvent être certains de leur affaire ! La tape ! Si j’étais le directeur, je m’arrangerais pour me faire payer le dédit.

GILLET.

Oui, il paraît qu’il y a dix mille francs de dédit. Bon à prendre ! Tandis que ça ne fera pas un sou ! Trente représentations assurées. Ça en aurait fait quarante si ce n’avait pas été joué par Valgy…

PAULETTE.

Faut-il qu’il soit gâteux pour monter une pièce pareille !…

VOIRON, se rapprochant.

Je ne suis pas tout à fait de votre avis, ma chère amie… Il y a des choses intéressantes… mais c’est un peu subtil, je l’avoue, c’est un peu subtil.

(Mouvement général. Cris de : Ah ! le voilà ! le voilà !… L’auteur, André Demieulle, entre. Chapeau haut de forme. Gros foulard.)


Scène II


Les Mêmes, ANDRÉ DEMIEULLE.

EMMA.

Eh bien… qu’est-ce qui vous est arrivé, Demieulle ?…

PAULETTE.

C’est du joli !… L’auteur à la fin de la répétition maintenant… C’était à midi pour le quart et il est trois heures et demie.

EMMA.

Nous avons répété le deux sans vous et sans le guignol.

ANDRÉ, enlevant son pardessus.

Tiens ! parbleu… (Apercevant les gâteaux sur la table et dans les bouches.) Je vois que vous ne vous embêtez pas !

PAULETTE.

Vous savez que la grande actrice n’est pas là ?

ANDRÉ.

Ah !

PAULETTE.

C’est de l’aplomb !… Elle nous fait poser.

BOUYOU, très haut.

Quelle dinde !…

GILLET, bas à Bouyou.

Chut !… voyons… Tu fais la gaffe !

BOUYOU.

La gaffe ?

GILLET.

Voyons… Demieulle et Valgy…

BOUYOU.

Eh bien, quoi ?… Après tout, on n’est pas forcé de savoir…

ANDRÉ, se rapprochant de la table en enlevant ses gants.
Ça a l’air bon ce que vous mangez là.
EMMA.

Il reste un éclair et un baba pour vous.

ANDRÉ.

Je prends l’éclair avec vos doigts, Dannet… merci.

LE DIRECTEUR, reparaissant dans le fond.

Dites donc… Demieulle… deux mots…

VOIRON.

Le patron vous appelle.

(André remonte vers le directeur.)
LE DIRECTEUR.

J’ai fait poser pour vous le fond du décor du trois. Je mettrai là un pavillon. Ça vous plairait-il en principe ?

ANDRÉ.

Vous m’aviez promis un décor neuf…

LE DIRECTEUR.

Bien sûr… bien sûr… je ne parle que de la plantation… On repeindra tout ça… J’ai des embêtements avec mes actionnaires, en ce moment. Vous comprenez ?

EMMA, aux autres.

Regardez-le manger son éclair en causant… Oh ! mais ça a l’air sérieux !… Bouyou, sans rien dire, va lui offrir une croquette de chocolat.

(Bouyou prend la croquette. — On entend André et le directeur.)
ANDRÉ, s’animant.

Permettez, permettez… (Bouyou lui offre la croquette. Machinalement il la prend et dit : ) Merci.

(Il continue la conversation, l’éclair d’une main et la croquette de l’autre.)
PAULETTE.

C’est qu’il la mange !… Il a une bonne tête !… (À Sicault ) Alors que répète-t-on, Sicault !

SICAULT.
Le trois…
ANDRÉ, redescendant après avoir quitté le directeur, qui disparaît. En passant près du pianiste, à mi-voix.

La brute !

LE PIANISTE, se retournant.

Hein ?

ANDRÉ.

Ah ! c’est vous… je ne vous avais pas vu… Bonjour, monsieur… monsieur du piano… comment vous portez-vous ?

LE PIANISTE, rectifiant.

Damianos.

ANDRÉ.

C’est ça, c’est ça… Damianos (Il passe.) À qui est cette enfant ? À vous, Dannet ?

GILLET.

Tu ne vas pas nous l’amener tous les jours, ton gosse ?

EMMA.

Il te gêne ?

ANDRÉ.

C’est vrai que vous êtes une des rares actrices rangées et mariées. C’est bien ça… Il ressemble à son père, d’ailleurs.

EMMA.

Il n’est pas de mon mari… Ah ! non, par exemple !… Avoir un enfant de mon mari, quelle horreur ! Dire qu’il y a des femmes qui supportent cette idée…

ANDRÉ.

Alors, il est d’avant ?

EMMA.

Non ; d’après.

ANDRÉ.

Ah ! parfait !

EMMA, sentencieusement.

La première chose, mon petit, quand on se marie, c’est de se faire une vie bien à soi. Tout de suite que je me suis mariée, j’ai commandé mon ménage à différents fournisseurs. (À l’enfant.) Et maintenant, oust ! va

jouer chez le petit concierge…
VOIRON.

Passe-moi le sac aux gâteaux.

GILLET, à André.

Cette Dannet !… elle a vécu huit ans avec le dernier vaudevilliste et elle se croit obligée de nous servir des mots d’auteur gai… C’est effroyable.

ANDRÉ.

Oui, mais je l’aime bien, parce qu’elle a en tout une belle âme républicaine…

EMMA, à Voiron qui fait claquer le sac de papier aux oreilles de l’enfant.

Sale type, va !… tu vas la faire pleurer !… Gillet, veux-tu être assez gentil pour conduire ma fille chez le concierge ?

GILLET.

Comment donc.

EMMA.

Va, avec le monsieur.

GILLET, entraînant l’enfant par la main et d’une voix mielleuse.

Viens, mon coco. Tu entends ce que dit ta grue de mère ?… Ah ! tu peux te flatter d’appartenir à une jolie famille… Viens chez le concierge, et si tu rappliques demain, tu peux être sûr que je te mettrai mon petit pied dans le derrière, s’pas, mon coco ?

L’ENFANT.

Oui, monsieur.

EMMA, de loin.

Qu’est-ce que tu racontes là-bas ?

GILLET.

C’est ta fille qui me dit des inconvenances.

(Ils sortent par le fond.)


Scène III


Les Mêmes, moins GILLET et La Petite Fille.

ANDRÉ, au régisseur.

Je suppose qu’on ne va pas répéter dans cette demi-obscurité… (Souriant, poli et blaguant.) Sicault, pas d’économie pour les dernières répétitions ?

SICAULT, appelant.

Charles !… Il est là Charles.

UNE VOIX SOUTERRAINE.

Charles ?

SICAULT.

Donnez la rampe… la rampe, j’ai dit. (Un temps.) Vous n’entendez pas ?… (On donne la rampe.) Et éteignez la herse du fond.

PAULETTE.

Est-ce qu’on attend encore Valgy pour répéter le trois ?

ANDRÉ, regardant paresseusement sa montre.

Oh ! elle ne viendra pas à présent.

EMMA.

Si on téléphonait chez elle, savoir ce qu’elle est devenue.

BOUYOU.

Quel est son numéro ? J’y cours.

EMMA.

Je ne sais pas.

BOUYOU, à Demieulle, avec impertinence.

Vous le connaissez peut-être, comme par hasard ?

ANDRÉ.

Non.

BOUYOU.

En cherchant bien ?

ANDRÉ, sans hésiter.
243.50
BOUYOU.

Boum.

(Elle sort en courant et en chantant.)


Vous pouvez bien m’aimer
Moi, je m’en fous pourvu que je vive !


Scène IV


Les Mêmes, moins BOUYOU.

GILLET.

Quelle gosse !

SICAULT, au pianiste.

Monsieur Damianos, je crois que vous pouvez vous en aller…

ANDRÉ.

Je pense, en effet, monsieur Damianos, qu’on ne répétera pas la danse de madame Valgy aujourd’hui.

LE PIANISTE.

Je vais attendre encore. Je suis habitué…

VOIRON, ramassant un jouet.

Oh ! chic !… la trompette du salé !… (Il souffle dedans.) Moi qui ai toujours rêvé de jouer Hernani !…

EMMA et GILLET.

Assez !… Assez !… Raseur !…

SICAULT.

Voyons, mes enfants, commençons… En scène.

VOIRON, interrompant.

Pardon… avant d’attaquer. (À André.) Dis donc, mon petit, un mot.

ANDRÉ.
Ce que vous voudrez.
VOIRON, l’amenant face au public, sur le devant de la scène.

Il y a quelque chose qu’il faut que tu changes à tout prix… non, non, tu ne peux pas laisser ça… impossible…

ANDRÉ.

Quoi !

VOIRON, prenant le manuscrit au souffleur.

Tu me fais dire à la fin de ma déclaration une imbécillité… mais ça, ça te regarde ; c’est toi qui es l’auteur. Ce qui me regarde, moi, c’est le ton. Eh bien, voilà l’indication que tu as mise dans ton texte : Avec passion ; tu as marqué avec passion « Tes yeux, ta bouche, et surtout le plus exquis de tes charmes, ta bêtise !… » Eh bien ! jamais tu ne me feras dire ça… jamais le public ne comprendra !…

ANDRÉ.

Cependant l’intention…

VOIRON, l’interrompant.

Tes intentions ? Elles ne me regardent pas tes intentions. On ne peut pas dire ces choses-là avec passion. Tandis que… ainsi… après « tes yeux, ta bouche, et surtout le plus exquis de tes charmes », je me lève et avec mépris… comme ça… je laisse tomber… « ta bêtise ! » Alors, oui, comme ça le public comprend…

ANDRÉ.

Mais le public, cher monsieur, n’est pas une oie.

VOIRON.

Tais-toi, tu n’y connais rien… Le public est un idiot… C’est un fait connu, mon bon… ce n’est pas toi qui y changeras quelque chose. Personne ne peut savoir pourquoi, mais c’est comme ça… Si tu prends chacun en particulier, si tu causes avec des gens bien, dans un salon ou dans un café (Sourire de Demieulle.) — et ne souris pas ; je te prie de croire que j’ai fréquenté des gens qui te valaient, dans ma vie ! — ils comprennent, oui… mais sitôt qu’ils sont réunis dans une salle, là, devant toi… (Il montre la salle.) ils deviennent comme des moules… Comment ça se fait, je n’en sais rien… mais c’est un fait établi, mon petit !

ANDRÉ.

Cependant…

VOIRON.

Tais-toi, je te dis… Tu n’as pas la prétention de t’y connaître mieux que moi ? Il y a trente ans que je joue et que je n’ai aucun succès… alors tu penses si je le connais, le public !

ANDRÉ, sarcastlque et amer.

En effet… pareille compétence…

VOIRON.

Si je te disais que ma femme n’a pas de tempérament, qu’est-ce que tu répondrais ?

ANDRÉ.

Tant pis ! ou : ah ! ah !

VOIRON.

Rien. Tu ne répondrais rien… tu serais collé… Tu ne la connais pas ma femme ! (Avec un beau geste.) Eh bien, idem, attends de connaître le public, mon petit.

ANDRÉ.

Permettez… la comparaison entre votre épouse et le public ne se tient pas beaucoup, ou alors, si vous n’avez pas eu plus de succès auprès d’elle qu’auprès du public, il y a quelqu’un qui me renseignerait mieux que vous-même sur les goûts de votre femme… c’est son amant.

VOIRON.

Tu crois ? (Il siffle.) Gillet, le monsieur veut te demander un renseignement… cause-lui.

(Et il s’en va, superbe.)
GILLET, s’approchant aimablement.

Monsieur Demieulle !

ANDRÉ.
Rien, rien, c’est une plaisanterie de Voiron.
GILLET.

Ah ! bien !… (Un froid.) Il en a parfois de terribles… Ah ! on n’en fait plus de ce genre. C’est le type du vieil acteur.

ANDRÉ, dans les dents.

Du vieil acteur…

GILLET.

Qui a connu le panache…

ANDRÉ, de même.

Qui a connu le panache…

(Silence. — Ils se saluent et se séparent.)
SICAULT.

Y sommes-nous ?

LE DIRECTEUR, entrant.

Une minute ! (Il appelle.) Sicault ! (Il lui parle bas.) Dites donc, elle commence à m’embêter Valgy. Tâchez de l’asticoter ferme, en répétant… Si on pouvait lui faire payer son dédit !… Trente mille francs !… Elle est très nerveuse ces temps-ci… Compris ?

SICAULT.

Bon, patron.



Scène V


Les Mêmes, BOUYOU, VOIRON.

BOUYOU, rentrant par le fond.

On a répondu que madame était partie il y a déjà un bon moment pour sa répétition et qu’elle avait été souffrante.

EMMA.

Ah ! chérie !… Les ivresses !

SICAULT.

Allons, répétons, voulez-vous, en attendant, la fin de la scène du deux. En voilà une qui commence à nous raser !…

PAULETTE.

Et la coupure ?… Il serait temps de la faire, cette coupure !…

ANDRÉ.

Oui… après. On coupe toujours bien assez tôt !

SICAULT, arrangeant.

La mise en scène… Une chaise là…

(Le directeur a disparu.)
GILLET, à Bouyou.

Qu’est-ce que c’est que ce livre que tu trimballes sous le bras ?

BOUYOU.

Je ne sais pas… On me l’a prêté.

GILLET.

Elle est étonnante cette petite !… Tout ce qu’elle trouve chez ses amis elle le chipe… Et ce qu’elle en a de petits amis !… On lui envoie tous les jours dans sa loge, les uns des caisses de pruneaux, les autres des lampes à pétrole… C’est ainsi qu’on l’entretient, cette petite. Tenez, elle n’a pas couché chez elle, eh bien, ce matin, il a fallu qu’elle chipe ce livre… (Il le prend.) La chasse aux fauves.

ANDRÉ.

Bigre !… C’était un dompteur…

SICAULT, finissant la plantation.

Le canapé par ici…

GILLET, à Bouyou.

En somme, pourquoi t’appelle-t-on Petit Bouyou ?

BOUYOU.

Parce que je dis comme ça bouyou au lieu de bonjour… Ça m’est resté.

VOIRON, sur le devant du théâtre, en se protégeant de la lumière de la rampe avec le bras.

Quel beau théâtre, tout de même !… Regarde-moi

ça… Quelle salle !…
GILLET.

Et le lustre !… Quel lustre !…

VOIRON.

Quel dommage qu’on ne joue ici que des cochonneries !… Quand je serai directeur ici, on ne jouera que du drame… Il faut de l’idéal !… Jetons de l’idéal aux foules !

GILLET.

Moi, après toi, quand tu auras fait faillite, je ne jouerai que l’opérette !… je sens l’opérette là-dedans.

SICAULT, hurlant.

Place au théâtre !… (À Vairon et à Gillet.) Eh bien, que faites-vous là ?

VOIRON.

Nous rêvons.

GILLET.

Nous rêvons.

SICAULT.

Allez, fichez le camp…

VOIRON, en s’en allant, à Gillet.

Et, d’ailleurs, que sommes-nous ?… Un siècle d’opérettes ! Quand la France est dirigée comme elle l’est !…

ANDRÉ, haut.

Quelqu’un sait-il si mon ami Rouchon est venu me demander ?…

EMMA.

Non, je ne crois pas.

SICAULT.

Na, ça y est. Toi, Paulette, prends au monologue.

EMMA, bas à André pendant que Paulette va s’asseoir sur une chaise à l’avant-scène.

Vous ne pouvez pas vous en passer de votre ami Rouchon… Qu’est-ce qu’il fait dans la vie, votre ami Rouchon ?

ANDRÉ.

Rien, il est mon ami… C’est sa fonction… C’est un garçon sans apparence, comme ça… mais très fin… toute l’amitié, avec ses petites attentions, ses susceptibilités aussi… ses bouderies quand…

PAULETTE, sur sa chaise, se retournant.

Chut ! un peu de silence, Emma, s’il vous plaît, l’auteur !… on ne s’entend pas ici… C’est pas des répétitions ! Ah !

GILLET, au fond avec Bouyou.

Qu’est-ce qu’elle a à pousser ses soupirs de panthère ?

ANDRÉ, à Paulette.

Alors, mademoiselle, souvenez-vous que, dans la pièce, le plus exquis de vos charmes, c’est votre bêtise… dans la pièce seulement. Tâchez d’être bien bête. Vous représentez la Viennoise sentimentale.

(Paulette est face au public. André à gauche. Les autres disséminés.)
PAULETTE, commençant.

« Et que m’importe, après tout !… Vicomte, oui, certes, mais un titre suffit-il à combler le vide d’un tel cœur… Ah ! vous croyez que vos instances, vos objurgations… Que non pas !… Charles est toujours présent à ma mémoire, et le souvenir n’est pas loin, d’un soir, où, au clair de… » (Elle s’arrête, regardant le trou du souffleur.) Merci !… Je te dis : merci !… Faut-il être bête pour souffler : lune !… Quoi… Ça m’est égal ! Je te prie de ne rien m’envoyer ! (Elle reprend.) « Charles est toujours présent à ma mémoire et le souvenir n’est pas loin d’un soir, où, au clair de lune, nous échangeâmes ce que vous appelleriez avec ironie les premiers serments de la grisette, vous dont le cœur, sans faiblesse, alors que… alors que… » Allons ! allons ! Ah ! zut ! quand je sais, il souffle, et quand je ne sais plus, il ne souffle pas !…

LA VOIX DU SOUFFLEUR.

Mais c’est vous qui m’avez dit…

PAULETTE.

Parbleu ! Tu me fais perdre la mémoire… Tu me

troubles… Maintenant, ça y est… je suis troublée.
LA VOIX DU SOUFFLEUR, dans le trou, dominant le tumulte.

Il y a vingt ans que je suis souffleur de théâtre subventionné !…

PAULETTE.

Ah ! Ah ! C’est ça qui m’est égal !… Je m’assieds sur les théâtres subventionnés !

SICAULT.

Voyons, mes enfants, voyons, un peu de calme… Nous n’arriverons à rien…

PAULETTE.

Je suis troublée, je le sens bien…

VOIRON.

Mais non… mais non… tu es lucide…

(On l’entoure, on la presse… Moment de brouhaha d’où l’on entend par moments cette exclamation : « Je suis troublée ». Enfin, tout se calme.)
PAULETTE.

Je veux continuer… Mais qu’il ne recommence plus… Et puis je passe le monologue… Je prends quelques répliques avant l’entrée de Gillet… « J’aurai l’énergie… quoi qu’il advienne… Mon pauvre Charles ! »

(À ce moment, dans le fond du théâtre, le concierge du théâtre fait des gestes pour être vu de l’auteur… Il tient une carte à la main.)
ANDRÉ, à voix basse, sans bouger.

Qu’est-ce que c’est ?…

LE CONCIERGE, faisant un cornet de ses mains par-dessus la tête de Paulette.

Monsieur Rouchon…

(André fait signe de faire entrer. Le concierge disparaît.)
ANDRÉ, à Félix Rouchon qui apparaît dans le fond.

Pssst !

(Félix s’avance sur la pointe des pieds pendant que Paulette continue.)


Scène VI


Les Mêmes, FÉLIX.

ANDRÉ.

Assieds-toi là… sans bruit !

(Félix s’installe à côté de Demieulle, sur la gauche.)
PAULETTE, continuant.

« …Ma vie est brisée !… Soit… Je sais ce qu’il me reste à faire !… Charles saura tout. »

ANDRÉ, bas à Félix.

Ça va ?

FÉLIX, même jeu.

Merci… Je viens de faire des achats avec ta femme dans les grands magasins. Nous t’avons acheté de l’eau dentifrice et de la pâte à barbe.

PAULETTE, sanglotant.

« Il ne me reste plus que cette issue… »

ANDRÉ, bas.

Est-ce qu’elle doit venir, Geneviève ?

FÉLIX, bas.

Elle a dit que, peut-être, elle viendrait te chercher… Si non, elle te prie de ne pas rentrer trop tard pour dîner.

PAULETTE.

« Lui !… Regardons-le donc en face, celui qui a été le pâle amant de mes rêves ! »

SICAULT.

Gillet, à toi !…

GILLET, de la coulisse.

Voilà.

PAULETTE, répétant.

« …Pâle amant de mes rêves. »

GILLET, apparaissant.
« Madame, la voilà donc, cette explication tant désirée ! »
SICAULT, d’une voix de stentor.

Non !

(Un temps. — Silence général)
SICAULT, après avoir joui de son effet, d’une voix très simple.

Je te demande pardon de t’interrompre, mon vieux, mais voilà déjà plusieurs fois que je te vois faire cette cafouillade… ce n’est pas ça du tout… ce n’est pas une entrée… (Élevant la voix.) Je sais bien que maintenant c’est à la mode… on dit : « Madame, je vous aime et je vais me jeter par la fenêtre », comme on dit : « Il fait chaud, j’enlève mon paletot… » Ce n’est pas de la réalité, ça, c’est du réalisme !

UNE VOIX, partie on ne sait d’où.

Bravo !

SICAULT.

Je ne demande les approbations de personne… Eh bien, ça ne veut rien dire du tout ce que tu fais là… où est l’émotion ? Où est-elle ? L’émotion, ça ne se cache pas, ça se montre… et même il faut la transposer… Transpose, mon vieux !… Qu’est-ce que c’est qu’une statue sans socle ?… rien du tout… eh bien, la statue c’est la vérité, et le socle, c’est le théâtre !… Voilà… Par conséquent, voilà comme il faut poser ça… Tu entres… (Il va prendre la place de l’auteur et joue.) rapidement… Tu enlèves ton chapeau.

GILLET, ironique.

Dans le salon ?

SICAULT.

Naturellement… Tu enlèves ton chapeau, tu le poses sur la chaise… Dans un salon chic, il y a toujours une chaise à côté de la porte d’entrée… là… et tu t’avances… la main sur le dossier d’un fauteuil : « Madame, là voilà donc, cette explication tant désirée… » Voilà, à la bonne heure… c’est quelque chose… ça a de la

ligne… ça a du… Recommence.
GILLET.

Moi, je veux bien n’enlever mon chapeau et mon pardessus que dans le salon… seulement… alors le domestique, qu’est-ce qu’il fait, le domestique ?…

SICAULT, se retournant, terrible.

Il est sorti, nom de dieu !…

(Au moment où Gillet va recommencer son entrée, bruit de jupe dans le fond. Madame Valgy entre en coup de vent. C’est une très jolie fille, encore jeune, très maquillée. Un silence glacial l’accueille.)


Scène VII


Les Mêmes, VALGY, puis GENEVIÈVE DEMIEULLE.

VALGY, qui s’aperçoit de l’accueil.

Oui, oui, je sais bien… mais je me lève, mes enfants. J’ai attrapé un refroidissement terrible… j’ai dîné hier soir au Bois… et toute la nuit, sueurs, fièvre… Oh ! cette voix !… non, mais écoute ça… hum ! hum !… C’est épouvantable !…

(Elle va rapidement à André sur le devant de la scène.)
PAULETTE, derrière son dos.

Ah ! ma vieille, si tu n’étais pas la maîtresse de l’auteur, du directeur et du Ministre de l’Agriculture !

ANDRÉ, bas.

Il fallait me faire téléphoner.

VALGY, bas.

Comment donc !… Et ta femme ? Vois-tu ta femme à l’appareil. « Est-ce que le coco est là ? » Bonjour, coco… Eh bien ?…

ANDRÉ.

Quoi ?

VALGY.

Eh bien, je te dis bonjour, tu pourrais être poli… Qu’est-ce que tu as fait ces jours-ci ? Tu m’as beaucoup trompée ?

ANDRÉ.

Merci, pas mal, et toi ?…

VALGY, se retournant, aux autres.

Si vous croyez, mes enfants, que je vais répéter avec cette voix-là…

EMMA.

Charmant ! Délicieux !…

VALGY.

Je répéterai la petite danse, si vous voulez… C’est même d’ailleurs pour cela que je suis venue.

SICAULT.

Allez, oust ! changement à vue… À la pantomime !… Quel métier !… S’il ne vaudrait pas mieux faire des chaussons de lisière !

VALGY, à André, en enlevant ses fourrures.

Dis-moi quelque chose de gentil pour me réchauffer le dos…

ANDRÉ.

Mignemigne.

VALGY.

Ah ! ça s’en va, mon garçon… ça s’en va !… Où est-il le temps où tu venais d’abord mettre ta tête là, pour renifler le parfum de ma fourrure… et où je te retroussais la moustache pour voir ce qu’il y avait dessous !

ANDRÉ.

Pas loin… Trois mois.

VALGY.

Bah ! et puis après !… Ça s’en ira si ça doit s’en aller, n’est-ce pas ?… faut pas se faire de bile !… (Haut.) Allez monsieur Damianos… à la ritournelle !… Non, mais cette voix !

EMMA.

Je t’ai déjà indiqué mon docteur… il est épatant… Au fond, tu n’es qu’anémique… Je connais une dame du monde, de mes amies, qu’il soigne avec de la viande crue…

VALGY.

Connu !

EMMA.

