Le Marquis ridicule ou la Comtesse faite à la hâte/Acte V


ACTE V


Scène I

DOM SANCHE, MERLIN.
D. Sanche.

Tout est perdu pour moi, puisque Blanche est perdue.
Ne m’en parle donc plus, ma mort est résolue.

Merlin.

Quand vous parlez de mort, parlez-vous tout de bon ?
Si j’étois, comme vous, beau comme Cupidon ;
Si j’avois, comme vous, un satyre pour frére ;
Si j’avois, comme vous, des qualités à plaire ;
Si Blanche, comme à vous, me faisoit les doux yeux ;
Si l’amour, comme vous, me rendoit furieux,
Je pousserois ma pointe, il n’est frére qui tienne,
Tant que je verrois Blanche en espoir d’être mienne :
Et lorsque je verrois la belle en d’autre bras,
J’en serois bien fâché ; mais je n’en mourrois pas.

D. Sanche.

Je suis ce que tu dis, mon frére est méprisable ;
Mais mon frére est heureux et je suis misérable ;
Et pour faire fortune en l’empire amoureux,
Il faut être à la fois aimable et bien heureux.
Blanche m’a foudroyé des traits de sa colére ;
Blanche sera bientôt dans les bras de mon frére.
Quand d’un bien d’où dépend notre félicité,
Par haine ou par mépris l’espoir nous est ôté,
Les timides conseils ne sont plus bons à suivre.
Qui n’a pu plaire à Blanche, est indigne de vivre.

Contentons sa rigueur et délivrons ses yeux
D’un esclave inutile aussi-bien qu’odieux.

Merlin.

Mais, monsieur, sauf l’honneur de votre noble envie,
Savez-vous ce que c’est que de perdre la vie ?
Il n’est rien tel que vivre.

D. Sanche.

Il n’est rien tel que vivre.Il n’est rien tel pour toi.
Mais la vie est à charge aux amans comme moi,
Que l’amour n’a flatté d’une vaine espérance,
N’a trompé par l’éclat d’une belle apparence,
Qu’afin que le penser d’avoir pu vivre heureux,
Accrût le désespoir de son cœur amoureux.

Dom Blaize paroît au bout du théâtre.

Mais ce frére odieux à mon repos funeste,
Ne vient-il pas m’ôter le seul bien qui me reste ?
Ne vient-il pas encor mon trépas empêcher,
Après m’avoir ravi ce qui me fut plus cher ?
Hélas, si je lui dis que Blanche est vertueuse,
N’est-ce pas augmenter son ardeur amoureuse ?
Si je lui dis que Blanche ne l’est pas,
N’est-ce pas offenser un ange plein d’appas ?
Et ne sera-ce point par une action lâche,
À l’honnêteté même avoir fait une tache ?
Ha ! n’offensons jamais cette divinité,
Et jusqu’au dernier jour disons la vérité.



Scène II

D. BLAIZE, D. SANCHE, ORDUGNO, MERLIN.
D. Blaize.

Que disiez-vous tout seul, mon frére ?

D. Sanche.

Que disiez-vous tout seul, mon frére ?Que vous êtes
Le plus heureux du monde en tout ce que vous faites,
Et que le ciel vous donne une chère moitié,
Digne de votre choix et de votre amitié.

Mes plaintes, mes sermens, mes priéres, mes larmes
Contre elle n’ont été que d’inutiles armes,
N’ont fait que m’attirer les traits de son courroux,
Et je n’espére pas de l’appaiser sans vous.
Va-t-en, m’a-t-elle dit de colére embrasée,
Va-t-en chercher ailleurs une conquête aisée,
Va-t-en corrompre ailleurs les innocens esprits,
Et n’attend plus de moi que haine et que mépris.

D. Blaize.

Ne me trompez-vous point, mon dissimulé frére ?

D. Sanche.

Envoyez-la querir de la part de son pére,
Et vous tenez caché quand elle passera,
Vous verrez de quel air elle me parlera.

D. Blaize.

L’invention me plaît, ça, ça, que je me gîte.
Ordugno !

Ordugno.

Ordugno !Monseigneur ?

