Albin Michel (p. 173-180).

XIV

Il y a du nouveau, et pas ordinaire. Écoutez cela : ce matin elle m’a regardé tendrement, oui mon cher, tendrement, c’est le mot.

Nous suivions ce terre-plein noirci par les averses et bordé de quatre rangs de platanes, que vous nommez les allées Henri-Seguin et dont, en passant, vous n’êtes pas assez fiers.

Nous nous taisions. De loin en loin, au bas du parapet, dans la rue pavée qui vient de la campagne, nous apercevions un char à bancs. Il allait au grand trot avec un bruit de tambour et de de grelots. D’où nous étions, on voyait seulement passer la tête du cheval, le fouet, puis la maraîchère, un fichu rouge noué sous le menton, assise au milieu de ses laitues et de ses choux.

Il faisait un vrai temps d’amoureux, tiède avec de petits souffles, et, entre les arbres, des bourdonnements de sous-bois. Mon amie trottinait, une ombrelle sous le bras, les mains dans un manchon. J’allais à côté d’elle en sifflotant. Puis je me mis à raconter quelque chose. Soudain, au moment où nous dépassions cet hôtel ancien dont les volets sont toujours clos, elle a mis sa main sur mon bras. Je m’arrêtai. C’est alors qu’elle m’a regardé d’une façon… je parle sans fatuité, mais ce regard n’était pas un regard ordinaire.

Je fus interloqué. Elle reprit sa marche, après trois pas elle dit :

— Continuez, mon ami.

— Quoi, s’il vous plaît ?

— Votre histoire. Je racontais donc une histoire ? Du diable si j’en pouvais retrouver le fil. Je ne suis ni un sot, ni une bête, mais ce regard… Je pensais néanmoins qu’il fallait relever la conversation. De but en blanc, je me mis à parler de mon amour. Je m’attendais à l’éclat de rire. Pas du tout !

Elle allait, tout contre moi, le col penché, du bout de son ombrelle, à chaque pas, elle traçait de petits arcs dans le gravier de la place. D’abord ce silence et ce sérieux me raffermirent. Puis cela m’intimida ; je me mis à balbutier, et, finalement, je restai court :

— Savez-vous qui j’ai vu, hier au soir et ce matin, me demanda-t-elle alors, du ton le plus naturel.

— Ma foi…

— Mon mari…

Je bondis :

— Alors, m’écriai-je, il va falloir encore filer.

— Avez-vous peur ? Peur ? Je me mis à rire, monsieur. Peur, moi ! Je me redressai, l’air costaud en balançant mes poings ainsi que des pains de ménage. En même temps, je regardais au loin, donnant à ma figure une expression de froide intrépidité, quelque chose comme la physionomie d’un capitaine de vaisseau qui, du haut de sa dunette, scrute un horizon menaçant. Je devais être grotesque. Mais les femmes, heureusement, ne voient point ces choses avec nos yeux :

— C’est bien, dit-elle, d’un ton où il y avait de la surprise, et, j’en pourrais jurer, une nuance de respect. Je n’ai pas seulement vu mon mari, ajouta-t-elle, je lui ai parlé. Il est venu pour vous tuer.

— Non ?

— Si !

Me tuer ! Je n’ai jamais eu peur d’un homme, monsieur, et, si quelqu’un devait m’effrayer, ce ne serait pas cette mauviette de mari-là. Me tuer ! Voilà qui, d’un coup, me remplit d’une espèce d’enthousiasme chorégraphique. Je valsais, positivement, sous les regards de la place Henri-Seguin, dont je devinais les cent paires d’yeux braquées derrière les auvents stupéfaits.

— Mais tenez-vous donc tranquille, dit-elle.

— Impossible, criai-je, je suis trop heureux. Ah ! nom d’un chien ! ce n’est pas trop tôt. Je ne suis pas fâché, belle dame, de vous montrer que ce n’est pas la crainte qui me fait courir dans l’existence, entre deux valises avec un plaid sur les épaules. Qu’il vienne, il peut venir. Nous allons passer un moment agréable.

Et je boxais le vide, et je refoulais l’air printanier d’un coup de chausson, tandis qu’un vieux civil à barbiche ôtait sa pipe de sa bouche pour mieux observer cette monstrueuse gambade. Ma compagne riant à pleine gorge m’arrêta en disant :

— Il ne viendra pas. Il est reparti.

— Reparti ? — Ce matin même, par le train de sept heures trente, qui prend en première classe les voyageurs à destination de Paris. Je l’ai reconduit moi-même à la gare.

Puis, de sa même voix d’enfant rouée et tranquille, elle ajouta :

— Je lui ai dit que vous êtes mon amant.

Je demeurai sans souffle. J’en retrouvai pourtant assez pour répondre.

— Et c’est ce qui l’a décidé à partir ?

— N’en croyez rien. Lorsqu’il entendit ces paroles, il s’est dressé comme un furieux : « Je vais le saigner, votre goret ! » — ce sont ses propres mots — et il courut à la porte. Alors je l’ai saisi par le bras et, lui riant au nez : « Vous mériteriez que cela fût, lui dis-je. Cela n’est pas. Votre ami, que vous injuriez, est un galant homme, un garçon scrupuleux et désintéressé. »

Monsieur, j’ai voulu l’interrompre. Elle me fit signe d’écouter : — Je le lui ai dit, reprit-elle, parce que, au fond, c’est la vérité.

— Non, dis-je.

— Non ?

— Non. Vous savez bien que je vous aime, et qu’il ne tiendrait qu’à vous…

— Je le sais. Et après ? Cela vous fâche donc tant que l’on vous prenne pour un ami délicat ?

— Ce qui ne me plaît guère, c’est qu’un faiseur d’embarras se moque de moi devant vous. Que je ne sois, au bout du compte qu’un gros sac à soupirs, dont vous dénouez la ficelle de temps en temps, pour vous distraire, c’est assez triste ; mais qu’il vienne tout exprès de Paris pour partager votre gaieté, non, non ! La fatuité de ce personnage…

— Eh, dit-elle, laissez là sa fatuité et la vôtre. Je vais tout vous raconter…

Vous me suivez bien, monsieur ? Avant de continuer, je vais vous demander de sortir avec moi. Je me sens nerveux, agité… Marchons un peu s’il vous plaît. Vous voulez bien ? Merci.

Donc elle me raconta la scène et voici ses propres paroles. Tenez-vous bien.