LE MAROC.

ii.

TÉTOUAN.


La journée était belle, quoique un peu couverte ; mais il fallait s’en féliciter, bien loin de s’en plaindre, car, en Afrique, le mois de mai est déjà chaud, et, à ciel découvert, le soleil eût pu devenir insupportable. Nous partîmes de Tanger à six heures du matin ; à six heures du soir, nous devions être rendus à Tétouan. Nous étions, comme je l’ai dit, quatre Européens, tous assez mal montés, bien que sur la terre classique des bons chevaux. Notre équipage se bornait à une mule qui portait notre petit bagage et quelques provisions, surtout du vin ; car il ne fallait pas songer à en trouver à Tétouan ; celui que nous emportions était un don de l’hospitalité, et sortait des meilleures caves consulaires.

Le muletier avait pour tout vêtement le grossier sarrau indigène (dgilâbb), et pour chaussure de larges babouches jaunes, avec lesquelles on ne saurait faire un pas sans y avoir le pied accoutumé. Son turban se composait d’un mouchoir de batiste roulé autour de la tête. En sortant de la ville, nous aperçûmes un second Maure qui nous suivait, monté sur un âne. Celui-là faisait la campagne en volontaire ; il s’était mis de lui-même à notre service, et nous accompagnait à ses risques et périls en qualité de cuisinier ; l’expérience nous prouva que son calcul était juste.

Aucun de nous n’était armé ; le soldat que le kaïd m’avait donné pour passeport nous servait en même temps d’escorte ; il répondait de nous, et, sous sa tutelle, nous n’avions rien à craindre. Il représentait auprès de nous l’autorité du sultan ; et telle est la force de la discipline dans cette monarchie modèle, que pas un sujet, à moins qu’il ne soit en révolte ouverte, n’oserait attenter à la personne d’un voyageur, fût-il chrétien, fût-il juif, s’il est placé sous la protection impériale. Cette simple escorte est une sauvegarde qui le rend inviolable, tandis que s’il se hasardait à voyager seul, il ne ferait pas un pas sans être insulté, égorgé peut-être, par quelque fanatique.

Quant aux voleurs, le danger est bien moins grand que sur la rive opposée ; en Espagne, un seul homme d’escorte ne nous eût pas suffi, et nous aurions été nous-mêmes armés jusqu’aux dents. Notre garde était si plein de sécurité de ce côté-là, qu’il n’avait pas même tiré de sa housse rouge le long fusil qu’il portait devant lui au travers de sa selle. À sa ceinture pendait un mauvais sabre de fabrique européenne, tel qu’en portaient nos fantassins à la bataille de Fontenoy. Ce soldat était un nègre du soudan, homme de confiance du kaïd, qui me l’avait déjà donné pour visiter le château. C’était un colosse de près de six pieds, d’un noir cuivré, le nez épaté, les lèvres épaisses ; malgré sa face rébarbative, il était de mœurs douces, et, quelque mépris qu’il professât sans doute pour nous au fond du cœur, il fut, pendant tout le voyage, un écuyer obligeant et soigneux. Il portait le haïk ordinaire et la calotte rouge sous le turban, seule marque distinctive de l’uniforme militaire. Sa selle, en fauteuil, était doublée de drap écarlate, et son étrier de fer massif, large de huit pouces, lui servait en même temps d’éperon. C’est tout-à-fait la selle andalouse.

Le nègre ouvrait la marche ; il cheminait devant nous en éclaireur, à une portée de pistolet, et nos montures avaient peine à suivre le pas égal et long de son grand cheval pommelé. Nous descendîmes d’abord sur la grève sablonneuse, et nous la longeâmes quelque temps, comme pour aller au vieux Tanger ; nous la quittâmes au bout d’un mille pour entrer dans une vaste plaine, semée à perte de vue de ciguë, de dent-de-lion et de grands troupeaux de chameaux qui paissaient en liberté. Une basse colline court à gauche, couverte de quelques groupes de huttes bâties en pain de sucre, avec de la paille et de la boue, comme les kraals des Hottentots, ou, sans aller chercher si loin des points de comparaison, comme certains hameaux de l’Abruzze, perdus sur les revers orientaux de la Maïelle. Ces huttes sont hautes de huit à dix pieds tout au plus ; elles n’ont pour toute ouverture qu’une porte, qui sert aussi de fenêtre, et dont la clôture est un fagot d’épines. Il n’y a là-dedans qu’une seule pièce, qui sert tout à la fois de chambre à coucher, d’écurie, de cuisine et de salon.

Cinquante à cent de ces misérables cabanes forment un dascar ; ce sont les villages du pays, et ils servent de domicile à la partie agricole et fixe de la population ; les écrivains de l’antiquité les désignent sous le nom de mapalia du mot punique mapul, qui signifie habitation fixe, et ces villages sont encore tels qu’ils les ont décrits. Alors comme aujourd’hui, les habitans de la Mauritanie étaient divisés en population fixe et en population errante ; celle-ci habite sous des tentes mobiles appelées khaimat, à cause de l’ombre qu’elles donnent, et bouioutes-scia’r, c’est-à-dire maisons de poil ou de crin ; elles sont de forme conique, comme les cabanes, et faites de cordeaux de laine ou de poil de chèvre. Ces camps volans s’appellent adouar, mais adouar est le nom générique, ils en prennent de particuliers suivant leur position au pied, sur les flancs ou au sommet des montagnes. Le camp est ordinairement circulaire ; une tente plus spacieuse que les autres s’élève au milieu, et sert de mosquée. Nos hameaux chrétiens se sont ainsi groupés autour de l’église, car dans tous les systèmes de civilisation, c’est toujours l’idée supérieure, ou le symbole qui la représente, qui forme le centre social et le point de ralliement entre les hommes. L’adouar est gouverné par un scheik qui relève du kaïd ou bacha.

À la plaine triste et monotone que nous venions de franchir, succède une prairie plus riante, tout émaillée de fleurs agrestes. Ce n’étaient plus des chameaux qui y paissaient, mais un grand troupeau de vaches grises. Un vieux taureau, seul gardien du pâturage, faisait le guet d’un pas inquiet et mécontent ; il se fouettait à coups pressés les flancs de sa queue ondoyante ; il troublait ces rustiques solitudes de mugissemens farouches, et aussi peu hospitalier que les autres habitans de la contrée, il suivait d’un œil hostile la caravane insolite qui traversait son empire ; notre habit européen lui paraissait suspect. La prairie aboutit à un ruisseau bordé de pins maritimes et de lauriers-roses, comme le Céphise et l’Eurotas ; mais ni Léda, ni les Graces ne s’y viennent baigner, il est livré aux grenouilles et aux serpens.

Jusque-là le pays est parfaitement plat ; le ruisseau passé, il se coupe de ravins et de fondrières ; d’unie, la plaine devient mouvante et ondulée. Dans le lointain apparaît une chaîne de montagnes, derniers contreforts du petit Atlas qui viennent expirer au détroit de Gibraltar. Le petit Atlas n’est lui-même qu’une ramification du grand, lequel se bifurque au midi de Fez : la grande chaîne continue sa course vers l’est pour entrer bientôt dans la régence d’Alger ; la petite descend en ligne droite à la Méditerranée, et se trouve tout entière renfermée dans les limites de l’empire. Elle prend divers noms suivant les provinces où elle passe, et se ramifie à l’infini ; mais c’est toujours le même système et la même formation. Quoique je fusse bien loin de ce primitif Atlas dont nos imaginations sont pleines dès l’enfance, je ne vis pas sans émotion bleuir à l’horizon ces crêtes mythologiques que la science et la fable ont à l’envi consacrées. Trône et berceau des premières traditions astronomiques, leur front plonge dans les nuées, et ce mariage éternel avec le ciel avait frappé si fortement la poétique imagination des premiers hommes, qu’ils avaient fait de ce mont sublime un dieu qui portait le ciel sur ses épaules, c’est-à-dire un homme, presque un révélateur, qui portait en lui la science des astres. C’est ainsi que ces personnifications symboliques de l’humanité primitive ont leur raison d’être ; énigmes mystérieuses et pourtant diaphanes, tous ces mythes cachent sous leurs gazes brillantes un sens réel, des vérités positives ; la science est comme l’homme, elle bégaie avant de parler ; comme les peuples, elle a ses âges fabuleux, c’est le beau temps et le triomphe des poètes ; peu à peu les voiles se déchirent, les mystères se pénètrent, les faits s’expliquent, la fable devient la réalité, et la poésie des pères est la prose des enfans.