D. Blaize.

Ordugno ! Monseigneur ?Va la quérir ; va vîte.

Ordugno s’en va.

J’y vais.

D. Sanche.

J’y vais.Mortel eut-il jamais pire destin ?

D. Blaize.

À qui parlez-vous là ?

D. Sanche.

À qui parlez-vous là ?Je parlois à Merlin.

D. Blaize.

Mais s’il arrive aussi que la donzelle tarde,
Si Lizette hardie autant que babillarde,
De discours superflus me la va retenir,
Je pourrai m’ennuyer.

D. Sanche.

Je pourrai m’ennuyer.Je l’apperçois venir ;
Retire-toi, Merlin.



Scène III

BLANCHE, DOM SANCHE.
Blanche.

Retire-toi, Merlin.Ô Dieu ! je vois dom Sanche.

D. Sanche.

Je vous obéirai, trop inhumaine Blanche !
Vous n’aurez pas plutôt rendu mon frére heureux,
Que j’exécuterai votre arrêt rigoureux :
Oui, je contenterai votre cruelle envie,
J’irai loin de vos yeux, les astres de ma vie,
Mes véritables dieux, mais des dieux ennemis,
Qui me vont tout ôter et m’avoient tout promis.

D. Blaize, caché.

Il la presse un peu trop le fripon, et je gage
Qu’après un autre assaut, la dame n’est plus sage.

Blanche.

Dom Sanche ! ô ma vertu que vais-je dire ici ?
Qui vous oblige donc à nous quitter ainsi ?

D. Sanche.

Qui le sait mieux que vous, trop cruelle personne ?
Qui le peut mieux savoir que celle qui l’ordonne ?

Blanche.

Celle dont la rigueur vous afflige si fort,
N’a guére moins que vous à se plaindre du sort.
Elle n’empêche point que dom Sanche n’espére :
Elle le saura bien distinguer de son frére,
Quand par un juste choix, d’où dépend son bonheur,
Sa bouche publiera ce que cache son cœur,
Elle veut bien encor qu’il sache qu’une absence
Peut nuire à ses desseins beaucoup plus qu’il ne pense.
Nous nous verrons, dom Sanche.

D. Sanche.

Nous nous verrons, dom Sanche.Ô dieu ! tout est perdu.
Blanche m’aime, et dom Blaize aura tout entendu.

D. Blaize, sortant de sa cachette.

Ha, ha, petit cadet, vous l’avez débauchée
Cette jeune beauté de vertu non tachée,
Ce riche don du ciel, cette chére moitié,
Et digne de mon choix et de mon amitié ;
Contre qui vos sermens, vos priéres, vos larmes,
N’ont été, dites-vous, que d’inutiles armes ;
Qui vous a fait sentir les traits de son courroux ;
Que vous n’espérez pas de r’appaiser sans nous.
Vous courez donc ainsi sur le marché d’un frére ?

D. Sanche.

Et ne m’avez-vous pas commandé de le faire ?
De lui porter dans l’ame un sentiment d’amour ?

D. Blaize.

Et c’est dont je me plains, godelureau de cour !
Je vous avois bien dit de lui parler de flame,
Afin de découvrir ce qu’elle avait dans l’ame ;
Mais de la coquetter, comme vous l’avez fait,
Ha ! c’est une action d’infidéle cadet.
Ma foi, de la façon qu’il me l’a muguettée,
De la place où j’étois, j’avois l’ame tentée.
Le fripon lui tiroit ses coups à bout portant.
La plus laide guenon qui m’en diroit autant,
Triompheroit bientôt de notre continence.
Ordugno !

Ordugno.

Ordugno !Monseigneur ?

D. Blaize.

Ordugno ! Monseigneur ?Va-t-en en diligence
Arrêter des chevaux et les tiens prêts sans bruit,
Je ne veux pas coucher à Madrid cette nuit :
Tâche de me trouver aussi ce vieil dom Cosme,
L’homme le plus fâcheux qui soit dans le royaume,
Je lui rends sa parole, et je reprends aussi
La mienne ; et cela fait, éloignons-nous d’ici.

