Albin Michel (p. 163-172).

XIII

M. Canabol s’est assis près de moi. Plus encore qu’au premier jour, j’admirai le majestueux équilibre de ses formes. Il est puissant et velu, avec un ventre de potentat. Sa barbe, qui coule en volutes grises de ses joues, et ses cheveux qu’il porte assez longs le font ressembler au roi de trèfle, qu’on appelle Alexandre.

Aux lèvres d’un si majestueux particulier, les demi-londrès qu’il fume sans relâche font figure de cigares cossus. Les gestes de M. Canabol sont lents et dignes. Il marche lourdement appuyé sur sa canne, la tête haute ; et toute son âme s’exprime dans ses yeux pleins de jeunesse et de curiosité. Il sent sa province ; et voilà ce qui le rend si plaisant et si rare, en ce temps de téléphonie sans fil où la Muse du Département croit tenir salon au voisinage du Champ-de-Mars parce qu’à son thé l’on entend les voix de la Tour Eiffel.

Hélas ! on ne rencontre plus guère à présent, même au cœur des vieilles villes françaises, ces bourgeois cultivés et polis qui savent encore porter le faux-col évasé de la prud’homie et regarder en souriant couler le fleuve de la vie. Toute mon admiration pour M. Canabol vient de ce qu’il est un de ces hommes-là. Peut-être le dernier…

Avec une douce gravité, il me reprit sur ce que je venais de dire.

— Fou, le père Gras-d’Os ? Oui, et bien fou. Mais pourquoi dites-vous qu’on n’en peut douter ? — Ce délire… cette fanfaronnade de graisse…

— Il y a certes dans ce qu’il dit une sorte de verve morose et saturnienne qui peut, à la réflexion, effrayer. Mais sur le moment on ne le trouve ni bizarre ni insensé, seulement un peu lugubre. Il a, comme l’homme de Sénèque, l’air d’assister à ses propres funérailles : Videtur prosequi se et componere

Ainsi M. Canabol, le menton sur sa canne et sa canne entre ses grosses jambes écartées, mêlait à son fumet de terroir un parfum d’humanités. Puis, reprenant, il manifestait un sens aussi ferme que les ormes des allées Gourlet-Bécu :

— Qu’un citoyen bâti comme celui-ci (M. Canabol me montrait au loin le dos étique du soi-disant Boulus) que cet infortuné, ce chétif ait formé le vœu de nous égaler en grosseur, cela nous semble le signe de la folie. Il jalouse votre face illuminée et vous le trouvez absurde ! pourquoi ? Parce que vous êtes, malgré que vous en ayez, un poupard honteux !

Je protestai :

— Laissez donc, reprit M. Canabol ; rien n’est plus rare qu’une orgueilleuse corpulence. Nous, qui tenons tant de place sur terre, nous avons la manie de l’humilité… Bah ! ce n’est peut-être point si mauvais. Cela nous préserve du pire des ridicules, qui est la présomption amoureuse. Les Fatty ne sont point fats…

M. Canabol souriait à des souvenirs. Puis, croisant ses fortes jambes :

— Nos pareils, monsieur, savent qu’en amour il nous faut lutter pour vaincre. Quel prix cela ne donne-t-il pas à nos conquêtes ? Nos victoires n’en sont que plus solides…

— Plus solides !… À ce compte, m’écriai-je, les amants les plus disgraciés posséderaient les femmes les plus fidèles ?

— Vous ne croyez pas dire une si grande vérité. L’expérience montre que l’énorme majorité des cocus se recrute parmi les jolis garçons, les suffisants, les avantageux, les hommes à bonnes fortunes. C’est une loi. Elle est vieille comme l’amour. Essayez de tromper un mari contrefait…

— Celui que je désire tromper est des mieux faits, et pourtant… Voilà qui dément votre thèse.