Mais bientôt les fantastiques montagnes se cachèrent derrière des collines plus rapprochées, et les rêves poétiques s’évanouirent devant la nature prosaïque et vulgaire que j’avais maintenant sous les yeux. Après le fleuve aux lauriers-roses, la campagne se dépouille de plus en plus ; la verdure devient rare et terne. Le pays est coupé sans être pittoresque ; on descend d’un plateau dans une ravine ; on remonte sur un autre plateau pour redescendre encore, sans que le paysage change non plus que le point de vue.

Toute cette contrée est morne et muette, pas un accident naturel n’y captive l’œil, pas un souvenir n’y parle à l’esprit, n’y remue le cœur ; et si l’on y est parfois rappelé de la nature à l’homme, c’est par des idées de meurtre et des monumens funèbres. De loin en loin, des tas de pierres s’élèvent tristement dans les champs ; c’est le tombeau de quelque croyant qui a péri de mort violente, et qu’on a enseveli sur le lieu même de la catastrophe ; tout fidèle qui passe jette une pierre au tas, et murmure une prière. Telle est l’origine de ces milagros si communs sur tous les chemins de la rive opposée ; seulement les Espagnols marquent d’une croix le lieu maudit, mais, comme les Maures, ils jettent en passant une pierre sur le tombeau, et disent une oraison pour l’ame de celui qui y est enfermé. La clé des mœurs populaires de la Péninsule est de l’autre côté du détroit.

À midi nous arrivâmes à une source vive appelée dans le pays Aïn Idjeda ; le lieu est charmant, tout planté de grands arbres et tapissé d’un gazon touffu. C’est une véritable oasis au milieu de ce désert monotone et nu. Nous nous y arrêtâmes pour déjeuner et pour donner quelque repos à nos montures ; elles furent débridées et s’en allèrent paître au hasard. Un ruisseau sinueux coule à quelques pas de la source, au milieu des lauriers-roses comme l’autre ; c’est là que nous nous installâmes à l’ombre d’un saule qui était bien pour nous, Européens dépaysés, le saule de Babylone. Toutefois, pour un repas d’exil, le déjeuner ne fut pas trop mélancolique, grace à la bonne humeur du voyage et au champagne consulaire. D’invisibles tourterelles roucoulaient autour de nous et la caille indigène mêlait à leur voix plaintive son cri aigu et saccadé.

Le soldat s’était jeté à quelque distance dans un épais massif de verdure, et il voyait avec une indignation mal déguisée le vin défendu circuler à la ronde ; il refusa celui que nous lui offrîmes ; le muletier fut moins scrupuleux, il fit une infraction publique à la loi du Koran, et engloutit presque d’un seul trait une demi-bouteille de Xérès que nous lui avions abandonnée. Je n’oublierai jamais la physionomie du nègre à la vue de cette action sacrilége ; il attacha sur l’impie un regard plein à la fois de mépris et de colère, et ils échangèrent quelques paroles que nous ne comprîmes pas, mais que nous devinâmes. Que des infidèles se permissent l’usage de la liqueur interdite, ils n’en étaient ni plus ni moins dévoués à Éblis, mais qu’un fils du prophète, un blanc osât commettre un tel attentat, qu’il le commît en présence de chrétiens comme pour tourner en dérision sa propre religion, c’est là ce que ne pouvait pardonner le dévot enfant du Soudan. Pourquoi donc Allah l’avait-il arraché aux sables de son désert, si c’était pour l’amener à une pareille école ? La mimique expressive et passionnée du sauvage disait tout cela. Bien loin de partager la sainte indignation du soldat, le cuisinier maure qui nous avait suivis sur son âne avait imité le muletier, et se grisait à l’écart comme un sournois.

Est-ce que le peuple musulman aurait aussi ses esprits forts, et l’islamisme ne compterait-il déjà plus de croyans zélés et sincères que dans la race inférieure des noirs ? Un fait incontestable, c’est que ceux-ci sont beaucoup plus attachés à leur croyance que les blancs, peut-être parce qu’ils sont plus nouvellement convertis. Ces nègres sont presque tous originaires de Sénégambie ou de Guinée. On n’en compte guère plus de cent vingt mille dans tout l’empire. Ils sont esclaves pour la plupart, mais leur esclavage est fort doux (les vrais esclaves sont les Juifs) ; d’ailleurs, ils obtiennent aisément leur liberté. Généralement bons et patiens, ils sont renommés pour leur fidélité ; à ce titre, ils forment la garde du sultan, et le noyau des armées marocaines. Il y en a quelquefois jusqu’à dix mille régulièrement enrégimentés. Ceux qui ne servent pas comme soldats sont un objet de commerce comme dans les autres états barbaresques. On remarque que même en servitude, ils sont d’un caractère gai et serein, au contraire des Maures, leurs maîtres, dont l’humeur est sombre et taciturne.

On dit qu’on voit non loin de la fontaine Ain Idjeda les vestiges d’un camp retranché construit par les Romains ; j’en fus informé trop tard pour m’en assurer, et je repartis sans le voir. Une vaste lande, solitaire comme tout le reste, sépare le petit Éden dont nous sortions de la montagne Akbar (grande) qui nous restait à franchir. Jusque-là nous avions marché à travers champs sans suivre de chemins battus, par la raison qu’il n’y en a guère, et que ceux qui existent ne diffèrent pas beaucoup des friches raboteuses au milieu desquelles le pied des mules et des chameaux les a tracés. Le soldat cheminait en avant, et nous suivions, allant droit devant nous sans craindre le procès-verbal des gardes-champêtres. Mais pour traverser la montagne, il y a un sentier ouvert, si on peut appeler de ce nom une espèce de fossé hérissé de rocailles aiguës, plein de cailloux roulans, et sillonné dans tous les sens de racines d’arbres en saillie. Les chevaux du pays ont le pied fait à ces épreuves et s’en tirent avec honneur.

D’ailleurs, le site est pittoresque, et l’on oublie en le contemplant, les aspérités du chemin. Le mont est très boisé, l’arbre qui domine est le liège et l’yeuse ; il y en a d’énormes, et après avoir marché si long-temps à ciel découvert, ce n’est pas un médiocre plaisir que de s’enfoncer sous ces dômes frais et impénétrables. De grandes roches calcaires sont dispersées de tous côtés, tantôt suspendues au bord du précipice, tantôt adossées aux troncs noueux des chênes ; ici elles se resserrent en défilés si étroits, que le corps du cheval y peut à peine passer ; là elles forment des voûtes aériennes qui menacent ruine ; ailleurs, elles s’étendent en longs bancs lisses et glissans où l’on risque de faire naufrage à chaque pas. Un silence profond règne dans ces forêts séculaires, et quelques pauvres huttes de bûcherons, égarées dans la sphère des orages, sont les seules habitations de ces solitudes atlastiques ; tout cet ensemble ne manque pas de grandeur, mais l’imagination lui en prête encore davantage, quand on songe qu’on est là sur les premières pentes de l’Atlas.

Nous fûmes accueillis au sommet de la montagne par un coup de vent furieux qui faillit nous désarçonner et jeter nos chevaux dans les abîmes ; mais la rafale ne fit que passer, et alla s’engouffrer dans les bois. Une longue procession de chameaux gravissait un à un la côte que nous descendions ; à l’approche de la bourrasque, ils s’étaient accroupis d’instinct, afin de lui laisser moins de prise. Ils avaient l’air assez misérable, comme tous ceux que j’ai rencontrés au Maroc ; tous ont les reins et le cou pelés, ce qui ne contribue pas à les embellir ; à peine leur reste-t-il çà et là quelques touffes de poil. Ils sont d’un brun foncé, et non fauve clair comme ceux que l’on promène en Europe pour le divertissement des badauds ; ceux-là ne viennent pas d’Afrique, mais de Pise, où il y en a une colonie introduite aux Cascines du temps des croisades. C’est là que les charlatans vont s’approvisionner, l’emplète leur coûte six à sept louis. Les chameaux du Maroc sont à bas prix. On les estime par le nombre de journées qu’ils sont capables de faire en un tour de soleil : on dit un chameau de deux, trois, quatre journées, on en cite d’onze ; mais je crains ici l’hyperbole orientale. L’exportation des chameaux est prohibée, comme celle des mules, des chevaux, des bestiaux. Il faut, pour en exporter un seul, l’autorisation spéciale du sultan. La reine d’Espagne en désirait deux ou trois couples pour un de ses domaines ; elle en fit la demande par son consul. Abd-er-Rahman répondit en prince galant qu’il s’étonnait qu’une reine, dont on lui vantait la beauté, pût s’intéresser à de si laides bêtes ; toutefois sa demande lui était accordée ; quant aux gazelles qu’elle avait aussi demandées, et qui sont l’image, disait-il, de sa grace et de ses beaux yeux, elle en pouvait tirer de ses états autant qu’elle voudrait. Dorat eût-il mieux dit ?

