Albin Michel (p. 131-144).


X


Elle ne me trouve pas laid. Ma foi non. Pas beau non plus. Mais possible, et même appétissant. C’est, en amour, la condition de tous les hommes gras, sauf, naturellement, des bouffis à faces blêmes, qui, j’ose le dire, déshonorent le lard. Cependant, une figure vermeille avec des yeux à fleur de tête, ce qu’on appelle une bonne balle, offre aux dames une espèce d’attirance comestible. C’est, hélas ! notre seul avantage sur le danseur flexible, sur le poitrinaire fatal, et sur l’Argentin verdâtre.

Mince avantage, monsieur, j’en conviens. Pas plus tard qu’hier et bien par hasard, je surpris les confidences de deux jeunes filles. J’attendais mon amie dans le hall de l’hôtel ; un paravent me séparait du coin ombreux où elles vinrent se poser en babillant. Je ne vous dirai point que j’entendis des énormités ; on calomnie les jeunes filles. Elles parlaient du mariage et du mari qu’elles espèrent. Toutes deux exprimèrent, avant tout, l’avis que l’élu devait avoir des loisirs, des mains soignées et une auto. Mais, quant à décrire le fiancé du rêve, une seule en était capable. J’ai noté le signalement : cet oiseau rare doit être brun, avec de longs yeux noirs, un front fuyant, un teint mat, un nez busqué, une moustache taillée court sous le bec hardi, et des cheveux bouclés.

— « Grand ou moyen », a demandé l’autre jeune fille.

— « Plutôt grand, avec des jambes fines et musclées. »

Là-dessus elles sont tombées d’accord que l’époux idéal ne pouvait, par le temps qui court, ressembler à une autre sorte de gravure de mode, et ayant dit, elles se sont envolées vers le tennis.

Voilà pour les jeunes personnes. Je confesse que ces puérils aveux me laissèrent sans joie. Et, quant au goût, certes moins entier, des dames, il ne nous favorise pas davantage. Les plus indulgentes nous trouvent appétissants mais trop copieux. Combien de gens font l’éloge du pot-au-feu — si sain, si succulent, si digeste ! — et qui se nourrissent de gibier et de confiserie ? C’est qu’en toutes choses, de gourmandise et d’amour, on a fini par accréditer cette opinion que le plantureux est au contraire du raffiné. Erreur, monsieur. Vous en aurez la preuve.

Quoi qu’il en soit, il paraît certain que les femmes ne s’émeuvent point à la vue des larges visages. Elles n’en voient que les fossettes, la mollesse et l’air réjoui. Il leur semble impossible que les traits d’un gros homme puissent conserver quelque expression. C’est à croire que nous ne possédons ni front, ni nez, ni bouche, ni menton ; que sur nos faces l’accord gracieux ou sévère des lignes et des volumes n’utilise point les rondeurs à l’égal des angles. Bref, les femmes nous aiment — si cela nous arrive — sans nous regarder. C’est peut-être parce qu’elles ne parviennent pas à nous identifier aux personnages de romans, de pièces et d’opéras, dont leurs chères petites mémoires sont tout illustrées.

Elles se trompent, et vous, qui sans doute, partagez leur opinion, vous vous trompez aussi. Il y a de beaux gras et des gras nobles et des gras tragiques ; il y eut, au cours des âges, un grand nombre d’obèses fameux par leur ascendant amoureux. Les plus grands artistes n’ont pas dédaigné de prendre pour modèles d’illustres patapoufs. L’histoire compte des joufflus majestueux, des joufflus altiers, des joufflus poignants, et même des joufflus terribles. Ces gros-là, monsieur, les femmes n’en faisaient point fi. Montrer à celle qu’on aime que l’on peut plaire sans porter un maigre visage m’a semblé de bonne guerre,

À ce propos voici l’histoire que je vous ai promise hier. C’est l’histoire d’une idée qui me vint à Rome, où les hasards de notre vie errante nous avaient conduits. Nous y séjournâmes quelques jours, le mari ayant momentanément perdu notre trace.

Mon idée (dont vous allez rire) était née d’un souvenir scolaire. Mauvaise idée assurément, mauvaise et ridicule, comme tout ce qui essaie de prolonger dans la vie les affres du bachot. Écoutez-moi ça.