D. Sanche.

Je suis bien malheureux d’avoir fait pour vous plaire,
Ce qu’un autre que vous ne m’eût jamais fait faire :
Et d’avoir réussi dans mon dessein si mal,
Que vous me soupçonnez d’être votre Rival.

D. Blaize.

Si vous me dites vrai, la chose est pardonnable ;
Mais vous l’avez rendue un peu trop vraisemblable ;
Car vous la cajoliez de si bonne façon,
Que la dame a d’abord mordu à l’hameçon :
Puisqu’elle est si facile en pareille matiére,
Et qu’elle est en un mot de coquette maniére,
Nous n’avons qu’à songer à des partis meilleurs,
Et dom Cosme n’aura qu’à se pourvoir ailleurs.
Je lui donne, s’il veut, signé devant notaire,
Que je lui remets Blanche en faveur de mon frére :
Car quant à l’épouser je n’ai pas le loisir.
Il s’en fâchera, mais tel est notre plaisir.
Tout le regret que j’ai n’est que de mes livrées ;
Un faquin de tailleur me les a chamarrées,
Comme si le galon ne m’avoit rien coûté :
Tu me l’as conseillé, confident éventé,
Et de charger mon train de laquais et de pages ;
Mais je m’en vengerai sur l’argent de tes gages.
Allons chercher dom Cosme, et cependant, cadet,
Puisque je le permets, poussez votre bidet.

à part.

J’ai d’étranges soupçons de ce cher petit frére.

Il sort.
D. Sanche.

Blanche approuve ma flamme, et veut bien que j’espére.
Quel plaisir est pareil à celui d’un amant
Qui reçoit de son Ange un tel consentement ?
Ô mon cœur ! modérez vos transports d’allégresse,
Réservez-les, mon cœur, aux yeux de ma déesse.
Mais je la vois venir avec tous ses appas.

Blanche paroît.

Vous voulez donc encor différer mon trépas ?
Et satisfaite enfin d’une injuste souffrance,
Vous me permettez donc d’avoir de l’espérance ?



Scène IV

BLANCHE, D. SANCHE, D. BLAIZE.
Blanche.

Oses-tu bien tenir de semblables discours
À qui te voudroit voir à la fin de tes jours ?
Oses-tu m’éprouver par de lâches atteintes,
Et me choisir encor pour l’objet de tes feintes ?
J’avois d’abord puni, comme tout autre eût fait,
D’une juste colére un amour indiscret ;
Mais depuis soupçonnant que tu feignois ta flame
Pour tenter ma vertu, pour éprouver mon ame :
Car qui jamais eût cru qu’un amour criminel,
Eût banni de ton cœur le respect fraternel ?
J’ai feint de compatir à ta peine insensée ;
J’ai feint que ton amour m’avoit l’âme blessée ;
Tes yeux m’ont vu rougir, et m’ont vu soupirer,
Et ma feinte bonté t’a permis d’espérer ;
Mais maintenant je sais que ton cœur est capable
Du crime le plus noir et le plus détestable :
Sache aussi que le mien est aussi vertueux,
Que le tien est ingrat, lâche, et présomptueux ;
Et quand il deviendroit d’un crime susceptible,
Qu’il ne seroit jamais à ton amour sensible,
Sache qu’il chérira ton frére tendrement,
Et qu’il te haïra toujours mortellement.

Elle s’en va.
D. Blaize, pensif.

Qu’en dites-vous cadet ? Blanche et vous, ce me semble
Quoi qu’aimable tous deux, n’êtes pas bien ensemble.
Ordugno !

Ordugno.

Ordugno !Monseigneur ?

D. Blaize.

Ordugno ! Monseigneur ?Et c’est parler cela ?
C’est comme il faut traiter un coquet Quinola.
Ô la maîtresse-fille et Porcie et Lucréce,
Ne l’ont jamais value avecque leur prouesse :

Lucréce avec Tarquin se donna du bon tems,
Et l’autre se brûla la gorge à contre-tems.
Dieu ! qu’elle est raisonnable et qu’elle est forte en bouche,
Celle que je croyois une sainte N’y touche !
Ma foi, je me marie au son de maint rebec,
Et dom Sanche n’aura qu’à s’en torcher le bec.
Je veux dès cette nuit avec grande énergie,
Ébaucher en draps blancs ma généalogie ;
Et cependant, cadet, vous ferez là-dessus
Des stances, ou du moins des regrets superflus.