Nous avions perdu de vue ce qu’on peut appeler le bassin de Tanger, et nous avions sous les yeux celui de Tétouan, beaucoup plus riche, plus fertile et plus pittoresque. Le mont Akbar forme la limite entre les deux gouvernemens. Il s’abaisse insensiblement, et vient mourir au sein d’une vaste plaine, où l’on commence à trouver un peu de culture, d’abord du maïs, puis du blé. La charrue est le soc romain tel quel tiré par un âne ou par un mulet. Jusque-là, nous avions fait peu de rencontres ; en approchant de Tétouan, nous en fîmes davantage : c’étaient des bergers ou des laboureurs, tous vêtus de l’inévitable dgilâbab ; beaucoup marchaient nu-tête et nu-pieds. Le salama ! nous manquait rarement ; souvent même notre escorte nous attirait, de la part des passans, l’honneur singulier du salem alikom ! le salut des croyans entre eux.

Une fois, cependant, nous ne reçûmes ni l’un ni l’autre. Notre nègre était hors de vue ; nous nous trouvions seuls au fond d’un ravin ; une troupe de paysans le traversaient en même temps que nous. Ils étaient à cheval et portaient de longs couteaux à la ceinture : au Maroc, tout homme qui a le moyen d’acheter des armes, a le droit de les porter ; il n’est nullement besoin de permis. Comptant sur la protection de notre escorte, nous n’en avions pas. Cette circonstance enhardit sans doute ces campagnards, qui n’avaient pu voir notre soldat, étant venus d’un autre côté. Le passage était étroit, ils firent mine de nous le disputer. Un jeune garçon de dix-huit à vingt ans paraissait surtout fort échauffé ; il portait la main à son couteau, et vociférait d’un ton guttural des paroles que nous n’entendions pas, mais dont nous lisions assez le sens dans ses yeux irrités et ses gestes furieux. Nous ne fîmes que rire de leurs menaces, et poussant nos chevaux en avant, nous passâmes sans coup férir. Nous eûmes tort de mépriser l’insulte ; nous aurions dû user de notre droit, rappeler le soldat, et faire un exemple sur place. D’autres voyageurs seront victimes de notre tolérance ; à une seconde rencontre, on tirera le couteau, à la troisième on en usera. L’impunité lâche la bride à la férocité de ces barbares.

Bientôt après on trouve le Bonsfika, ruisseau presque à sec alors, et qui, en hiver, devient si profond et si impétueux, qu’il coupe toute communication entre les deux villes. Il est inutile de dire qu’il n’y a pas de pont, et qu’on le passe comme on peut. Tout à coup la nature change. On entre dans une vaste plaine pittoresquement encaissée entre de hautes montagnes, comme les plateaux de l’Abruzze, dont tout ce pays rappelle d’ailleurs la physionomie. Quelques-unes de ces montagnes sont assez arides, d’autres boisées, quelques-unes cultivées jusqu’au sommet, et semées de villages dont on distingue à peine d’en-bas les huttes grisâtres. La plaine est couverte, non de ces hauts et gracieux palmiers dont l’image s’allie dans nos rêveries européennes au nom de l’Afrique, mais de petites palmes basses, qui s’épanouissent en éventail à un pied du sol tout au plus, et dont la Sicile et l’Espagne méridionale sont jonchées. Au Maroc, on les appelle doum. Ici, comme à Tanger, je ne vis pas un seul arbre nouveau. Toute cette campagne est déserte ; on n’y découvre ni hameaux ni habitations d’aucune sorte ; seulement de grands troupeaux de chameaux pelés y errent à l’aventure. Leur air docile et doux contraste avec la face rude et inhospitalière du chamelier qui les garde de loin, et dont l’occupation principale est d’imiter leur cri rauque et sauvage. L’homme et l’animal font assaut, et je ne saurais décider lequel surpasse l’autre dans la lutte. Ce sont les concerts champêtres et les pastorales mélodies que répète l’écho de ces montagnes.

Tétouan s’élève à l’extrémité de la plaine, sur une colline qui ferme l’horizon. La ville se présente moins bien de ce côté que Tanger vu du côté de la mer. Cependant, de loin, elle a l’apparence d’une place fortifiée. Elle est ceinte de murailles flanquées de tours carrées de distance en distance, et commandée par un château isolé qui a la prétention d’être fort. Il domine la ville comme le château Saint-Elme domine Naples. Tout cela est passé à la chaux, suivant l’usage des villes maures ; de près, c’est affreux ; mais, à distance, cette blancheur éclatante s’harmonise bien avec les teintes sévères de ce paysage alpestre.

Nous arrivâmes à la porte à l’heure annoncée ; nous pensions n’avoir qu’à entrer ; nous nous trompions : le portier de la ville nous barra le passage. Là s’arrêtait le rôle de notre soldat ; il lui restait à aller rendre compte de sa mission au bacha, qui devait envoyer un de ses gardes pour nous introduire dans la place. Ces formalités amenèrent un assez long retard. Le jour fuyait, le soleil n’éclairait déjà plus que les hautes crêtes ; les régions basses et Tétouan tout entier étaient plongés dans les ombres du crépuscule ; les hauteurs elles-mêmes ne tardèrent pas à s’éteindre. La ville était muette comme la campagne, car ici il n’y a pas d’angélus pour annoncer la fin du jour, qui meurt comme il naît, en silence. À peine la voix tremblante du muedzin qui crie sur les minarets, s’élève-t-elle dans l’espace, semblable au cri lugubre de quelque oiseau de nuit ; puis le silence renaît plus profond.

Tandis que nous étions là attendant la permission de franchir le seuil infidèle, des laboureurs en pantoufles jaunes et en tablier de cuir rentraient dans leurs maisons, ceux-ci chassant devant eux un âne chargé de ronces sèches, ceux-là portant leur charrue sur leur dos. Un marchand juif revenait de voyage, et sa mule harassée regagnait péniblement le fondak ; il nous prit sans doute pour des confrères qui venaient trafiquer à Tétouan, et nous jeta des regards moitié hostiles, moitié amis, pleins à la fois de crainte et d’espoir. L’esprit de lucre et l’esprit de concurrence s’étaient éveillés en lui au même instant. Toutefois il passa outre, sans nous faire de propositions.

Enfin, la licence du bacha arriva portée par un fantassin, qui nous servit d’introducteur. Nous entrâmes, non sans financer, par une longue rue déserte qui donne sur une place où se tient le marché ; de là on nous conduisit dans le Millah, ou quartier des Juifs. Il n’est permis à aucun chrétien, pas même au vice-consul anglais, le seul Européen établi à Tétouan, de loger dans la ville maure ; tout ce qui n’est pas croyant doit habiter la juiverie. Il ne nous fut pas facile d’y trouver un gîte ; nous en essayâmes plusieurs inutilement, et nous finîmes par nous accommoder chez un petit vieillard fort empressé, fort humble, nommé Samuël Bendelacq, qui, quoique juif, ne nous rançonna pas.

À peine débarqués, nous eûmes la visite de tous les agens consulaires. Autrefois les consuls européens résidaient à Tétouan ; l’un d’eux ayant par accident tué une Moresque à la chasse, leur résidence fut transférée à Tanger ; mais l’accident ne fut, dit-on, qu’un prétexte : le véritable motif de la translation fut la jalousie des habitans. Les femmes de Tétouan passent pour les plus belles et les plus avenantes de toute la Barbarie, et semblent avoir, comme les autres musulmanes, un faible prononcé pour les chrétiens. De là l’exil des consuls. Les simples voyageurs n’obtiennent que fort difficilement la permission de séjourner ; encore ne l’obtiennent-ils que pour un temps limité, et sont-ils surveillés avec une extrême vigilance. Depuis l’émigration des consuls, il n’y a plus à Tétouan que des agens nommés par eux, et qui sont tous juifs, excepté celui de la Grande-Bretagne, qui est Anglais, et qui seul aussi a un traitement fixe ; les autres n’ont pour salaire que les droits éventuels qu’ils prélèvent sur les navires dont les papiers sont soumis à leur visa. C’est une ressource fort précaire, car il est des pavillons qui ne paraissent presque jamais dans les eaux de Tétouan. Le pavillon français est dans ce cas ; aussi notre agent, le vieux Judas Abouderam, est-il plongé dans une profonde misère. Il est triste de voir un homme qui dispose des sceaux de la France, qui depuis trente ans la représente chez les Barbares, manquer de pain, et cela à la porte d’Alger. Cette lésinerie est odieuse en elle-même, impolitique dans ses résultats. Quelle idée ces Barbares, aujourd’hui nos voisins, auront-ils de la grandeur de la France, s’ils voient ses représentans traîner leur vie dans l’indigence ? Quoique non salariées, ces places sont fort recherchées des juifs : c’est pour eux une sauvegarde et une protection ; revêtus de ce caractère officiel, ils sont moins exposés aux vexations du bacha et aux avanies de la population.