Non, pas connu !… des kilos de viande crue sur la figure, un peu de champagne de temps en temps…

ANDRÉ.

Et une rose entre les dents.

EMMA.

Elle reçoit comme ça à son jour.

ANDRÉ.

Vous me présenterez.

GILLET.

Mais c’est dégoûtant ce que tu nous racontes là !

FÉLIX, à André, en le prenant par le bras.

Dire que tu as l’air à l’aise parmi l’écœurement de tous ces propos !

ANDRÉ.

N’en dis pas de mal… C’est la poésie même du lieu : cela fait partie de l’atmosphère mélancolique et chère de ces répétitions voilées d’ombres… et je les aime comme les dévotes doivent aimer l’éternuement du sacristain… N’en dis pas de mal. Ce sont les bruits de chaise de l’église…

SICAULT.

Vous êtes libre, Paulette, pour aujourd’hui ?

PAULETTE.

Non, je reste voir les ébats chorégraphiques de Valgy… Qu’est-ce qu’elle fait ? Elle enlève son corsage… Eh bien, et ce rhume ?

VALGY.

Zut ! tant pis !… Je ne peux pas répéter ces mouvements-là dans des entournures.

GILLET.
C’est imbécile… Vous allez attraper la mort.
VALGY.

Eh bien, en attendant, veux-tu t’étendre sur ton canapé, suivant la mise en scène… Ah ! à ce propos, monsieur Demieulle, comme sentiment je ne me trompe pas, n’est-ce pas ?… Mon amant est, au fond, très furieux de me voir engagée dans un music-hall, parce qu’il ne me croit aucun talent, et…

GILLET.

L’imbécile !

VALGY.

Alors, après la scène d’engueulade (que nous passerons aujourd’hui), je lui danse mon pas de ballet, et, ce faisant, je tâche de l’exciter…

VOIRON, rectifiant.

De l’enivrer, divine amie…

ANDRÉ.

Oui, oui… Vous avez très bien donné la dernière fois. C’était tout à fait ça… comme une vision… la vision du plaisir moderne… Que ce soit très canaille et très harmonieux à la fois. (Souriant.) N’est-ce pas ? vous voulez bien ?

VALGY.

Compris. (À Gillet.) Tu vas voir ça, mon colon. Tu n’as qu’à te bien tenir.

GILLET, qui figure l’amant en question, s’installant sur une chaise.

Passe-moi ta Chasse aux fauves, Bouyou…

VALGY.

Allez, Damianos… seulement très en sourdine, s’il vous plaît, un murmure à peine… que je cherche des choses en répétant…

ANDRÉ.

Et surtout pas de poésie, hein ?… Café-concert, que ça sente bien la fumée de tabac… C’est ça… na… na… na… (Il fredonne.) na… na… na…

VALGY.

Allendez ! attendez !… je suis intimidée… Une seconde, que je me recueille… (Elle met les mains sur la figure, puis brusquement.) Ole posada calle aranga… comme disait un de mes amants qui était marchand de nougat espagnol. (À André.) Te frappe pas, mon coco, c’est pas vrai, c’est de l’esprit… Attention !… marchez !…

(André et Félix sont sur la gauche, Bouyou se trouve près du piano et du pianiste, à droite, aux deux tiers de la scène. Gillet sur des chaises figurant un canapé, au milieu. Les autres dans le fond. Et Valgy commence à esquisser son pas, à la façon des danseuses, près du piano, presque sans bouger avec des jetés battus indiqués par les mains. — Musique douce.)
ANDRÉ, à Félix.

Elle est jolie, hein ?

FÉLIX.

Non… elle n’est pas.

ANDRÉ.

Parce que tu ne sais pas voir… Et puis, toi, tu n’aimes pas les femmes.

FÉLIX.

Si, je les aime bien… à ma façon. J’aime bien les faire causer, leur payer des gâteaux, les mener dans les magasins, leur acheter des petites affaires pas chères… un sac de cuir par exemple, à sept francs quatre-vingt… bricoler… Oh ! bien sûr que je ne partage pas tes enthousiasmes ! Mais je t’assure, je ne comprends pas… Il y en a mille sur le pavé de Paris comme celle-là !… Qu’est-ce que tu lui trouves d’extraordinaire ? Sérieusement je ne comprends pas que tu trompes ta femme pour un être aussi insignifiant.

ANDRÉ.

Mais, imbécile, crois-tu que je l’aime cette femme ? Ou du moins que ce soit elle-même que j’aime ?… Allons donc ! La femme, vois-tu, c’est l’action des paresseux ou des artistes. C’est la seule qui leur soit permise, et qui résume pour eux toute la vie extérieure… La femme alors devient une sorte de voyage, d’exode… Je l’aimerais celle-là, tiens, dix fois plus canaille encore pour tout ce qu’elle m’apporte de vie vraie… Les contemplatifs comme nous d’un travail ou d’une épouse trop à nous, ont besoin de ces sorties vitales, et justement je l’aime, elle, pour son histoire commune, son passé ; elle est un bain de réalité… Quand j’en aurai assez, soit, stop ! En attendant, voilà ce qui s’appelle aimer. Le reste, c’est affaire à charretiers.

FÉLIX.

Eh bien, qu’est-ce que tu vois en celle-ci, par exemple ? À quel voyage t’entraîne-t-elle ?

ANDRÉ.

Ah ! mon cher, je voudrais te faire comprendre cela avec des mots… Regarde-la, tiens…

(Geneviève Demieulle apparaît à un portant de droite. Elle est presque complètement cachée à André par le piano et le portant du jardin.)
GENEVIÈVE, bas à Bouyou.

Bonjour mademoiselle.

BOUYOU, se retournant.

Oh ! bonjour, madame… je ne vous voyais pas… Monsieur votre mari est là. Voulez-vous ma chaise ?

GENEVIÈVE.

Merci, merci.

(Elle se tasse timide dans un portant. — À ce moment, Valgy se laisse entraîner à la danse. Et elle la danse vraiment joyeuse et dépoitraillée. Le piano murmure.)
ANDRÉ, continuant, à Félix, sans avoir remarqué l’entrée de sa femme.

Oui, regarde… tiens, ces yeux, ces épaules, qui ont l’air de s’allumer et de crépiter seulement à la lumière du soir, du beau soir tumultueux des appartements… cette chair spéciale, prêtée, qui n’est pas à moi comme celle de ma femme… J’aspire avec elle la vie même de son milieu… Je suis avec elle les mille désirs anonymes d’hommes qui l’ont exaltée… Ce que j’étreins en elle, mais c’est tout le paysage de vie qu’elle apporte. Tiens, en ce moment, elle s’est assise, elle s’étend… regarde-là… eh bien, elle devient pour moi toute la lassitude nocturne de la femme… son dos calé est celui qu’emporte toutes les nuils le petit mystère galopant des voitures, le dorlotement caoutchouté, tu sais, qui traverse la nuit si vite, si vite, l’âme de Paris qui l’écoute passer. (Dans les petits silences, on entend la voix de Geneviève à Bouyou, de l’autre côté de la scène, où elles causent à mi-voix.) Hop ! droite ! immobile, maintenant… seuls les cinq doigts se trémoussent sur la baguette, ces cinq petits doigts nus, car les doigts ont aussi leur nudité que n’ont pas les mains d’épouses, si nus que le bois semble rude à leur toucher, mais c’est toute la liberté ailée de la caresse, c’est le coup d’aile d’oiseau qui a passé !… Les jupes secouées, envolées, comme elles sont gaies, comme elles sont vivantes ! Cette chair de femme engendre la vie, la belle vie animale de tout ce qui la touche, l’étreint. Elle est un geste rose de la vie… Ah ! au contraire, le gris ennui fidèle de la chair à moi, quand je vais rentrer tout à l’heure… Et tout ça me dit zut, et tout ça se fiche de moi, tout ça me crie : suis-moi ou ne me suis pas, qu’est-ce que ça me fait ?… Et cette vie-là me fortifie, m’emporte… Elle n’est pas, cette femme, seulement la joie, mais elle est surtout la joie des autres… voilà, voilà, surtout cela, comprends-tu… la joie des autres ! et j’aspire cette joie comme un voyage, comme une force, comme du bon soleil, comme la santé et l’espace. Elle est la vie, la vie, la v…

VALGY.

Ouf ! mes enfants, quelle suée !

(Applaudissements.)
TOUS.
Bravo, bravo, c’est très bien.
ANDRÉ.

Tout à fait, tout à fait bien.

VALGY.

Vous n’avez pas regardé. Vous avez bavardé tout le temps.

VOIRON.

Ma fille, ça ne fait rien que tu soies malade, ne guéris pas… ne cherche pas mieux… c’est exquis et joué… (Il fait claquer la langue), comme ton pied !

FÉLIX.

Absolument…

VALGY, riant.

L’autre qui dit : absolument !

GILLET.

Vous ne savez pas qui vient d’entrer dans le cabinet du patron ? — Dartier.

GENEVIÈVE, qui est restée dissimulée derrière son portant, de façon qu’on ne puisse pas la voir, bas à Bouyou.

Dartier ? qui ?… l’auleur ?

BOUYOU.

Oui, le père Dartier…

VOIRON, aux autres.

Il vient voir si ça va être la tape ici… J’espère que le patron ne va pas nous l’amener sur scène, cette vieille brute.

GILLET.

Justement les voilà. Chut !…

GENEVIÈVE, à Bouyou, en un mouvement de retraite.

Oh ! bien, si ce sont les Dartier, je me sauve.

BOUYOU.

Vous partez, madame ?

GENEVIÈVE.

Oui, je ne voudrais pas me rencontrer avec eux, ça me serait désagréable… je reviendrai tout à l’heure, dans un instant, à la fin. (Après une hésitation.) Dites-moi ?

BOUYOU.
Madame ?
GENEVIÈVE.

Je crois que personne ne m’a aperçue ; alors ce n’est pas la peine de leur dire que j’étais venue, n’est-ce pas ?

BOUYOU.

C’est entendu, madame.

GENEVIÈVE.

Au revoir, mademoiselle… (Revenant.) Même pas à mon mari, n’est-ce pas ?… c’est parce que comme ça n’a pas d’importance, vous comprenez…

BOUYOU.

Oui, oui, parfaitement.

GENEVIÈVE.

Merci.

(Elle disparaît.)


Scène VIII


Les Mêmes, moins ; GENEVIÈVE.

VALGY.

Je suis esquintée.

ANDRÉ.

Il y a de quoi.

VOIRON, regardant dans la coulisse.

Il a encore grossi depuis hier, le père Dartier.

VALGY, s’approchant d’André.

Ce n’est pas ta femme qui était là contre le portant ?

ANDRÉ.

Ma femme ? Elle est là ?

FÉLIX.

Elle est là ? Tiens !…

ANDRÉ.

Je vais voir.

(Il sort par la droite pendant que Dartier et sa fille Gysèle arrivent du fond, accompagnés du directeur.)


Scène IX


VALGY, VOIRON, GILLET, EMMA, PAULETTE, SICAULT, FÉLIX, BOUYOU, DARTIER, GYSÈLE, LE DIRECTEUR, puis ANDRÉ.

DARTIER, bruyant.

Je ne vous dérange pas ?

EMMA.

On finit…

DARTIER.

Bonjour, mon petit… Bonjour, Emma… Tiens, vous êtes engagée ici, vous ?

EMMA.

Vous voyez.

LES ACTEURS.

Maître… Bonjour, cher maître…

DARTIER.

Demieulle n’est pas là ?

EMMA.

Si, il doit être là.

GILLET, à Voiron, sur la gauche.

Quelle est la femme qui accompagne Dartier ? Elle est jolie ?

VOIRON.

C’est sa fille.

GILLET.

Alors elle est laide.

DARTIER, à sa fille.

Je te présente mademoiselle Valgy.

ANDRÉ, revenant à Félix.

Mais non, elle n’est pas là… (À Bouyou.) Madame Demieulle n’était pas là, n’est-ce pas, Bouyou ?

BOUYOU.
Non, je ne l’ai pas vue.
ANDRÉ.

Tiens ! Dartier !

DARTIER.

Ça va, mon petit ?

GYSÈLE, s’avançant.

Bonjour, monsieur.

ANDRÉ, à Gysèle.

Ah ! ça, par exemple, c’est gentil de venir nous voir…

DARTIER.

J’étais monté causer avec Garthez, au sujet de la conférence que je fais ici au samedi populaire prochain… ma fille était dans la voiture… alors, elle est montée vous dire bonjour… On travaille ferme ici ? Ça marche ?…

ANDRÉ.

Votre pièce passe après la mienne, n’est-ce pas ?

DARTIER.

C’est Garthez qui le dit. Ce n’est pas une raison… Ce vieux Sicault, ça me fait toujours plaisir de le revoir.

GILLET, à Voiron, continuant, sur la gauche.

Ah ! c’est sa fille !…

VOIRON.

Tu ne l’avais jamais vue ?

GILLET.

Elle est… honnête ?

VOIRON.

Elle n’a que dix-huit ans, ce n’est pas difficile… En tout cas, ça ne pourra pas durer longtemps.

GILLET.

Pas le sou dans la maison ?

VOIRON.

Et le diable en a assez d’être tiré par la queue… ça le fatigue.

GILLET.
Je croyais qu’elle allait entrer au théâtre ?
VOIRON.

Elle n’a plus que ces deux partis à prendre… un amant ou monter là-dessus, comme nous.

DARTIER, passant sur le devant du théâtre avec le directeur. À Emma, en lui tendant un journal.

Tiens, regarde si je ne parle pas de toi, mon enfant, (à Garthez.) Comment est la pièce de Demieulle ?

LE DIRECTEUR.

Pas plus idiote que les autres pièces, mais pas moins.

DARTIER.

Alors, pourquoi la montez-vous ?

LE DIRECTEUR.

Parce que nous nous croyons obligés de monter des pièces. C’est le moyen de perdre un peu plus d’argent que si on n’en montait pas… Enfin ! Ah ! si le bougre pouvait retirer sa pièce ! Il y a un dédit de 10 000 francs ! Je me payerais une petite maison à Berqueville-sur-Mer !

DARTIER.

À propos, vous serait-il égal, puisque nous sommes en compte, de m’avancer le montant de ma conférence ?

LE DIRECTEUR.

Mais comment donc, cher maître, avec plaisir… seument, je vous l’ai déjà réglée.

DARTIER, négligé.

Ah ? Au fait, c’est vrai… Celle du Rire de Molière, vous êtes sûr ?

LE DIRECTEUR, férocement souriant.

Mais ça ne fait rien… Ce sera pour Les larmes de Racine, quand elle viendra… Voulez-vous passer une minute dans mon cabinet, puisque nous y sommes ?

DARTIER.

Ça ne vous dérange pas ?

LE DIRECTEUR.

Au contraire. Ça me fait un plaisir énorme.

(Ils sortent.)


Scène X


Les Mêmes, moins LE DIRECTEUR et DARTIER.
SICAULT, interrompant la conversation générale.

Je vous demande pardon, monsieur Demieulle, mais je voudrais savoir si nous avons fini.

ANDRÉ.

Oui.

PAULETTE, rageuse.

C’est possible, mais je vous avertis que je ne partirai pas sans avoir ma coupure.

ANDRÉ.

Ah ! oui. Eh bien, elle est faite, la coupure… il n’y a qu’à copier dans le manuscrit…

PAULETTE.

Eh bien, allons-y ! Emma ! Bouyou !

ANDRÉ, bas à Gysèle Dartier.

J’ai deux mots à vous dire… mettez vous près du piano… si, si… je suis à vous. (Se retournant vers les acteurs.) Il y a quelque chose à copier… Sicault, voulez-vous collationner avec soin.

EMMA.

Eh bien, et vous ?

ANDRÉ.

Moi ? Jamais de la vie !… J’en ai assez de ma pièce… Tenez… voilà comment on va s’arranger… Voilà la table. (Il prend la table sur le devant de la scène et la porte dans le fond du théâtre.) Vous allez vous mettre autour comme des beaux, sur vos petites chaises… Le manuscrit est très net…

PAULETTE.

Mais nous avons besoin de…

ANDRÉ, vivement.

De Rouchon. Au fait, mon vieux… tiens le manuscrit,

tu me rendras service…
FÉLIX, bas, suffoqué.

Tu en as de l’aplomb !

VOIRON.

Allez, le Rouchon… Sacré Rouchon des familles !…

PAULETTE.

Au travail, Rouchon !…

ANDRÉ.

D’ailleurs, si vous voulez des explications, je ne suis pas loin… Seulement, la politesse… (Il montre Gysèle. Il quitte le fond et vient près de Gysèle qui feuillette une partition, appuyée droite derrière le piano.) Dites donc, quelle surprise !… C’est gentil d’avoir tenu la promesse que vous m’aviez faite, l’autre soir, chez les Stimpfer, de venir me voir à ma répétition.

GYSÈLE.

N’est-ce pas ?

ANDRÉ.

Oh ! mais, je suis ravi, vous savez…

(Il s’asseoit sur le tabouret de piano.)
GYSÈLE.

C’est vrai ?

ANDRÉ.

Je vous revaudrai ça.

GYSÈLE.

Vous me donnerez un rôle ?

ANDRÉ.

Ce n’est pas sérieux ?… Vous n’allez pas entrer au théâtre ?

GYSÈLE.

Rien de plus sérieux.

ANDRÉ.

Vous aurez tort… Oh ! mais je suis content, content !… J’ai beaucoup pensé à vous depuis notre soirée chez les Stimpfer… Mais laissez donc ce morceau de piano tranquille… puisque je vous parle.

GYSÈLE.
Oh ! mais vous avez des autorités d’artiste !…
ANDRÉ.

Vous aimez les artistes ?

GYSÈLE.

Dieu non ! je les ai en horreur.

ANDRÉ.

Pourtant, votre père ?…

GYSÈLE.

Papa ?… Est-ce que c’est un artiste, voyons !…

ANDRÉ, riant.

J’aime à voir que vous êtes intelligente… Êtes-vous vraiment intelligente ?

GYSÈLE.

Mais c’est un inventaire.

ANDRÉ, riant.

Oui. Quand j’approche une femme pour la première fois, tout m’étonne en elle… Et puis, vous m’intéressez comme un animal très jeune… une jolie bête d’appartement.

VOIRON, dans le fond, à Valgy, à la table où sont rangés les acteurs.

Dis donc… regarde ton chouchou qui fait la cour à la dame…

VALGY.

Eh bien ! De quoi te mêles-tu ? Si ça l’amuse, cet enfant.

VOIRON.

Ah ! très bien !…

GYSÈLE, à André qui la fixe.

Quand vous aurez fini de me regarder !

ANDRÉ.

C’est que c’est très drôle, votre figure… Vous avez un peu les paupières bleuies de fièvre là-dessous, et transparentes comme la peau des petits canaris qui viennent de naître… C’est très joli.

GYSÈLE, riant.
Vous êtes drôle.
ANDRÉ, essayant de lui prendre la main dans le manchon, sur le piano. Elle la retire.)

Et là, qu’est-ce qu’il y a ? (Il garde le manchon à la main.) — Je ne peux jamais voir de ces petites affaires-là, sans avoir envie de tout retirer… Il n’y a pas de bête là-dedans, au moins ? Ah ! c’est que je connais des dames qui ont toujours à l’intérieur des ouistitis, ou des petits cochons d’Inde.

GYSÈLE.

Ne vous gênez pas, farfouillez !… Eh bien, eh bien, il va lire mes lettres, maintenant ?… (Un temps.) D’ailleurs, vous pouvez voir ; c’est de la sœur qui m’a élevée au couvent…

ANDRÉ, tripotant une carte-télégramme ouverte.

Fichtre !… elle vous envoie des petits bleus ?… On est moderne dans votre couvent… Alors, je peux regarder la signature ? (Il lit.) Soso… La sœur Soso !… Ah ! bien, à la bonne heure !

GYSÈLE.

Il faut vous dire que c’est un diminutif, un diminutif d’amitié… Elle s’appelle madame Sorèze… alors, n’est-ce pas, de Soso à…

ANDRÉ.

Oui, il n’y a qu’un pas… Ah ! vous avez été élevée au couvent !… D’ailleurs j’aurais dû m’en douter ; à votre chaîne, il y a des médailles… (Jouant avec sa chaîne de cou.) Qu’est-ce que c’est que cette sainte préférée, c’est une sainte ?

GYSÈLE.

Non. C’est Jeanne d’Arc.

ANDRÉ, souriant indéfinissablement.

Gardez-la longtemps, mon enfant !… (Reprenant.) Alors, dites encore… parlez-moi de vous… Vous avez des principes… C’est bien, ça… Vous croyez au bon Dieu ?

GYSÈLE.

Non, le bon Dieu, je n’y crois pas… (Après avoir réfléchi une seconde.)

La Sainte Vierge, j’y crois…
ANDRÉ.

Est-elle gentille !… Il faudra venir me voir… Venez chez moi demain dans l’après-midi, à deux heures.

GYSÈLE, feuilletant une partition.

Quelle est cette partition ? Il y a de la musique dans votre pièce ?

ANDRÉ.

Je ne sais pas… Dites… demain ?… Qu’est-ce que vous faites dans la journée ?… Vous n’êtes pas très libre, peut-être ?

GYSÈLE.

Oh ! je suis complètement indépendante. Personne n’a à me demander compte de mes actes.

ANDRÉ.

Alors ?

GYSÈLE.

Ah ! il y a de la musique. Est-ce madame Valgy qui chante ?

ANDRÉ.

Non, elle danse.

GYSÈLE.

Vous savez qu’on nous regarde, à côté.

ANDRÉ.

Ça ne fait rien. Nous ne faisons rien de mal, n’est-ce pas ?

GYSÈLE.

De quoi avons-nous l’air ? (Rires au fond.) Vous entendez ?… On se fiche de nous.

ANDRÉ.

Eh bien, quoi ? Regardez mon air dégagé… Faites de même… c’est un ton à prendre. Supposez que je vous dise : « Je vous aime », écoutez comme je dirais ça dans les dents… personne n’y verrait rien… Je vous aime, je vous aime, je vous aime…

GYSÈLE.
Oui, mais vous ne me le dites pas.
ANDRÉ.

Je m’en garderais bien !… Ya-t-il rien de plus sot et de plus borné au monde que : « Je vous aime » ! Que dire après ? C’est fini… Non, ce qui est varié et profond, c’est ce qu’on ne dit pas, c’est l’insignifiance des paroles à qui nous faisons porter tout notre pauvre petit infini… Il y a mille fois plus d’amour dans certaines phrases banales de conversation que dans : « Je vous aime »… Écoutez, en ce moment vous pianotez trois mesures de musique et personne au monde ne peut savoir ce que j’y mets d’amour dans ces trois mesures… (Il fredonne.) Comme c’est vous, cet air-là… (Il fredonne plus doucement.) Et c’est la vie, qu’on puisse entrer dans un salon et y entendre : « Voulez-vous du café ? » sans se douter que ce « Voulez-vous du café ? » veut peut-être dire des choses charmantes ou infinies…

GYSÈLE.

Vous êtes drôle !

ANDRÉ.

Je ne vous dis pas des phrases aussi poétiques pour que vous me répondiez : vous êtes drôle. C’est vrai, ça !… Écoutez, je vous attendrai demain toute la journée… je bouleverse exprès pour vous des tas de choses pressées, des affaires urgentes… Je ne reviendrai plus là-dessus… mais vous avez compris ?

GYSÈLE.

Serez-vous en négligé, avec des poignets de dentelle et un bracelet d’or ?

ANDRÉ.

Je ne plaisante pas. C’est très sérieux.

GYSÈLE.

Je le vois bien.

ANDRÉ.

Vous êtes adorable. Et je vais être très malheureux.

GYSÈLE.
Il vaut mieux que nous ne nous revoyions pas.
ANDRÉ.

Pourquoi ?

GYSÈLE.

Qu’est-ce que vous trouvez de bien en moi ? Dites vite, parce que papa va revenir ?

ANDRÉ, riant.

Mais tout. Vous avez une forme de menton ex-tra-ordi-nai-re.

GYSÈLE.

C’est tout ?… Ce n’est pas beaucoup.

ANDRÉ.

Vous avez une chose que j’adore… le nez et la bouche en contradiction ; oui, vous avez le nez qui fait uif, uif, uif… et puis la bouche qui fait eh, eh, eh…

GYSÈLE.

Ah ! j’ai le nez qui fait uif, uif, uif…

ANDRÉ.

Et vos cheveux sont d’une couleur délicieuse de cigarette américaine.

GYSÈLE.

C’est bien ça. Il ne faut plus nous revoir.

ANDRÉ.

Quel rapport ?

GYSÈLE.

De quelle couleur vraie sont-ils, mes cheveux ?

ANDRÉ.

Blonds.

GYSÈLE.

Si vous m’aimiez, demain ils seraient verts.

ANDRÉ.

Pourquoi verts ?

GYSÈLE.