Il sort.
Merlin, par ironie.

Que dom Sanche est heureux ! sa maîtresse l’adore.

D. Sanche.

Ce froid bouffon vient-il m’importuner encore ?
Ô Blanche ! vous aimer, est-ce un juste sujet
De me désespérer, comme vous avez fait ?
Et que puis-je penser d’une fille inconstante,
Qui tantôt rigoureuse et tantôt obligeante,
Prend en moins d’un moment deux sentimens divers,
M’élève sur le trône et me met dans les fers !
Ha, Lizette !…



Scène V

LIZETTE, DOM SANCHE.
Lizette.

Ha, Lizette !…Je sais ce que vous m’allez dire :
Mais quand bien on auroit d’un plus cruel martire
Punit votre malice et votre trahison,
Vous auriez toujours tort, et Blanche auroit raison.

D. Sanche.

Vous m’abandonnez donc, ô fille trop cruelle ?

Lizette.

J’abandonne un amant que je crois infidelle.

D. Sanche.

Moi, Lizette !

Lizette.

Moi, Lizette ! Oui vous, car, mon beau cavalier,
Puisqu’il vous faut convaincre, oserez-vous nier
Que par un feint amour, une lâche finesse,
Vous n’ayez attenté d’éprouver ma maîtresse ;
Elle s’en douta bien, et pour s’en assurer,
Elle feignit aussi, vous permit d’espérer.
Dom Sanche y fut trompé ; car l’amour de soi-même,
Persuade aisément un jeune homme qu’on l’aime :
Mais il ne savoit pas que Blanche l’écoutoit,
Lorsqu’au marquis jaloux jurant il protestoit
Que c’étoit seulement à dessein de lui plaire,
Qu’il s’étoit déclaré de Blanche tributaire.

Elle le contrefait.

Vous m’avez commandé de feindre, je feignois ;
Mais mon cœur n’étoit pas d’accord avec ma voix.
Ce sont vos mêmes mots, on me les vient d’apprendre.

D. Sanche.

Il est vrai, ce les sont ; mais voulez-vous m’entendre ?

Lizette.

De bon cœur.

D. Sanche.

De bon cœur.Si je crois les avoir offensés,
Ces yeux injustement contre moi courroucés,
Que puissé-je à jamais leur être détestable,
Si je ne vous fais pas un récit véritable ;
Et si vous n’avouez que je n’ai point de tort,
Que puissé-je tomber à vos pieds roide mort !

Lizette.

Il faut que dieu m’ait fait le naturel bien tendre,
Quand je vois quelque amant qui parle de se pendre,
Ou bien de se donner un grand coup de poignard,
C’est comme s’il perçoit mon cœur de part en part.
J’ai brûlé comme un autre et sait combien vaut l’aune
De cette passion qui fait devenir jaune.
Pour revenir à vous, si vous me faites voir
Que vous n’avez rien fait contre votre devoir,
J’espére d’être utile au bien de vos affaires.
Mais, monsieur, si l’amour aime les téméraires,
Allons tout droit à Blanche, embrassez ses genoux,
Pleurez et soupirez, et laissez faire à nous :

Aussi bien, il nous faut déguerpir de la place,
Voici notre vieillard.



Scène VI

DOM COSME, STEFANIE, LOUIZE, OLIVARÈS.
D. Cosme.

Voici notre vieillard.J’ai de votre disgrace
Beaucoup de déplaisir, et suis fort étonné
De l’important avis que vous m’avez donné.

Stefanie.

Je vous apporte ici sa trompeuse promesse :
Dans l’oubli de moi-même, où me met ma tristesse,
Je ne m’avisois pas de vous la faire voir.

D. Cosme.

Donnez.

Louize, à Olivarès tout bas.

