Le Maroc/01
TANGER.
Allant par terre de Cadix à Gibraltar, je me trouvais l’année dernière à Tarifa, petite ville plus arabe qu’espagnole, célèbre par ses voleurs, vrais Bédouins, et par ses belles femmes aux yeux bleus et aux cheveux blonds, comme les Valenciennes. Assise au point intermédiaire et le plus resserré du détroit, elle est à égale distance des deux mers et n’est séparée de l’Afrique que par quelques lieues. C’est la ville la plus méridionale du continent européen. Une jetée naturelle, moitié sable et moitié roc, forme un promontoire aigu à la pointe duquel une petite île circulaire est amarrée par un pont ; sur cette île est bâti le château qui, par sa position, ressemble un peu au château de l’Œuf à Naples. Sentinelle avancée de l’Europe, Tarifa, ville autrefois fortifiée, est là comme une vedette placée en observation par la civilisation occidentale, afin de surveiller les mouvemens du monde africain ; son nom rappelle ce Gusman-el-Bueno, le Junius Brutus espagnol, qui aima mieux voir, du haut des remparts confiés à sa garde, son jeune fils égorgé sous ses yeux, que de livrer la place à l’Infidèle. De tels noms méritent de figurer au livre d’or de l’humanité.
J’étais là me promenant sur la jetée, par une belle et fraîche matinée du mois de mai ; le soleil illuminait l’Océan et teignait d’un violet foncé le magnifique amphithéâtre des montagnes d’Afrique. La ville de Tanger brillait au pied comme un point blanc. Le vent soufflait de l’est et assez frais ; la mer d’un bleu ravissant était grosse ; le détroit bouillonnait comme un large fleuve écumeux. Malgré la morgue de notre patriotisme occidental, nous ne saurions, nous autres enfans de l’Europe, aborder froidement une autre partie du monde ; c’est du moins ce que j’éprouvai, quand la veille j’avais tout d’un coup, et au sortir d’un bois de carrascas, découvert pour la première fois la côte africaine.
Le cours de mon voyage ne me conduisait pas en Afrique, mais de là elle paraissait si belle et j’en étais si près que je fus tenté. Tandis que je dévorais le rivage opposé d’un œil de convoitise, j’aperçus un falucho, espèce de felouque à voile latine, mouillé au pied du château. C’était le courrier espagnol de Tanger ; il avait touché à Tarifa pour y prendre le vice-consul d’Espagne qui se rendait à son poste, et il levait l’ancre à l’instant même. La tentation était trop forte, j’y succombai, et me voilà voguant vers l’Afrique. Deux heures après j’étais dans la baie de Tanger.
Un voyage prémédité perd tout le charme de l’imprévu ; on s’y prépare d’ordinaire par des informations orales et par des lectures ; c’est une méthode détestable, et qui tue la spontanéité des impressions ; même avant le départ, les sens sont émoussés ; ou bien, et c’est pis encore, le spectacle de la réalité fait regretter les rêves brillans de la fantaisie. Ici, grace à Dieu, je n’avais à craindre ni désenchantement, ni mécompte : j’abordais l’inconnu les yeux fermés ; j’ignorais si complètement la topographie de l’empire marocain, que j’avais tenu jusque-là Tanger pour un préside espagnol, comme Ceuta. Une circonstance prolongea mon erreur jusqu’au port : d’aussi loin que je pus discerner les objets de la côte, je vis le pavillon espagnol flotter sur l’édifice le plus apparent de la ville ; on pouvait le prendre pour un signe de possession ; c’était le pavillon du consul d’Espagne, qui répondait au signal du courrier et lui souhaitait la bien-venue : usage touchant dont on ne sent la douceur qu’après avoir mis le pied sur ces terres barbares ; c’est comme un serrement de main fraternel sur le rivage de l’exil. Une fois en rade je distinguai le costume arabe des marins du port, et mes yeux commencèrent à se dessiller. Une altercation survenue entre les gens de l’équipage et quelques Maures qui étaient à bord du falucho acheva de me les ouvrir ; on se querellait sur le prix du passage, et les Maures avaient le verbe si haut, malgré leur mauvais espagnol, ils traitaient les chrétiens de ladrones et d’embusteros d’une voix si hardie et si retentissante, que je me dis à part moi : Ces gens-là sont évidemment chez eux. Ils y étaient en effet, ils le sentaient, et plus les Espagnols tournaient à la conciliation, plus les Maures devenaient arrogans. Ainsi, en deux heures j’avais passé comme par enchantement du monde européen au monde oriental, de l’empire de Jésus-Christ à l’empire de Mahomet.