Ou bleus… parce que vous les trouveriez d’une couleur exceptionnelle… Mais quand vous auriez cessé de m’aimer, ils ne seraient ni blonds, ni bleus, ni verts… Ils seraient de cette couleur indistincte et laide qu’ont

tous les cheveux des femmes qu’on a aimées.
ANDRÉ.

Ce nest pas justifié du tout.

GYSÈLE.

Mais si. Pour vous autres, hommes, il n’y a que deux sortes de beautés, celle des femmes qu’on n’a pas encore eues et celle des femmes qu’on a eues… qui toutes se valent… Et comme je tiens à ma beauté…

ANDRÉ.

Oh ! vous voulez poser à la jeune fille à aphorismes !

GYSÈLE.

Quand vous me connaîtrez mieux, vous verrez que je suis très franche…

ANDRÉ.

Vous êtes franche ?… Alors, regardez-moi bien dans les yeux… Croyez-vous que je sois affolé… littéralement affolé par vous ?

GYSÈLE, bien dans les yeux.

Oui.

ANDRÉ.

Et que je veuille vous le dire et vous voir, et que je ne vais plus penser qu’à vous ?…


GYSÈLE.

Oui.

ANDRÉ.

Et que vous viendrez demain ?

GYSÈLE.

Voilà papa.



Scène XI


Les Mêmes, DARTIER et LE DIRECTEUR.
DARTIER, entrant de gauche, bruyamment, avec le directeur. En passant près de la table autour de laquelle sont rangés les acteurs, au fond.
Ah ! ah ! les derniers béquets ?
PAULETTE.

Non, la première coupure, au contraire… Vous savez, Demieulle, c’est dix mille fois mieux ainsi… Ça ne se compare pas…

(Elle se lève.)
ANDRÉ, les bras au ciel.

Tant mieux, tant mieux !

FÉLIX, se rapprochant d’André, bas.

Mon rôle est-il terminé ?

DARTIER, à André.

Je vous demande pardon, cher ami, je finissais avec Garthez… (Appelant.) Gysèle ! (À André et à Félix.) Descendons-nous ensemble ?

ANDRÉ.

Mais tout le monde a fini, je pense… Nous allons tous descendre ensemble… Vous n’y voyez pas d’inconvénient ?

SICAULT.

Oui, la collation est faite… Je garde le manuscrit.

GILLET.

Les pardessus, les cannes, les parapluies…

(Les acteurs, peu à peu, se sont levés.)
VALGY, se rapprochant d’André.

Monsieur Demieulle, un mot… (bas.) C’est ta nouvelle passion ?…. Compliments.

ANDRÉ.

Imbécile !

VALGY.

Oh ! mon pauvre petit, je ne suis pas jalouse, va !… Si ça peut te faire plaisir… Seulement, tu les prends jeunes maintenant. Prends garde, ça te vieillit…



Scène XII


Les Mêmes, GENEVIÈVE.

(Geneviève entre par la droite comme précédemment.)
ANDRÉ, allant à elle.

Justement, nous allions partir… Je t’ai vaguement attendue ; Félix m’avait promis ta visite… Tu n’es pas venue tout à l’heure, n’est-ce pas ? Tu n’étais pas dans la salle ?

GENEVIÈVE.

Non.

ANDRÉ.

C’est bien ce que je pensais… Dartier est là.

GENEVIÈVE, à Dartier.

J’ai vu votre voiture, à la porte.

ANDRÉ, présentant Gysèle.

Tu connais mademoiselle ?

GENEVIÈVE.

J’ai eu le plaisir de rencontrer mademoiselle deux fois déjà… chez les Stimpfer.

GYSÈLE.

C’est cela.

GENEVIÈVE.

Et puis à des premières… Oh ! j’ai déjà remarqué mademoiselle… Je suis enchantée de vous serrer la main. Vous vous en alliez vraiment ?

DARTIER.

Nous nous en allions.

VOIRON, au fond.

Mon foulard… Qui m’a chipé mon foulard ?

ANDRÉ.

Et mon pardessus, Sicault ?… On ne s’y reconnaît

plus.
VALGY.

Et mon chapeau ?

SICAULT.

Vous l’avez posé sur le piano.

LE DIRECTEUR.

Messieurs et mesdames, avant de nous séparer… Vous allez peut-être me trouver indiscret, mais le devoir professionnel, n’est-ce pas ?… Je tiens à votre disposition les billets de notre loterie de l’Association que vous voudrez bien me prendre. Cinquante centimes pièce, d’ailleurs ; vous voyez que ce n’est pas cher.

GILLET.

Pan !… ça ne pouvait pas manquer. Ce n’est pas encore ça qui lui donnera les cent mille francs qu’il lui faut pour ne pas faire faillite !

UN PEU TOUT LE MONDE.

Mais comment donc…

DARTIER, à sa fille.

Quel tapeur !… Nous allons lui en prendre pour vingt sous… Je ne lui devrai plus que quatre cent quatre-vingt-dix-neuf francs.

GENEVIÈVE, qui est descendue sur le devant de la scène, où Valgy épingle son chapeau.

Permettez-moi, mademoiselle, de vous dire toute mon admiration sincère.

VALGY.

Oh ! madame !

GENEVIÈVE.

Je n’avais pas encore eu l’occasion de vous féliciter de votre beau talent… mais j’ai entr’aperçu deux ou trois fois ce que vous faisiez dans la pièce de mon mari.

VALGY.

Je suis confuse, madame… et très flattée.

GENEVIÈVE.

Vous aurez un succès personnel, énorme… D’ailleurs,

vous y êtes habituée.
VALGY.

Oh ! madame !…

GILLET, à Paulette, pendant qu’on place des billets dans le fond, en lui montrant Geneviève et Valgy.

Paulette ?… regarde.

PAULETTE.

Je vois…

GILLET.

C’est tordant.

PAULETTE.

C’est ridicule… Demieulle pourrait bien éviter à sa femme des situations grotesques…

GILLET.

Non, mais regarde-les. Madame ma chère !… (À ce moment, Félix est passé près d’eux.) Ça y est ! Nous sommes pincés !… L’ami a entendu.

PAULETTE.

Il ne mouchardera pas.

GILLET.

Non, il s’en privera !… surtout qu’il a une tête à être amoureux de la dame… Tiens, justement…

(Il lui fait signe de regarder Félix.)
FÉLIX, visiblement énervé, appelant.

Geneviève !

GENEVIÈVE, à Valgy, continuant sans se retourner.

Et vos dernières robes étaient d’un goût !

VALGY.

Eh bien, figurez-vous, c’est une petite couturière de rien du tout.

GENEVIÈVE.

Vraiment ?

FÉLIX, appelant plus fort.

Geneviève, venez-vous ?

GENEVIÈVE, toujours sans se retourner.

Vous me donnerez l’adresse… Elle n’est pas très

chère ?…
VALGY.

Assez… mais en venant de ma part…

FÉLIX, se rapprochant, à Geneviève, à voix basse.

Venez… je vous dis de venir.

GENEVIÈVE.

Pourquoi ? (Elle se retourne aimablement vers Valgy qui allait s’écarter.) Vous descendez avec nous, n’est-ce pas, mademoiselle ?

FÉLIX, agité, toujours à voix basse.

Pour l’amour de vous-même, voulez-vous venir !… Votre place n’est pas ici…

GENEVIÈVE.

Pourquoi ?

FÉLIX.

Parce que… parce que vous vous rendez ridicule… parce que vous ne voyez pas ce…

GENEVIÈVE, lui mettant la main devant la bouche.

Chut ! mon ami… Qu’est-ce que vous alliez dire ! (Elle le regarde fixement.) Votre amitié aura failli une fois manquer de tact… voilà tout. Mais ne recommencez plus… (Elle va vivement au groupe qui se dirige à ce moment vers la sortie de gauche en bavardant, et où se trouve son mari.) Relève le col de ton pardessus, mon chéri, j’ai peur que tu attrapes froid.

ANDRÉ, souriant.

Maman, va !

PAULETTE.

À demain, l’auteur !

ANDRÉ.

À demain… Eh bien, Félix ?

FÉLIX, qui est resté sur le devant de la scène, rêveur.

Oui, oui… Allons !

GYSÈLE, en disparaissant dans les portants, à Geneviève.
La pièce de monsieur Demieulle sera un triomphe.
DARTIER, mettant le bras sur l’épaule d’André.

Ah ! mon cher, votre directeur me le disait encore à la minute : « La pièce de Demieulle ? C’est une merveille ! »

UN ACTEUR, à un autre.

Bonsoir.

EMMA.

Au revoir, vieux.

GILLET, au régisseur.

Je ne viendrai pas demain, je te préviens… J’ai une petite bonne femme délicieuse à promener demain…

SICAULT.

T’as raison… Ne te la foule pas… Ah ! les acteurs chics !

VOIRON, à Gillet.

Tiens, veux-tu m’aider à enfiler ma manche ?… (Enfilant son pardessus.) Bonsoir.

(On s’en va.)
UN AUTRE, au régisseur.

Fatigué, hein ?

LE RÉGISSEUR.

Enfin !… une journée de moins !… On va pouvoir aller manger… B’soir.

GILLET.

T’as pas une cigarette ?

SICAULT.

Du caporal.

LE RÉGISSEUR, quand tout le monde est parti et que les voix se sont éteintes.

Ouf ! (Il empile les cahiers.) Une… deusse… troiss… (Un lent silence.) Charles !…

VOIRON, revenant.

J’avais oublié ma canne… B’soir.

(Il s’en va.)
LE RÉGISSEUR.

Voyons… le manuscrit… mon chapeau… (Il allume lentement une cigarette. — Un temps. Il s’étire. Il crie.) Charles ?…

(Obscurité complète sur la scène et dans la salle. On entend la voix de l’homme qui se dirige, en chantonnant, vers un petit falot qui pointe entre les portants. Le rideau descend dans l’obscurité.)

RIDEAU

ACTE II

Un grand atelier de peintre, comme en ont quelquefois les littérateurs. Bureau d’André Demieulle à droite. Geneviève, Netche, André, près de la cheminée. Le soir tombe sur un fond de Paris bleu, à travers les vitres.


Scène PREMIÈRE


GENEVIÈVE, NETCHE, ANDRÉ, puis Un Domestique.


NETCHE.

Quelle horrible poussière aujourd’hui à l’Exposition… on en mangeait !… Et la sale cohue !

GENEVIÈVE.

Commencez-vous à tout voir ?

NETCHE.

Il le faut bien… On n’est pas là pour son plaisir…

(Un domestique entre avec un plateau.)
ANDRÉ.

Ah ! oui, votre petite mixture… Qu’est-ce que c’est déjà ? Une cuillerée de marmelade d’oranges, dans une tasse d’eau chaude ?…

NETCHE.

Mon cher, vous avez toujours des étonnements de Français bien… Français. Dire que vous n’êtes pas encore habitué à mon monocle ! Fait-il toujours votre

joie, mon monocle ?
ANDRÉ.

Ce n’est pas votre carreau qui excite ma curiosité… c’est qu’il n’y en ait que pour un œil… Pourquoi procédez-vous toujours par un… je l’ai remarqué… un carreau et un bigoudis ?… Car je vous ai aperçue, l’autre matin, avec une papillotte en papier brouillard, là, sur le front, une seule… Ô Netche, pourquoi cette unité ?

NETCHE.

Parce que, sans doute, je suis moi-même une unité de vieille fille. C’est peut-être parce que j’aime particulièrement ce nombre, que je ne me suis pas mariée.

ANDRÉ, souriant.

Mais, le mariage, n’est-ce pas encore ne faire qu’un ?

NETCHE.

Oh ! si j’étais mariée, mon cher, il me semble que mon ambition se bornerait à ne faire que deux… Ce serait déjà superbe !… On y est si souvent un nombre supérieur.

LE DOMESTIQUE, rentrant.

Madame Valgy et une demoiselle sont là.

ANDRÉ.

Quelle demoiselle ?

LE DOMESTIQUE, hésitant.

Je crains d’avoir mal compris : mademoiselle Petit-Bouyou.

ANDRÉ.

Elles viennent me remercier de mon cadeau de première. Faites-les monter.

NETCHE, se levant.

Ah ! vos sales actrices, mon cher !… Je me sauve. Je monte dans ma chambre.

ANDRÉ.

Restez donc !

NETCHE.

Dieu m’en préserve !… Je n’aime pas du tout vos actrices… Je prends mes papiers, vous permettez ?

(Elle va au bureau.)
ANDRÉ.

Est-ce par respectabilité que vous fuyez ?

NETCHE.

Êtes-vous bête !

ANDRÉ.

Alors, dites-leur donc un mot, je vous en prie.

NETCHE.

S’il ne faut que cela pour vous faire plaisir !… Où avez-vous mis mon numéro de la Revue verte ?

ANDRÉ.

Que faites-vous en ce moment ?

NETCHE.

Un travail, pour un magazine américain, sur Saint-Quentin… Très intéressant.

GENEVIÈVE, bas à Netche.

Allendez-moi là-haut, dans ma chambre, et ne vous étonnez de rien… J’ai à vous parler.

NETCHE.

Il n’y a qu’une chose qui m’étonne de vous… c’est que vous ne restiez pas pour recevoir cette… personne.

GENEVIÈVE.

Oui, n’est-ce pas ?… Cela me change. Ce que je vais vous annoncer vous étonnera plus encore. (Allant à la rencontre de Valgy et de Bouyou.) Bonjour, mesdemoiselles…



Scène II


Les Mêmes, VALGY, BOUYOU.

VALGY ET BOUYOU, à André qui leur a ouvert la porte.

Ça va ? Bonjour, vous.

(Elles saluent Geneviève.)
GENEVIÈVE.
Asseyez-vous donc, je vous en prie…
ANDRÉ, présentant.

Miss Netche Hems, la traductrice anglaise bien connue.

VALGY.

Madame.

NETCHE, rectifiant.

Non : mademoiselle, si ça ne vous fait rien.

BOUYOU, à André.

Oh ! je me souviens… c’est mademoiselle qui a traduit ce roman que vous m’avez prêté, sur l’Amour thérapeutique.

NETCHE.

J’aime à constater que vous me faites de la réclame, mon cher. Oui, mademoiselle, c’est moi, bien que je professe sur ce sentiment des idées bien différentes de celles de l’hygiéniste. J’estime que le bon Dieu s’est occupé de l’amour grosso modo, et à une époque où son éducation de bon Dieu n’était pas encore faite… en sorte que nous en sommes réduits à des moyens un peu barbares. Maintenant que son goût artistique doit être plus raffiné, quel repentir il doit éprouver !… Adieu, Geneviève, à tout à l’heure… à dîner… (À André, en s’en allant.) J’ai dit mon petit mot… petit mot… Êtes-vous content ?

ANDRÉ, refermant la porte en riant.

C’est une excellente amie… Elle est venue s’installer chez nous pour l’Exposition.

GENEVIÈVE.

Elle a la vie un peu dure, et nous sommes enchantés de cette occasion… Je l’aime infiniment.

ANDRÉ.

Et elle a dit juste, vous savez ? c’est « un vieux vierge ».

VALGY.

Elle n’est pas jolie, jolie, mais enfin…

ANDRÉ.

Pauvre femme !… Une fois, on l’a demandée en mariage. Elle valsait… son danseur s’est embarrassé dans sa jupe… ils sont tombés… À la suite de cet incident, il voulut l’épouser. À quoi elle répondit : « Non, mon cher, parce que vous êtes toujours saoûl, et je ne suis pas sûre que vous ne le soyez pas encore en ce moment ! »

VALGY.

C’est drôle !

ANDRÉ.

Et vous ne connaissez pas toute la ménagerie !… Nous avons aussi un type de vieille bonne… Tenez, d’ailleurs, jugez-en.

(Une vieille bonne genre campagnard entre.)


Scène III


Les Mêmes, La Vieille Bonne.

GENEVIÈVE, avec reproche.

André ! (Elle se lève, et va à la bonne. À voix basse.) Eh bien ?

LA BONNE, de même, en prenant le plateau qu’elle vient chercher.

Tout est prêt.

GENEVIÈVE, de même.

Chut ! j’arrive…

VALGY, à André.

Nous sommes venues toutes deux vous remercier de votre souvenir… (Très femme du monde.) Monsieur Demieulle a fait des folies !… Ces statuettes !…

ANDRÉ.

Ne parlons pas de ça.

GENEVIÈVE.

Vous avez été admirable, mademoiselle, et mon mari ne vous sera jamais assez reconnaissant. (Prenant congé.) Vous permettez ?… Je ne sais si j’aurai le plaisir de vous revoir encore tout à l’heure. En tout cas, je vous serre la main. Et encore bravo !

VALGY et BOUYOU levées

Madame.

(Geneviève sort.)


Scène IV


ANDRÉ, VALGY, BOUYOU.

ANDRÉ, sans se déranger de son bureau.

Je vous croyais brouillées toutes les deux, Bouyou et vous ?… Vous êtes réconciliées ?

VALGY.

Oui, nous sommes très amies maintenant… C’est la vie ! Vous excuserez ma visite… mais il faut venir ici pour vous voir.

ANDRÉ.

J’ai été très pris tous ces temps. Les travaux de la Commission…

VALGY.

Oh ! ce n’est pas une scène de jalousie, tu sais ! (Un temps.) On peut parler ?…

ANDRÉ, se levant.

On peut parler… Attends.

(Il prend un gros livre sur une table et le porte à Bouyou.)
VALGY.

Que fais-tu ?

ANDRÉ.

Bouyou, on va parler d’amour… Voilà des images à regarder, pour les petites filles.

BOUYOU.
J’aime autant ça, vous savez… Je n’ai pas de vice.
ANDRÉ, l’installant dans le fond de l’atelier.

C’est très joli. C’est ma collection d’images, quand j’avais des culottes courtes et des bas écossais… (À Valgy.) À nous deux !

VALGY.

Ne prends pas ce que je viens de te dire pour un reproche… au contraire… tu es libre… et moi, je suis justement venue t’annoncer une nouvelle.

ANDRÉ, ironique.

Tu te maries ?

VALGY.

Enfin… depuis hier… j’ai un nouvel ami…

ANDRÉ.

Allons, allons, tant mieux !… Si c’est un garçon bien… enfin, dans mon genre… je suis enchanté pour toi.

VALGY.

Oh ! il ne te vaut pas !

ANDRÉ.

Ta, ta, ta !

VALGY.

Enfin, que veux-tu, mon coco, nous avons été très heureux tous les deux, n’est-ce pas ?… Nous nous sommes bien aimés, je crois. On peut le dire !

ANDRÉ.

Ça c’est vrai !

VALGY.

Et nous nous quittons sans colère, en amis… C’est très bien.

ANDRÉ.

C’est très bien.

VALGY.

Toi, de ton côté, tu n’auras pas eu à te plaindre, je crois… J’ai été une maîtresse assez chic… D’ailleurs, reconnais que tu peux avoir qui tu veux.

ANDRÉ.

Oh ! tu sais, je suis comme les autres « Monsieur

cent francs » ou « Monsieur trois actes »…
VALGY.

Pour mon compte, je me souviendrai toujours avec attendrissement de toi… de nos baisers… J’ai même voulu en garder une trace ineffaçable… J’ai voulu en éterniser le souvenir d’une façon qui te touchera beaucoup, je crois, mon chéri…

ANDRÉ, inquiet.

Ah !… en quoi faisant ?

VALGY, les yeux perdus au plafond.

Je me suis fait tatouer tes initiales… pour la vie… là, sur ma poitrine…

ANDRÉ, bondissant.

Hein ?… quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?… C’est une farce ?

VALGY, doucement entêtée.

Non, mon chéri, c’est vrai… Tu peux voir.

ANDRÉ.

Mais c’est idiot !… Je ne veux pas ! Je ne veux pas de ça ! Bouyou, vous auriez dû empêcher votre amie…

BOUYOU.

Je n’étais pas là !

ANDRÉ.

En voilà une histoire !

BOUYOU.

Oh ! c’est assez bas pour qu’elle puisse encore se décolleter !

VALGY.

Je croyais que ça te ferait plus de plaisir !… Tiens, regarde.

(Elle dégrafe son corsage et lui montre au-dessus du sein la marque bleue.)
ANDRÉ.

Mais c’est que c’est vrai !

VALGY.
Eh bien, tu en fais une tête !
ANDRÉ.

C’est que c’est vrai !

(Elles éclatent toutes deux.)
VALGY.

Bêta !… Le bêta !… (Elle va à un vase de fleurs, y trempe son mouchoir et se frotte la peau à l’endroit de la marque.) Il y a coupé !… Il y a coupé !

(Elle lui montre son mouchoir devenu tout bleu. Elles se courbent de rire.)
ANDRÉ.

Ah ! c’est d’un goût !… d’un esprit !… Mes félicitations !… Tout à fait spirituel !

VALGY, ne cessant pas de pouffer.

Que veux-tu, on fait ce qu’on peut ! On n’est pas des princes !



Scène V


Les Mêmes, GENEVIÈVE.

GENEVIÈVE, rentrant, une dépêche à la main.

Tiens, une dépêche pour !…

(Elle s’arrête, interdite devant Valgy dépoitraillée.)
VALGY, à Bouyou, entre les dents.

Tableau !

(Elle se retourne précipitamment vers la glace.)
ANDRÉ, prenant le bras de Geneviève, qui s’est redressée pour sortir. Bas.

Reste… Je te demande de rester… Tu verras ce qui va se passer… (Haut, à Valgy qui s’arrange de l’air le plus naturel qu’elle peut, et à Bouyou qui s’est levée.) Mesdemoiselles… je suis désolé de ne pas vous retenir, mais il faut, maintenant, que je passe à des choses… intéressantes… (Il a martelé les mots. Un temps. Silence.) Vous connaissez le chemin ?

(Les deux amies se consultent du regard.)
VALGY.

Merci. Je le connais encore pour aujourd’hui… mais je vous certifie, mon cher, que, demain, je l’aurai oublié.

(Elles sortent maladroitement, gauchement, comme elles peuvent.)


Scène VI


ANDRÉ, GENEVIÈVE.

ANDRÉ, après avoir refermé la porte.

Oh ! je te demande pardon, Geneviève… je t’expliquerai… C’est imbécile ! Je ne peux pas te dire à quel point je suis navré de te voir faire du chagrin pour une stupidité pareille… Écoute, quand tu sauras ! C’est ridicule… si bête que je n’ose même pas te l’expliquer… Une plaisanterie de fille, dont je suis tout honteux… Voilà… c’est une imbécile histoire de vaccin…

GENEVIÈVE.

Tais-toi ! Tais-toi !

ANDRÉ, continuant.

Celle fille, figure-toi, a imaginé par ce temps d’épidémie…

GENEVIÈVE.

Tais-toi… Laisse… Ça n’a pas d’importance… Si tu me vois un peu plus émue que de coutume, c’est à cause de certaine coïncidence… Sans quoi, rassure-toi, le cœur de ta servante ne défaille pas plus aujourd’hui que durant huit ans de silence !… J’en ai vu d’autres ! Ce n’est pas que ta maîtresse fasse ici comme chez elle, comme chez vous… Pendant huit ans nous avons eu des mystères de ce genre entre nous et jamais deux mots de plainte ne sont sortis de nos lèvres… Ce n’est donc pas pour semblable détail que mon cœur éclaterait… Non, laisse, te dis-je… c’est une coïncidence avec certain événement qui me frappe et qui fait qu’aujourd’hui j’aurais envie de crier… oui, il me semble que ça me ferait du bien de dire un peu : « Monstre ! monstre ! monstre ! »

ANDRÉ, doucement.

Mais non, mais non, mon petit, je ne suis pas un monstre… En effet, nous ne nous expliquons jamais, et c’est un tort !

GENEVIÈVE.

Nous expliquer ? Pourquoi, grands dieux !… Un jour, bientôt, tu sauras ce que j’ai enduré !… ce que tu m’as fait souffrir d’humiliation… oh ! d’humiliation seulement, car il y a longtemps que je ne t’aimais plus… c’est fini, je te le dis très franchement… je ne t’aime plus. C’est de la peau morte !… Mais d’humiliation, oui, de rage impuissante dans les mouchoirs tordus… Ah ! je ne puis dire que cela, mais laisse-moi le dire, tiens, ça me fait du bien… Monstre ! monstre !…

(Et elle répète ce mot dans ses dents, à mi-voix, plusieurs fois de suite.)
ANDRÉ.

Mais non, mon petit… je ne suis pas un monstre… Je suis désolé vraiment de tout ce qui arrive… je suis très peiné, je t’assure, de ne pas savoir t’éviter certains contacts… Et si tu crois que je ne m’aperçois pas de ta délicatesse !… Mais ce que je sais bien, tout de même, c’est que je ne suis pas un monstre… Il y a une chose certaine, une chose dont je réponds, et c’est l’essentiel, c’est que je t’aime !

GENEVIÈVE.

Aimer ! Tu m’aimes !…

ANDRÉ.