Nous eûmes donc au débotter la visite de tous ces personnages ; ils venaient nous complimenter ni plus ni moins que si nous eussions été des têtes couronnées. L’apparition de ce corps diplomatique de nouvelle espèce fut un véritable coup de théâtre, la scène la plus grotesque que j’aie vue de ma vie. Ces juifs consulaires portent presque tous comme insigne de leur dignité, et pour se rendre plus respectables aux yeux des Maures, le costume européen ou quelque chose d’approchant. L’un se présentait en culotte de curé, l’autre en pantalon de matelot ; celui-ci, haut de quatre pieds, portait un habit dont les basques, démesurément larges, balayaient la terre ; celui-là, géant de six pieds, n’avait qu’un petit frac écourté, terminé au milieu des reins en queue d’hirondelle. Même variété dans la forme des gilets, des chapeaux et du reste de leur accoutrement. La figure la plus fantastique de cette galerie, qui ne l’était pas mal, c’était un petit vieillard cérémonieux, l’agent du Portugal, je crois, lequel cachait sa barbe dans une cravate de huit pouces qui lui montait plus haut que la bouche, et, condamnant sa tête à une immobilité majestueuse, lui donnait une attitude tout-à-fait conforme à la tenue classique du diplomate.

Comme nous étions à souper, nous fîmes à nos illustres hôtes les honneurs du vin que nous avions apporté de Tanger ; ils se le laissèrent verser, mais n’y touchèrent pas ; quand nous les pressions, ils répondaient par des grimaces qu’ils prenaient pour des sourires, et se remuaient sur leurs chaises avec des contorsions singulières ; on aurait pu les prendre pour des gens possédés de l’esprit malin. Tous ces salamalecs cachaient un mystère que nous ne percions pas ; enfin le vieux Bendelacq nous avoua avec force excuses et force révérences qu’il était défendu aux Hébreux de boire du vin versé par des chrétiens. Voici un autre échantillon des modernes superstitions des enfans de Jacob ; c’était un vendredi, le soleil était couché, et le sabbat, par conséquent commencé ; nous découvrîmes qu’il ne leur est pas permis, tant qu’il dure, de toucher aux flambeaux ; la consigne n’est levée que le dimanche. Nous rendîmes en même temps justice à la profonde sagesse du cuisinier maure, qui nous avait si imperturbablement suivis depuis Tanger ; il avait calculé que nous serions à Tétouan le jour du sabbat, que relégués dans la Juiverie, nous ne trouverions pas un Hébreu qui voulût violer le repos mosaïque pour faire notre cuisine, et que nous serions ainsi forcés de recourir à son ministère ; en effet nous fûmes trop heureux de l’avoir pour nous apprêter le kouskousou indigène. C’est le plat favori des Maures, une espèce d’étuvée composée de pâtes fines (puntitas), d’œufs durs, de poulet, d’agneau, de mouton, mêlés et bouillis ensemble. On saupoudre cela de safran, de poivre et autres épices fortes, et l’on sert le tout dans une immense patère à pieds, autour de laquelle les convives s’accroupissent et mangent gravement à la gamelle avec leurs doigts, car l’usage des assiettes et des fourchettes n’a pas encore franchi le détroit de Gibraltar.

J’avais envoyé ma lettre de recommandation au bacha ; dès le matin, il m’expédia un officier pour m’inviter à déjeuner, moi et mes compagnons de voyage. Il nous attendait dans son jardin à un mille ou deux de la ville ; nous nous y rendîmes à cheval, escortés par l’officier porteur de l’invitation, et accompagnés d’un interprète juif. Nous trouvâmes à la porte du jardin une troupe de soldats et quatre énormes chevaux tout sellés, dont les pieds étaient engagés, pour les contenir, entre deux longues cordes tendues ; ce sont les entraves du pays, et le même usage se retrouve en Espagne. Achache (c’est le nom du bacha) était accroupi sous le vestibule d’une petite maison de plaisance bâtie au milieu du jardin ; il nous reçut, assez majestueusement drapé dans son vaste haïk de fine laine. C’est un homme démesurément gros, de la taille à peu près de Louis XVIII, et si lourd, qu’un seul cheval ne suffit pas pour l’amener de la ville ; il alterne en route, et ceux que nous venions de voir à la porte étaient ses montures de rechange. Cette masse épaisse est surmontée d’une longue tête en pain de sucre, dont toute la physionomie réside dans deux petits yeux qui, bien qu’enterrés dans la graisse, ont une singulière expression de ruse et de cupidité, les deux vices dominans du caractère national, les deux pivots sur lesquels roule la société maure ; c’est toujours la fides punica et l’auri sacra fames.

Sous ce double rapport, Achache est bien de son pays, et il peut être considéré comme un type. Son avarice est insatiable ; déjà fort riche, il ne songe qu’à le devenir davantage ; tous les moyens lui sont bons, et sa duplicité naturelle lui en suggère tous les jours de nouveaux. Ce sont les juifs surtout qui sont victimes de ses exactions ; comme presque tout le commerce extérieur et intérieur est entre leurs mains, et que c’est lui seul qui, en qualité de chef de la douane, règle les tarifs et fixe les droits, il tient à sa merci leur fortune et les rançonne selon son bon plaisir. Afin d’avoir, pour ainsi dire, un pied dans leurs affaires, et aussi pour exploiter à son profit leur esprit retors et brocanteur, il s’est associé un juif qu’il a nommé trésorier de la douane ; il partage, ou du moins il est censé partager les bénéfices avec lui ; mais c’est l’association du pot de fer et du pot de terre ; ce que le Maure donne d’une main, il peut le reprendre de l’autre, sans compter qu’il se fait la part du lion. Ses concussions sont connues à la cour de Maroc, mais il achète l’impunité par de riches et nombreux présens ; on laisse d’autant plus volontiers l’éponge se gonfler, qu’elle rendra davantage quand le moment viendra de la presser ; car le tour d’Achache arrivera tôt ou tard ; il a en perspective pour ses vieux jours le sort de son confrère le kaïd d’Azamor que nous avons vu dans la forteresse de Tanger. En attendant, il aura joui de la vie et satisfait ses penchans cupides. Il est fils d’un muletier, et j’ignore quel coup de dé a fait de lui un bacha ; il est sans esprit, sans culture d’aucune sorte, n’a idée de rien, et sa conversation est inepte ; je n’en pus rien tirer. Toutefois il me reçut bien, il me fit des offres de services magnifiques, espérant sans doute un cadeau proportionné à son accueil.

Ne pouvant se déplacer aisément, vu sa monstrueuse corpulence, il nous fit accompagner dans sa maison par un de ses parens ; nous gravîmes après lui un mauvais escalier de bois fort raide et fort étroit ; et nous trouvâmes un thé servi par terre dans un petit boudoir assez propre. Des carreaux étaient disposés en guise de siéges tout autour du plateau, nous nous y couchâmes à l’orientale, et nous avons sur la conscience plus d’une avarie faite aux tapis du bacha par nos éperons. Le service était de porcelaine anglaise ; c’était sans doute un cadeau des officiers de Gibraltar qui viennent de temps en temps chasser le sanglier dans les montagnes de Tétouan. On nous servit avec le thé un gâteau indigène fait de sucre et d’amandes, qu’ils appellent efkake, et un petit pain rond de fleur de farine, que j’entendis nommer irébisa, et qui nous parut excellent ; il est fabriqué avec une délicatesse qui m’étonna et dont je ne croyais pas ces gens-là capables ; tant l’industrie des arts et métiers est chez eux grossière.

Le déjeuner, comme on voit, était frugal, et nous le mangeâmes seuls ; ni le parent d’Achache, ni son fils, qu’il envoya nous tenir compagnie, n’y touchèrent ; ils se contentaient de nous regarder et de nous inviter par signes à y faire honneur. Le fils du bacha était un jeune homme de quatorze à quinze ans, d’une beauté frappante ; quoiqu’il eût la tête entièrement rasée et qu’il ne portât pas encore de turban pour en couvrir la nudité, il était si beau, qu’il triomphait de cette épreuve bien faite pour défigurer les plus parfaits visages. Sa peau, légèrement brune, lui donnait un air déjà viril, et son œil fier dissimulait mal le mépris que nous lui inspirions. Il lui échappait des regards dédaigneux dont il n’était pas le maître ; notre toilette surtout lui paraissait misérable ; il est vrai qu’elle n’était pas brillante, la mienne en particulier était plus que simple ; je n’avais qu’une pauvre veste de chasse grise qui faisait une assez triste figure au milieu des kaftans écarlates et des haïks à larges plis. Dans cette circonstance, il fallait payer d’audace et racheter par l’insolence des manières la modestie du costume. C’est le seul moyen d’en imposer à ces barbares.

