Le Marquis de Villemer/Chapitre XV

Calmann-Lévy (p. 212-224).
XV


Un matin, le marquis, écrivant à la grande table de la bibliothèque, tandis que Caroline feuilletait des cartes à l’autre bout, posa sa plume, et lui dit avec émotion :

— Mademoiselle de Saint-Geneix, je me rappelle que vous m’avez quelquefois témoigne le désir bienveillant de connaître ce travail, et je croyais bien ne pouvoir jamais m’y décider ; mais à présent, oui, à présent, je sens que je serai heureux de vous le soumettre. Ce livre est votre ouvrage bien plus que le mien, puisque je n’y croyais pas, et que vous m’avez amené à respecter l’élan qui me l’avait dicté. Depuis que vous m’avez rendu la conviction, vous êtes cause que j’ai plus avancé ma tâche en un mois que je ne l’avais fait en dix ans. Vous êtes cause aussi que je finirai certainement une chose que j’eusse peut-être recommencée jusqu’à ma dernière heure. Elle était proche, d’ailleurs, cette heure suprême. Je la sentais venir vite, et je me hâtais fiévreusement, en proie au désespoir de ne voir avancer que la fin de ma vie. Vous m’avez ordonné de vivre, et j’ai vécu, de me calmer, et je me suis calmé, de croire en Dieu et en moi-même, et j’ai cru. À présent que j’ai foi en ma pensée, il faut que vous me donniez la foi en mon talent, car, bien que je ne tienne pas plus que de raison à la forme, je la crois nécessaire pour donner plus de poids et de séduction à la vérité. Tenez, mon amie, lisez !

— Oui ! répondit vivement Caroline ; vous voyez que je n’hésite pas, que je ne me récuse pas : ce n’est ni prudent ni modeste de ma part. Eh bien ! je ne m’en embarrasse point. Je suis tellement sûre de votre talent, que je ne redoute pas d’avoir à être sincère, et je crois tellement à l’accord de nos opinions, que je me flatte de comprendre même ce qui serait au-dessus de ma portée dans d’autres circonstances.

Mais, au moment de prendre le manuscrit, Caroline hésita devant une confidence trop particulière, et demanda si l’excellent duc ne serait pas initié, lui aussi, à cette satisfaction.

— Non, répondit le marquis, mon frère ne viendra pas aujourd’hui. J’ai saisi le jour où il est à la chasse. Je ne veux pas qu’il connaisse mon œuvre avant qu’elle soit terminée ; il ne la comprendrait pas. Ses préjugés de naissance s’y opposent. Il croit pourtant avoir quelques idées avancées, comme il les appelle, et sait que je vais plus loin que lui ; mais il ne se doute pas combien j’ai quitté la voie où m’avait placé l’éducation. Ma révolte contre ce passé lui causerait un grand effroi, et cela pourrait me troubler avant la fin de mon travail. Mais vous-même,… peut-être allez-vous être un peu inquiète.

— Moi, je n’ai pas de parti pris, répondit Caroline, et il est fort probable que je partagerai vos opinions quand je les connaîtrai bien. Donc asseyez-vous, je veux lire tout haut pour vous autant que pour moi. Je veux que vous vous entendiez parler vous-même. Je crois que ce doit être une bonne manière de se relire.

Caroline lut ce matin-là un demi-volume ; elle s’y reprit dans la journée et le lendemain. En trois jours, elle fit entendre au marquis le résumé des études de plusieurs années. Elle lut son écriture, quoique un peu difficile, aussi bien que l’imprimé, et comme elle lisait avec une netteté, une intelligence et une simplicité admirables, s’animant et se sentant émue elle-même quand la narration s’élevait au lyrisme dans les épopées de l’histoire, l’auteur se sentit éclairé en un instant d’un vrai soleil de certitude formé de tous les rayons épars dont ses méditations avaient été pénétrées.

Le tableau était beau, d’une beauté originale, et empreint d’un cachet de grandeur véritable. Sous ce titre simple et mystérieux : Histoire des Titres, il soulevait un ensemble de questions hardies qui n’allaient à rien moins qu’à rendre universelle et sans retour ni restriction la pensée de la nuit révolutionnaire du 4 août 1789. Ce fils d’une grande maison longtemps privilégiée, nourri dans l’orgueil de race et le dédain de la plèbe, apportait devant la moderne civilisation l’acte d’accusation du patriciat, les pièces du procès, les preuves d’usurpation, d’indignité ou de forfaiture, et prononçait la déchéance au nom de la logique et de l’équité, au nom de la conscience humaine, mais surtout au nom de l’idée chrétienne évangélique. Il prenait corps à corps ce compromis de dix-huit siècles qui veut allier l’égalité révélée par les apôtres avec la convention des hiérarchies civiles et théocratiques. N’admettant dans toutes les classes que des hiérarchies politiques et administratives, c’est-à-dire des fonctions, des preuves de valeur personnelle et d’activité sociale, des services en un mot, il poursuivait le privilège de naissance jusque dans l’opinion actuelle jusque dans les dernières influences, en traçant d’une main ferme l’histoire des spoliations et des usurpations de pouvoir depuis la création féodale de la noblesse jusqu’à l’heure présente. C’était refaire l’histoire de France à un point de vue spécial, sous l’empire d’une idée distincte, absolue, inflexible, indignée, et partant d’un sentiment religieux que la noblesse ne pouvait combattre sans se suicider, elle qui invoque le droit divin comme la clef de voûte de son institution.