Arrange ça comme tu voudras, mais oui, je t’aime… Tu ne trouves peut-être pas cet amour suffisant, c’est bien compréhensible… mais que veux-tu !… Je pourrais m’en expliquer, ce serait très long… et inutile… Tout cela n’a pas l’importance que tu crois… Il y a des femmes dans la vie, c’est indéniable, il y a des femmes, oh !… (Il fait un geste de lassitude.) mais il y a les femmes, comme il y a les tableaux, comme il y a mille autres choses !…

GENEVIÈVE.

Ah ! oui, je sais !… Artiste, va !…

ANDRÉ.

Mais c’est que c’est l’exacte vérité !… L’amour, dans la réalité, ne se différencie pas toujours par des sentiments aussi nets que tu crois… C’est… (Cherchant les mots.) l’agglomération de vagues désirs… Je t’aime, voilà qui est sûr, et cependant je l’avoue, sans me considérer comme un monstre et sans avoir même le sentiment de te trahir, il se peut que j’aie besoin de regarder sur la terre autre chose que… nous.

GENEVIÈVE.

Oh ! dis : « toi », va, ne te gêne pas !

ANDRÉ, s’animant.

C’est évident ! J’ai le besoin absolu (c’est mon métier, mon art, ma vie) de respirer tout l’air de ma journée, sans discipline… Il le faut… Il me faut, choses, beautés, laideurs, — parfaitement laideurs ! si ça me plaît ! — autour de moi, là, sur ma table de travail, partout… J’y puise mes sujets, j’y alimente mon cerveau… Est-ce te trahir ? C’est le besoin d’un peu d’universalité… Je ne te prends rien.

GENEVIÈVE.

Il y a la limite.

ANDRÉ.

Ah ! voilà, où commence la grande hypocrisie : la limite !… Qui l’assignera ? Qui peut établir la borne ? La femme d’un peintre permet à son mari d’être ému devant une autre femme jusqu’à un certain point, qui paraîtrait cependant, ce certain point, le comble de la forfaiture à la femme d’un architecte… mais parfaitement !… C’est le grand mensonge… Ah ! accuse-moi plutôt d’égoïsme… voilà, voilà, la vérité !… Il est possible que je sois une force brutale, mais point répugnante… Le désir n’est pas en soi une chose laide… c’est la source du monde tout de même ! Et tu sais bien que si tu redevenais jeune fille, tu m’aimerais d’être cette force, et que c’est pour elle que tu m’as aimé, que tu m’as donné le premier baiser de ta bouche… Prends-moi donc comme je suis, va… je reconnais que ce ne doit pas être tous les jours facile, mais il y a des appartements et des amours incommodes… on peut y vivre tout de même… Douleur ou joie, ne fais pas le tri, — et cueille toute la gerbe, va, puisque c’est l’amour.

GENEVIÈVE.

Si tu savais, à la longue, comme c’est fatigant !

ANDRÉ, arpentant l’atelier avec des gestes.

Que veux-tu ?… Jamais tu n’obtiendras ce changement, jamais, que je puisse n’être plus sensible à la volupté des choses et à la beauté qui passe, à un frémissement féminin autant qu’à un frémissement de feuille… Il faudrait me crever les yeux, pour que ces yeux-là n’aiment plus… Je ne sais pas comment font les autres… ils sont bien heureux s’ils sont fichus autrement !… Seulement, ce qui me différencie et constitue ma probité à moi, c’est que j’aurais horreur justement de la trahison. J’aurais horreur de mentir. Ça éclate… Et ça vaut encore mieux, avoue, que si je mentais.

GENEVIÈVE.

Ah ! qui te demande d’être sincère ?… Mens !… C’est la politesse de l’amour !

ANDRÉ.

Et moi, je ne veux pas être poli. Je ne veux pas du mensonge.

GENEVIÈVE.

Sans lui, deux êtres au monde pourraient-ils vivre ensemble ?

ANDRÉ.
Mensonge tout de même !
GENEVIÈVE.

Cher mensonge alors, celui qui m’a si longtemps entretenue de toi. Je ne te demandais pas autre chose que la grâce de ce mensonge et l’illusion de cet amour.

ANDRÉ.

Et moi, je veux la vérité… Ah ! si nous pouvions nous débarrasser de cette sincérité toute faite et de convention, comme nous nous sentirions émus et plus rapprochés justement par la mélancolie de notre distance ! Comme tout n’en irait que mieux !

GENEVIÈVE, secouant la tête.

Non. Il n’y aurait plus de bonheur.

ANDRÉ.

Qui sait ? Ce ne serait peut-être qu’une habitude à prendre. Comme tout s’éclaircirait alors en nous et prendrait sa véritable importance !… (Changeant de ton.) En tout cas, je la veux pour moi, cette vérité ; j’ai foi en elle… Résigne-toi à cette franchise. Il faudra que notre union s’y plie ou… (Avec hésitation.) qu’elle casse… Je veux le libre développement de ma conscience et de ma carrière. Je t’aimerai comme je t’aime… et si je t’aime un jour ainsi que tu le désires, tu ne le devras qu’à ma liberté… Tâche de t’éduquer à cette lumière, qui sera coûte que coûte… il le faut !

GENEVIÈVE, avec élan.

Et crois-tu donc que tout cela, je ne me le sois pas dit !… Et même ce que tu n’oses pas dire plus clairement… que, de nous deux, toi seul dois être heureux, parce que toi seul es digne de l’être, parce que toi seul vaux quelque chose, que mon destin à moi doit s’effacer devant le tien… et que cela est juste parce que tu es fort et beau, et qu’il faut que tu crées, et que mes larmes ne peuvent pas compter dans la balance… Ah ! tout cela et bien d’autres choses, je me le suis dit ! Mais humainement, pratiquement, comment faire ? Et tu le sais si bien que tu restes dans les généralités, dans les idées au-dessus de nous, et que tu n’oserais pas préciser davantage ta pensée !… Cependant, parfois, André, j’ai cru toucher à la résignation heureuse… Si tu savais ! si tu savais !… Je n’ai pas eu de plus grande passion que ton bonheur. Avec quel soin j’ai veillé sur lui… mais la force !… la force !… Avec quel désespoir je me suis crié : « Il faut !… il faut !… » Et parfois, j’ai dompté la bête, parfois, j’ai cru toucher au but… oui, j’ai cru que je pouvais ce que ne peut pas l’amour… J’ai accueilli tes maîtresses, je leur ai souri, je leur ai touché la main, je t’ai conduit vers elles, et certains jours, je me suis sentie toute heureuse et toute pâle d’un bonheur extraordinaire, d’une beauté trop forte pour mes épaules… Ah ! tu ne sais rien… Tiens, cette femme, je ne te l’ai pas dit, qui avait des cheveux blonds et qui était Italienne… tu sais qui je veux dire ?… puis, cette autre dont nous n’avons pas parlé, la petite que tu as fait venir de Bruxelles… Eh bien…

ANDRÉ.

Tais-toi ! Tais-toi !


GENEVIÈVE, éclatant en sanglots, dans ses mains.

Ah ! tu vois bien !… tu vois bien que tu as pitié de moi !

(Un grand silence, où l’on entend seulement pleurer Geneviève.)
ANDRÉ, ému, la voix basse, un peu étranglée.

Tu as raison ; les mots nous ont dépassés… Seulement, il faut que cette conversation nous ait servi à quelque chose… Je ne veux pas céder à l’émotion à laquelle je pourrais me laisser aller… facilement… Résumons. (Les mains dans les poches.) Alors… alors… accepte-moi comme une force brutale, injuste, cruelle… soit, peu importe !… mais prends-moi ainsi, je t’assure, ou… laisse-moi !… Je t’aime, j’affirme que je t’aime, mais je ne changerai rien… je ne veux pas changer… je resterai cette force nécessaire et libre…

voilà… Notre union demeurera dans la vérité.
(Il a dit cela, doucement, mais fermement, avec un peu de timidité.)
GENEVIÈVE.

Tu seras heureux.

(Un froid.)
ANDRÉ, essayant de changer de ton.

Maintenant, cessons, voyons, quelle heure est-il ? Cinq heures… Tu n’as pas oublié que nous dînons chez les Hurteaux.

GENEVIÈVE.

Je ne sais si j’irai… Tu peux y dîner seul…

ANDRÉ.

Oui, d’ailleurs !… Comment se fait-il que Félix ne soit pas venu aujourd’hui ?

GENEVIÈVE.

J’ignore. Il devait aller à une exposition particulière.

(Félix entre.)


Scène VII


Les mêmes, FÉLIX.

ANDRÉ, soulagé, haussant la voix au diapason ordinaire de la maison.

Nous parlions de toi à la minute. Tu viens tard.

FÉLIX.

Pas trop. Bonjour, Viève… Je vous rapporte votre livre… Tu t’en vas quand j’arrive ?

ANDRÉ.

Oui. Ce n’est pas l’effet que tu me produis, mais je vais terminer mon petit papier pour le journal, qui doit être porté avant dîner, par le groom. Geneviève ne

sort pas.
FÉLIX.

Fais, fais… Je le pose là, votre livre… Vous ne me le réclamerez plus… Pas très passionnant, du reste… Enfin, après tout, il en vaut d’autres !

(André sort.)


Scène VIII


GENEVIÈVE, FÉLIX.

GENEVIÈVE.

Adieu, mon ami.

FÉLIX.

Comment, adieu ?

GENEVIÈVE, souriant.

Adieu… Vous ne me reverrez plus peut-être de longtemps.

FÉLIX.

Que voulez-vous dire ?

GENEVIÈVE.

Pour toujours, je quitte André et cette maison… Je suis contente que vous soyez venu…

FÉLIX.

Ah ! ça, voyons, qu’est-ce que cette histoire ?… Ce n’est pas vrai ?

GENEVIÈVE.

Si vrai que mes malles sont prêtes… Félicie les termine là-haut, sans qu’André s’en doute le moins du monde, car André ignore mon départ, bien entendu… et dans deux heures, je serai partie.

(Elle sourit.)
FÉLIX, suffoqué.

Mais enfin, on ne prend pas des résolutions pareilles

sans…
GENEVIÈVE, l’interrompant.

Il y a huit jours que j’arrange mon départ et un mois au moins que je l’ai décidé.

FÉLIX.

Oh ! que je n’aime pas cela… que je n’aime pas cela !… On eût dit que je pressentais quelque chose, en venant. Je me rappelais la tête que vous vous faisiez, la dernière fois, et je me disais, en marchant : « J’aimerais mieux recevoir vingt-cinq gifles que de les trouver se disputant »… Et je les comptais les gifles, à chaque arbre… pan ! pan !… Geneviève ? Ce n’est pas sérieux ?

GENEVIÈVE.

Oh ! à n’y pas revenir !… Je ne l’aime plus. Inutile d’insister, mon bon Félix… ce n’est pas un coup de tête, un défi… je pars parce que je le veux, parce que j’en ai assez. J’ai trop souffert. Ce que j’ai souffert, mon Dieu, ce que j’ai souffert !… En ai-je subi des ignominies !… Je crois avoir fait et supporté tout ce que l’on peut humainement. À la longue, mon affection pour lui s’est usée… et maintenant, je veux me sauver. J’ai bien le droit de penser à moi !… Je ne veux pas mourir, vous comprenez ?… Il n’est que temps de me refaire une petite vie à moi… que temps ! J’ai trente-cinq ans, je suis encore jeune et j’ai de la fortune… Cela représente encore dix ans de possible… Ah ! non, non, non !… si je ne pars pas en cette minute, je suis perdue ! Sa vie n’est et ne peut être qu’une chaîne interminable de femmes et d’aventures ; à chaque chaînon, j’ai espéré… Hélas ! pas même une interruption !… Aujourd’hui, le chaînon qui se prépare, c’est la petite Darlier…

FÉLIX.

Bah !

GENEVIÈVE.

Oui, la petite Gysèle, je le sais… Un chaînon durable… L’occasion est excellente pour moi, de m’en aller au plus vite, au plus vite, Félix !… ou sans quoi, c’est la perspective de la décrépitude irréparable. Nous deviendrons irrémédiablement vieux et sans joie… il se teindra la moustache tandis que je maquillerai la trace de mes soucis… nous aurons une de ces affreuses vieillesses d’artistes… je ne connais rien de plus laid… comme ces vieux couples sacrilèges que l’on se montre du doigt et qui sentent l’amour et la mort… beuh ! la saleté !… Au plus vite, au plus vite, Félix !

FÉLIX.

Réfléchissez, réfléchissez, Geneviève !

GENEVIÈVE, souriant à nouveau du même petit sourire léger et simple.

Vous voyez bien qu’il n’y a pas à insister… Mes malles sont faites et regardez mon calme… Et encore je viens, à l’instant, de m’énerver un peu… Vous ne pouvez pas me blâmer de partir, voyons, vous qui me l’auriez déjà conseillé, si vous l’aviez pu !

FÉLIX.

Oh ! moi, je ne suis pas en question !

GENEVIÈVE.

Et ce sera sans rémission… Il n’y aura pas de rapprochement possible… Vous-même, pendant un certain temps, vous ne saurez pas où je suis… J’emmène Netche.

FÉLIX.

Mais, que va-t-il arriver ici ?

GENEVIÈVE.

Ah ! Et puis approuvez ou n’approuvez pas, cela m’est bien égal !… Vous préféreriez sans doute me voir victime jusqu’au bout de mes forces, c’est possible, mais vous ne me contesterez pas le droit d’exister un peu pour mon compte, tout de même ?… Et puisque André restera André, qu’il n’y a pas d’espoir qu’il change… Oh ! je ne sais pas ce que le fait de traverser la rue de là à là m’apportera de bonheur… mais peu m’importe !… Il ne saurait y avoir, momentanément, de plus grand bonheur pour moi que la délivrance… respirer… je n’en peux plus… respirer !… Et ne discutons pas. Ce sera ainsi, parce que je le veux… là.

FÉLIX.

C’est une raison ! Alors, s’il n’y a rien à faire…

GENEVIÈVE.

Rien.

FÉLIX.

Alors… (Geste navré.) Mais, êtes-vous si sûre que ça de ne plus l’aimer ?

GENEVIÈVE.

Oui… De l’affection amicale, il y en a encore en moi… de la pitié, aussi… de l’amour, plus… Comment s’est opéré ce changement ?… Lassitude, sans doute… Et cependant, je l’ai tant aimé, Félix !… Un beau matin, on se réveille délivré de ce poids… on ne sait pas… c’est fini !

FÉLIX.

Eh bien, partez, partez !… Mais vous allez le rendre très malheureux.

GENEVIÈVE.

Hélas ! oui, voilà la triste chose ! Malheureux, en effet.

FÉLIX.

Évidemment, c’est votre droit, de partir, mais bien qu’il ne vous aime pas à passion, il sera malheureux, et peut-être éternellement… de vous sentir absente et de vous avoir fait souffrir à ce point.

GENEVIÈVE, comme à elle-même et tristement.

Justement. Je suis acculée à ce dilemme : ou il faut que j’en meure, ou il faut qu’il souffre à son tour… J’ai vainement retourné ça dans ma cervelle, nuit et jour… Je n’ai trouvé qu’un moyen pour remédier à tout, et ce moyen qui allégera ses remords, je vais l’employer… Il est terrible, amer et pas fameux… au moins, il est sûr. Il faut qu’il ne puisse plus, vous entendez, jamais me regretter… jamais. Sa vie a autrement d’importance que la mienne… Il a beaucoup de talent, et je n’ai pas le droit, même en me sauvant, de détruire une aussi belle destinée… Dix ans je me suis passionnée pour son bonheur ! Je n’ai eu que ce but unique, je peux le dire. Il ne faut pas que tous ces efforts soient perdus. Que mon départ serve au moins à quelque chose… à le délivrer tout à fait et pour de bon… Sur les deux, qu’il y en ait un au moins de sauvé… Ah ! qu’il l’ait, son « bonheur » ! Nous en aura-t-il assez encombrés, hein, de « son bonheur » ?… Ah ! Dieu, qu’il soit heureux enfin… si ça peut lui faire plaisir !

FÉLIX.

Que c’est bien, ce que vous dites là, et que vous parlez peu en femme !… Oui, mais le moyen ?

GENEVIÈVE.

Très simple… Pour la première fois, je vais faire œuvre pieuse et lui mentir. Ce sera ma manière de répondre à ses idées révoltantes et si factices sur la vérité, au nom de laquelle il lui est loisible de commettre toutes les infamies depuis notre mariage !

FÉLIX.

C’est si commode !

GENEVIÈVE.

Ah ! la vérité dont il m’aura tant accablée, la vérité qui tue l’amour !… Seul le mensonge est pratique et pitoyable, le beau mensonge qui voile tout… Eh bien, voilà, je vais mentir pour son bonheur.

FÉLIX.

Comment ?

GENEVIÈVE.

Je vais lui faire croire, avec toutes les preuves à l’appui, que, moi aussi, je lui ai été infidèle et que je l’ai trompé.

FÉLIX, riant.

Pfff !… Si c’est tout ce que vous avez trouvé, ma pauvre Viève ! Il ne vous croira pas.

GENEVIÈVE.
Ça dépend. Il y a la manière.
FÉLIX.

Jamais ! Jamais !

GENEVIÈVE.

Naïf !

FÉLIX, haussant les épaules.

Et quand vous réussiriez, la belle avance ! Vous l’aurez rendu plus malheureux !

GENEVIÈVE.

Oui, un temps… mais après !… Quand vous aurez réfléchi une minute, vous comprendrez mieux ce que je veux tenter. D’abord, j’aurai rendu toute réconciliation impossible… et cela j’y tiens avant tout… Il me retrouverait, on se reviendrait, fatalement, on se réconcilierait… mal, je mets de l’irréparable entre nous… S’il m’aimait, mon moyen ne vaudrait rien, car je sais que la jalousie rapproche les hommes. Ne m’aimant plus, il se contentera de me maudire, et s’il souffre un peu dans son amour-propre et ses habitudes songez aussi que, petit à petit, il se justifiera. Croyez-en sa femme… je le connais… il reprendra vite, même en grognant, son petit équilibre et son bon appétit… Je le délivre de moi, qui l’embarrassais… Je délivre ! Tout est là.

FÉLIX.

Alors, vous consentiriez, Geneviève, fût-ce au prix même de la paix de cet homme, à rester pour toujours souillée dans son esprit, à devenir…

GENEVIÈVE, haussant les épaules.

Oh ! la dernière des dernières, s’il ne fallait que cela pour qu’il soit heureux et pour que je m’en aille enfin me reposer dans un petit coin, quelque part, à la campagne !…

FÉLIX.

Ah ! la brute, que je le hais ! Vous êtes sublime !

GENEVIÈVE, très simple et légère.

Mais non, mais non ! Ce que je fais, au contraire, a la froideur d’un calcul… C’est de la pitié, oui, si vous voulez… et de l’intelligence. La petite bourgeoise du coin n’agirait pas ainsi, certes, mais moi, j’ai été à une école plus… relevée ? Je suis de la classe des grandes, moi… Sublime ? Mais c’est un calcul de femme rangée, Félix !

(Et elle sourit.)
FÉLIX.

Comme vous connaissez le cœur humain !

GENEVIÈVE.

Ce n’est pas le privilège exclusif des littérateurs ! Et pourtant, tout à l’heure, il m’a traitée comme une simple, avec tout le mépris possible… S’il savait ! C’est lui le naïf ! (Un grand soupir.) Ah ! si j’avais été heureuse, mon ami, j’aurais fait une femme charmante et j’aurais été une maîtresse très habile. Hélas ! il a fallu me résigner à cultiver pour moi seule l’intelligence de mon amour.

FÉLIX.

À ce point là, bigre, c’est de l’art ! Je dirai même de l’art… dramatique ; car c’est toute une intrigue, pareille à celles qu’il imagine, que vous allez fabriquer là…

GENEVIÈVE, avec amertume.

Il m’a appris le métier. Oui, au milieu de tous ces masques de comédie qu’il amoncelle autour de lui, ce soi-disant apôtre de la Vérité toute nue, eh bien, je vais à mon tour en ramasser un… Je le mettrai sur mon visage pour la vie… C’est ce masque-là qui sera désormais entre nous, et il ne verra plus jamais, Félix, le beau visage qui était derrière. (Elle passe les mains sur son front.) Et maintenant, partez vite, je n’ai que le temps…

FÉLIX.

Comment allez-vous vous y prendre ?

GENEVIÈVE, très rapidement.

J’ai plusieurs moyens… de mauvaise comédie. Je vais en essayer un… le premier venu. S’il ne réussit pas, je passerai à un autre… C’est hasardeux !… Mais un imaginatif comme lui se laissera facilement prendre à ses propres hameçons. J’y compte en tout cas… Disparaissez et revenez dans un quart d’heure. J’ai besoin que vous soyez là, ou cas où j’aurais réussi du premier coup.

FÉLIX.

Comment le saurai-je, si je vous trouve ensemble ?

GENEVIÈVE.

C’est juste… Un signe.

FÉLIX.

Car tout cela est très bien, mais savez-vous si cet homme, au lieu de bondir comme vous le croyez, ne va pas trouver quelque parole lamentable et douce qui vous ira jusqu’au cœur ? Dès les premiers mots, vous balbutierez… et je suis bien bon de m’inquiéter ! Je vous défie de mettre votre projet à exécution.

GENEVIÈVE, de la porte qu’elle tient ouverte, se retournant, très fermement.

Oh ! je vous jure, Félix, je vais une dernière fois juger mon amour en toute indépendance, ça va être la dernière épreuve, eh bien, je vous jure que si je distingue là (Elle montre son cœur.), fût-ce à cause d’un seul cri, le moindre son qui ne soit pas celui de la pitié, — je reste.

FÉLIX.

Bien. Je vais mettre un cierge à votre paroisse. Et mon signe ?

GENEVIÈVE.

C’est juste… (Elle va à la cheminée.) Eh bien, tenez, cette photographie… la sienne. Après que j’aurai parlé, je la tiendrai en mains… Pendant qu’il répondra, je fermerai les yeux, comme ça, et je m’interrogerai. Si vous retrouvez la photographie, là, à sa place, sur la cheminée, c’est que quelque chose aura bougé en mon cœur… Au contraire, si, en entrant, vous voyez la photographie à terre… eh bien, mon cher… c’est que je l’aurai laissée tomber !

FÉLIX.

Ah ! folle Geneviève ! Je trouve tout cela bien compliqué pour ma simplicité à moi… mais je souffre de votre souffrance et j’admire, allez, cette espèce de soin testamentaire que vous prenez de lui… C’est tout de même une très jolie et bien touchante idée !… Heureux l’homme qui l’inspire !

GENEVIÈVE.

Mais je vous ai mis dans la confidence… Le silence, hein, Félix ?

FÉLIX.

À quoi bon me le recommander ? Ne suis-je pas votre ami plus que celui d’André ? (Gravement.) Quoi qu’il arrive, et quoi que j’en pense, vous entendez, la beauté de votre pensée sera respectée, je vous le jure.

GENEVIÈVE.

Merci. Revenez exactement. Il faut que vous soyez là… après. D’ici là, tout ce que je demande, moi, c’est la force… la force… car ça va être un dur moment ! (Elle referme la porte, réfléchit un instant.) Voyons… (Elle semble récapituler diverses pensées, puis elle va vivement à une table, écrit quelque chose et, ensuite, ouvre une porte en appelant très haut plusieurs fois : ) Tim !



Scène IX


GENEVIÈVE, TIM, puis Un Domestique.

TIM, petit groom, entrant quelques secondes après.

Madame ?

GENEVIÈVE.

Monsieur ne t’a pas encore sonné pour ses épreuves ?

TIM.

Non, madame.

GENEVIÈVE.

Prends… ce télégramme, et va le porter à la poste

de la rue Meissonier.
TIM.

Mais monsieur m’a dit de ne pas bouger, qu’il allait me donner l’article à porter au journal.

GENEVIÈVE.

Va. Ça ne fait rien.

(On entend sonner dans la maison.)
TIM.

Madame, justement, voilà monsieur qui me sonne mes trois coups.

GENEVIÈVE, vivement.

Je te dis d’aller, as-tu compris ? Vite, vite… Ne passe pas par là… passe par le grand escalier et ne remonte pas chez monsieur surtout.

(Elle ouvre une petite porte à droite et fait sortir le groom. Elle écoute quelques secondes, puis s’installe précipitamment au bureau d’André et se met à écrire.)
LE DOMESTIQUE, entrant.

Madame a-t-elle vu le groom ? Monsieur le demande.

GENEVIÈVE, continuant d’écrire.

Le groom ? Non.

LE DOMESTIQUE.

Ah ! je croyais que madame l’avait appelé…

GENEVIÈVE.

Du tout, du tout.

(Le domestique ressort. Un temps. Geneviève écrit toujours d’une plume rapide et nerveuse. La porte de droite s’ouvre brusquement.)


Scène X


GENEVIÈVE, ANDRÉ, puis FÉLIX.

ANDRÉ, entrant, un porte-plume dans les dents.