Donnez.C’est ce papier que Merlin laissa choir,
Le valet de dom Sanche.

Stefanie qui l’entend, lui dit aussi tout bas.

Le valet de dom Sanche.Et c’est par là, Louize,
Que tu verras bientôt ta maîtresse marquize.

Louize Dom Cosme lit.

Mais si l’on va savoir que vous ne soyez pas
La fille du vieillard, la machine est à bas :
C’est à vous d’y penser.

Stefanie.

C’est à vous d’y penser.Mon dieu, laisse-moi faire.

Olivarès.

Elle va s’attirer quelque méchante affaire,
Et nous faire donner quelques mauvais présens.

D. Cosme.

C’est une lettre écrite en termes fort plaisans.

Il veut qu’elle ait, dit-il, force d’une promesse.
J’y reconnois sa main par-tout, hors dans l’adresse.
Vous vous appelez donc comtesse d’Alcalca ?

Stefanie.

C’est le nom d’une ville auprès de Malacca.
Quand le Mars Portugais, Albuquerque, en fut maître,
De cette récompense il daigna reconnoître
Les services rendus par défunt mon mari.
Hélas ! son souvenir m’a le cœur attendri,
Je ne puis retenir mes pleurs, quand je le nomme.

D. Cosme.

Il faut que le marquis soit un très-méchant homme,
Oui bien que vous soyez plus méchante que lui.
Quant à sa lettre, elle est pour vous de peu d’appui,
J’y vois des nullités qui sont peu recevables.
Vous avez deux enfans ?

Stefanie.

Vous avez deux enfans ?Deux petits misérables,
Tous deux des plus jolis, et les vivans portraits
Du pére.

D. Cosme.

Du pére.Vous aurez à faire de grands frais
Contre un homme puissant.

Stefanie.

Contre un homme puissant.Quoique pauvre étrangére,
Mon pére fait ici sa demeure ordinaire ;
Il ne laissera pas une fille au besoin :
De lui, jusqu’à ce jour, je me cache avec soin,
Redoutant son courroux, de ma faute honteuse,
Mais je sais bien qu’il a l’ame fort généreuse.
Je suis, pour vous parler avec sincérité,
Fille d’un Castillan homme de qualité :
Il devint dans Lisbonne amoureux de ma mère,
Qui n’a point eu depuis nouvelles de mon pére.

D. Cosme.

Homme de qualité ?

Stefanie.

Homme de qualité ? Noble comme le roi.

D. Cosme.

Et s’appelle ?

Stefanie.

Et s’appelle ?Dom Juan Paloméque.

D. Cosme.

Et s’appelle ? Dom Juan Paloméque.Est-ce moi ?
Bons dieux ! et votre mére ?

Stefanie.

Bons dieux ! et votre mére ?Elvire de Pachéque.

D. Cosme.

Ha ma fille ! je suis ce dom Juan Paloméque,
Qui déguisois mon nom dans Lisbonne : ô bon dieu !
Que je reçois de joie à vous voir en ce lieu,
Et que je suis fâché de vous voir de la sorte !
Mais apprenez-moi donc comment elle se porte,
Cette aimable beauté, de qui l’œil mon vainqueur,
Malgré l’éloignement, régne encor dans mon cœur.

Stefanie.

Hélas ! un sort cruel me l’a trop rôt ravie,
Et depuis, le malheur m’a toujours poursuivie.

D. Cosme.

Sa perte m’est sensible avec juste raison ;
Mais ici les regrets ne sont pas de saison.
Travaillons maintenant comme au plus nécessaire,
À vous tirer de peine, aussi-bien que d’affaire.

Stefanie.

Vous avez dans vos mains mon honneur et mon bien.

D. Cosme.

Mettez-vous en repos, votre honneur est le mien.
Je ne suis pas d’avis qu’on vous fasse paroître,
Qu’on ne soit éclairci du dessein de ce traître ;
Entrez donc dans ma chambre.



Scène VII

DOM BLAIZE, ORDUGNO, D. COSME, STEFANIE, LOUIZE, OLIVARÈS, &c.
D. Blaize.

Entrez donc dans ma chambre.Ordugno !