Nous n’en dirons pas davantage sur la donnée de ce livre, dont la critique même doit rester en dehors de notre sujet. Quelque jugement qu’on pût porter sur les croyances de l’auteur, il eût été impossible de ne pas reconnaître en lui un splendide talent, joint au savoir et à la bonne foi puissante d’un esprit de premier ordre. Le style particulièrement était magnifique, d’une ampleur et d’une richesse que n’eût jamais fait soupçonner la modeste concision des paroles du marquis dans le monde ; mais, dans son livre même, il donnait peu de place à la discussion. Après avoir posé les prémisses et les motifs de sa recherche en quelques pages d’une chaude et sévère appréciation, il passait aux faits et les classait historiquement avec une éloquente clarté. Ses récits, pleins de couleur, avaient l’intérêt du drame et du roman, même lorsque, fouillant dans les obscures archives des familles, il révélait l’horreur des temps féodaux, les souffrances et l’avilissement de la plèbe. Enthousiaste et ne s’en défendant pas, il sentait profondément les attentats contre la justice. contre la pudeur, contre l’amour, et en bien des pages son âme, passionnée pour le vrai, le juste et le beau, se révélait tout entière avec des cris d’éloquence entraînante. Plus d’une fois Caroline se sentit fondre en larmes, et posa le livre pour se remettre.

Caroline n’eut pas d’objections. Il n’appartient pas au simple narrateur de prononcer qu’elle eût dû en faire, ou qu’il n’y en avait réellement pas à faire mais il doit dire qu’elle ne s’en trouva pas, tant l’admiration du talent et l’estime de l’homme l’avaient gagnée. Le marquis de Villemer devint à ses yeux un personnage si complétement supérieur à tout ce qu’elle avait jamais rencontré qu’elle conçut dès lors l’idée de se dévouer à lui sans réserve et pour toute sa vie.

Quand nous disons sans réserve, il en était une, à coup sûr, qui n’eût pas fait si bon marché d’elle-même, si elle se fût présentée à sa pensée ; mais elle ne s’y présenta pas. La supposition qu’un tel homme pouvait lui demander le sacrifice de l’honneur ne troubla pas un instant la sérénité de son enthousiasme. Nous n’oserions pourtant pas affirmer que dès lors cet enthousiasme n’embrassât pas à son insu l’amour comme un des éléments inévitables de sa plénitude ; mais l’amour n’avait pas été le point de départ. Le marquis n’avait pas su jusque-là révéler toutes les séductions de son intelligence et de sa personne ; il avait été contraint, troublé, malade. Caroline ne vit pas tout d’un coup le changement qui se fit en lui d’une manière insensible, lorsqu’il devint éloquent, jeune et beau, en recouvrant jour par jour, heure par heure, la santé, la confiance en lui-même, la certitude de sa puissance et le charme que donne le bonheur aux nobles physionomies longtemps voilées par le doute.

Quand elle se rendit compte de toutes ces transformations séduisantes, elle en avait subi l’effet à son insu, et l’automne arrivait. On allait retourner à Paris, et, sous l’empire d’une idée fixe, madame de Villemer disait tous les jours à sa jeune confidente : — Dans trois semaines, dans quinze jours, dans une huitaine, aura lieu la fameuse entrevue de mon fils avec mademoiselle de Xaintrailles.

Caroline sentit alors un déchirement affreux au plus profond de son âme, une consternation, une terreur et comme une révélation impérieuse du genre d’attachement qu’elle ne s’avouait pas encore. Elle avait si bien accepté l’idée vague et encore lointaine de ce mariage qu’elle n’avait jamais voulu se demander si elle en souffrait. C’était pour elle inévitable comme de vieillir et de mourir ; mais on n’accepte en réalité la vieillesse et la mort qu’à l’heure où elles arrivent, et Caroline sentit qu’elle faiblissait et qu’elle mourait à l’idée de cette séparation prochaine et absolue.

