Albin Michel (p. 123-130).


IX


Ce qui est bon, le matin, dans une petite ville française, ce n’est pas, comme le prétendent les imbéciles et les guides cartonnés, d’aller visiter « les environs pittoresques… le château admirablement situé et l’église remarquable bâtie dans la seconde moitié du xiiie, avec une façade du xviie ». Le plaisir, c’est de respirer à l’aube l’air d’une ville qui a bien dormi, et de se promener sans but, entre deux murailles, dans les rues où il n’y a jamais personne, tant les passants y sont furtifs et les portes bien fermées. C’est aussi, je pense, d’aller dans le jardin public, où déjà courent quelques enfants, de s’appuyer aux claires-voies et, de là, regarder les servantes debout sur l’appui des fenêtres et frottant les carreaux.

Je l’ai fait ce matin, et cela m’a valu une aventure. Je venais de dépasser la grosse horloge, et je tournais à l’angle du square Saint-Éloi lorsque, sur le banc qui se trouve là, dans le retrait de la pelouse, j’aperçus un gentleman du plus ample calibre. Je le regardai, il me regarda, et nos regards semblaient dire en se croisant : « Quel est cet homme abondant et sympathique que je ne connais point. »

Nous nous sommes salués. C’était, ce matin, un matin suave et léger d’avril et il y avait dans l’air ces souffles tièdes qui poussent les gens vers leurs frères inconnus.

Nous avons tout d’abord échangé quelques pronostics météorologiques, qui se trouvèrent également favorables. À la suite de quoi, il m’invitait à prendre place à côté de lui, sur le banc du square Saint-Éloi. J’avais un ami de plus.

Il s’appelle M. Canabol et c’est, je crois, le plus fameux gastronome de tout le département. Il est décoré, je ne sais pourquoi, mais il le mérite bien. Quel brave homme, et tellement patriarcal ! Tandis que nous devisions, je voyais sa barbe noire se rebrousser aux revers de la jaquette, et son ruban rouge flambait entre les poils, comme une étincelle.

Nous pesons tout juste le même poids ; et cela, au-dessus de cent kilos, crée aux hommes des raisons de se comprendre, de s’aimer et de s’unir que les libellules et les colibris ne soupçonnent guère.

Bien qu’entre toutes qualités je prise surtout la discrétion, je n’ai pu me retenir de confier à M. Canabol le secret de mon cœur. Il m’a écouté gravement, hochant la tête et étirant parfois, d’un geste familier, son gilet sur la ferme mappemonde de sa panse. Quand j’eus fini, il me tendit la main :

— Voilà qui est selon les règles, dit-il. Vous aimez une femme tellement semblable à la mienne, qu’à vous entendre j’ai goûté les plaisirs que réserve aux voyageurs une exacte et magistrale description des lieux qu’ils connaissent… La femme que vous aimez est le portrait de mon épouse, laquelle, monsieur, soit dit en passant, m’enverrait chercher de la pierre à couteau dans une bouteille et du vitriol dans un cornet de papier mou.

Tandis qu’il me parlait ainsi, je considérais M. Canabol. Il souriait à de chères images, tout en roulant une cigarette. Il reprit :

— Il est surprenant que vous ne l’ayez pas aimée plus tôt. Elles sont créées à notre usage, ces gamines moqueuses et volontaires.

« Ayez bon espoir, a-t-il ajouté. Si vous en croyez mon expérience, elle vous aime. Un beau soir, à l’heure où vous vous y attendrez le moins, elle fera sur votre capitonnage naturel une chute pleine de grâce et de douceur. C’est écrit. Elle obéit, en vous traitant comme elle le fait, à ces forces mystérieuses qui nous donnent pour cornacs des femmes que nous pourrions cacher dans les manches de nos vestons ! Pour l’instant, elle croit jouer avec vous, vous la faites rire. Mais votre cou de taureau la rassure. Le jour est proche où elle y nouera ses deux bras. Vous pouvez m’en croire, car je parle de ce que je sais… »

Tels furent les propos de M. Canabol. Nous en avons ensuite tenus bien d’autres, et non point salés, comme cela n’eût pas manqué d’arriver entre deux personnages d’un modèle plus réduit. Il est remarquable, en passant, que les gros, volontiers rabelaisiens et, comme il sied, gras en leurs devis, n’ont pas plus de goût pour les histoires lestes que pour les spectacles des voluptés d’autrui. Les voyeurs et les bavards libidineux n’ont jamais plus de quatre-vingts de tour de poitrine. C’est constaté.

M. Canabol m’a semblé connaître de merveilleuse façon le régime amoureux des arrondis et des convexes. Il paraît donc qu’ils n’éprouvent de grand amour que pour les femmes fluettes, délicates et un peu rosses. C’est la nature qui veut ça. Ainsi le gros poisson ne se prend qu’à la mouche artificielle. C’est une loi éternelle qui porte les masses de chair aux pieds des maigrichonnes. « Telles étaient, dit-il, Pétronia et Galeria, femmes de l’énorme Vitellius » ; à ce sujet, j’aurai, demain, l’occasion de vous raconter une histoire. En attendant, je pense comme M. Canabol, qu’Omphale était noiraude comme une olive de Lydie, sèche comme une branche de myrte et plus amère que le brouet de Lacédémone.

Les poids lourds trouvent leur grand bonheur à n’être qu’une plume au souffle d’une femmelette ! tandis que les avortons, levant leur nez vers les géants des foires, rêvent de faire l’amour sur un escabeau. Il paraît que cela vaut mieux ainsi et que, s’il en était autrement, il n’y aurait plus sur terre que des citrouilles et des manches à balai.