Ordugno.

Entrez donc dans ma chambre. Ordugno !Monseigneur ?

D. Blaize.

Je veux absolument qu’on batte mon tailleur,
Mon habit est mal fait. Hé bien, mon cher beau-pére,
Je ne suis plus d’avis que l’hymen se différe.

D. Cosme.

Et moi, j’en suis d’avis.

D. Blaize.

Et moi, j’en suis d’avis.Ceci seroit plaisant.

D. Cosme.

Il est pourtant ainsi.

D. Blaize.

Il est pourtant ainsi.Cet esprit malfaisant
Sait parfaitement bien faire enrager le monde.
Civil beau-pére en qui toute douceur abonde,
Expliquez-nous un peu vos desseins ambigus,
Vous voulez une chose, et ne la voulez plus.
Savez-vous, si l’hymen ne se fait dans une heure,
Il ne sera pas de six mois, ou je meure ?

D. Cosme.

Si vous disiez jamais, je vous en croirois mieux.

D. Blaize.

J’avois toujours bien dit que son grand sérieux
Pourroit dégénérer à la fin en folie,
Et je répète encor qu’il faudra qu’on le lie.

D. Cosme.

Dom Blaize, il n’est plus tems de vous rien déguiser,
Vous êtes découvert ; c’est pourquoi sans ruser,
Achevez votre hymen avecque Stefanie
Comtesse d’Alcalca.

D. Blaize.

Comtesse d’Alcalca.Sa nouvelle manie
Me fait peur : où prend-il cet étrange comté,
Dont le nom sent si fort son esprit démonté ?

D. Cosme.

Ma fille est votre femme, elle a votre promesse,
Et de plus, deux enfans ; de plus, elle est comtesse.

D. Blaize.

Vous êtes fou, dom Cosme, et de plus, fou fâcheux,
Et de plus, incurable ; et nous en serions deux,
Si j’allois me fâcher de vos folles boutades,
Que je veux désormais recevoir en gambades.

Il saute.
D. Cosme.

Reconnoissez-vous bien cette écriture ?

D. Blaize.

Reconnoissez-vous bien cette écriture ? Oui-da :
Mais je ne connais point la dame d’Alcalca.
J’écrivis cette lettre à votre fille Blanche,
Je l’avois adressée à mon frére dom Sanche.
C’est toi qui la portas, Merlin.

Merlin.

C’est toi qui la portas, Merlin.Je n’en sais rien,
Je n’ai point de mémoire, et vous le savez bien.

D. Blaize.

Ha, voici ma maîtresse, et mon cadet, mon frére !
Et vous Blanche, venez songez à votre pére.

D. Cosme, à la porte de la chambre, où Stefanie est cachée.

Sortez, sortez, madame : il n’est plus de saison
De ménager l’esprit d’un homme sans raison.

D. Blaize.

La dame est assez belle.

D. Sanche.

La dame est assez belle.Et c’est la Portugaise,
Merlin !

Merlin.

Merlin ! Sur mon honneur, on en veut à dom Blaize.

D. Sanche.

Tant mieux, ami Merlin.

D. Cosme.

Tant mieux, ami Merlin.Dom Blaize, vous voyez,
Que je ne suis pas fou, comme vous le croyez.
Pouvez-vous bien trahir cet objet plein de charmes ?

Stefanie, pleurant.

Je ne puis retenir mes sanglots et mes larmes.

Olivarès, pleurant.

Madame, voulez-vous incessamment pleurer ?

Louize, pleurant.

Quel plaisir prenez-vous à vous désespérer ?

Stefanie, pleurant.

Ha, mes amis, pleurons un malheur sans reméde ;
Ayons recours aux pleurs, quand la constance céde.

D. Blaize.

Et qu’est-ce qu’elle a donc à s’affliger ainsi ?
Et celui qui la méne, et la suivante aussi ?

D. Cosme, pleurant.

Ils me font grand’pitié.

D. Blaize, pleurant.

Ils me font grand’pitié.S’ils pleurent davantage,
Il faudra bien aussi humecter son visage.
Peste soit des pleureurs !