Elle avait fini par croire avec la marquise que cela ne pouvait manquer. Jamais elle n’avait osé questionner le marquis ; le duc le lui avait défendu d’ailleurs au nom de l’amitié qu’elle portait à sa famille. Selon lui, le marquis ne se déciderait qu’autant qu’on ne le tourmenterait pas, et le duc savait bien que la moindre inquiétude de la part de Caroline bouleverserait toutes les pensées de son frère.

Le duc, après avoir admiré sincèrement la pureté de leurs relations, commençait à s’en inquiéter. — Cela devient, se disait-il, un attachement si grave que l’on n’en peut plus prévoir les conséquences. Il eût bien mieux valu pour mon frère que cette passion fût assouvie. Aujourd’hui elle ne ferait plus obstacle à son avenir. Peut-on croire que la vertu ait tué l’amour ? Non, non ! la vertu en pareil cas, c’est de l’amour qui a doublé de puissance !

Le duc ne se trompait pas. Le marquis ne s’attristait nullement de la perspective d’un mariage qu’il était désormais bien résolu à ne pas contracter. Il s’affligeait seulement du changement que le séjour de Paris allait momentanément opérer dans ses relations avec mademoiselle de Saint-Geneix, dans leur libre fraternité, dans leurs études en commun, dans cette sécurité de tous les instants qui ne se retrouverait pas ailleurs. Il lui en parlait avec une grande tristesse. Elle éprouvait les mêmes regrets, et attribuait son propre chagrin intérieur à son amour pour la campagne et au dérangement d’une vie si noble et si douce.

Elle éprouva cependant une charmante surprise en arrivant à Paris. Elle y trouva sa sœur, qui l’attendait avec les enfants, et elle apprit que Camille se rapprochait d’elle. Elle allait habiter à Étampes une maisonnette moitié ville, moitié campagne, jolie, fraîche, en bon air, avec la jouissance d’un assez grand jardin. Elle ne serait plus qu’à une heure de Paris par le chemin de fer. Elle mettait Lili en pension, elle avait obtenu une bourse dans un couvent de Paris. Caroline pourrait la voir toutes les semaines. Enfin on avait promis aussi une bourse pour le petit Charles dans un lycée aussitôt qu’il serait en âge d’y entrer.

— Tu me combles de joie et de surprise ! s’écria Caroline en pressant sa sœur dans ses bras ; mais qui donc a fait tous ces miracles ?

— Toi ! répondit Camille, toi seule, et toujours toi !

— Mais non ! J’espérais bien obtenir ces bourses, c’est-à-dire les faire obtenir un jour ou l’autre par Léonie, qui est si obligeante ; mais je ne croyais pas à un si prompt succès.

— Non, non ! reprit madame Heudebert ; cela ne vient point de Léonie, cela vient d’ici !

— Impossible ! je n’en ai jamais dit un mot à la marquise. Sachant combien elle est brouillée avec le pouvoir, je n’aurais pas osé…

— Quelqu’un a osé auprès des ministres, et ce quelqu’un-là… Il ne veut pas être nommé, il a agi en cachette de toi, et pourtant je le trahirai, parce qu’il est bien impossible que j’aie des secrets pour toi : ce quelqu’un-là, c’est le marquis de Villemer.

— Ah !… Tu lui as donc écrit pour le prier…?

— Point ! C’est lui qui m’a écrit pour s’informer de ma situation et de mes droits avec une bonté, une convenance, une délicatesse… Ah ! oui, Caroline, tu avais bien raison d’estimer ce caractère-là !… Mais, tiens, j’ai apporté ses lettres. Je veux que tu les lises.

Caroline lut les lettres, et vit qu’à partir du jour où elle avait donné des soins à monsieur de Villemer, celui-ci s’était occupé de sa famille avec une vive et constante sollicitude. Il avait prévenu ses désirs secrets, il s’était inquiété de l’éducation des enfants. Il avait fait par lettres des démarches promptes et sûres, sans même offrir de les faire, et en se bornant à demander les renseignements nécessaires à Camille sur les services de son mari dans l’administration. Il avait annoncé le succès, refusant tout remerciement et disant que sa dette de reconnaissance envers mademoiselle de Saint-Geneix était loin d’être acquittée. Ces bonnes nouvelles étaient arrivées à Camille pendant le voyage à petites journées de poste que faisait Caroline avec la marquise, car la vieille dame avait horreur et frayeur des diligences et des chemins de fer.

Quant à l’habitation d’Étampes, c’était encore une idée et une offre du marquis. Il avait là, disait-il, une petite propriété de nul rapport, léguée par un vieux parent, et il priait madame Heudebert de lui rendre le service de l’habiter. Elle avait accepté, disant qu’elle se chargeait des réparations ; mais elle avait trouvé la maisonnette en très-bon état, meublée, et même approvisionnée de bois, de vin et de légumes pour plus d’un an. Quand elle avait demandé à la personne changée par le marquis de ces détails le prix du loyer, on lui avait répondu que l’on avait ordre de ne pas recevoir d’argent, que c’était trop peu de chose, et que le marquis n’avait jamais compté louer à des étrangers la maison de son vieux cousin.