Après déjeuner, nous fîmes le tour du jardin qui est affreux, un véritable potager de la banlieue ; empressés de clore une séance en définitive peu intéressante, nous prîmes congé de notre hôte et remontâmes à cheval, après avoir payé vingt fois notre déjeuner par les bonnes-mains qu’officiers et soldats vinrent nous mendier au départ, et qu’Achache aura sans doute largement décimées, comme ces princes romains qui partagent avec les custodes de leurs palais la mancia des visiteurs. C’est un tribut déguisé que les gouverneurs lèvent sur les étrangers ; ils ont mille moyens de leur extorquer de l’argent ; ils leur envoient messages sur messages sous les prétextes les plus futiles, mais chaque message est une piastre, laquelle passe des mains du messager dans les coffres du gouverneur ; et par exemple, des quatre piastres données par nous au nègre qui nous avait escortés à Tétouan, le kaïd de Tanger, son supérieur, en aura pris au moins les dix-neuf vingtièmes, et il aura cru faire un acte de générosité en laissant au pauvre nègre une malheureuse pièce de vingt sous.

Malgré cela, le métier de soldat est encore le meilleur qu’on puisse faire au Maroc ; on traite les troupes avec égard et bienveillance ; outre les armes et les habits, chaque homme reçoit une paie de six à huit sous par jour en temps de paix ; une partie pourtant n’est point soldée, et ceux-là sont obligés de travailler à la terre ou d’exercer un métier dans les villes où ils sont en garnison ; mais ils ont des aubaines : ce sont eux qu’on choisit d’ordinaire pour escortes et pour messagers. L’officier qu’Achache nous avait envoyé le matin resta auprès de nous en qualité de garde-du-corps ; à raison de deux piastres par jour, il avait ordre de nous protéger et de nous accompagner partout ; la précaution n’est pas inutile, car la population de Tétouan est très fanatique, et sans lui nous aurions été insultés à chaque pas ; nous le fûmes même plusieurs fois malgré sa présence.

En quittant le bacha, nous allâmes, par une suite de charmans petits sentiers bordés de haies vives, au jardin du sultan ; ce n’est qu’une immense forêt d’orangers, qui étaient alors tout chargés de fruits ; jamais je n’en avais vu une telle profusion, même en Sicile ; c’est vraiment le jardin des Hespérides. Les oranges de Tétouan sont les plus renommées de la Barbarie, et elles méritent leur réputation ; ce sont peut-être les meilleures qu’il y ait au monde. On en charge des bâtimens pour l’Espagne et pour Gibraltar ; mais aucun sujet ne peut vendre les siennes avant que celles du souverain ne soient vendues jusqu’à la dernière. C’est le privilége dans toute sa nudité. Du reste, elles sont à vil prix ; nous en achetâmes trois cents pour les porter à Tanger, et le jardinier impérial nous tint pour des seigneurs fort généreux parce que nous les payâmes 3 francs, c’est-à-dire un centime la pièce.

Toutes ces campagnes sont riantes, et cultivées avec un soin qui rappelle la culture des royaumes de Murcie et de Valence ; une belle rivière serpente au milieu et sert à l’irrigation des orangers ; de hautes haies de lentisque et de chèvre-feuille servent de clôture, et des vignes, dont le raisin est célèbre, se balancent avec grace aux rameaux des arbres. Du côté de la ville, l’horizon est borné par un amphithéâtre de montagnes du plus grand style ; de l’autre côté, l’œil se repose sur la surface unie et calme de la Méditerranée. L’Italie et l’Espagne n’ont pas de site plus champêtre à la fois et plus pittoresque. La cité, dont on aperçoit par échappées les murs blancs à travers les massifs de verdure, n’est pas le moindre ornement du paysage. Debout sur la colline et toute hérissée de minarets silencieux, elle domine au loin la plaine et l’Océan. Je m’égarai long-temps avec bonheur dans ces fraîches et paisibles retraites, et repassant à la nage la rivière très profonde en cet endroit, nous regagnâmes la ville.

Rentrés dans notre juiverie, nous ne la quittâmes plus de la journée, réservant la ville maure pour les jours suivans. Le sabbat est le temps le plus favorable pour étudier le peuple d’Israël, car ce jour-là, il revêt ses habits de fête et quitte la boutique pour la synagogue. La population de Tétouan est de seize à dix-huit mille habitans, dont les Juifs forment un grand quart. Ils y sont plutôt tolérés qu’acceptés, comme dans le reste de l’empire, et on leur vend cher cette tolérance. Sans compter les contributions extraordinaires, ils sont soumis à un tribut annuel considérable et paient pour tout, même pour porter des souliers qu’ils doivent ôter vingt fois le jour, devant les mosquées, devant les sanctuaires, devant la maison des santons et des grands. Nous avons vu qu’ils étaient condamnés à une espèce d’uniforme noir, couleur fort méprisée des Maures ; il leur est défendu de lire et d’écrire l’arabe, n’étant pas dignes d’entendre le divin Koran ; l’usage du cheval leur est également interdit ; c’est un animal trop noble pour eux ; ils ne peuvent monter que des ânes ou des mulets, encore faut-il pour cela qu’ils paient un droit. Un Juif ne peut s’approcher d’un puits lorsqu’un musulman s’y désaltère, et il serait rudement châtié s’il osait s’asseoir en présence de celui-ci.

Telles sont les conditions auxquelles on les tolère ; on les traite moins en hommes qu’en animaux. Parqués dans leur quartier comme dans une ménagerie et enfermés la nuit ainsi que des bêtes fauves, ils vivent entre eux sous la discipline d’un kaïd hébreu, élu par eux, mais soumis à un scheïk ou ancien de la nomination du sultan. Ils ont le libre exercice de leur culte auquel ils sont fort attachés, et se gouvernent d’après leur loi. Ridiculement superstitieux, ils mêlent aux rites mosaïques toutes les folies de la cabale. Ils parlent tous espagnol et descendent pour la plupart, surtout ceux des côtes, de ces Juifs chassés d’Europe, et en particulier d’Espagne, à diverses époques du moyen-âge. Cependant il y a dans les montagnes des tribus hébraïques dont l’établissement paraît remonter à des temps antérieurs au christianisme. On les appelle et ils s’appellent eux-mêmes Pilistins ou Philistins et vivent confondus avec les Amazirgues (Berbères), qui les souffrent au milieu d’eux et ne les persécutent pas comme les Maures persécutent leurs coreligionnaires. Les Philistins ne reconnaissent d’autres livres que l’Ancien Testament auquel ils adjoignent certaines paraphrases chaldéennes, et ils sont tenus pour hérétiques par les autres Juifs ; on a cru quelque temps qu’ils étaient Sadducéens, mais cette opinion ne paraît pas fondée, de l’aveu même des rabbins.

Ces diverses tribus israélites réunies forment un total de trois cent quarante mille ames, c’est-à-dire un vingt-cinquième environ de la population générale du Maroc ; cette population est estimée à huit millions et demi d’habitans répandus sur une surface de vingt-quatre mille trois cent soixante-dix-neuf lieues carrées ; ce qui donnerait trois cent quarante-neuf individus par lieue carrée. Mais ces chiffres ne représentent que des calculs approximatifs et un peu hasardés ; on comprend qu’une statistique rigoureuse est impossible dans un pays où il n’y a ni cadastre, ni état civil. Les Juifs pas plus que les Maures ne savent jamais leur âge ; on ne peut obtenir d’eux à ce sujet une réponse positive. Cette ignorance serait commode pour les femmes, si la coquetterie n’était pas complètement inconnue sous le ciel africain.