Un après-midi, je flânais dans les ruelles, aux environs de la piazza Navona, sans penser à rien qu’à me garder des fiacres. Tâche ardue dans ces ruelles sans trottoir, où, s’il veut aller les mains dans les poches, un citoyen bâti comme votre serviteur blanchit contre les murs ses deux coudes à la fois. Bref, un encombrement me poussa sous la voûte d’un palais devenu boutique d’antiquaire, et là je m’absorbais devant un bric-à-brac que dominait un buste en marbre de Néron. Je le regardais distraitement, les mains croisées sur mon ventre, les trois mentons rentrés dans mon faux-col, lorsqu’il me vint en tête que les empereurs romains étaient généralement de gros hommes.

Cette remarque, vous l’avez dû faire, et il m’était arrivé, comme à chacun, de la faire quelquefois. Elle n’offrait rien de bien piquant ni de bien original. Eh bien, monsieur, elle me bouleversa ; elle m’illumina comme la joie d’une découverte ; car elle provoquait dans mon esprit le réveil d’une ingéniosité dont vous allez me donner des nouvelles.

J’allais, par un tour adroit, suggérer à la femme élue qu’un profil césarien s’accommode fort bien d’une bulbeuse paire de joues et d’un cou de déménageur. Ne raillez pas, monsieur. Même à présent, je ne trouve pas la chose si déraisonnable. Quand on tient l’arc de Cupidon il faut faire flèche de tout bois, surtout lorsque le bois n’abonde point. Voyez-vous, je comprendrais le bossu amoureux qui ferait lire à sa maîtresse la vie érotique et glorieuse du maréchal de Saxe…

Je pris donc le parti que vous savez.

D’abord, je consacrai plusieurs jours à un savant travail de préparation. J’achetais Suétone, que je lisais le soir dans mon lit. J’y faisais des allusions fréquentes, et tellement voilées, tellement vaporeuses qu’à me voir ainsi tourner autour d’un invisible pot, ma compagne ressentait une espèce de vertige. Ce furent ensuite des visites au Forum, ascensions réitérées du mont Palatin, stations prolongées sur les tièdes gradins du Colisée ; puis un soir, au crépuscule, je la conduisis sur ce point fameux, marqué d’un bosquet de chêne vert, d’où, selon l’histoire, Caligula, dans sa folie, fit jeter un pont par-dessus le Forum, pour plus aisément au Capitole converser avec Jupiter.

J’avais choisi mon heure. Des rayons orangés et des ombres violettes coupaient de biais les arcades, les escaliers et les fûts des colonnes. Je me sentais comme gonflé de gaz poétique, et, dans le silence tout plein des miasmes du passé, je prononçai, au-dessus de la Ville Éternelle, une harangue du plus pur style troubadour.

Ce n’est jamais en vain que l’on fait ronfler des phrases aux oreilles d’une femme. Elle me regardait, la chère petite, avec cette surprise humiliante et flatteuse, tout à la fois, qui signifie clairement : « Je vous croyais plus bête, mon ami. »

Elle me serra le bras, mais n’ajouta rien. En silence nous prîmes le chemin de l’hôtel, où nous nous habillâmes pour dîner. À table, je ramenais astucieusement la conversation sur les plaisirs de Rome. D’un ton modeste et toujours inspiré, je débobinais une conférence sur les jeux du cirque, les raffinements des mœurs antiques, la grandeur des civilisations disparues, la noblesse de l’histoire romaine, pour enfin arriver à la fascination qu’exerçaient sur les belles matrones et les jeunes vestales la pourpre et le laurier des empereurs.

Comme vous, monsieur, elle me regardait, les sourcils levés, se demandant où j’en voulais venir. Elle m’écoutait sans méfiance, un peu lasse, son bras rond posé sur la nappe.

Qu’elle était belle ! Les dîneurs, qui nous croyaient mariés, la contemplaient sentimentalement, avec une convoitise mêlée d’une grossière assurance, ainsi qu’on regarde l’épouse d’un infirme. Un orchestre se mit à moudre des danses. Les fiasques de spumante penchaient la tête hors des seaux à glace. Des couples tournèrent. Un moment après, je la conduisis toute rêveuse à la porte de sa chambre et je m’endormis tournant mes pouces ainsi qu’une allègre girouette, sur l’heureuse coupole de mon ventre.