Ça, c’est un peu fort !… Qu’est devenu le petit ? Tu

ne l’as pas vu ?
GENEVIÈVE.

Non.

ANDRÉ.

On me disait que tu l’as appelé à l’instant… Il ne s’est pas envolé, pourtant.

GENEVIÈVE, écrivant.

Je ne l’ai pas appelé du tout.

ANDRÉ.

Ça c’est raide !… Il m’a semblé à moi aussi entendre ta voix… Et alors, où est-il passé ? Je lui avais dit de ne pas bouger… Il verra ça !… Je lui tirerai les oreilles !… Eh bien, et l’autre ? Qu’est-ce qu’il est devenu, Félix ?

GENEVIÈVE.

Il est parti.

ANDRÉ.

Qu’est-ce qu’il a ? Il boude ?

GENEVIÈVE, écrivant toujours.

Non.

ANDRÉ.

Avec ça ! Je le connais… encore une lubie !… Quel sale caractère il a, celui-là ! Qu’est-ce que nous lui avons fait ? Tu l’as vexé, hein ?… hein ? Je te parle, tu n’entends pas ?… Tu pourrais répondre ?… Mais, ah ça ! que se passe-t-il ?… toute la maison est sens dessus dessous ! Quoi ?… tu n’entends plus maintenant quand on parle ?…

GENEVIÈVE.

Je te demande pardon… J’écris.

ANDRÉ.

À qui ?

GENEVIÈVE.

À Lehmann, pour sa facture.

ANDRÉ.

Ah ! bien… Mais nous n’avons pas fixé le chiffre de la

réduction. Ça me concerne pourtant ! À combien transiges-tu ?
GENEVIÈVE, toujours dans la même position.

À huit cents francs.

ANDRÉ, bondissant.

À huit cents francs !… Mais tu es folle ! à huit cents francs !… Qu’est-ce qui te prend ? Jamais de la vie, par exemple !… Nous n’avons pas les moyens de mettre huit cents francs à une saloperie qui en vaut trois cents tout au plus !… Puis, qu’est-ce que ça fait de réduction ? Deux louis ou trois ?… Je crois que tu perds la tête, ma parole ! D’abord, c’était à moi d’écrire… Je ne sais pas ce qui t’a pris… Comment arranges-tu ça ? Montre.

GENEVIÈVE.

Je vais corriger le chiffre.

ANDRÉ, allongeant la main.

Fais voir… Car si tu crois qu’il s’agit seulement de lui proposer, à cet individu !… S’il refuse, je plaide… je plaide… Donne.

GENEVIÈVE.

Tu… veux voir cette lettre ?

ANDRÉ.

Mais oui…

GENEVIÈVE.

Écoute…

ANDRÉ.

Eh bien, qu’est-ce que tu as, voyons ?

GENEVIÈVE.

Écoute, laisse-moi la finir.

ANDRÉ.

Quoi ?… Allons, allons, pourquoi ne veux-tu pas me donner cette lettre ?… Qu’est-ce que ça veut dire ?… Voyons… maintenant c’est moi qui exige que tu me la donnes…

(Il veut prendre la lettre, Geneviève met la main dessus.)
GENEVIÈVE.

André… Je t’expliquerai…

(Il lui arrache la lettre et y jette les yeux quelques secondes.)
ANDRÉ, très calme.

Qu’est-ce que c’est que ça ? (Il lit à haute voix.) « Ne soyez plus malheureux… Je vous l’ai caché à vous comme à tous pour ne pas vous causer, peut-être, de joie trop prématurée… oui, je pars, mon ami… Je quitte cette maison… À cinq heures, je ne serai plus là… J’emmène Félicie… Attendez-moi demain mardi où vous savez… Dieu m’est témoin que lorsque je me suis donnée à vous, mon ami… (André relit la phrase.) c’était plus par vengeance que par amour… j’ai beaucoup souffert depuis de ma faute… mais maintenant je suis trop meurtrie, j’ai besoin de me réfugier auprès de votre tendresse… » (Un temps. Éclatant de rire.) Non, c’est trop bête !… C’est vraiment trop simplet !… Il faut trouver autre chose, ma petite ! Chercher à exciter ma jalousie avec des trucs aussi enfantins ! Ah ! ma pauvre fille, si tu crois que nous en sommes encore là !…

GENEVIÈVE.

Tu as raison… C’était de ma part un enfantillage ridicule… Je ne sais pas ce qui m’a passé par la tête… Rends ce bout de papier. Je suis confuse.

ANDRÉ.

Cependant que veut dire : à cinq heures je ne serai plus là ?… Oh ! je te demande cette explication pour te montrer à quel point l’invraisemblance était criante… Tu ne réfléchissais pas que l’on ne part pas ainsi dans la vie, sans bagages, sans… Au fait, pourtant, qu’est-ce que cette malle que j’ai vue avant notre explication de tout à l’heure, à ton palier.

GENEVIÈVE.

Oh ! une coïncidence… voilà tout.

ANDRÉ.

Allons, voyons, voyons… Geneviève, tu n’as jamais menti, du moins je l’ai toujours cru ainsi. Je fais appel à ta loyauté, en ce moment… Trêve de plaisanteries de mauvais goût. Je te prie, je te somme de répondre en toute franchise. Qu’y a-t-il derrière cette trame cousue de fil blanc que tu me tendais ?… Pourquoi ce piège ?

GENEVIÈVE.

Je t’expliquerai… Ne va pas croire des choses que tu pourrais croire à première vue…

(Elle se tait.)
ANDRÉ.

Parle donc… Tu es toute pâle… Je ne me fâche pas, tu vois bien… Je sais qu’en te posant la question, comme je viens de le faire et dans un pareil moment, tu ne mentiras pas… Maintenant que tu es bien convaincue, je l’espère, que des manœuvres de ce genre pour raviver mon amour par la jalousie seraient d’abord absurdes et dangereuses ensuite pour toi-même… parle.

(Elle laisse tomber la tête dans ses mains.)
GENEVIÈVE, se dressant brusquement.

Ah ! pourquoi mentir plus longtemps, puisque dans une heure tu l’aurais su ?… Eh bien, oui, oui, c’est vrai, j’en ai assez… je pars, je m’en vais.

ANDRÉ.

Je ne te demande pas si tu pars ou si tu restes… ce n’est pas ça… Je te demande si tu oserais, après ce que je viens de te dire, soutenir la véracité de cette phrase : « Dieu m’est témoin que quand je me suis donnée à vous… »

GENEVIÈVE.

André !… je ne suis pas coupable !

ANDRÉ.

Mais réponds donc !… Ces faux-fuyants ne sont plus de situation !… Il faut bien que je t’interroge, puisque tu m’as mis dans cette obligation stupide… Certes, je n’ignore pas que les aberrations des femmes jalouses les poussent parfois aux pires extrémités… tout est possible dans la vie !… Mais de ta part pourtant… de ta

part !…
GENEVIÈVE, hésitant, cherchant les mots, avec une expression atroce.

C’est à toi la faute si j’ai perdu la tête, André…

ANDRÉ.

Tu mens !… je vois bien que tu mens ! Je suis bien bon de donner dans ces panneaux !…

GENEVIÈVE.

Oh ! je pourrais mentir… mais je ne le ferai pas… j’en ai assez ! J’aime mieux qu’il en soit ainsi, après tout. Oh ! je prévois la gravité de ce qui va se passer… après l’aveu que je vais te faire nous ne devrons plus nous revoir… mais qu’importe ! (Elle se redresse avec courage.) Oui, André, c’est vrai… La lettre que tu as surprise disait vrai… Dans un moment de détresse, un jour, je t’ai été infidèle… depuis j’ai vécu dans le remords, mais aujourd’hui je reconquiers ma liberté…

ANDRÉ.

Des preuves !

GENEVIÈVE.

Des preuves ?… À quoi bon ? Ne sens-tu pas que je dis toute la triste vérité… Puisque je pars, à quel mobile obéirais-je en te leurrant de la sorte ? Je n’aurais pas la sotte folie que tu me supposes, de vouloir te reprendre par des moyens aussi bas.

ANDRÉ.

Tu pourrais vouloir te venger.

GENEVIÈVE.

Dieu !… me venger !… Il est bien fini ce temps-là !…

ANDRÉ.

Mais prouve… prouve, alors…

GENEVIÈVE.

Va voir dans ma chambre. Tiens, j’entends qu’on descend mes malles dans l’escalier… Félicie reste à mon service… Elle doit être prête…

(André va à la porte, l’ouvre, regarde et revient.)
ANDRÉ, le poing levé.
Gueuse !
GENEVIÈVE.

Je ne suis guère coupable, après tout… André, si tu savais !… des mois de rage, de souffrances !… ne me trompais-tu pas, toi, abominablement ? Je souffrais trop… je me disais : moi aussi, j’ai le droit… Et alors, un jour que tu m’avais rudoyée… la vieille histoire… alors… (Étouffant.) Tu vois bien que je ne peux pas parler, les mots m’étranglent… épargne-moi !

(Elle retombe sur une chaise. Elle est livide.)
ANDRÉ, éclatant.

Ah ! c’est propre !… Hypocrite ! Hypocrite !

GENEVIÈVE, rassemblant ses forces.

Et c’est cette faute en grande partie qui m’a aidée à supporter avec résignation tout ce que tu me faisais.

ANDRÉ, lui saisissant les poignets.

Le nom ?… le nom de l’homme… le nom ? (Silence.) Tu hésites !…

GENEVIÈVE.

Je ne puis plus te le dire.

ANDRÉ.

Ah ! c’est juste !… « J’ai besoin de me réfugier auprès de votre tendresse… » Va, garde ton vil secret… tu peux l’emporter… Pars, pars, quitte cette maison (Douloureusement.), mais pars tout de suite… que je ne te revoie plus, va-t’en, va-t’en !

(Geneviève, réellement éperdue, fait un pas vers lui, comme si elle allait se jeter à son cou.)
GENEVIÈVE, criant.

André !… Ce n’…

ANDRÉ, l’interrompant brusquement avec un rire.

Oh ! je sais bien ce que tu te dis : il n’y a qu’une minute il criait : « Tout le monde a le droit !… »

GENEVIÈVE.
Non, non… Écoute donc !…
ANDRÉ, parlant sur elle.

… « Et voilà, maintenant qu’il s’agit de moi, ce n’est pas la même chose !… »

GENEVIÈVE.

André !… Puisque…

ANDRÉ, criant à tue-tête.

Oui, tu avais le droit, tu avais le droit commun !… Ce n’est pas la trahison qui m’écœure et me révolte… Tu avais le droit !… Ça ? mais je m’en fiche, c’est bien simple… je m’en fiche !… tu dois bien le voir à mon calme !… (Il la repousse avec fureur. Le tumulte de leurs deux voix mêlées s’apaise brusquement. André continue seul. Il arpente la pièce en gesticulant.) Non, ce qui m’écœure, c’est le mensonge… cela seulement !… Ah ! le voilà bien le résultat de ton beau mensonge, hein ?… Quelle infamie !… Tu as caché cela avec toutes les hypocrisies, peut-être pendant des mois, je n’en sais rien, des années !… comme la dernière des coquines, comme une pauvre fille méprisable que tu es. Et, c’est inimaginable, tu avais l’aplomb de me reprocher tout à l’heure, doucement, plaintivement et dans quels termes, le… (S’interrompant.) Ah ! quelle atmosphère hideuse tu accumulais autour de nous ! (Geneviève, peu à peu, s’est reprise. Elle est accoudée à la cheminée. Elle a maintenant en mains la photographie. Elle écoute. On peut suivre sur son visage toutes les phases d’une lutte intérieure.) Heureusement tout s’arrange… Si tu croyais me faire quelque chose en t’en allant ! Pars, pars, ce n’est pas toi qui me quittes, c’est moi qui te chasse. Je vais donc pouvoir enfin vivre sans ton fardeau !… sans ton ennui !… Veux-tu savoir ? J’en ai assez de nous jusqu’à l’écœurement.

(Ils sont visage à visage.)
GENEVIÈVE.

Je comprends ça !…

ANDRÉ.

Regarde-moi… Notre amour, entends-tu ? ce n’était

plus rien ! rien ! rien !
GENEVIÈVE, laissant tomber la photographie.

Peuh !… pas grand’chose !

ANDRÉ.

Et maintenant soyons libérés l’un et l’autre. Notre séparation pratique, nous y songerons… mais d’abord ce qu’il faut, c’est mettre de l’espace entre nous… Tu partais. À merveille !



Scène XI


Les Mêmes, FÉLIX.

(Félix entr’ouvre peureusement la porte. André se retourne.)
ANDRÉ.

Entre, entre… tu n’es pas de trop !…

GENEVIÈVE.

Ah ! pardon !… Quand je serai sortie…

FÉLIX.

Qu’y a-t-il ? Vous vous disputiez ?

GENEVIÈVE.

Nullement.

FÉLIX.

Ce désordre, ces papiers épars ?…

GENEVIÈVE.

Un coup de vent qui est passé par là… Il a même fait tomber cette photographie, voyez.

FÉLIX.

Je vois. (Pendant qu’André se baisse pour ramasser la lettre chiffonnée, Félix, bas à Geneviève.) Alors, vous avez eu cet horrible courage !… Est-ce possible !

GENEVIÈVE, rapidement.

J’ai moins souffert que je ne croyais… Il m’a aidée. Ce que c’est que de nous ! (Elle montre du regard André qui plie la lettre en quatre.) Voilà un homme intelligent et supérieur, tenez… si vous saviez la lamentable puérilité de ce qu’il a trouvé à dire !… C’est un pauvre grand gosse, après tout…

(Elle va sortir.)
ANDRÉ, lui tendant la lettre de loin.

Ceci t’appartient.

GENEVIÈVE.

C’est juste… (Elle la prend, puis, bas, à Félix, en passant.) Silence !

FÉLIX, de même.

C’est juré.

GENEVIÈVE, à la porte, toujours à voix basse.

Je pars tranquille. Le blé est bien semé : il va pousser. (Elle se retourne pourtant vers André, à la dérobée.) En partant, Félix, tout de même si je pouvais l’embrasser sans qu’il le sache !…

(Elle sort.)


Scène XII


ANDRÉ, FÉLIX.

ANDRÉ, qui les a regardés converser à voix basse.

Elle vient de te dire ce qui se passe ?

FÉLIX, d’un air lassé à l’avance.

Non. Elle m’a dit seulement en sortant : « Il arrive des choses. » Quelles choses ?…

ANDRÉ, changeant de ton — prenant le ton d’un homme.

Ah ! mon vieux, ce qui arrive ?… un bouleversement dans ma vie, incroyable, in-cro-yable !… Tu m’en vois encore tout abasourdi…

FÉLIX.

Quoi ?

ANDRÉ.

Imagine ce que tu peux trouver de plus invraisemblable, de plus inattendu… la chose qui nous eût semblé,

il y a une minute, la plus inconcevable !
FÉLIX.

Dis.

ANDRÉ.

Geneviève me trompait.

FÉLIX, avec le calme le plus absolu.

Ah !

ANDRÉ.

Oh ! je t’en prie, mon ami, je t’en prie !… Il y a des minutes où tu manques de tact, je ne sais pas si tu t’en aperçois… Je te dis : « Geneviève me trompait » et tu me réponds : « Ah ! »… comme si je t’apprenais que nous changeons de cuisinière… Ça n’a pas autrement d’importance, mais dans la circonstance, tu comprends, c’est un peu agaçant…

FÉLIX.

Je te demande pardon. Je tâcherai à l’avenir de…

ANDRÉ.

Oui, ça n’a aucune importance… (Reprenant.) Crois-tu ?… elle me trompait ! Tout, je me serais attendu à tout… mais pas à celle-là ! À ce point que j’ai cru tout d’abord à une répartie enfantine… mais il est impossible de douter. Elle ne s’est pas accusée : je l’ai surprise. Elle ne s’est pas vantée : elle a larmoyé… Et puis, quoi, elle s’en va !… Voilà ! Elle s’en va !… Hein ? Avais-je raison de ne pas me mettre martel en tête ?… On eût dit que je pressentais l’avenir et qu’il ne fallait pas m’inquiéter autrement d’elle !… Et elle a refusé de me nommer… l’autre, le partenaire.

FÉLIX.

Ah ! elle a refusé…

ANDRÉ.

Naturellement. J’ai eu la révélation subite, en une seconde… du fait brutal… c’est tout… Je n’en sais pas plus que toi maintenant… Avec qui ? hein ?… avec qui ?…

FÉLIX.
Oui, avec qui ?…
(Leurs yeux se rencontrent tout à coup. Le regard se prolonge. Félix fait un mouvement brusque, un haut-le-corps véhément.)
ANDRÉ, lui mettant la main sur l’épaule en souriant.

Ah ! permets… es-tu fou ? Je ne te soupçonne pas… je te prie même de ne pas te défendre… Non… seulement, je m’interroge… Ton défaut de surprise à l’instant… ton attitude… gênée (Nouveau mouvement de Félix.), mais oui, gênée… ces paroles échangées à voix basse… cette lettre après ton brusque départ…

FÉLIX.

Oh ! arrête-toi !… Tu ne peux pas te douter à quel point cette scène va être ridicule !… Arrête-toi…

ANDRÉ.

Tu es fou ? Est-ce que j’en doute ?… Non… seulement il suffit qu’une minute, une seule, tu comprends ? ce soupçon soit admissible, pour qu’il empoisonne à jamais notre amitié et nos relations… Un tel soupçon serait en effet ridicule, intolérable, grotesque… Et dans l’impossibilité où nous sommes actuellement, toi d’une justification, moi d’une preuve… il vaut mieux remettre à plus tard le plaisir de nous revoir.

FÉLIX.

Je te répète, André, que tu es insane en ce moment !…

ANDRÉ.

Écoute… je suis à un grand moment de ma vie, un moment décisif et terrible… où il faut d’un coup net que je sépare le passé de l’avenir… Je n’ai le loisir ni de m’attarder, ni de réfléchir, si je veux me sauver… et je me sauverai… Avec cette femme s’en va toute une moitié de ma vie que je ne connais déjà plus. Demain je mettrai de l’ordre dans tous ces événements, je réfléchirai, je m’amenderai, mais aujourd’hui, il faut faire maison nette… Je te demande pardon, mais que ce qui appartient au passé soit au passé !… À quelque titre que tu en fasses partie, confident ou… autre, je sens que nous devons nous séparer… Aussi bien notre amitié n’avait plus aucun rapport avec ce qu’elle fut autrefois… elle n’avait plus qu’un lien : ma femme…

FÉLIX, éclatant.

Mais, imbécile, imbécile, est-ce que tu ne vois pas que…

ANDRÉ.

Que ?

FÉLIX, s’arrêtant, puis haussant les épaules. Un silence.

Rien… Comme tu voudras, après tout ! Tu as raison, pas d’explications. Il vaut mieux nous séparer, sans plus…

(Il va prendre son chapeau.)
ANDRÉ.

Crois-tu que je ne sache pas qu’il y a près de deux ans que tu es amoureux de Geneviève !

FÉLIX, les poings serrés.

Oh ! assez, s’il te plaît !… Eh bien oui, j’étais amoureux de ta femme, oui, c’est possible, après tout… c’est possible que je l’aime !… Mais sais-tu comment ?… sais-tu depuis quand ?… Il y avait des mois que tu la trompais bêtement avec une actrice… tu rendais malheureuse à plaisir cette pauvre petite femme et je la voyais silencieuse et souriante, au point que je me demandais par quelle grâce elle ignorait encore ta conduite, lorsqu’un soir, vers minuit, je la ramenais en voiture, je ne me rappelle plus d’où, mais tu venais à coup sûr de faire encore quelque chose de pas très glorieux, et nous gardions tous deux une contrainte pénible. Dans un mouvement qu’elle fit vers la portière, sa tête passant probablement au-dessus de moi, je sentis tout à coup sur ma main comme une goutte de pluie… Une larme venait de tomber. Elle était chaude, je me souviens, elle glissa en refroidissant le long de mon poignet… Oh ! le trajet de cette larme, j’en garderai toute ma vie le contact !… Ce qu’elle disait, cette larme, ce qu’elle disait !… Et ne sachant pas que je l’avais reçue, cette femme continuait de rire et de parler, comme si cela ne la gênait pas… et comme si elle eût pu en verser mille de la sorte, sans que ça la dérangeât autrement… Et j’eus la sensation très nette que tous les jours elle attendait l’obscurité pour pleurer… Depuis cette minute, je l’ai aimée, oui, d’un seul élan de pitié qui fait que je ne crains pas, tu vois, d’avoir les yeux mouillés en t’en parlant et que sous tes yeux à toi, mon cher, je ne m’en excuse pas — je m’en vante !… Et là-dessus, je crois qu’on peut se quitter.

(Il met brusquement son chapeau et remonte.)
ANDRÉ, sans se retourner.

Je te le répète pour la justification de ce que je fais, en rompant avec toi je romps avec tout un passé…

FÉLIX, de loin.

Mais oui, mais oui, ne te donne donc pas la peine. Bonsoir.

(Il sort.)


Scène XIII


ANDRÉ, seul, puis Un Domestique, puis GYSÈLE.

ANDRÉ, un moment immobile, puis se mettant en marche. On entend des mots :

Parfait ! parfait !… Tout ça est très bien… très bien… très bien… J’ai rudement bien fait de congédier celui-là ! À merveille !… Tout ça va on ne peut pas mieux !… (On frappe à la porte au fond. Haut :) Non, par exemple, je n’y suis pas. (Il reprend.) Oh ! mais très bien ! très bien ! (On refrappe. Criant :) Je n’y suis pas. (Un temps. Il tire sa montre.) Voyons, voyons, du parti pris, du parti pris !…

LE DOMESTIQUE, passant la tête à la porte.

Je demande pardon à monsieur, mais j’ai attendu que monsieur Félix fût parti… Monsieur sait bien… c’est la personne qu’il m’avait dit de faire entrer, même s’il n’y était pas… Alors comme justement j’ai entendu dire à monsieur qu’il n’y était pas… je me suis permis… Faut-il la faire entrer ? Elle attend dans le bureau.

ANDRÉ.

S’il faut la faire entrer !… S’il faut la faire entrer !… (Courant à Gysèle, qui entre pendant que le domestique sort.) Gysèle ! Gysèle ! quelle joie ! C’est vous !… c’est votre fraîche petite figure qui arrive ! Que c’est bon… Gysèle !… Quelle joie que vous veniez à cet instant… vous ne pouvez pas savoir ! Ah ! cher petit bouquet de violettes !…

GYSÈLE.

Mon Dieu… cette effusion !… On reçoit de la sorte une maîtresse… Vous oubliez que je ne vous suis rien.

ANDRÉ.

Vous ne m’êtes rien… mais vous me serez tout demain.

GYSÈLE.

C’est à savoir !

ANDRÉ, la faisant asseoir et dans un élan précipité.

Si… si… mon enfant, mon petit doux !… Ah ! ça me fait du bien, cette jeunesse-là ! Mettez vos mains comme des fleurs mouillées sur mon front !… (Il respire avec soulagement.) Écoutez… Il se passe des choses très graves ici… oui, ma vie peut être bouleversée du jour au lendemain… Il faut absolument que nous nous voyions ce soir… que je vous parle… Ici ce serait imprudent… J’ai des affaires à mettre en ordre.

GYSÈLE, ironique devant cette effusion formidable.

Mais, cher monsieur, mettez-les tranquillement… Je venais vous faire une simple visite, et…

ANDRÉ.

Pas d’enfantillages, Gysèle… c’est très sérieux… infiniment grave… C’est la troisième ou quatrième fois que nous voyons, mais l’importance de la situation veut que nous nous passions d’être corrects… Pouvez-vous, ce soir, vous trouver loge 37 à l’Odéon… sans votre père ?… Faites-vous chaperonner par une amie…

GYSÈLE.

Faites attention… quelqu’un.



Scène XIV


Les Mêmes, NETCHE.

NETCHE, entrant brusquement, sans frapper.

Qu’est-ce qu’on me dit, mon cher ?… Vous permettez, mademoiselle, une seconde ?… On lève ses paquets ?

ANDRÉ, glacial.

Mais ce n’est pas à moi à vous renseigner, ma chère amie.

NETCHE.

Moi qui m’apprêtais à boucler mon baluchon pour retouner à Londres !… J’y suis attendue à dîner samedi par la princesse Stirberg. Ah ! que vous êtes donc inconfortables, mon dieu ! Quelle horrible chose que les ménages d’artistes !… Je viens vous prendre mes cigarettes, alors… Vous ne pensez pas, mon gros, que je vais vous faire cadeau de mes bouts dorés… Je n’ai pas les moyens de vous laisser des cigarettes à deux sous pièce… Vous seriez bien aimable d’ouvrir votre tiroir.

ANDRÉ.

Voici.

NETCHE.

J’oublierai certainement quelque chose dans cette précipitation, mais je compte sur votre probité pour me le renvoyer… Au fait, j’y pense, vous ne nous avez pas présenté mademoiselle.