Si Caroline fut vivement touchée de ces bontés de son ami et heureuse de voir le sort de sa famille si amélioré, elle n’en ressentit pas moins une douleur au cœur. Il lui sembla que c’était un adieu de celui dont l’existence allait se séparer à jamais de la sienne, et comme un compte réglé par sa reconnaissance. Elle refoula cette douleur, employa ses matinées pendant plusieurs jours à promener sa sœur et les enfants, à acheter le trousseau de la petite pensionnaire, et enfin à l’installer au couvent. La marquise voulut voir madame Heudebert et la belle Élisabeth, qui allait perdre au couvent son doux sobriquet de Lili. Elle fut charmante pour la sœur de Caroline, et ne laissa point partir l’enfant sans un joli cadeau ; elle voulut que Caroline eût deux jours de liberté pour s’occuper de sa famille, lui faire ses adieux et la reconduire au chemin de fer. Elle-même se fit conduire au couvent pour y recommander Élisabeth Heudebert comme sa protégée.

Camille avait vu aussi le marquis et le duc chez leur mère ; elle n’avait osé présenter que Lili à son bienfaiteur, les autres enfants n’étant pas assez raisonnables mais M. de Villemer voulut les voir tous : il alla rendre visite à madame Heudebert à l’hôtel où elle était descendue, et y trouva Caroline au milieu de ces enfants dont elle était adorée. Elle le trouva, lui, non pas rêveur, mais comme absorbé dans la contemplation des soins et des caresses qu’elle leur donnait. Il regardait chaque enfant avec une attention attendrie et parlait à tous comme un homme en qui le sentiment paternel est déjà très-développé. Caroline, ignorant qu’en effet il était père, s’imagina en soupirant qu’il songeait aux joies futures de la famille.

Le jour suivant, quand elle eut vu sa sœur monter dans le wagon qui la reconduisait à Étampes, elle se sentit horriblement seule, et pour la première fois le mariage du marquis se présenta à sa pensée comme un désastre irréparable dans sa propre vie. Elle sortit vite de la gare pour cacher ses larmes ; mais dans la cour elle se trouva en face de M. de Villemer. — Eh bien ! lui dit-il en lui offrant son bras, vous pleurez ? Je m’attendais bien à cela, et j’ai voulu me trouver ici, où les prétextes ne manquent pas pour le public, afin de vous soutenir un peu dans ce chagrin si naturel, et de vous rappeler qu’il vous reste des amis sincères.

— Quoi ! vous êtes venu ici pour moi ? répondit Caroline en essuyant ses larmes. Ah ! je suis honteuse de ce moment de faiblesse. C’est de l’ingratitude envers vous qui avez comblé ma famille, qui la rapprochez de moi, et que je devrais bénir dans la joie au lieu de sentir le petit déchirement d’une séparation qui ne peut plus être de longue durée. Ma sœur pourra revenir souvent voir sa fille, que je verrai, moi, plus souvent encore. Non, non, je n’ai pas de chagrin ; je suis au contraire bien heureuse, et c’est grâce à vous !

Pourquoi donc pleurez-vous encore ? lui dit le marquis en la conduisant à la voiture qu’il avait amenée pour elle ; voyons, c’est un peu nerveux, n’est-ce pas ? mais cela m’inquiète. Retournons sous la gare comme si nous cherchions quelqu’un. Je ne veux pas vous quitter dans les larmes. C’est la première fois que je vous vois pleurer, et cela me fait beaucoup de mal. Tenez, nous sommes à deux pas du Jardin des Plantes ; à huit heures du matin, il n’y a pas de risque que nous y rencontrions personne de connaissance. D’ailleurs, avec ce manteau et ce voile on ne peut pas savoir qui vous êtes. Il fait assez beau, voulez-vous venir voir la vallée suisse ? Nous tâcherons de nous croire encore à la campagne, et en vous quittant je serai sûr… du moins j’espère, que vous ne serez pas malade.

Il y avait tant d’amicale sollicitude dans l’accent du marquis que Caroline ne songea point à refuser son offre. Qui sait, pensait-elle, s’il ne désire point me dire là un adieu fraternel au moment d’entrer dans une nouvelle existence ? Au fait, cela nous est permis, cela nous est peut-être dû. Il ne m’a encore jamais parlé de son mariage ; il serait étrange qu’il ne m’en parlât pas, et que je ne fusse pas préparée et disposée à l’entendre.