Au matin du lendemain, je dis, d’un air détaché :

— Si nous allions visiter le musée du Capitole ?

Elle répondit :

— Comme il vous plaira, mon cher.

En descendant du fiacre, j’étais ému, ma foi oui. Le propre d’une grande passion c’est de donner de l’importance aux espoirs les plus puérils ; la vie d’un homme vraiment passionné est pleine de superstitions.

Nous voilà dans l’escalier. Nous traversons des salles bondées d’illustres souvenirs. Ma chance veut qu’elle s’intéresse à tout. Mais je m’impatiente. Enfin nous approchons. Mon cœur bat… Nous franchissons la porte illustre de la salle V. Les empereurs romains sont là, sur leurs socles alignés, regardant le vide de leurs yeux grands ouverts. Quelle émotion ! Je parle de moi, car ma compagne, déjà lasse, n’accorde à ce concile qu’un coup d’œil distrait.

À nous Suétone ! Devant chaque buste, je parle. Chacune de mes petites conférences respire l’enthousiasme.

— Voici, dis-je, en montrant la lourde face de Néron, celui que les Syriennes, les plus belles femmes de l’antiquité, aimaient à la folie. Elles venaient mendier ses baisers sous les baldaquins des tentes qu’il faisait dresser aux portes d’Ostie ; elles versaient des urnes d’eau de rose sur son corps et les matrones pleuraient d’amour et de jalousie, le jour où il viola Rubria, la vestale…

Nous fîmes un pas :

— Celui-là, qui est en basalte, c’est Caligula, dont la mine paterne ne vous doit point abuser. C’était un tyran féroce, grand coupeur de langues, brûleur de poètes et sans pareil égorgeur d’épouses…

Je vous fais grâce, monsieur, des belles choses que je récitai devant les mentons triplement marmoréens de Domitien, de Germanicus, de Galba, de Gordien l’Africain, de Tibère, de Marc-Aurèle et d’Adrien. Mais l’énorme Vitellius m’inspira des paroles fraternelles. Je racontai comment il fut proclamé imperator par les soldats et comment, en dépit de son poids, ils le portèrent en triomphe à travers le camp. Et je racontai son supplice, le long de la voie sacrée, et la fureur de tous les maigres citoyens romains s’acharnant après son ventre magnifique, le lardant de coups de poignards, avant de le traîner des Gémonies dans le Tibre.

Je parlai d’abondance. Je faisais briller mon érudition toute neuve. Avec l’astuce que vous devinez, je glissais mille allusions à la corpulence de ces morts fameux et jadis redoutés. Rien n’y faisait. Mon amie demeurait pensive, absente. Je m’arrangeais pour que mon profil se détachât contre la figure vue à contre-jour de ce Vitellius, celui des Césars auquel je ressemble le plus.

Elle en fut frappée.

— « C’est curieux, dit-elle, vous avez quelque chose de celui-ci » et elle ajouta : « En plus mou. » Là-dessus, elle sortit une main gantée de son manchon pour se couvrir la bouche, car elle bâillait.

J’étais consterné. Ne vous moquez pas de moi. Est-il un amant qui n’essaya point de ces petites ruses ? La chère petite ne se douta pas un instant de l’espoir qui m’avait conduit en ce vénérable palais ; aussi bien ma confusion lui échappa. Comme nous allions quitter la salle, je me plantai sur le seuil, et, le sourcil froncé, l’air plein de rancune, je promenai sur les bustes de marbre un regard qu’elle surprit. Et, croyant que dans un accès de cette générosité que l’on prête aux ventrus, je réprouvais la barbarie des imperators :

— Ces Romains, dit-elle, ne devaient pas en faire autant qu’on en raconte. C’étaient de bons gros… comme vous.

Et elle prit mon bras en riant. Je pense qu’elle eût, tout aussi bien, pris le bras de Jules César. Ce n’est pas une de ces femmes que l’on peut éblouir.

Voilà tout pour ce soir, allons nous coucher.