ANDRÉ, du bout des dents.
Mademoiselle Gysèle Dartier. Miss Netche Ems.
NETCHE, mettant son monocle et la regardant avec insolence.

Mademoiselle… Mademoiselle est actrice ?

GYSÈLE, aimable.

Pas encore.

NETCHE.

Vous êtes en train de lui faire un rôle, probablement c’est cela… Je vous le souhaite sincèrement très joli mademoiselle, et digne de vous… Mon cher ami Demieulle est loin d’être un imbécile… mais je n’aime pas beaucoup ce qu’il fait. Ses pièces manquent, vous savez, de ce que nous appelons d’un mot spécial, le… (Elle dit le mot en anglais.) vous n’avez qu’un seul mot en français un peu trop général, pour rendre ça : le cœur… N’est-ce pas ainsi qu’on dit ?

ANDRÉ, agacé, mettant la main sur le bouton de la porte.

Je suis bien fâché, croyez-moi, de ne pas avoir votre approbation.

NETCHE, avec hauteur.

Je n’aurai pas le plaisir de vous voir dans ce rôle, mademoiselle, mais, je vous le dis, je souhaite absolument que la pièce soit belle… n’est-ce pas, André ?… qu’elle soit gaie, et que la femme ne souffre pas trop à la fin.

ANDRÉ, tout à fait impatienté.

Ma chère Netche, vous m’excuserez, mais je suis un peu pressé aujourd’hui… Mademoiselle en sera quitte pour ne pas connaître vos idées littéraires. Elles ont leur intérêt d’ailleurs. (À Gysèle, en ricanant.) Vous le voyez, miss Netche a été élevée à l’école du cœur sur la main.

(Netche, qui allait sortir, se retourne, sa grosse face empourprée.)
NETCHE.

Mon cher, mon père était un gros Irlandais aux mains rouges ; il m’a élevée en effet solidement, à une époque où les hommes étaient d’une trempe virile, et on lui eût coupé les bras plutôt que de lui faire faire une action qu’il n’eût pas jugée bonne… Il fessait la fille, mais il n’a jamais fait pleurer la mère… Et je me souviendrai toujours de la poignée de main qu’il me donna quand je quittai le pays pour gagner ma vie, une poignée de main où il y avait pour cinquante ans de courage et de belle honnêteté… je ne sais pas si la fille saura y mettre l’énergie qu’y mit le père, mais c’était à peu près comme ceci, je me souviens… Good bye. (Elle lui donne un shake-hand formidable. S’inclinant sèchement.) Mademoiselle.



Scène XV


GYSÈLE, ANDRÉ, seuls.

GYSÈLE.

Oh ! qu’est-ce que tout ça veut dire ?… Non, mon cher, non, je ne veux pas me mettre dans cette histoire !…

(Elle a un retrait immédiat vers la porte.)
ANDRÉ, vivement.

Gysèle, Gysèle !… que nous importent les gens !… Ils ne savent pas encore… Quand ils sauront dans quelle boue je pataugeais !… Demain, Gysèle, demain, si vous le voulez, ma vie entière vous appartient…

(Il lui prend les mains avec effusion.)
GYSÈLE, regardant la porte obstinément comme un chien qui voudrait partir.

Laissez-moi descendre. Je voudrais m’en aller.

ANDRÉ.

Pratiquement, voyons… voulez-vous ?… loge 37… Vous avez peur ?…

GYSÈLE.

Oui, je ne suis pas tranquille. J’aimerais mieux ne pas

être venue… Les scènes, vous savez… les histoires…
ANDRÉ.

Quelle enfant !… Vous n’avez rien à craindre… Dites ?…

GYSÈLE, ses petits sourcils froncés.

Laissez-moi m’en aller.

ANDRÉ.

Je vous accompagne… Voulez-vous ?… Répondez.

GYSÈLE, regardant la porte.

Quoi ?… Votre vie ?… la loge ?… On ne s’y reconnaît plus… Je verrai… peut-être… ce soir, neuf heures… loge 37… (Elle répète machinalement.) 37… quatre et trois…

ANDRÉ.

Vous avez peur ?

GYSÈLE.

Oui.

ANDRÉ.

La voilà, la voilà, la porte !…

(Il ouvre la porte en parlant bas et la précède. La petite ne se le fait pas dire deux fois et enfile le couloir. Ils disparaissent… La scène reste vide un instant, puis la porte de gauche grince et s’ouvre lentement.)


Scène XVI


GENEVIÈVE, La Vieille Bonne, puis ANDRÉ.

GENEVIÈVE, suivie de la bonne qui tient une valise à la main. C’est une vieille à l’air doux et hébété.

Personne… Ils sont descendus. Allons, vite… pas de temps à perdre… Psst… (La bonne s’avance.) Mets ça là-dedans. (Elle prend un bibelot sur une table.) Et puis ça… j’y tiens beaucoup. (Elle cherche de l’œil un objet familier.) Quoi encore ?… ça… Fourre-le comme tu pourras, on arrangera tout là-haut… Quoi, qu’est-ce que tu as à pleurer. Eh bien, oui, on s’en va, mon pauvre vieux, on s’en va ! C’est la vie !… Qu’est-ce que tu veux, il n’y a rien d’extraordinaire !… Ça arrive ces choses-là… Quand tu resteras là à me regarder avec tes bons yeux pleins de larmes, ça ne changera rien, n’est-ce pas ! (La bousculant.) Allez… tu mettras tout dans la chapelière. Maintenant c’est fini ici… pour nous… fini ! (On voit l’émotion qui lui fait trembler les lèvres.) Je ne voudrais pas qu’on nous voie, nous n’avons pas de temps à perdre, voyons… Je n’oublie rien ? (La bonne s’en va. Au moment de sortir elle-même, Geneviève aperçoit la photographie d’André restée à terre.) Ça. (Elle se baisse et la ramasse. Quand elle se relève, la porte du fond s’ouvre. André rentre. Il voit le geste de Geneviève qui se redresse maladroitement… Puis elle va sortir, gênée, mais brusquement elle se retourne et regardant André bien dans les yeux.) Adieu, André, je vais vivre… À mon tour, maintenant. Sans rancune.

ANDRÉ.

Adieu.


RIDEAU.

ACTE III

Le petit salon d’un Palace à Monte-Carlo, attenant à gauche au hall de l’hôtel et donnant au fond sur un vaste couloir. À droite, la porte d’un « tea room », sorte de bar vitré. De grandes lanternes japonaises sont assez joliment disposées de chaque côté de la porte. Des pots de faïence du pays avec des palmiers. Petites tables, petits canapés. Une table à journaux au milieu. Toutes les portes sont ouvertes, sauf celles du tea room qui est à tambour. Dans le corridor du fond, on voit la cage de l’ascenseur. La musique de l’hôtel vient de cesser et, au lever du rideau, défilent dans le corridor quelques musiciens en costumes rouges, avec leurs contrebasses, leur boîte à violons, etc. Netche et Geneviève sont assises sur la gauche. Geneviève brode vaguement un chemin de table. Elles causent à distance avec un monsieur en habit et une dame. Ce sont deux Russes, de table d’hôte, prince et princesse Palinkoff.


Scène PREMIÈRE


GENEVIÈVE, NETCHE, Le Prince et la Princesse PALINKOFF.

GENEVIÈVE.

On abuse un peu de la musique à Monte-Carlo.

NETCHE.

Mais ici cela fait un son assez joli. Et c’est encore bien mieux de ce tea room — comme ils disent emphatiquement — lorsqu’on en laisse la porte ouverte…

LE RUSSE.

Du reste, ce petit salon est intime. C’est la seule pièce où se tenir.

NETCHE.
C’est pour cela sans doute que personne ne s’y tient.
LE RUSSE.

Oh ! tout le monde, le soir, va à l’usine, comme vous dites ici.

LA RUSSE.

Vous ne jouez pas, madame ?

GENEVIÈVE.

Nous sommes de passage seulement. Nous arrivons, mon amie et moi, de Naples, où nous venons de séjourner deux mois. Avant de réintégrer Paris, nous nous arrêtons un peu à la Riviera. Nous partirons demain probablement.

LA RUSSE.

Ah ! si tôt !… Nous, nous arrivons directement de Pétersbourg. C’est un si beau pays… Nous aimons tant Monte-Carlo, en Russie… Mais il n’y a pas un chat cette année. La saison est très mauvaise. Le Caire leur fait concurrence…

GENEVIÈVE.

C’est encore de si bonne heure !

LE RUSSE.

Nous devions venir avec de nos amis, le prince et la princesse Stahovitch… mais, au dernier moment, ils sont demeurés pour les fêtes de la Cour.

GENEVIÈVE.

Vous connaissez les Stahovitch ? Lesquels ? Celui qui a épousé une Française… l’aide de camp ?

LA RUSSE.

Nous le connaissons beaucoup.

GENEVIÈVE.

Que c’est drôle !… Il a épousé une de mes amies de pension, Louise Vandal, la fille d’un marchand de soieries de Besançon… Comme le monde est petit ! Elle a failli venir ?

LA RUSSE.

Oui. Elle est très musicienne, vous savez, elle adore Monte-Carlo à cause de la saison d’opéra… Mais elle aura encore le temps de se décider à venir, car le théâtre n’a commencé que ce soir, n’est-ce pas ?

LE RUSSE.

On joue une pièce de qui donc, déjà ?… de Demieulle.

GENEVIÈVE.

Oui, j’ai aperçu l’affiche en arrivant.

LE RUSSE.

Je ne connais que de nom… C’est bien ? On dit que c’est un auteur gai.

GENEVIÈVE.

Très gai, n’est-ce pas, Netche ? Nous le connaissons un peu.

LE RUSSE.

Oh ! vraiment. Vos auteurs français sont si charmants… (On apporte des lettres.) Vous permettez ?

GENEVIÈVE.

Faites donc.

(Ils décachètent leur courrier et se parlent en russe à voix basse.)
NETCHE.

Dire qu’il y a des gens qui arrivent de Pétersbourg pour la joie d’entendre une pièce d’André ! Eh bien, vrai !

GENEVIÈVE.

C’est tout de même ce qu’on peut appeler une fichue idée que de s’arrêter à Monte-Carlo, et de descendre juste à cet hôtel.

NETCHE.

Maintenant que c’est fait !

GENEVIÈVE.

Le plus simple sera de partir demain matin de très bonne heure pour Beaulieu ou Bordighera… Beaulieu plutôt. C’est plus près de Londres… Ça vous fera plaisir.

NETCHE.

Nous n’aurions pas voulu descendre à Monte-Carlo que nous y étions bien forcées, ma chérie. Nous ne pouvions plus envoyer de dépêche à Félix. Il est parti ce matin à huit heures cinquante de Paris. Il n’aurait pas pu recevoir la dépêche.

GENEVIÈVE.

Oh ! puis, mon Dieu !… Il n’y a qu’à faire tout ce que nous pourrons pour éviter une rencontre… D’ailleurs, André est à son théâtre… Nous ne le verrons pas… et ils iront souper avec les acteurs au Café de Paris ou chez Giros… Je connais ses habitudes… Jambon et porto blanc. Je suis venue déjà avec lui à Monte-Carlo pour la représentation de son Étau.

NETCHE.

Avouez que ça ne vous a pas été autrement désagréable de l’apercevoir sur le Grand Rond ce matin. Croyez-vous vraiment qu’il ne nous ait pas vues ?

GENEVIÈVE.

Non… Il était là avec toute sa troupe… Je ne sais si c’est parce que j’en ai perdu l’habitude, mais j’ai trouvé cela d’un lugubre !… Il avait l’air de faire partie d’une tournée de province… Il portait un chapeau mou marron désastreux…

NETCHE.

Ça vous a impressionnée tout de même, dites, de revoir son joli petit museau en sucre rose.

GENEVIÈVE.

Pas le moins du monde !… Tenez…

(À ce moment, entrent, venant du couloir du fond, Gysèle Dartier et Bouyou chapeautées, accompagnées de l’acteur Voiron. On voit qu’ils passent intentionnellement par là pour Geneviève. Ils se dirigent vers la table aux journaux, de l’air de chercher un journal. Avant de sortir, les femmes, en même temps, jettent un coup d’œil sur Geneviève ; Bouyou, avec un peu d’insolence, affecte de siffler un air favori ; Gysèle, très simple, un peu timide. Ils restent debout, comme des gens qui ne font que traverser.)


Scène II


Les Mêmes, GYSÈLE, BOUYOU, VOIRON.

NETCHE, bas à Geneviève.

Elle n’est donc pas au théâtre avec son André chéri ?…

GENEVIÈVE.

C’est la deuxième fois qu’elle passe et qu’elle nous dévisage.

NETCHE.

Vous ne direz pas que celle-là ne nous a pas vues !… Elle est en jolie compagnie !

VOIRON, chantant.

Trou laï, la, la ! trou la… As-tu le Figaro ?

BOUYOU.

Non, vicomte…

GYSÈLE, affectant de chercher sur la table.

C’était justement lui que je cherchais…

VOIRON.

Alors, filons au théâtre… Je suis du dernier tableau, moi, si vous ne faites rien… Ou alors je vous carbonise la politesse.

GYSÈLE, vivement, gênée du commun de Voiron.

Du tout, nous sortons avec vous, monsieur…

BOUYOU, en sortant, à Voiron, exprès, tout haut.

C’est rigolo, la vie, pas ?…

(Ils sortent tous les trois, Gysèle la dernière.)


Scène III


GENEVIÈVE, NETCHE, Le Prince et La Princesse.

GENEVIÈVE, pensive.

Il n’y a que six mois et pourtant elle a déjà vieilli.

(À ce moment, les Russes se retournent vers Geneviève.)
LE RUSSE.

Je vous demande pardon… Mais les nouvelles du pays, n’est-ce pas ?… J’ai justement mon frère qui m’envoie des nouvelles de cette affreuse guerre. (S’adressant à sa femme.) Ah ! Néra ! regardez l’horloge… Il faut aller prendre nos manteaux. (À Geneviève.) Nous allons chercher des amis à la sortie du théâtre.

GENEVIÈVE.

Quelle heure est-il donc ?

LE RUSSE.

Onze heures moins cinq à l’usine.

GENEVIÈVE.

Que cela ?

LE RUSSE, riant.

Oh ! que cela ! vraiment !

GENEVIÈVE.

C’est une exclamation… parce que nous attendons un ami qui vient de Paris à notre rencontre par le rapide de onze heures.

NETCHE.

Et il nous apporte des grands papiers sérieux. Alors !…

LE RUSSE.

Vous avez encore un petit quart d’heure d’attente… Et il y a quelquefois du retard… Néra, je monte avec vous… Si cela peut intéresser madame, nous allons descendre en même temps la photographie de la prinesse Stahovitch.

GENEVIÈVE.

Oh ! oui… cela m’amusera beaucoup de voir ce qu’elle est devenue.

LE RUSSE.

Elle est très grosse personne.

GENEVIÈVE.

Pauvre Louise !… Oui, descendez, voulez-vous bien ?



Scène IV


GENEVIÈVE, NETCHE.

NETCHE, se levant pour se dégourdir.

Enfin !… J’allais leur proposer de jouer à pigeon-vole… Qu’on est poli en Russie !

(Elle chantonne.)
L’adjudant dit : « Nom de nom,
Bougre, bougre, mon capitaine ! »
GENEVIÈVE.

Taisez-vous ! Si on vous entendait !

NETCHE.

On vous prendrait pour ma dame de compagnie. Ça vous vexerait.

GENEVIÈVE.

Ce bon Félix !… J’aurai plaisir tout de même à le revoir… Avouez que dans toutes ces affaires il a été charmant… si discrètement dévoué… pour toutes ces questions odieuses de notaire… ces formalités indélicates du divorce. J’ai hâte de savoir s’il va nous apporter quelque chose de définitif…

NETCHE.

Je ne blague pas votre caniche… seulement, n’exagérons rien… Il travaillait un peu pour son compte.

GENEVIÈVE.

Oh ! son compte !… Pouvez-vous dire ! Rien n’est moins vrai ! Il sait que je lui suis reconnaissante d’une affection si dissimulée et si intense, voilà tout. Évidemment, il se doute bien aussi que le jour où je me déciderai, le divorce prononcé, et bien plus tard encore, à choisir un compagnon sûr, un ami suivant la formule, pour me voir vieillir, en échange de ces bons sentiments dont se font les amitiés durables, il se doute bien, évidemment,

que ce ne sera pas un autre que lui…
NETCHE.

C’est ce que je dis… Le bail est consenti à longue échéance. C’est dans le tempérament des Françaises de ne pouvoir vivre seules… Ne discutons pas… Seulement, quand je serai à Londres, vous savez, ça se fait aussi bien qu’ici et plus rapidement, ces petites opérations !… et ça ne m’occasionnera pas de dérangement…

GENEVIÈVE, se balançant dans le rocking.

À moins que je ne prenne goût définitivement au voyage, et que je ne devienne, Netche, la solitaire des tables d’hôte… la dame en noir « qui a dû être jolie… » J’aime le voyage pour lui-même, le train, son dorlotement, son sommeil, avec le long chapelet des stations qu’on égrène… on n’est nulle part, hors du sol… c’est bon. Toute votre vie suit aux bagages… Être un peu comme ces employés de sleeping, dont j’ambitionne parfois la vie, avec leurs longues journées vides où ils n’ont qu’à regarder monter et descendre les fils télégraphiques, derrière la portière d’azur… Et je me sens déjà, Netche, cette dame en noir, qui a dû être si jolie et qui descendra sûrement demain à l’heure triste de la table d’hôte.

NETCHE.

C’est égal, mon âme pratique de Saxonne s’habitue mal à l’idée que ce qui vous sépare, c’est une faute imaginaire !… « Le Sganarelle imaginaire »… tiens, voilà pour lui !

GENEVIÈVE.

En tout cas, vous n’en pouviez nier l’efficacité ? Et puis ne dites pas de mal de mon mensonge. J’en suis très fière, vous savez ?

NETCHE, levant les bras au ciel.

Si je le sais !

GENEVIÈVE.

Et si jamais le bon Dieu — qui saura apprécier — me dispense du Purgatoire et me fait entrer au Paradis, ce

ne sera jamais qu’à cause de ce petit mensonge-là.
NETCHE.

Vous avez fait aussi votre petite pièce ; ça se gagne ! Cabotins !

GENEVIÈVE, faisant la grimace.

Oh ! cette vilaine Netche ! Non… pas cabotins… nous sommes… (Elle cherche.) les imprésarios de notre bonheur… voilà. Ça, c’est une définition qui me plaît.

(Elle rit.)
NETCHE.

Si vous le pouviez, comme on sent que vous veilleriez encore de loin sur son bonheur, à votre homme !

GENEVIÈVE.

Je n’aimerais pas le savoir malheureux, voilà tout… Mais quant à m’en occuper jamais, ou à me donner une once d’émotion à cause de lui… ah ! non !… Penser que j’ai été jadis assez bête pour me faire tant de mal ?… Tout est passé. Tenez, dans le livre que je lis là, il y a cette phrase (on dirait un proverbe oriental) : « Quand tu sens que tu vas pleurer, pense à la stupidité de la cause et tu souriras ». Maintenant, s’il arrivait quelque chose, n’importe quoi, je crois que je saurais sourire et m’en tirer de façon spirituelle, ce qui est toujours, après tout, la vraie façon de s’en tirer.

(Reviennent les Russes.)


Scène V


Les Mêmes, Le Prince, La Princesse, puis FÉLIX.
LE PRINCE.

Voilà.

(Ils exhibent un long porte-photographies de voyage.)
GENEVIÈVE.

Oh ! que c’est drôle !… Cette bonne Louise !… C’est qu’elle est devenue énorme… Ma parole, elle a l’air

Russe, véritablement.
LA PRINCESSE.

Voilà le prince Stahovitch.

GENEVIÈVE.

Oui… mais elle… oh ! que cela m’amuse !

FÉLIX, entrant par la porte du hall.

Bonjour, chère madame.

GENEVIÈVE, s’exclamant.

Par exemple !… Mais qu’y a-t-il ? Le train est donc en avance ?

FÉLIX.

J’ai pris une voiture pour venir de la gare. L’omnibus avait beaucoup de bagages à charger… et je craignais de vous faire attendre. (Aux Russes.) Mais, je vous en prie, ne vous dérangez pas pour moi.

LE PRINCE.

Nous avons fini, nous sortons.

FÉLIX.

Je vous en prie. Je monte ma valise et choisir ma chambre… Ne me regardez pas, j’ai voyagé avec une dame qui a laissé la glace baissée toute la journée… je dois avoir l’air d’un mécanicien.

GENEVIÈVE.

Vous avez l’air au moins d’un ingénieur !

(Tout cela a été dit avec une politesse affectée et un baisement de main très correct. Un garçon attend avec la valise et les couvertures.)
NETCHE.

Bonjour, le Félix. Votre chambre est retenue, vous avez… Vous allez voir, si elle ne vous convient pas…

GENEVIÈVE, serrant les mains aux Russes qui se retirent discrètement.

Au revoir, madame, cela m’a fait un grand plaisir.

GENEVIÈVE, allant à Félix, gaiement et familièrement.

Vous avez fait bon voyage ?

FÉLIX.

Vous, vous avez fait un bon visage, dites donc !… Deux mois ! Vous avez toute l’Italie dans les yeux… Mais vous avez eu tort de renvoyer vos amis, Geneviève… Je vais me désenfumer, une seconde et je serai redescendu.

GENEVIÈVE.

Je pense bien !… Vous allez prendre quelque chose, vous allez souper.

FÉLIX.

Je boirai surtout.

NETCHE.

Oui, c’est cela, Geneviève, pendant que je vais lui indiquer sa chambre, faites-lui préparer ici quelque chose.

FÉLIX.

De la bière surtout.

NETCHE, bas à Geneviève.

Laissez-moi le soin de le prévenir de la présence d’André et de la petite souillon.

GENEVIÈVE, haut.

Prenez tout votre temps, Félix. Je vous attendrai dans le bar, là, à côté. Vous avez les papiers ?

FÉLIX.

Oui, je vous raconterai ça… (Au groom.) Dis donc, petit.

NETCHE.

Prenez-vous l’ascenseur. C’est au premier.

FÉLIX.

Pas la peine alors.

(Ils sortent.)
LA VOIX DE NETCHE, dans le couloir.

Avez-vous mes cigarettes ? Ah ! vous êtes un bon chienchien…

(Geneviève, restée seule, va au canapé, tapote son ouvrage. Elle a l’air heureux et léger. Gysèle entre par le hall. Elle se dirige vers la table du milieu et y prend une enveloppe. Elle regarde Geneviève de côté ; celle-ci gênée, et voyant l’insistance, prend le parti de se retirer. Au moment où elle atteint la porte du corridor, Gysèle, rouge comme une pivoine, se décide.)


Scène VI


GENEVIÈVE, GYSÈLE.

GYSÈLE.

Madame… toute la journée j’ai hésité vingt fois à vous aborder… excusez-moi… Je sais que c’est contraire à toute espèce de correction, et vous devriez en effet vous retirer. Mais il n’y a pas d’audace de ma part. J’ai une chose très grave à vous dire. Vous pouvez passer sur les convenances avec la petite Dartier, allez !… Maintenant, madame, je n’insisterai plus… j’aurai fait mon devoir en vous priant de m’écouter.

GENEVIÈVE.

Mademoiselle, ce n’est pas une affaire de correction, mais je doute que vous ayez à me dire quoi que ce soit qui puisse me concerner… et je vous prie de ne pas insister.

(Elle fait un pas vers la porte.)
GYSÈLE.

Si, madame, si, justement quelque chose qui vous concerne !… Mais, je vous le répète, vous êtes dans votre droit en vous retirant et j’aurai fait mon devoir.

GENEVIÈVE, après une hésitation.

Si c’est important, dites rapidement ce que vous avez à me dire, mademoiselle.

GYSÈLE.

Vous le pouvez d’autant mieux que je n’étais rien dans la vie de monsieur Demieulle quand vous vous êtes séparés. Et lorsque nous nous rencontrions chez madame Stimpfer ou aux répétitions, j’ignorais tout de votre vie.

GENEVIÈVE.
Je le sais.
GYSÈLE, embarrassée, cherchant les mots.

Je me fais engager à l’Odéon et je quitte demain Monte-Carlo. Je m’en vais.

GENEVIÈVE.

Avec monsieur Demieulle ?

GYSÈLE.

Sans monsieur Demieulle.

GENEVIÈVE.

Ah ! bah !… Eh bien, mademoiselle, je ne saisis pas l’intérêt que peut avoir pour moi un engagement… évidemment appréciable, et dont je vous félicite… mais ce doit être affaire entre vous et monsieur Demieulle, un départ conclu entre vous depuis longtemps et auquel je ne suis, je suppose, en rien mêlée.

GYSÈLE.

Vous vous trompez, et c’est parce que vous êtes là que j’ai pris une détermination aussi rapide.