— Voilà qui la confirmera, soyez-en certain. D’ailleurs l’amour n’est pas toute la vie…

À ce moment un couple parut au bout de l’allée. En mettant leurs âges bout à bout, ils pouvaient bien avoir trente-six ans. Le jeune homme portait un costume de cycliste serré par une martingale ; sa voisine était si jolie, si saine et si rose qu’elle semblait faite pour vivre seulement le matin. Et elle riait en se renversant, parce que son compagnon lui chatouillait le nez avec une feuille de platane. Ils nous aperçurent. Aussitôt leur jeu cessa. Ils se prirent bras dessus bras dessous pour passer devant notre banc, en marchant au pas, l’air prodigieusement sérieux ; mais on voyait très bien qu’ils se retenaient de pouffer, ce qui arriva trois pas plus loin juste comme le soleil traversant le feuillage les criblait de taches bleues et dorées.

— Non, reprit M. Canabol, qui caressait sa barbe grise, non, il n’y a pas que l’amour, il y a la jeunesse…

Et il ajouta, la voix changée :

— Lorsqu’on a passé l’âge où les fillettes pendues à votre bras rient des messieurs assis sur les bancs, il faut se résigner aux complaisances et aux mensonges de l’amour réchauffé. Cet amer propos me surprit. L’excellent homme posa sa main sur mon genou :

— Ça n’empêche pas les sentiments, dit-il. L’âge d’aimer n’existe pas. Ce qui existe et qui passe c’est l’âge d’être aimé. Tant pis pour l’homme rassis qui n’a fait, comme Ulysse, un beau voyage. Une fois le temps passé, adieu…

— Eh bien, dis-je, vous n’êtes guère encourageant.

— Mais si. Je vous dis qu’une fois la belle jeunesse partie nous nous valons tous. Toutes les femmes, aussi bien Hélène que Velleda, aiment Apollon et Adonis. Mais elles se résignent aussi bien à la tripaille de l’hilare Bacchus qu’à la carrure du massif Hercule ou au front sévère d’Esculape. Gras ou maigres, ventres ronds ou côtes en persiennes, fossettes ou salières, doubles mentons ou grosses pommes d’Adam, qu’est-ce que ça peut fiche ! Dès l’instant que la femme se donne avec sang-froid et cherche en nous autre chose qu’un jeune attrait, rien n’a d’importance. Il n’y a que les hommes pour se figurer que les femmes y regardent de si près. Comme dit un proverbe d’ici : « Un écuyer flétri fait un sommelier tout frais. » Voilà pourquoi vous trouverez un jour dans votre lit la femme que vous désirez.

Tandis que M. Canabol et moi devisions de la sorte, nous arrivâmes à la porte de l’hôtel. Je levai les yeux vers les fenêtres de mon amie. Les volets étaient clos. Elle dormait encore :

Chère gosse, murmurai-je.

M. Canabol sourit.

— Il serait sans exemple, reprit-il, qu’une femme à ce point aimée et libre d’elle-même ne cède quelque jour. Attendez son heure.

Je soupirai :

— Il le faut bien… mais je vous en veux, Monsieur Canabol : vous m’arrachez mes illusions. — Je les remplace par la certitude que vous serez heureux.

— Qu’elle vous entende, M. Canabol !

Au-dessus de nous, un volet claqua. Levant les yeux nous vîmes un bras de femme nu et blanc hors d’un peignoir de soie à verts ramages. Puis une tête ébouriffée, un sourire :

— C’est elle, soufflai-je.

M. Canabol ôta cérémonieusement son grand chapeau de philosophe. Et me tendant la main :

— Mes compliments, dit-il.

Cependant mon amie avait quitté la fenêtre. Midi approchait. Les gens de mer commençaient à s’attabler aux terrasses des cabarets. Il y avait dans l’air quelque chose d’aigre et d’amollissant. Nous ne trouvâmes, M. Canabol et moi, plus rien à nous dire. Il s’éloigna de son pas égal et lourd. Je vis son veston d’alpaga briller sur son large dos, ainsi qu’un bouclier noir sur l’arrière-train d’un éléphant de guerre. Il traversa la place, prit à gauche ; je vis son profil majestueux de son corps pénétrer entre l’église et le marché vieux. Et je rentrai à l’hôtel.