Le peuple hébreu se console de ses affronts et de sa misère en trafiquant et en reprenant par la ruse ce que ses tyrans lui arrachent par la force. Quelque astucieux et fourbe que soit le Maure, le Juif est encore son maître, et il le dupe dans toutes les transactions. C’est la seule vengeance qui lui soit permise, et il l’exerce sans miséricorde. Il lui revient toujours quelque chose des tributs qu’il paie ; cela fait qu’il s’y résigne avec moins de désespoir. D’ailleurs, c’est pour lui une condition d’existence. Les Juifs ont un proverbe, qui dit : Con los Moros plomo o plata, « avec les Maures du plomb ou de l’argent. » N’ayant pas de plomb à leur envoyer dans la tête, ils donnent l’argent ; seulement ils en donnent le moins possible, et ils mettent tout leur génie à jouer la pauvreté ; plus un Juif est riche, plus il fait le pauvre ; et ce mensonge, qui ne se dément pas un instant, ne finit qu’avec la vie. Je me rappelle à ce propos une scène de comédie. J’étais chez un des premiers négocians du Millah ; c’était précisément le trésorier de la douane, l’associé du bacha. Il me faisait les honneurs d’une maison toute neuve qu’il achevait de bâtir, et qui, sans apparence extérieure, ne manquait pas d’élégance au dedans et même d’une certaine recherche. L’amphitryon ne se gênait pas avec moi ; j’étais un oiseau de passage, et je n’avais pas d’intérêt à le trahir. Il s’abandonnait donc sans crainte aux fumées de la vanité et à la béatitude du propriétaire satisfait. — Señor Coriath, lui dis-je, tout cela a dû vous coûter fort cher ; il faut que vous soyez bien riche. — À ce mot, je vis mon homme pâlir ; il se ravisa tout d’un coup et démentit tout ce qu’il venait de me dire. Lui riche ! mais il n’avait rien, il était le plus pauvre entre tous ses confrères ; sa maison n’était qu’un bouge, tout ce que je voyais était sans valeur ; et, faisant la contrepartie de lui-même, il se mit à déprécier chaque objet plus épouvanté de mes éloges qu’il n’en avait été flatté l’instant d’auparavant. À la fin, j’eus pitié du patient et je mis fin à sa torture. — Calmez votre effroi, lui dis-je ; quoique j’aie déjeuné ce matin chez Achache, je ne veux pas lui dire votre secret. Jouissez en paix de vos richesses ; elles vous coûtent assez cher. — Ces paroles ne le rassurèrent pas ; il persista à se traiter de misérable, et il ne respira librement que lorsqu’il me sut à Gibraltar.

Ainsi, les passions, les plus basses de l’humanité, l’avarice et la peur, sont les deux traits distinctifs des modernes enfans d’Israël ; ils en portent l’empreinte indélébile sur leur visage et dans toute leur personne. Leur regard est oblique, inquiet, et ils masquent la terreur dont leur cœur est possédé sous un sourire mielleux qui fait mal à voir quand on l’étudie. Le Juif ne parle pas, il chuchotte comme un prisonnier qui craint de réveiller ses bourreaux endormis. Le Juif ne marche pas, il se glisse le long des murs, l’œil au guet, l’oreille aux écoutes, et il tourne court à tous les angles, comme un larron qu’on poursuit. Souvent il tient sa chaussure à la main, pour faire moins de bruit, car rien ne l’effraie plus que d’attirer l’attention ; il voudrait marcher dans un nuage et se rendre invisible. Si on le regarde, il double le pas ; si on s’arrête près de lui, il prend la fuite. Il tient à la fois du lièvre et du chakal.

La laideur du Juif est une laideur toute particulière et qui n’appartient qu’à lui. Il n’a pas les traits physiquement difformes ; mais, fidèle miroir de sa vie interne, sa physionomie a quelque chose d’ignoble et de brutal qu’on ne saurait définir, qui frappe au premier coup d’œil, et repousse invinciblement. C’est une laideur morale ; c’est l’ame qui est difforme, et qui se reproduit dans chaque trait du visage. Il faut avoir vu ce peuple avili pour se faire une idée exacte de ce que peut sur les hommes un long système d’intimidation. La vie de l’intelligence est éteinte depuis des siècles dans ces êtres malheureux ; ils n’ont plus rien de l’homme que les instincts inférieurs et les grossiers appétits ; aucune pensée supérieure ne saurait germer dans ces cerveaux pétrifiés ; pas un sentiment généreux ne fait palpiter ces poitrines d’airain. L’argent, voilà leur dieu ; voilà leur culte. Ils adorent, comme leurs ancêtres, le veau d’or. On ne saurait imaginer une personnification plus parfaite de cette société matérielle qu’on nous vante tous les jours.

Et si on les suit du comptoir à la synagogue, on les retrouve semblables à eux-mêmes ; esclaves de pratiques dont l’esprit est mort et le sens perdu, ils confondent tout, Moïse et la cabale, les prophètes et les rabbins ; les superstitions les plus folles sont les mieux observées, et les cantiques sublimes du psalmiste sont traduits en vociférations si monstrueuses, qu’on se demande, à les entendre, si ces hommes ne sont pas des sauvages ivres qui rugissent autour de leur fétiche. Voilà ce que sont aujourd’hui sous la verge des tyrans africains les descendans du prophète Isaïe et du grand roi Salomon.

Par un phénomène qui ne s’explique que par la différence des occupations, les femmes juives ont échappé à la dégénération dont les hommes sont frappés ; elles sont aussi belles qu’ils sont laids ; on ne saurait voir nulle part des têtes plus parfaites, plus idéales. On se demande avec surprise comment de tels pères engendrent de telles filles, et l’on regrette que de si charmantes fleurs soient jetées en pâture à de pareils êtres. La beauté des femmes juives, comme la laideur des hommes, a un cachet original qui ne se retrouve nulle part. C’est l’éclat oriental uni à la finesse européenne, le point où les deux types se rencontrent et se confondent. La délicatesse des traits est surtout remarquable, et la coupe du visage, sans être ni la coupe grecque ni la coupe romaine, participe de l’une et de l’autre ; elle est moins pure que la première, elle est plus gracieuse que la seconde. Toutes les Juives ont de beaux yeux noirs pleins de flamme, et la peau très blanche ; elles sont de moyenne taille, mais sveltes et bien faites.

Elles ne sont pas soumises, comme les hommes, à une livrée uniforme, et elles ont pu conserver le costume de leurs mères. Ce costume, riche et brillant, leur sied à merveille ; il prend bien les formes et rehausse singulièrement leur beauté. Il se compose d’une jupe (faldeta) de couleur voyante ouverte par en bas et ornée de deux larges revers brochés en or qui se renversent sur le genou, et d’un corset (punta) de drap ou de velours, également brodé en fil d’or, qui se lace sur la poitrine, et par-dessus lequel se met le caso espèce de gilet, vert, rouge ou bleu, qui n’a pas de boutons, et flotte librement des deux côtés. Le caso est brodé comme le reste. Les Juives n’ont d’autres manches que celles de la chemise, lesquelles sont larges et pendantes, de manière à laisser voir le bras jusqu’au coude. Leurs petits pieds nus se cèlent dans des pantoufles rouges. La sfifa est un diadème de perles, d’émeraudes ou autres pierres précieuses, qui s’attache sur le haut du front et couronne dignement ces gracieuses têtes. Les jeunes filles portent leurs cheveux à longues tresses, comme les Bernoises ; les femmes mariées les coupent ou les cachent. Cet ensemble est pittoresque ; cet éclat, cet or, contrastent avec les couleurs sombres auxquelles les hommes sont condamnés. Cependant, si la police maure n’intervient pas dans la toilette des Juives, elle les oblige, quand elles sortent, à se découvrir la moitié du visage, pour les distinguer des Moresques, qui laissent voir à peine un œil.

Les Juives sortent peu, car elles craignent toujours quelque insulte de la part des musulmans, insultes qui demeurent toujours impunies, ou si on les venge, ce n’est pas sur l’agresseur, c’est sur la victime ; telle est la justice distributive du pays. Le moindre faux pas fait par une Juive, une démarche équivoque, ne fût-ce même qu’un soupçon, sont punis par le fouet ; ces exécutions se font avec une brutalité révoltante. Nous avons vu que les femmes Maures sont châtiées en secret par l’ahrifa ; on n’a pas tant d’égards pour des filles de mécréans ; le premier soldat venu s’empare d’elles et les fouette en pleine rue, sans pudeur et sans pitié. On conçoit qu’exposées à de tels affronts, elles restent au logis ; leur vie, surtout celle des jeunes filles, est très sédentaire ; leur teint n’en a que plus d’éclat. Elles passent toute leur journée à vaquer aux soins du ménage, à faire des puntitas, ou à broder, tandis que les pères et les maris fraudent et trafiquent. Elles ne parlent qu’espagnol, ne savent lire dans aucune langue et portent des noms hébreux ; outre ceux d’Esther, de Judith et autres naturalisés dans le calendrier chrétien, elles s’appellent Simka, dont la traduction européenne est Létitia, Estrella, Étoile, Masaltob, Bonne-Fortune.

Les Juifs ne sont pas jaloux, la jalousie est un sentiment trop noble pour eux ; ils surveillent peu leurs femmes et leur laissent une liberté qui est un sujet de scandale pour les musulmans, et d’envie sans doute pour plus d’une musulmane. On veille davantage sur les filles à marier, et l’on peut dire qu’elles sont en captivité ; la maison paternelle est pour elles ce que le couvent était pour nos mères. Elles n’en sortent que pour aller à la synagogue. Une fille qu’on rencontrerait dans la rue, ou qui se montrerait le jour sur la terrasse, ne trouverait pas de mari. Une Juive est femme à treize ans ; on la marie d’ordinaire à quatorze ; à quinze, elle est mère et nourrice ; à vingt ans, elle est flétrie ; elle est matrone à vingt-cinq ; le mariage paraît pour elles une chute ; à peine mariées, elles s’assimilent à leurs maris, c’est-à-dire qu’elles enlaidissent et se dégradent. Les métamorphoses que l’âge fait subir à ces visages si ravissans dans leur fraîcheur, sont effroyables ; rien n’est si charmant qu’une jeune Juive, rien n’est plus hideux qu’une vieille. On ne peut se défendre d’un sentiment de répulsion et de dégoût en songeant par quelles mains est cueillie la fleur de cette beauté rapide.