GENEVIÈVE.

Je ne comprends plus.

GYSÈLE.

Les raisons pour lesquelles je quitte ma vie actuelle vous importent peu, madame… mais mon devoir était de vous dire en parlant : il n’y a qu’une seule femme qu’il aime. Et c’est vous.

(Un silence.)
GENEVIÈVE, avec un petit sourire.

Je vous remercie mademoiselle, vous êtes bien aimable !… Mais ce que vous me dites là, je n’en ai jamais douté, croyez-le bien. Cela ne m’apprend rien… Alors ?…

GYSÈLE, désarçonnée.

Alors, quand j’ai appris votre présence ici même, ma résolution a été prise. Je me suis dit : « S’il est un instant de partir, c’est celui-ci… On ne sait pas ce qu’on laisse derrière soi ! »

GENEVIÈVE, ironique.

Ah ! très bien, je comprends… vous espériez que je reviendrais gentiment prendre la place vacante et vous vous disiez que l’occasion était bonne de mettre votre fuite à exécution ; il serait toujours en pays de connaissance, le cher homme ! Et, on ne sait pas, des fois, n’est-ce pas ?… C’est simplet comme raisonnement, mais désarmant…

GYSÈLE.

Maintenant, c’est dit… je n’aurai plus rien à me reprocher.

(Elle salue et se retire.)
GENEVIÈVE, l’appelant.

Je ne suis pas curieuse, mademoiselle, mais pour quels motifs le quittez-vous si mystérieusement ?

GYSÈLE.

Oh ! il n’y a pas de mystère… Quant aux raisons, vous comprendrez qu’elles soient difficiles à vous donner…

GENEVIÈVE, ironiquement sincère.

Mais, chère mademoiselle Dartier, ne vous gênez donc pas pour moi !… Sérieusement, entre nous, croyez-vous que l’ex-femme d’André ne doive pas être blasée sur ce genre de rapprochements ? Je n’en suis pas à ça près, vous pensez bien !… J’en ai connu d’autres. Et c’est de la si vieille histoire tout cela ! André m’est devenu si totalement étranger ! je m’informe, mais à pur titre de renseignement… parce qu’en effet c’est… curieux d’apprendre une chose comme celle-là… Mais je vous en prie, ne vous gênez donc pas !… Vous voyez avec quelle simplicité j’agis… Qu’est-ce donc ?… Raisons de…

GYSÈLE.

Oh ! mon Dieu, tout et rien… Si vous désirez savoir, cela peut très bien se dire… Au fond j’étais née pour le théâtre, uniquement… Je n’étais pas habituée aux artistes, aux vrais. Cela ressemble si peu à ce que j’ai vu autour de moi !… Oui, je n’étais pas destinée à un artiste trop compliqué… Je ne comprends pas cette psychologie… ces violences, ces cris. Nous ne parlons même pas le même langage… Et puis, comment dire… Il n’a pas des sentiments… (Elle cherche et puis laisse tomber de ses lèvres avec un snobisme très accentué et un peu méprisant.) d’homme du monde… Est-ce que je vous choque en disant cela ?

GENEVIÈVE, amusée et faisant des gestes de dénégation.

Du tout, du tout !…

GYSÈLE.

Vous souriez ?

GENEVIÈVE.

Oh ! du tout… mais pendant que vous parliez, mes yeux sont tombés sur une phrase de ce livre que je lisais tout à l’heure : « Quand tu sens que tu vas pleurer, pense… (Elle s’arrête, la considère, et avec un sourire.) aux autres… »

GYSÈLE.

Je sens bien que vous me prenez pour une petite bête… Non, madame, non… Je suis seulement d’un autre bord, d’une autre espèce, voilà tout… Il y a des races qui ne peuvent pas se rencontrer. La mienne est faite pour produire des ratés, des aventuriers ou des grues… vous voyez que je ne m’illusionne pas !… J’ai la consolation de penser que je m’en tirerai seulement avec un peu d’élégance… Ce ne sera pas plus gai pour cela !… Je suis de celles dont les hommes disent : « C’est une rosse ! » Et en effet, j’ai un grand besoin de liberté et pas de cœur. (Geneviève sourit. Gysèle la regarde dans le blanc des yeux.) Ne riez pas, madame, c’est très douloureux. (Devant l’expression sérieuse de Gysèle, Geneviève s’arrête.) Même quand on pleure à côté de moi, même quand c’est quelqu’un que j’aime, j’ai l’impression d’un grand vide sec au cœur… et de l’impatience… Tous les jours, on se dit : Ça viendra, ça viendra peut-être… et de jour en jour c’est l’impression, au contraire, que ça manque sous le pied à chaque fois… C’est excessivement douloureux, madame. Ceux qui n’ont pas subi cette sorte d’effort et de vide ne peuvent pas comprendre… mais chacun a sa manière de souffrir, croyez-le bien ; quelle qu’elle soit, elle mérite un peu de respect… et on ne sait pas, quand on ne l’a pas éprouvé soi-même, ce que l’on peut souffrir de ne pas pouvoir aimer, et ce que représente de torture et de bonne volonté une larme de petite rosse.

(Elle a dit cela avec un simple orgueil, redressant sa tête, les yeux éclairés d’un pleur vif et rapidement essuyé.)
GENEVIÈVE.

Je vous demande pardon si je vous ai blessée, mademoiselle… Je n’ai pas eu cette mesquine intention… et n’ai aucun motif de vous en vouloir.

GYSÈLE, se laissant aller avec plus d’expansion.

Il n’y a pas que de ma faute d’ailleurs… Je dois le dire, les femmes comme moi se feront toujours difficilement à cette vie très… spéciale… Il a gardé, affiché des relations avec cette Valgy… il a combiné des petites aventures diverses dont il m’a fait part d’ailleurs avec une régularité parfaite… Pourquoi, grand Dieu ! ce besoin extraordinaire de tout dire !… Ah ! j’en ai vu en peu de temps !… Il m’a demandé de recevoir amicalement, comme des égales, d’étranges personnes… Il… Et puis, laissons cela… Il est possible que je ne fusse pas née pour l’amour, mais c’est bien lui en tout cas qui m’en aura fait passer l’envie !… Ah ! ils ont été jolis nos six mois !…

GENEVIÈVE, hochant la tête.

Je vois, allez… je vois… En une seconde, pendant que vous me parliez, toute votre intimité vient de m’apparaître… C’est extraordinaire ?… Je reconstitue tout… Je vous vois là à ma place, vous qui avez pris la suite de mon existence… lui, boudeur sous la suspension de la salle à manger… le vide de votre intimité pendant que le poêle de l’atelier crépite. J’entendrais sonner la pendule ! Que c’est piètre, mon Dieu ! et

que c’est donc toujours la même chose !…
GYSÈLE.

Oui… c’est piètre, comme vous dites… Mais maintenant, fini… je m’en vais… je n’ai plus la force !

GENEVIÈVE.

Et ces mots !… les mêmes phrases… les mêmes gestes presque !… Comme c’est curieux tout cela !…

GYSÈLE.

Alors, j’ai écrit à papa… Il y a cinq jours…. (vous voyez qu’à ce moment je ne pouvais pas prévoir cette rencontre) pour voir quel accueil on me ferait à la maison, et si l’on voudrait user d’influence pour me faire engager ministériellement. Voici ce que j’ai reçu (Elle lit la lettre.) « Ma fille, ta mère est prête à te pardonner ; j’ai vu le ministre, hier, et moi, me souvenant des sentiments généreux que ton pauvre grand-père nous a inculqués, je ne mets aucune condition au plaisir de te rouvrir les bras… Post-Scriptum. — Puisque tu es à Monte-Carlo, veux-tu mettre un louis pour moi sur le 26 et un autre sur le 52 ? »

GENEVIÈVE, riant.

Il ne perd pas la carte, monsieur votre père.

GYSÈLE.

Ah ! c’est encore un type… délicieux, celui-là !… (Elle se lève.) Enfin, voilà… voilà…

GENEVIÈVE.

Eh bien, mademoiselle, résumons… Je comprends votre démarche et vous voyez que je n’en suis nullement formalisée. Seulement c’est irrémédiable… Jamais, quoi qu’il arrive, dans quelque embarras qu’il se trouve, je ne retournerai auprès d’André (Appuyant sur les mots), vous entendez, quoi qu’il arrive… C’est enterré…

GYSÈLE.

Alors, tant pis !

GENEVIÈVE, vivement.

Mais si je vous ai écoutée sans vous contredire, je suis loin cependant de penser comme vous… À votre place, mademoiselle, je réfléchirais avant de faire une chose irréparable dont vous pourrez vous repentir… Qui sait si son bonheur n’est pas en vous ?… Vous allez peut-être lui porter un coup très dur… Vous vous trompez en disant qu’il ne vous aime pas : je crois au contraire qu’il vous aime beaucoup… c’est vrai… J’ai été très malheureuse à cause de vous, autrefois. (Mouvement d’étonnement de Gysèle.) Oui, c’est à cause de vous que nous nous sommes séparés.

GYSÈLE, ébahie.

De moi ? C’est ma première nouvelle !

GENEVIÈVE.

Vous savez, ce jour où vous êtes venue à la maison quand je partais… eh bien, je lui avais dit : « Fais ton choix entre elle et moi… puisque tu l’aimes à ce point… » C’est à ce moment justement que vous êtes arrivée.

GYSÈLE.

Il m’a raconté la chose tout autrement.

GENEVIÈVE.

Eh bien, il vous a menti.

GYSÈLE.

Oh !

GENEVIÈVE.

Vous voyez, il vous l’a caché pour ne pas vous montrer justement à quel point il tenait à vous… à quel point il vous aime… et…

(Elle s’arrête troublée devant le regard de Gysèle, qui la fixe avec émotion depuis un instant.)
GYSÈLE.

Ah ! le gâcheur ! le gâcheur ! Il avait cette femme et il l’a quittée !

GENEVIÈVE.

Que voulez-vous dire ?

GYSÈLE.

Comme c’est difficile à comprendre !… Vous ne voulez plus reprendre votre mari, mais tout de même vous ne voudriez pas qu’on lui fasse du mal, qu’on le fasse souffrir… et alors, pour m’inciter à rester, vous allez mentir, essayer de me redonner du courage à mon tour !… Ah ! ne vous froissez pas, madame, de ce que je vous aie devinée ! C’est une pensée si délicate !… Eh bien, non, on ne le fera pas souffrir, ne craignez rien… Si peu que je sois dans sa vie, rien ne sera fait qui puisse lui être néfaste. Je ne partirai pas encore… Je ne ferai rien de brutal… Je reste encore, madame… j’essaierai. Je vous le promets, parce que maintenant je sens très bien que je le dois.

(Elle s’est levée, très sérieuse et très respectueusement.)
GENEVIÈVE, après l’avoir regardée à son tour en silence.

Ah ! oui, le gâcheur ! Qu’il en aura été gâché pour lui ! et de jolies choses qui méritaient mieux… oui, ma foi, de jolies choses ! (Avec un soupir.) Maladroit !… (Elle se lève.) Tenez, le voici qui ouvre la porte du hall. Poussez-vous un peu à droite. Adieu, mademoiselle, nous ne nous reverrons plus… Je suis contente tout de même de vous avoir mieux connue… Dans toutes les âmes, il y a des hésitations, des timidités charmantes qui peuvent les rapprocher un moment… et des pudeurs qui les séparent pour toujours. Adieu, mademoiselle.

GYSÈLE.

Adieu, madame.

(Geneviève entre dans le tea room. Peu après paraît André par la porte du hall.)


Scène VII


ANDRÉ, GYSÈLE, puis NETCHE et un Garçon.

ANDRÉ.

Tiens, tu étais là… On te cherche partout… Bouyou

t’avait perdue… Tu n’es pas restée au théâtre ?
GYSÈLE.

Il faisait chaud… J’étais un peu fatiguée… Ça a bien marché ?

ANDRÉ.

Pas mal. Public un peu froid, mais le troisième a porté… Oh ! tu sais, à cette saison… Nous sommes au Café de Paris… on t’attend à souper… Viens-tu ?

GYSÈLE.

Non, je suis trop fatiguée, je vais me coucher.

ANDRÉ.

Bien… (Un temps.) Dis donc.

GYSÈLE.

Quoi ?

ANDRÉ.

Tu sais qui est ici dans l’hôtel ?

GYSÈLE.

Oui… j’ai vu… cet après-midi.

ANDRÉ.

Son gros Porthos est avec elle… Aramis ne doit pas être loin… Seulement, ces gens-là ça voyage avec des airs d’armée du salut et ça s’amuse en dessous… Le vice protestant est sentimental… heuh !

GYSÈLE.

Tu as tort de parler ainsi de ta femme, mon ami… Ce n’est pas indispensable.

ANDRÉ, nerveux et ironique.

Toujours drôle au bout de six mois d’entendre la maîtresse défendre la femme de son amant ! Patience ! Dans un peu tu me diras qu’elle a eu bigrement raison de me tromper comme elle l’a fait…

GYSÈLE, l’interropant.

Oui, je connais cette vieille histoire… Mais c’est curieux, si tu veux mon avis… il y a quelque chose qui ne m’y paraît pas clair dans cette histoire-là.

ANDRÉ.
Que veux-tu dire ?
GYSÈLE.

Rien… une impression.

ANDRÉ.

Si. Tu insinues… tu veux dire quelque chose…

GYSÈLE.

Rien… Je te dis ça en passant… une impression…

ANDRÉ.

Qui t’est venue quand ?… À quel propos ?… Pourquoi me dis-tu ça maintenant ?…

GYSÈLE, se reprenant.

Mais je ne sais pas… Je n’y tiens pas autrement… Nous n’allons pas entrer en discussion à cette heure-ci… J’ai sommeil. Bonsoir…

ANDRÉ.

C’est que c’est si particulier ce que tu viens de dire, rapproché de certains renseignements récents qui m’ont frappé. Alors, rien ?… Tu ne l’as pas vue, par hasard ?

GYSÈLE.

Moi ? Ce serait un comble !… Veux-tu me décrocher cette agrafe, qui me gêne ?

(Ils sont de face en ce moment ; dans le fond passe Netche qui s’adresse au lifterboy.)
NETCHE.

Ce monsieur réclame sa malle.

LE LIFTER.

Madame, elle a dû sûrement arriver par l’omnibus… On doit la lui monter en ce moment.

NETCHE.

Merci. (Elle entre dans le salon, se dirigeant vers le tea-room. Elle aperçoit André et Gysèle qui ne peuvent pas la voir.) Tiens, tiens, ce cher ami !

(Elle se retrousse pour prendre dans le fond de sa jupe un énorme porte-cartes de père de famille. On la voit griffonner un mot, pendant qu’André finit de dégrafer le manteau de Gysèle.)
ANDRÉ.

Alors, tu montes dans ta chambre ?

GYSÈLE.

Oui… À demain.

ANDRÉ.

Tu te lèveras de bonne heure ?

GYSÈLE.

Je ne sais pas… ma femme de chambre t’avertira…

NETCHE, faisant un signe du doigt au lifter qui est resté dans le fond.

Voulez-vous avoir l’obligeance de passer cette carte à ce monsieur ?

(Et elle entre dans le room, où elle va rejoindre Geneviève.)
ANDRÉ.

Alors pour l’excursion à la Réserve ?

GYSÈLE, d’un geste las.

Ah ! non ! non… merci.

LE GARÇON, s’approchant, la casquette à la main, à André.

Monsieur.

(Il prend la carte et fait un mouvement.)
ANDRÉ.

Ça, par exemple !

GYSÈLE, qui s’en allait.

Qu’est-ce que c’est ?

ANDRÉ.

Rien… un monsieur… une demande de places pour demain… (Au lifter.) Attendez, je vais répondre. (À Gysèle.) Eh bien, alors, voilà… à demain.

GYSÈLE.

C’est ça…

(Elle s’en va indolente, en emportant des journaux, probablement pour les lire dans son lit.)
ANDRÉ.

Où est cette dame qui vous a remis la carte de visite ?

LE GARÇON.
Elle est entrée dans le room.
ANDRÉ.

Est-elle seule ?

LE GARÇON.

Je ne sais pas… mais on peut regarder par la vitre.

(André se hausse à la porte du room, en se dissimulant.)
ANDRÉ, désignant quelqu’un par la vitre.

Vous voyez cette personne… pas celle qui vous a remis la carte, l’autre à côté… Voulez-vous aller lui dire que quelqu’un est là qui voudrait lui parler ? (Resté seul, il relit le mot écrit sur la carte. Il paraît très agité. Lisant.) « Vous êtes un imbécile ». Un imbécile !… Bien… nous allons voir ça tout de suite…

(Peu après, la porte du bar s’ouvre.)


Scène VIII


Les Mêmes, GENEVIÈVE.

GENEVIÈVE, sans surprise.

Vous !

ANDRÉ.

Oui, moi.

GENEVIÈVE.

Je croyais que nous étions convenus que les intermédiaires suffisaient. Si vous exigez de moi un entretien, écrivez, j’aviserai… mais en tout cas, pas ici…

ANDRÉ.

Écoute, il ne s’agit pas de se payer de phrases ni de plastronner… Simplifions… Ce que j’ai à te dire n’exige qu’une minute, le temps de relever le col de ce pardessus et de jeter mon cigare. Un soupçon, un soupçon atroce me tourmente. Il y a un mois, une circonstance imprévue l’a fait naître… Je passe. Ce soupçon est de telle nature, que je n’aurai pas une minute de repos avant que je n’aie éclairci la chose… Le hasard nous met pour la première fois en présence, à portée de la main… j’en profite. Je veux une preuve absolue, qui m’éclaire. Je l’aurai.

GENEVIÈVE.

En vérité, je ne saisis pas un mot de tout ceci… je me demande si je rêve et je vous prie de cesser cet obscur entretien, qui est dérisoire.

ANDRÉ.

Inutile. Je crois, je suis sûr au fond que je me suis trompé et que ce n’est de ma part qu’un scrupule bête… Toutes les apparences sont contre toi, ou pour toi, comme tu voudras. J’ai guetté tout à l’heure… je sais que cet homme vous a rejoints ici… ceci devrait me suffire… ceci, et ce que je sais de votre vie à deux qui ne peut laisser aucun doute… l’instance en divorce, vos projets d’union, je suis au courant de tout. Eh bien, cela ne me suffit pourtant pas. Il me plaît, j’ai le droit de revenir sur un passé qui m’appartient encore… J’y reviens… Je veux, j’exige une preuve de ce que vous m’avez juré, de ce qui nous a séparés… de ta trahison, de ta liaison avec cet homme.

GENEVIÈVE.

Vous êtes fou, ridicule et odieux… Nous n’avons plus rien de commun… Je me retire… et plus jamais je ne vous autorise à me reconnaître.

ANDRÉ, s’interposant entre elle et la porte.

Pourquoi cette rebuffade ? Si cet homme est votre amant, c’est en souriant que vous devez m’écouter. Écrasez-moi donc de cette lumière dérisoire. Je me résigne d’avance à n’avoir été en pareille démarche qu’un mari ridicule et un peu sot… Je serai le premier à en rire. Il vous est facile, il doit vous être facile de m’éclairer définitivement d’un détail retrouvé, d’une lettre de Félix, d’une vieille dépêche…, d’une de ces mille broutilles de vie que l’on traîne après soi… que sais-je ? Notez que je n’exige aucune comparution, rien de solennel, grand Dieu !… rien qu’un pauvre petit détail bien bête et tristement éloquent… qui me rende la paix… et je vous laisse pour la vie… Mais comprenez bien ce que je veux dire, à quel point ma détermination est prise… ou d’ici demain vous me fournirez cette satisfaction morale à laquelle huit ans de mariage me donnent droit, ou je vous jure que je la prendrai moi-même et que demain j’aurai calotté cet homme. Alors il faudra bien qu’il s’explique ! Vous avez le choix. Si vous préférez éviter un scandale et un ennui, toujours un peu niais, voyez ce que vous avez à faire… Je ne partirai que délivré de ce doute, qui me fait souffrir atrocement… C’est compréhensible ?… Ce serait tellement affreux… tellement… (S’interrompant brusquement.) Voilà. Pardon, si je me conduis avec quelque grossièreté, ce n’est pas dans mes habitudes, mais j’étouffais… Pas moyen que tu te dérobes ou que tu partes de cet hôlel avant midi. Au besoin je le garderais… Trouve, ou bien… tu es avertie… À demain…

GENEVIÈVE, faisant un effort pour garder son sang-froid, et d’une voix mal assurée qu’elle essaie de rendre dédaigneuse.

Soit… Demain je vous aurai fourni la preuve que vous réclamez… Vos menaces sont vaines et piteuses… Mais surtout, oh ! surtout, que je ne vous revoie jamais.

ANDRÉ.

Non, non jamais.

(Il sort. — À peine est-il parti, que Geneviève se précipite à la porte du bar et appelle.)


Scène IX


GENEVIÈVE, NETCHE.

GENEVIÈVE.

Netche ! tout s’écroule ! mon beau mensonge qui

s’en va !
NETCHE, accourue.

Quoi ! que se passe-t-il ?…

GENEVIÈVE.

Quelqu’un, quelque chose, je ne sais pas, lui aura fait comprendre… donné des doutes… Qui ?… Vous seule au monde et Félix savez la vérité… Il m’a sommée de lui fournir une preuve que ma liaison n’était pas feinte. Sinon, d’ici demain il aura provoqué son ancien ami… et alors, alors tout est fini, Netche ! Ils s’expliqueront !… Et jamais Félix ne voudra consentir à soutenir le mensonge, à lui affirmer…

NETCHE.

Que vous êtes sa maîtresse ? Ça, bien entendu… Vous pouvez perdre toute illusion de ce côté. Dame !

GENEVIÈVE.

Oh ! je le sais bien. Vingt fois déjà je l’ai empêché de se disculper. Le jour de notre rupture, pendant qu’André parlait, j’ai eu envie de crier : « Ce n’est pas Félix, c’est un autre ! » Mais heureusement je ne l’ai pas fait… c’eût été aviver le soupçon !… Dieu m’est témoin que lorsque je me suis fait arracher cette lettre improvisée, pas une minute je ne pensais que cet aveu pouvait retomber sur Félix. Plus tard, lâchement, j’ai laissé croire… c’était fait ! Maintenant, dans l’état de clairvoyance où est André, revenir sur cette légende, c’est encore plus dangereux. Ah ! le seul obstacle que j’avais mis entre nous s’écroule, nous reprendrons le collier de misère, et pour la vie !…

NETCHE, brutalement.

Eh ! bien, quoi ?… Quel mal y vovez-vous ?

GENEVIÈVE.

Vous êtes folle !… Cela jamais !… Et ce qu’il y a de plus malheureux dans cette rencontre, de plus enrageant, c’est que ce mensonge, mensonge autrefois, n’en est plus un maintenant… Il est vrai jusqu’à un certain point, puisque me voici à la veille même d’épouser Félix… Enfin, n’est-ce pas, c’est vrai… cette scène aurait eu lieu quelques semaines plus tard j’aurais pu lui crier au visage : « Vois donc un peu si je n’ai pas dit la vérité !… » Ah ! quel malheur ! quel malheur que cela ne soit pas !

NETCHE.

Voyons, pas d’affolement… Félix va descendre, qu’il ne vous trouve pas dans cet émoi.

GENEVIÈVE.

J’ai peur… j’ai peur, ma petite Netche !

NETCHE.

Avouez-le donc, si vous avez peur, c’est de vous-même, parce que vous savez bien que vous l’aimez toujours au fond… que vous n’avez jamais cessé de l’aimer… et que vous vous sentez d’avance à sa merci.

GENEVIÈVE, lui mettant la main sur la bouche.

Et quand cela serait, malheureuse ! Raison de plus ! Je veux vivre… je ne veux plus souffrir… Mais regardez donc, rien qu’à cette idée, mes mains tremblent… Ah ! fuir vers la paix, du repos !… Non, non je ne veux plus… Ce ne sera pas. Allons, il faut passer à l’acte… Que ce que j’ai évoqué se réalise, maintenant !… Il faut que d’ici demain, l’irréparable soit entre nous !

NETCHE.

Geneviève !



Scène X


GENEVIÈVE, NETCHE, FÉLIX (qui redescend.), Un Garçon.

FÉLIX.

Je vous demande pardon… Je suis inexcusable… mais cette malle n’arrivait pas. J’avais peur qu’elle ne fût perdue… J’ai piétiné dehors en l’attendant ; heureusement

il ne me manque rien… J’ai tous les papiers.
GENEVIÈVE, allant droit à Félix.

J’ai à vous parler. (À ce moment, un garçon s’approche à droite.) Garçon, mettez le couvert pour deux, là, à gauche, sur cette petite table. (À Netche.) Je sais que vous avez horreur de souper. Je ne veux pas déranger vos petites habitudes… Félix vous excusera ; il sait aussi que vous n’aimez pas vous coucher après minuit.

FÉLIX.