D. Cosme.

Peste soit des pleureurs ! Ha, ma fille ! vos pleurs,
Au lieu de vous servir, aigrissent vos douleurs.

Stefanie.

Adorable ennemi ! que je hais, que j’adore,
Tes injustes rigueurs durent-elles encore ?

D. Blaize.

Belle qui pleurez tant, inconnue à mes yeux,
Voudriez-vous pleurer moins, ou vous expliquer mieux ?

Stefanie, lui sautant aux yeux.

Tu ne me connois pas, ingrat ! Ha ! tout à l’heure,
Il faut que je t’étrangle, ou qu’un de nous deux meure.

D. Blaize.

Haye, haye, haye, Ordugno ! mon cher frére ! Merlin.
Venez me délivrer de cet esprit malin.

Stefanie.

Perfide ! scélérat !

D. Blaize.

Perfide ! scélérat ! Seigneur, en qui j’espére,
N’étoit-ce pas assez de ce maudit beau-pére ?
Sans lâcher contre moi la Dame d’Angola ?

Stefanie.

Dis d’Alcalca, méchant ! auprès de Malaca.

D. Blaize.

D’Angola, d’Alcalca, Malaca : que m’importe,
De bien dire son nom ? que le diable m’emporte,
Si je t’ai jamais vue, et si je crois jamais
Te voir !

D. Cosme.

Te voir ! Vous ne pouvez refuser désormais
D’épouser en public ma fille.

D. Blaize.

D’épouser en public ma fille.Ha cher beau-pére !
De bon cœur. Venez donc, ma belle.

En s’adressant à Blanche.
D. Sanche.

De bon cœur. Venez donc, ma belle.Non, mon frére,
Blanche n’est plus à vous, Blanche n’est plus qu’à moi ;
En matiére d’amour nul ne me fait la loi.

D. Blaize, à Blanche.

Et vous y consentez ?

Blanche.

Et vous y consentez ? Que mon pére y consente,
Et je m’estime heureuse, honorée et contente.

D. Blaize.

Et vous, dom Cosme ?

D. Cosme.

Et vous, dom Cosme ? Et moi, je vous dirai qu’il faut
Que vous donniez la main à ma fille au plutôt.

D. Blaize.

Je le veux.

D. Cosme.

Je le veux.Mais ma fille est cette belle dame,
Comtesse d’Alcalca.

D. Blaize.

Comtesse d’Alcalca.Grand dieu que je réclame !
Est-ce pour mes péchés que je suis à Madrid ?

D. Cosme.

Mais peut-on contester contre son propre écrit,
Ma fille étant bien faite ?

D. Blaize.

Ma fille étant bien faite ? Ha diantre ! elle est trop belle,
Et c’est pour cela seul que je ne veux point d’elle.
Mon front seroit gâté s’il devenoit cornu,
Et je n’épouse point de visage inconnu.

Dom Blaize, il faut quitter cette maudite terre,
Où tout le genre humain me déclare la guerre ;
Où l’on voit tant de fous, où l’on force les gens
Au fâcheux joug d’hymen, même malgré leurs dents.
Dom Cosme pour r’avoir ma maudite promesse,
Et pour n’épouser pas ta fille, ou ta comtesse,
Un dangereux dragon qui m’a pris au gosier,
Et qui me dérobant certain portrait hier,
M’égratigna les mains, je reconnois sa taille,
Et je gagerois bien que ce n’est rien qui vaille :
Pour m’en délivrer donc, et partir à l’instant,
Je veux bien qu’il m’en coûte un peu d’argent comptant.

D. Cosme, à Stefanie.

Il le faut prendre au mot, vous ne sauriez mieux faire.

D. Blaize.

Et pour me délivrer de mon faquin de frére,
Je veux le partager, même grossir son fait,
Ainsi je me verrai sans femme et sans cadet.

D. Cosme.

Je veux savoir quel bien vous donnez à dom Sanche.

D. Blaize.

Plus que vous n’en donnez à votre fille Blanche,
Et pour ne vous voir plus, comtesse d’Alcalca,
Apprenez que j’irois plus loin que Malaca.