Les jeunes filles ont de la naïveté, de la grace, une certaine indolence qui trahit d’amoureuses rêveries et de secrètes langueurs. Elles seraient en tout autre pays des femmes adorables. Mais ces perles sont enfouies et foulées sous des pieds immondes. Nous passâmes toute notre sainte journée du sabbat à rendre hommage à ces idéales beautés ; nous n’avions pas besoin d’aller bien loin, car notre hôte Bendelacq avait deux filles, l’une de treize ans, l’autre de quinze, qui réalisaient toute la poésie du Cantique des Cantiques, et sous l’image desquelles je me suis toujours représenté depuis la jeune reine Esther et Ruth, la jolie glaneuse. L’aînée était fiancée, et son sale novio était là comme un reptile au milieu des fleurs. Il dissimulait assez mal la haine dont il nous honorait ; mais il se consolait de la cour que nous faisions à sa future par les cadeaux dont chacun de nous se plaisait à la combler. Il était trop bon Juif pour que la cupidité n’étouffât pas en lui ses velléités jalouses. Je ne doute pas qu’il n’eût vendu ses premiers droits au plus offrant. Il y avait aussi dans la maison une jeune veuve de dix-huit à vingt ans ; mais celle-là, quoique belle encore, était une rose fanée et sans parfum ; elle avait perdu tout prestige ; un Juif l’avait possédée. Qui voudrait accepter un pareil héritage ?

La maison de notre hôte n’était pas la seule qui renfermât de ces trésors voilés, nous en cherchâmes et en trouvâmes beaucoup d’autres, quoiqu’aucune rivale n’enlevât la pomme décernée par nous, dès l’abord, à nos deux jolies hôtesses. Les maisons juives sont bâties sur le même plan que les maisons maures : les appartemens s’ouvrent sur la cour, et ne reçoivent pas de jour extérieur ; les rues, à l’exception d’une ou deux qui ont des boutiques, sont flanquées de hautes et sombres murailles absolument nues et horriblement tristes. Cependant la curiosité féminine a fait pratiquer de petites lucarnes clandestines où l’on peut passer la tête. C’est la grille mondaine des religieuses de Palerme. Notre présence dans le Millah faisait sensation ; mais le premier sentiment d’un Juif, c’est la peur, et la peur faisait taire la curiosité. Quand nous paraissions dans quelque rue (et quelles rues, grand Dieu !), la population prenait incontinent la fuite. Au bruit des fuyards, une tête de femme couronnée de la sfifa sortait de chaque lucarne ; rien n’était plus piquant que ces fantastiques apparitions ; elles étaient si brusques, si inattendues, qu’elles semblaient produites par la baguette d’une fée ; on eût dit ces princesses enchantées des Mille et une Nuits.

Toutes ces femmes nous suivaient de l’œil et nous jetaient des sourires ; quand elles étaient jolies, nous entrions sans façon dans la maison, aucune porte n’eût osé se fermer devant nous ; le domicile d’un Juif est chose si peu sacrée. Ces portes ne sont pas une des moindres curiosités du lieu ; on voit qu’elles ont été fabriquées par la terreur. Elles sont formées d’énormes madriers de trois à quatre pouces d’épaisseur, tout bardés de grosses lames de fer et armés de triples verrous ; on dirait des clôtures de prisons ou de forteresses ; les maisons juives sont en effet l’une et l’autre ; cette première porte qui donne sur la rue, ne suffisant pas pour calmer les alarmes de l’avarice israélite, il y en a une seconde qui s’ouvre sur la cour et qui est taillée sur le même modèle que sa sœur jumelle. Elles sont si basses toutes les deux, qu’il faut se baisser pour passer dessous. Toutes formidables que sont ces barrières, elles ne s’abaissaient pas moins bénévolement devant nous ; mais à peine étions-nous entrés, que la double porte roulait sourdement sur ses gonds massifs, les verrous se tiraient avec un bruit sinistre, et nous demeurions prisonniers.

Du reste on nous accueillait bien, surtout les femmes ; les hommes étaient presque partout absens ; on nous introduisait dans les appartemens, on nous en faisait les honneurs avec une hospitalité qui allait quelquefois jusqu’à la collation. Les jeunes filles étalaient complaisamment sous nos yeux les richesses de leur garde robe, serrées dans des bahuts tout pareils à ceux dont usaient les élégantes au temps de Louis XIV ; elles nous expliquaient chaque partie de leur ajustement, nous en montraient l’usage sur elles-mêmes mais leurs grands yeux noirs, leur sourire fin et gracieux, nous causaient de fréquentes distractions, et nous donnions moins d’attention à la leçon qu’à la maîtresse. Les mères ne se formalisaient pas trop de nos absences, et les filles nous en savaient gré. En cinq minutes, nous étions de vieux amis, car les Juives sont aussi sociables que les Juifs le sont peu.

Assez souvent on nous prenait pour médecins, et alors nous étions reçus comme les envoyés de Dieu. Les médecins du pays (tebib) ne sont que de misérables empiriques, qui n’ont rien retenu de l’héritage d’Averroës[1]. Rivaux des santons, ce ne sont guère que des charlatans ambulans qui s’en vont de ville en ville montés sur des ânes et pourvus de pharmacies où les amulettes et les remèdes sympathiques occupent le premier rang. Ce sont nos sorciers de village. Le sultan ou quelque grand personnage tombe-t-il malade, on est obligé d’appeler des médecins ou des chirurgiens d’Europe ; et quand les épidémies fondent sur ce peuple infortuné, livré sans défense à toutes les fureurs du fléau, il est décimé cruellement. L’année précédente, le choléra avait sévi à Tétouan, et la terreur de son nom y régnait encore.

Pris pour médecin, j’avais les charges du métier si j’en avais les honneurs. Partout ailleurs j’aurais pu être dans l’embarras, mais dans ce pays d’ignorance et de superstition, on se tire aisément de tous les mauvais pas. Une fois on me mit entre les mains une nouvelle mariée dont la maladie était fort simple, et dont la cure se sera opérée tout naturellement quelques mois plus tard. Le cas n’était pas difficile, un autre le fut davantage : comme je passais devant une maison dont la porte était entr’ouverte, une jeune mère de seize à dix-sept ans, qui nourrissait, s’élança vers moi le sein en désordre, l’œil en pleurs, portant dans ses bras son nourrisson à demi mort ; le malheureux enfant avait le croup et un spasme l’étouffait. Né dans la ville d’Europe où le croup est le plus fréquent et presque endémique, je ne fus pas tout-à-fait pris au dépourvu. Quelques grains de camphre que je portais toujours sur moi, soulagèrent le pauvre malade et lui rendirent la respiration.

Tel fut l’emploi de cette première journée ; la nuit nous surprit cherchant ainsi des aventures de maison en maison. Ces maisons se ressemblent toutes, comme les familles qu’elles recèlent ; les plus hautes et celles-là sont rares, n’ont que deux étages, et toutes sont terminées par des terrasses qui communiquent de façon qu’on peut passer par là d’une habitation dans l’autre. Les appartemens se composent de quelques chambres longues et étroites, tapissées de nattes, et qui ne reçoivent de jour que par la porte. Une galerie intérieure fait le tour de la maison. La cour, ordinairement carrée, est pavée ainsi que les appartemens, de briques de faïence peinte (asulejos) très fraîches en été ; cette cour est le gynécée ; c’est là que nous trouvions les femmes réunies occupées à deviser et à broder, deux soins dont elles s’acquittent avec une dextérité merveilleuse.

Le matin, nous avions pris le thé chez le bacha Achache ; le soir, nous le prîmes chez Salomon Lévy, le premier négociant du peuple d’Israël. C’est un homme qui se pique de quelque teinture de civilisation, et il tenait à honneur de nous traiter. Il a un fils qu’il habille et élève à l’européenne ; il le destine à voyager ; et, comme il est riche, il se propose de l’envoyer à Paris pour achever son éducation. Je plains le voyageur s’il doit rentrer ensuite dans ses foyers. Les femmes, je ne sais pourquoi, n’étaient pas de la fête, et leur absence ne contribuait pas à l’égayer. Quoique le jeune homme fût bien et le père pas trop mal pour un Juif, j’étais si las de toute cette juiverie, que, laissant à mes compagnons le fardeau de la conversation, je m’esquivai et montai sur la terrasse. On m’y laissa seul, et je pus me recueillir tout à mon aise, et récapituler les impressions de la journée.