Certainement, ma bonne Netche… Dormez bien, ma bonne Netche. Adieu, ma bonne Netche.

NETCHE.

Mais… (Entre les dents.) Diable !

LE GARÇON., à Geneviève.

Qu’est-ce que madame désire ?

(Geneviève commande au garçon, qui met le couvert sur une petite table dans l’encoignure. Pendant ce temps, Netche fait exactement ce qu’elle a fait tout à l’heure pour André : elle prend le carnet dans la poche de sa jupe, tire une carte et écrit rapidement, puis elle se rapproche de Félix.)
NETCHE, lui glissant la carte et à voix basse.

Chut !… Lisez et gardez ça pour vous.

FÉLIX.

Entendu.

NETCHE, haut.

Méditez et endormez-vous là-dessus.

FÉLIX.

Est-ce un verset de l’Évangile ?

(Geneviève revient.)
GENEVIÈVE, serrant la main de Netche.

À demain, Netche, pour le lunch.

Pendant qu’elle dit deux mots à voix basse à Netche en la reconduisant à la porte, Féiix jette les yeux sur la carte que lui a passée Netche.)
FÉLIX, lisant.

« Vous en êtes un autre ! »… Qu’est-ce que c’est que ça ? (Maugréant.) Vieille toquée ! Elle se croit spirituelle ! On l’a gâtée, cette femme, à laisser sa folie en liberté… Que diable veut dire ceci !



Scène XI


FÉLIX et GENEVIÈVE, seuls.

GENEVIÈVE.

Voilà. Ça va être gentil tout plein… n’est-ce pas ? Asseyez-vous…

FÉLIX.

Un petit coin intime…

GENEVIÈVE.

Éloignez donc ce grand lustre… que ce soit plus intime encore… Auparavant, allumez les lampes de la table… Là… Elles seront bien suffisantes…

FÉLIX.

Oui, ce sera très bien… Où est l’allumage ?

(Il cherche.)
GENEVIÈVE.

Dessous, à portée de votre main…

(Il tourne le bouton électrique sous la table. Il ne reste dans la pièce que la lueur des petits abat-jour sur la nappe. Le garçon entre et dépose les plats.)
GENEVIÈVE.

C’est cela, garçon, posez le tout en une fois… et laissez-nous… ne revenez plus.

FÉLIX, riant.

Il va croire à un repas confidentiel, ce garçon…

GENEVIÈVE.

Un dîner d’amoureux… C’est un peu ça, justement… Félix, j’ai une chose grave, nouvelle, à vous apprendre…

FÉLIX.
Sérieuse ?
GENEVIÈVE.

Ça dépend… J’ai beaucoup réfléchi en votre absence… et jai senti, parfaitement senti, que je vous aimais… mais d’amour, d’amour.

FÉLIX.

Comme ça, subitement ?… Geneviève, ne plaisantez pas, je vous en supplie, ce ne sont point des facéties à faire… Mon bonheur est déjà très suffisant. Je m’en contente… Oui, vous m’aimez ?… mais d’une bonne grosse affection, avec deux grosses joues rebondies…

GENEVIÈVE.

Pas le moins du monde. C’est de l’amour, du vrai, quelque chose de nouveau, d’intime, de sensuel… j’en suis sûre… J’ai de la difficulté à vous le dire, un peu, mais je l’éprouve… Mon bon Félix, je vous aime… Voilà…

FÉLIX.

Pourquoi le dites-vous en pleurant ?

GENEVIÈVE.

Ne faites pas attention. C’est l’émotion… Je vous aime… Je m’habitue à le dire… En vérité j’ai la tête qui tourne un peu. Est-ce ce beau pays, l’effet d’un veuvage déjà ancien… dame, on est femme !… l’odeur de la mer, le parfum des œillets coupés… des tubéreuses… les tziganes… l’ensorcellement banal des lumières sur le fond bleu des vagues… mais je pensais avec hâte à votre retour. J’escomptais ce rapprochement… je rêvais des choses folles ? que sais-je ?… J’attachais une sorte d’importance superstitieuse à cette nuit de retour. Est-ce bête ?… Je suis troublée, heureuse, énervée…

FÉLIX.

Geneviève, est-ce possible ? Non, arrêtez-vous… vous voulez m’éprouver, vous moquer de moi… C’est encore du jésuitisme laïc, ça ?

GENEVIÈVE.

Quelle preuve faut-il vous donner ? Ma chambre sera

ouverte, ce soir.
FÉLIX.

Hein ?… Vous ne vous jouez pas de moi ?… Ah ! cette chance-là, par exemple, cette chance !… Et vous me dites cette petite phrase-là sans préparation, en grignotant un sandwich !… Moi, il me semble que la terre va s’arrêter de tourner, tout simplement ! Geneviève, répétez encore, pour voir…

GENEVIÈVE.

Ma chambre sera ouverte cette nuit. Eh bien, quoi ?

FÉLIX.

C’est qu’elle le répète encore, avec ses lèvres adorables !… Et cette promesse, cette offre de vous, si simple, faite, à mi-voix, entre deux portes, dans le va-et-vient d’un hôtel, mais c’est plus divin à entendre que tout ce qu’on peut imaginer !… Le mariage, cela me paraissait beau, loin, vague ; je n’osais pas préciser. Et puis tout d’un coup, sans transition, à l’avance, c’est vous qui vous offrez !… Mais vous ne vous doutez pas de ce que vous exaucez… Vous ne saviez pas !… Vous croyiez que je vous chérissais en bon toutou… que j’étais le Félix sentimental, le Félix banal si répandu, si indispensable à tout ménage qui se respecte au vingtième siècle. Ah ! quelle erreur, mon amie !… Maintenant je peux bien le dire pour la première fois, je vous ai désirée follement, passionnément, sensuellement, j’ai souffert de votre corps, de votre chair…

GENEVIÈVE.

Taisez-vous, taisez-vous ! mon Dieu !

FÉLIX.

Goulûment… tout à fait. Je n’aurais jamais osé vous le laisser comprendre avant ces paroles bénies que vous venez de prononcer. Vous n’avez jamais pu sentir mon désir vous effleurer, avouez-le ? Pourtant par moments, ma parole ! c’était tragique… Que de fois j’ai failli vous saisir au passage, avec une fringale de pauvre !…

Pourquoi retirez-vous votre bras ?…
GENEVIÈVE.

Moi ?… Je ne le retire pas… Vous vous trompez.

FÉLIX.

Geneviève ?

GENEVIÈVE.

Mon ami ?

FÉLIX, la fixant attentivement, tout à coup avec épouvante.

Regardez-moi… Ah ! elle ment ! Elle mentait, la misérable ! Je le savais bien !… Pourquoi venez-vous de commettre cette cruauté ? Que venez-vous de me faire avouer !

GENEVIÈVE.

Mais non, je ne mens pas… Quelle idée ! Je vous assure…

FÉLIX.

Allons donc ! mon désir vous dégoûte… On ne se méprend pas à cela !… J’ai senti le geste… Mais alors, qui vous poussait à ce jeu cruel ? À quel motif avez-vous obéi ? Il y en a un. Lequel ? Vous n’êtes pas si atroce !…

GENEVIÈVE.

Comment vous convaincre ! Ah ! prenez-moi donc, sans phrases, sans scrupules, puisque je vous dis que suis à vous… Que vous faut-il de plus ? On ne demande rien à une femme qui se donne, mon cher… rien, pas même la raison de ses larmes.

FÉLIX.

Vous ne pouvez pas retenir votre désespoir !

GENEVIÈVE, avec un tressaut, après avoir porté ses regards à gauche, vers le hall d’entrée.

Ne levez pas la tête, ne vous retournez pas… Il est là… il entre dans le hall… Je ne sais s’il nous a vus… oui, il nous a vus… Mon Dieu ! Félix… il vient…

FÉLIX.

Je vous vois trembler maintenant d’une autre émotion…

J’aime mieux cela. Ça soulage…
GENEVIÈVE.

Oh ! de grâce, n’ayons l’air de rien ! Faisons semblant de ne pas l’avoir aperçu… Peut-être ne nous remarquera-t-il pas… peut-être ne passera-t-il pas par ici. Donnez-moi ce verre… ayons l’air de rire… merci… Ah ! Félix, d’un grand élan, de tout mon cœur, de tout mon désespoir, je vous aime, je vous aime, je vous aime ! Il faut que vous m’emportiez dans vos bras tout de suite, n’est-ce pas ? loin, loin… à jamais… Emmenez moi. Je suis à vous. Prenez, prenez mes lèvres… Je suis votre femme, votre chose…

FÉLIX.

Geneviève, vous êtes folle !… Il est là… il nous voit du hall… il vient à nous. Redressez-vous…

GENEVIÈVE.

Eh bien, quoi ! n’êtes-vous pas mon amant ? Je mets mes bras autour de votre cou. Rien n’est plus naturel que je mette mes bras autour du cou de mon amant… n’est-ce pas ?…

FÉLIX.

Que faites-vous ?

(Éperdument, en sentant approcher les pas d’André Demieulle, elle s’accroche au cou de Félix dans une pose nonchalante et pâmée de maîtresse accoutumée, comme pour donner à l’homme qui s’avance et va passer un change suprême. Et ce faisant, avec l’expression la plus douloureuse du monde, elle essaye de rire bruyamment et de paraître naturelle. Elle serre en tremblant les épaules de Félix qu’elle empêche de bouger et elle a ses lèvres tout proches de son cou. — Félix qui entend, sans se retourner, le pas d’André, la regarde faire avec terreur et stupeur à la fois.)


Scène XII


FÉLIX, GENEVIÈVE, ANDRÉ.

(André s’est arrêté, comme ne sachant pas s’il doit passer ou rester. Il demeure une seconde dans l’attitude d’un homme qui attend que l’on bouge ou s’écarte devant lui. Puis il se décide.)
ANDRÉ.

Vous êtes un goujat, monsieur. Je vous cherchais, d’ailleurs… Nous avons quelques comptes à régler.

(Il marche vers Félix la canne levée, Félix, qui a vu le mouvement, précipitamment tourne le bouton électrique qui est à portée de sa main sous la table. La lumière des lampes s’éteint. Obscurité.)
FÉLIX.

André, je t’épargne un vilain geste et une sotte action. Ne bouge pas… Tu te couvrirais de ridicule. (André s’avance à tâtons dans l’ombre.) Prends garde, tu vas te cogner contre un meuble… ce sera idiot… Écoute une seconde, une seconde seulement… et je rallume. Mais laisse-moi profiter de cette obscurité, où nous ne voyons pas nos visages, ce qui vaut mieux, car nous aurions honte d’être si grotesques, pour te dire une chose, une chose vraie et fort simple. Après quoi je rendrai la lumière, et si tu ne te juges pas satisfait, nous pourrons nous colleter à loisir. Je suis à ta disposition pour et quand il te plaira… André, ta femme t’a menti… Elle te mentira peut-être demain… mais elle na jamais été ma maîtresse… elle ne m’a pas aimé… De cela je te donne ma parole d’honneur la plus sacrée. Elle n’a jamais été la femme d’aucun autre homme que toi… Les sanglots que j’entends dans l’obscurité, près du canapé, ne me démentiront pas… Tu vois, c’était simple à dire. Cela s’est passé comme au confessionnal, dans l’obscurité… aucun de nous n’a eu à rougir. Maintenant, nous pouvons regarder nos visages. (Il rallume l’électricité et regarde André bien en face.) À tes ordres, André. (André ne bouge pas.) C’est étonnant comme la lumière ça éblouit !

GENEVIÈVE, se dressant du canapé dans un cri de rage.

Il ment, il ment !… Vous ne sentez donc pas qu’il ment, le lâche… J’ai été à lui.

ANDRÉ.

Geneviève !

Geneviève retombe, écroulée, ne pouvant plus continuer de parler.)
FÉLIX.

Voyez-vous, mes enfants, c’est très joli de jouer à l’amour. C’est tout de même très embêtant pour vos amis… Garçon ! (Il frappe sur une coupe avec sa bague.)

ANDRÉ.

Que veux-tu faire ? N’appelle personne.

FÉLIX, narquois, feignant de répondre à son mouvement en avant.

Laisse-donc, je t’en prie… Comment donc ! Trop heureux… Une bagatelle… Ça fait, garçon ?

LE GARÇON, qui vient d’entrer.

Cinq cinquante.

FÉLIX, allongeant la monnaie tout en parlant.

C’est pour rien… Oui, voyez-vous, mes amis, la vérité, c’est que vous êtes des gens d’une autre espèce… des artificiels, les gens du masque… (Au garçon.) Gardez, gardez, mon ami. (Pendant que le garçon sort.) Vous avez perdu le sens des réalités ordinaires. De la vie, vous faites une pièce. Vous employez de mauvais moyens de comédie, des ficelles auxquelles vous êtes seuls à croire. Geneviève a usé à ton égard du plus mauvais des trucs ; tu l’aurais dédaigné pour tes pièces ? Jamais un autre homme qu’un auteur dramatique ne s’y fût laissé prendre ! Évidemment, cette vie de chimériques, c’est intéressant… de loin… mais justement vous êtes si bien faits l’un pour l’autre !… Vos amis, eux, s’en trouvent un peu plus désorganisés. Et prenez garde, même, à la longue vous deviendrez facilement pas très… honnêtes… Un peu dangereux le jeu que vous jouez là, mes petits agneaux !… (À André.) Pardon, tu permets. (Il pousse légèrement André pour prendre son pardessus.) Tâchez donc d’être un peu plus simples, que diable ! Vous vous aimez, vous avez fort besoin l’un de l’autre, essayez de vous en accommoder… Et de ce pas je m’en vais aller voir la dernière scène de ta pièce au Casino, s’il en est encore temps. Tes œuvres te sont supérieures, mon vieux, c’est incontestable.

(Il a mis négligemment son pardessus.)
ANDRÉ, tristement.

Félix ! Félix !

(Il a un mouvement vers lui, la main tendue.)
FÉLIX, sèchement.

Non. (À Geneviève, prostrée, muette.) — Allons, Geneviève… Les plus belles idées, voyez-vous, peuvent dégénérer en fumisteries d’un goût détestable… C’est votre avis, j’en suis sûr… Mettez y le terme qu’il convient. Et toi, tu seras bien aimable de me laisser prendre le chapeau qui est derrière toi, là… Pardon.

(Un garçon entre du fond, suivi d’une petite bouquetière avec des paniers.)
LE GARÇON, à Félix.

Monsieur, c’est la corbeille de fleurs que vous avez commandée pour la chambre 26… Voilà la bouquetière… Elle demande s’il faut les monter tout de suite.

FÉLIX, vivement.

Mais non, mon enfant, vous faites erreur. Il n’a pas été question de la chambre 26. J’ai dit au théâtre dans la loge de mademoiselle Bouyou…

LA BOUQUETIÈRE.

Mais non, monsieur, je vous assure, vous avez dit :

« Chez la dame qui est au 26 de l’hôtel. »
FÉLIX, l’interrompant.

Loge 26, probablement. C’est cela que j’ai voulu dire. Je me suis mal exprimé, sans doute. Passe devant, petite, je te suis. Donne-moi un œillet, tiens, je vais te montrer le chemin des coulisses. Tu es Italienne, la gosse ? vera, vera, bene… Aquella signora que a visto…

(Et il sort en affectant de se baisser pour parler à la petite, tout en mettant le brin d’œillet rose à sa boutonnière.)


Scène XIII


ANDRÉ, GENEVIÈVE.

(André et Geneviève restent seuls, sans sortir encore de leur silence. André, le premier, timidement, avec une gêne affreuse, ose élever la voix.)
ANDRÉ.

Il a dit la vérité, n’est-ce pas ?

GENEVIÈVE, sans se retourner.

Eh bien, après ?… Ah !

(Elle fait un geste vague de lassitude.)
ANDRÉ, allant à elle, d’un grand élan.

Ma pauvre petite Viève !

GENEVIÈVE.

Oublie ce que tu viens d’entendre… Va-t’en… Tu sais bien que nous ne pouvons pas être heureux ensemble… Laisse-moi vieillir toute seule… J’en ai tant besoin… Oh ! va-t’en !…

ANDRÉ.

Geneviève ! Geneviève ! Quelle honte pour moi si ce que j’entrevois est vrai… J’hésite encore à comprendre. Parle. Quel but poursuivais-tu ? Il me semble deviner quelque chose de si touchant que j’ose à peine y croire… Ah ! éclaire-moi je t’en supplie !

GENEVIÈVE.

Eh ! ne saisis-tu pas, malheureux ! Je voulais l’irréparable entre nous et puis, à tant faire, je voulais que tu me haïsses au moins, puisque tu ne pouvais pas m’aimer ! J’ai voulu te délivrer de moi pour de bon… J’ai voulu te voir, de loin, heureux avec d’autres femmes… devenir ce que tu souhaitais d’être, plus célèbre, plus jeune, libre enfin, même de mon souvenir… grâce à cinq petites minutes de mensonge, grâce à la poignée de sable que je t’avais jetée dans les yeux… Hélas ! moi qui ai tant mendié en vain de toi un peu de ce mensonge, le mensonge divin de l’amour, si nécessaire, qui fait que je me teignais les cheveux depuis déjà plus de cinq ans pour que tu ne les visses pas blanchir… Ce que je voulais ? Il le demande ? L’oubli pour toi, la paix pour moi !… Et maintenant tout est fini, raté… Malheureux ! pourquoi as-tu passé cette porte ?

ANDRÉ.

Tu as fait cela, toi, toi ! Depuis quelque temps, le soupçon m’en était bien venu, à vrai dire, mais… mais je croyais trop à l’égoïsme des femmes, parbleu !

GENEVIÈVE.

Et maintenant que tu sais tout, va-t’en… aie ce courage… Je suis sans force, moi, j’ai tout usé… à toi de savoir te conduire… Tu es bien convaincu que nous ne pouvons plus être heureux ensemble… Va-t’en…

ANDRÉ.

M’en aller ! Comment le pourrais-je ?… Voyons !… Mets-toi à ma place… C’est à genoux que je veux vivre auprès de toi maintenant… Ah ! quelle déclaration d’amour vaudrait les paroles que je viens d’entendre sortir de ton cœur ! Tu as dit les mots qu’on n’entend

jamais qu’à la prière du soir…
GENEVIÈVE.

Mon Dieu, faites que celui que j’aime ne revienne jamais… Comme il était proche !

ANDRÉ.

Proche, tout proche de toi, et changé, tu verras, métamorphosé. Un homme pour lequel une femme a fait ce que tu as eu le courage de faire ne peut plus être le même… C’est évident… ne proteste pas… c’est l’évidence même…

GENEVIÈVE.

Ah ! ne t’illusionne pas, André ! Il y avait de l’égoïsme… J’étais si lasse !… J’allais vers l’ombre de la vieillesse, toute seule… c’était bon, c’était reposant…

ANDRÉ.

Mais, moi aussi je veux vieillir, je m’engage à vieillir…

GENEVIÈVE.

La liberté ne lâche pas ainsi ceux qu’elle a tenus toute leur vie !… Tu sais bien que tu ne peux pas m’aimer mon pauvre garçon !

ANDRÉ.

J’ai quarante ans ! Je ne les avouais pas… Ç’a été la cause de tout ! Et j’en aurai si vite cinquante !

GENEVIÈVE.

De quoi souffrir une éternité.

ANDRÉ.

Nous verrons bien ! Et d’abord tout de suite je vais te donner la preuve de ce que j’avance… Je romprai dès demain matin, avec cette petite Dartier, nettement, sans tergiverser… Certes, elle va beaucoup souffrir, cette enfant… Tu ne te doutes pas à quel point elle s’était attachée à moi… Eh bien ! même si ce doit être un coup terrible pour elle, j’aurai ce courage…

GENEVIÈVE, souriant tristement.

C’est épouvantable !

ANDRÉ.

Et ce n’est qu’un commencement ! Le reste me regarde…

Je te dis que tu ne me connais pas !…
GENEVIÈVE.

Pas encore, seigneur ! Tu m’effrayes !

ANDRÉ.

Mais c’est égal, maintenant que j’y pense, Geneviève, — je ne le dis pas pour m’excuser, — avoue que tu as rudement bien menti, sapristi ! Tu aurais eu du génie comme actrice, sais-tu bien ? Il n’y avait qu’une femme pour mentir ainsi ! Tu étais servie par l’espèce…

GENEVIÈVE.

Ah ! tu n’as pas compris !…

ANDRÉ, l’interrompant et lui prenant la tête.

Si, si, et ne crains pas, pauvre cher front, que je veuille diminuer le mérite que tu as eu… Sois tranquille, ton beau mensonge ne sera pas oublié… Il restera entre nous, mais plus que comme un vieux souvenir, une relique. Nous lui ferons des visites… On lui élèvera un mausolée… Et ce sera à la façon de ces orgueilleux propriétaires qui, ayant fait bâtir une villa de plaisance au bord d’une grève d’élection, inscrivent au fronton : « La belle Idée ! »

GENEVIÈVE.

Nous faisons une folie ! Ah ! tout cet effort perdu !… Alors, de tout cela, que reste-t-il ?

ANDRÉ.

Nous, notre pauvre nous.

GENEVIÈVE.

Comme avant ?

ANDRÉ.

Comme avant ! Il faut en prendre ton parti, que veux-tu ? Je suis ta chère bonne catastrophe.

GENEVIÈVE.

Tu me trahiras encore ! Ah ! la vie qui reprend !

ANDRÉ.

Ce n’est pas trop tôt !… Tu ne te doutes pas, en plus de tout, de ce qu’est devenu la maison, l’appartement,

depuis que tu es partie !
GENEVIÈVE.

Il était temps que je revienne enlever la poussière et remettre un peu d’ordre dans tes papiers, mon pauvre mari !

ANDRÉ.

Ah ! petit bout de femme, tu ne saurais croire comme je me sens devant toi honteux, soulagé et ravi… Ma seule, ma vieille et jeune amie… je te retrouve donc !…

GENEVIÈVE.

Tout recommence ! Tant d’années !

ANDRÉ.

Ce n’est pas sûr ! Attends, tu verras… Je ferai mon possible. Je le jure. Je le jure. Crois-moi.

GENEVIÈVE.

Eh bien, reprends-moi donc !… toi, ta cruauté et ton mauvais amour !… Je ne lutte plus… Fais de moi ce que tu voudras… Je te donne le reste de ma vie… Épargne-moi le plus que tu pourras, c’est tout ce que je te demande !…

(Il l’étreint longuement.)
GENEVIÈVE.

Prends garde, quelqu’un !… Félix, peut-être, qui revient…

ANDRÉ.

Non, impossible ! (Il écoute.). Ce sont les acteurs qui rentrent se coucher.

GENEVIÈVE, hochant la tête.

Félix ! celui-là ne nous pardonnera jamais… J’ai été infâme avec lui… Nous perdons notre meilleur ami.

ANDRÉ.

Bah ! pour un temps, un an peut-être tout au plus… Il faudra bien, lui aussi, qu’il reprenne le licou de l’amitié… Je le défie de faire autrement… (À Geneviève.) Pousse-toi dans l’ombre à droite, que les cabots ne nous voient pas, en montant l’escalier… (Ils s’effacent dans l’encoignure à droite.) Chut !

(Les acteurs ne traversent pas la salle ; ils sont passés par le hall, mais on les voit, au fond, monter l’escalier ; on les entend causer haut. Un premier groupe passe composé de deux hommes et de Bouyou.)
UN ACTEUR, bâillant et tenant la rampe de l’escalier.

Allons, ma vieille, on va se pieuter… Tu n’en as pas soupé de Monte-Carlo ?

UN AUTRE.

Il y a de si jolis fonds de décor !… On dirait un quatrième acte…

BOUYOU, avec un accent de dégoût indicible.

Oh ! moi, j’ai horreur de la nature !

L’ACTEUR.

Tu as ton lacet qui passe par ta jaquette, je t’avertis…

BOUYOU.

Tu penses ce que ça m’est égal !

L’ACTEUR.

Et à moi donc !

(Leurs voix s’éteignent. — Un second groupe passe, deux hommes ; l’un des deux est Voiron, l’autre Gillet. Ils paraissent vivement occupés par une discussion. On entend Voiron qui gesticule.)
VOIRON.

Mais non, mon cher, mais non. Tu n’y es pas du tout… La vie, qu’est-ce que c’est ? La réalité, est-ce que ça existe ?… Elle n’existe qu’en tant que nous la traduisons… C’est de la philosophie, ça !

GILLET.

Permets, permets…

VOIRON.

Tu bafouilles, mon vieux. La réalité, c’est celle que je présente au public, que je crée… nom de Dieu ! Un point, c’est tout… La réalité, tiens, je la fous dans un chapeau, je tourne, une, deux… rien dans les mains, rien dans les poches… et…

(Puis, c’est tout. Silence. Les acteurs sont montés se coucher.)
ANDRÉ, (avec un geste vers eux.)

Nous suivons ?

GENEVIÈVE.

Oui.


RIDEAU