La nuit était belle, une nuit de printemps, tiède, sereine, voluptueuse ; des myriades d’étoiles scintillaient au firmament, les plus basses brillaient à la crête des montagnes comme des feux. Confondue avec les brumes vaporeuses de l’horizon, la mer, quoique éloignée de la ville de quelques milles seulement, était invisible ; mais la brise qui en venait, se chargeait, en passant sur les jardins, du parfum des orangers, et le répandait dans l’espace ; l’air en était tout imprégné. Le pavillon britannique, arboré nuit et jour sur la maison de l’agent consulaire, se soulevait de temps en temps, se déployait mollement au souffle passager des mers ; puis retombait, semblable à un aigle assoupi qui ouvre l’aile un instant et la referme aussitôt. On eût dit quelque génie mystérieux planant sur la ville endormie, et veillant sur elle du haut des cieux. Les minarets de la cité maure se dressaient dans l’ombre comme autant de fantômes. Le silence régnait, rien n’annonçait la fuite des heures ; le temps était muet comme au désert. La solitude n’était pas moins profonde ; seulement j’apercevais, de loin en loin, des formes vagues, qui se dessinaient à peine au milieu des ténèbres : c’étaient les femmes qui prenaient le frais sur les terrasses ; mais elles n’y restaient pas long-temps, elles disparaissaient une à une, et bientôt je ne vis plus rien.

Tout était sombre autour de moi ; pas une lumière ne perçait l’obscurité ; à mes pieds dormait le quartier ou plutôt la cité juive, car ce Millah où j’étais emprisonné est une ville dans une ville, fidèle emblème dans son isolement du peuple qui l’habite, peuple solitaire au milieu des nations. Il n’était pas besoin qu’Asmodée me découvrît d’un coup de baguette les scènes d’intérieur qui se passaient sous ces toits ténébreux, pour que je devinasse quelles passions la nuit couvait à cette heure sous son aile silencieuse. C’est rentré chez lui après les trafics, les affronts, les terreurs, les dissimulations de la journée, que le Juif se dédommage de sa longue contrainte, et se livre aux transports de la haine et de l’avarice. C’est alors, c’est sous la protection de ses triples verrous, qu’il charge ses oppresseurs d’imprécations qu’ils ne peuvent entendre ; et qu’il compte les quadruples qu’ils ne peuvent voir ; cette heure-là le console de tout.

Le plus grand malheur des Juifs est de n’éveiller aucune sympathie, de n’exciter aucune pitié. Leur destinée est de n’être ni consolés, ni plaints ; seuls entre tous les opprimés du monde (et quelle oppression égala jamais la leur ?), ils n’ont ni avocats pour plaider leur cause, ni amis qui leur tende la main. La persécution n’a jamais pu faire d’eux des martyrs. Ils sont considérés d’un bout du globe à l’autre, chez les Chinois et chez les musulmans, dont ils n’ont pourtant pas tué les prophètes, plus encore que chez les disciples du crucifié, comme une plante parasite qui n’a pas de racines dans le sol et qu’on souffre dans son champ par tolérance ou par intérêt. On peut bien, comme le bacha barbare, ou comme les rois d’Europe, s’inspirer, dans des vues de lucre, de leur génie mercantile et usurier ; mais c’est un instrument dont on use sans en faire cas, et qu’on foule aux pieds à la première occasion. Pour être utile quelquefois, il n’en est pas moins méprisé toujours, par ceux-là même qui s’en servent.

Ce n’est pas la première fois que les Juifs sont en captivité : long-temps déjà avant leur grande dispersion, n’avaient-ils pas baigné de leurs sueurs la terre d’Égypte et les rivages de Babylone ? Mais alors il se trouva un grand homme pour les tirer de servitude ; ils avaient des prophètes pour leur prêcher l’espérance. Aujourd’hui où est Moïse pour réunir les tribus éparses de la maison d’Israël ? où est Jérémie pour pleurer sur les ruines de Jérusalem ? Le génie militaire des anciens Hébreux est mort comme leur génie politique ; leurs grands capitaines et leurs grands tribuns Josué, Samuel, n’ont point d’héritiers ; la sublime poésie des prophètes n’a plus d’échos. Les lumières divines se sont éteintes jusqu’à la dernière étincelle, et il s’est fait, chez ce peuple qui a cessé d’en être un, un grand silence et une grande nuit. Comment es-tu tombée des cieux, étoile du matin, fille de l’aurore ?

Enfant perdu de l’humanité, le Juif ne s’intéresse aux catastrophes et aux prospérités des états qu’autant qu’il spécule sur les unes ou sur les autres. Il ignore les passions et les vertus du citoyen, car il n’a pas de patrie et il n’en désire pas ; il a si complètement oublié ses origines qu’il n’a pas un regret pour la terre où dorment ses aïeux ; les plus sales rues des plus sales villes lui suffisent, pourvu qu’il y thésaurise ; à ce prix, il se résigne aux derniers outrages, aux persécutions les plus ignominieuses, sans qu’un cri de révolte soit jamais sorti de ces lèvres scellées par la peur, sans que nulle pensée d’indépendance ait jamais visité dans ses fers cet esclave oublieux de la liberté. Il a perdu le sentiment et jusqu’au souvenir de sa dignité ; sa résignation séculaire n’est que de la lâcheté, son humilité de l’abjection. Il oppose la ruse à la violence ; il répond au mépris par une haine implacable, mais sourde.

Type de l’égoïsme endurci, le Juif persiste avec un opiniâtre acharnement dans son étroite personnalité ; il s’est fait une vie à part au milieu des hommes ; indifférent à leurs douleurs comme à leurs joies, il ne tient à eux que par les liens de la bourse ; il pourrait à la longue s’en créer d’autres, il pourrait se rallier aux intérêts supérieurs de la société ; il ne le veut pas, il ne sent le besoin ni du commerce de l’intelligence ni de l’échange des affections. Il ne saurait comprendre le dévouement ni s’élever à l’enthousiasme. Son ame, que rien n’amollit, est fermée à toutes les sympathies sociales ; il est sans entrailles, comme il est sans grace et sans grandeur. Il peut, à force de patience, d’astuce et d’agio, faire de monstrueuses fortunes ; mais comment en use-t-il ? et quel profit le monde et sa propre caste en ont-ils jamais retiré ? Quel Juif eut jamais la pensée d’illustrer son nom par quelque fondation généreuse, quelque action magnanime ? L’amour de la gloire, qui est une vertu chez les nations, est inconnu à cette race abandonnée des hommes et de Dieu.

Voilà pourtant ce qu’est devenu ce peuple qui a creusé dans le passé un sillon si profond, et qui fut si long-temps le peuple de Dieu. L’histoire n’a pas d’exemple d’une pareille chute. Une destinée si terrible et le phénomène d’une dispersion à jamais mémorable ont frappé si fortement les imaginations populaires, qu’elles se sont précipitées dans le merveilleux et ont élevé un fait historique au rang des miracles. On vit là une intervention directe, une volonté expresse, immédiate, de la Providence ; le peuple d’Israël devint une espèce de Caïn réprouvé, marqué au front, comme le premier meurtrier du monde, du signe de Dieu et condamné comme lui à une éternelle proscription. C’est qu’aussi le crime fut abominable, et nulle expiation ne paraît trop dure. En tuant le fils du charpentier, l’apôtre de l’amour et de la liberté, c’est l’humanité, c’est Dieu lui-même que les Juifs ont mis en croix ; et loin de rougir du forfait de leurs pères, les enfans y persévèrent ; ils le renouvellent chaque jour et crucifient encore, dans leur cœur, le Christ dans les chrétiens.

Ma nocturne méditation fut tout d’un coup troublée par le cri du muezzin ; invisible sur son minaret, il appelait les fidèles endormis du sommeil à la prière, et cette voix lente et monotone, à laquelle les chiens errans répondaient par des hurlemens lamentables, avait je ne sais quoi de lugubre et d’étrange au milieu des ténèbres. Préoccupé que j’étais des Juifs et de leurs catastrophes, il me sembla entendre une de ces voix mystérieuses et prophétiques qu’on ouït sur les synagogues au siége de Jérusalem, annonçant le triomphe des Romains et la chute du temple.

Mes compagnons vinrent m’avertir qu’il se faisait tard et qu’il était temps de retourner au logis.


Charles Didier.

  1. On a étrangement défiguré en Europe le nom de l’illustre médecin maure : son véritable nom est Aboul-Velid-Mohammed-bnou-Roboâ, Il est vrai qu’il n’est pas facile à retenir.