La transition était brusque, et je contemplai d’un œil émerveillé et tout-à-fait dépaysé les tableaux du rivage. L’aspect de Tanger vu de la mer est bien celui d’une ville moresque telle que je me la représentais. Des maisons blanches jetées pêle-mêle sur la crête et aux flancs d’une colline ; un minaret luisant et carré ; des murailles crénelées, des canons de fer entre les créneaux, des turbans pardessus les canons ; un drapeau rouge, une plage aride, une mer superbe, le tableau est tout fait. Mais quelque chose en détruit l’originalité : ce sont les palais des consuls européens qui écrasent de leur luxe la ville africaine ; celui d’Espagne, entre autres, a l’air d’une forteresse et domine tout ce qui l’entoure.
Il ne me fut pas facile de prendre terre. Nul étranger ne peut mettre le pied dans l’empire de Maroc, sans l’autorisation expresse du sultan ou des officiers qui le représentent. Or cette autorisation se faisait attendre, la mer était grosse, je souffrais à bord, je perdis patience : sautant de force du falucho dans le canot, je me fis conduire à terre à mes risques et périls, malgré les quinze ou vingt canons braqués sur les murailles ; ils ne tonnèrent point contre moi, faute de discipline sans doute, et aussi de canonniers. Entrant dans l’eau jusqu’à la ceinture pour venir à ma rencontre, un marin maure de six pieds de haut et à demi nu, me chargea vigoureusement sur ses épaules pour débarquer. Allah est grand et Mahomet est son prophète ! Dieu des chrétiens, protégez-moi !
Je fus à l’instant environné d’un peuple de matelots nus ou peu s’en faut, qui me toisaient de la tête aux pieds d’un air farouche, échangeaient entre eux des vociférations gutturales peu propres à me rassurer. Seul sur la grève infidèle, je ne savais trop quelle contenance faire au milieu de ce troupeau sauvage dont le berger me contemplait de loin, d’un œil tout aussi peu hospitalier. Ce berger est le capitaine du port, Rais-el-Marsa, l’un des hauts dignitaires de la ville de Tanger. Il était accroupi à l’écart sur une natte de jonc, occupé sans doute à méditer dans sa barbe blanche sur l’audacieuse infraction dont je venais de me rendre coupable contre les lois de l’empire en débarquant sans licence ; j’ai su depuis qu’il attendait mon cadeau,
Car on a beau prier et lever son chapeau,
On n’entre point chez lui sans graisser le marteau.
Comme j’étais là dans l’expectative, sans trucheman pour me faire entendre et sans rien comprendre moi-même, un jeune Juif vêtu du noir soulam, comme ils le sont tous, perça la foule et vint droit à moi. Il m’adressa la parole en français, et jamais musique ne fut plus douce à mon oreille. C’était un interprète du consulat de France ; le consul, informé de mon arrivée, l’envoyait pour me recevoir, en attendant qu’il vînt lui-même avec la licence du kaïd ou gouverneur. Le drogman me tira des mains des Philistins et me conduisit dans une espèce de hangar où les nouveaux débarqués font antichambre ; ce hangar est à côté de la douane, dont le chef, Amîn[1], autre grand fonctionnaire de Tanger, était accroupi sur sa natte, au milieu d’une vingtaine de soldats indolens ; autant de longues escopettes de sept pieds étaient accrochées à la muraille comme à un râtelier. La vue de ce corps-de-garde me reporta à celui que M. Decamps avait exposé au salon l’année précédente, et qui dès-lors m’avait frappé comme par pressentiment.
Le chef de la douane, beau vieillard septuagénaire, portait avec dignité son grand haïk blanc et son turban de mousseline, surmonté de la calotte rouge. Je remarquai qu’il fumait seul ; l’usage de la pipe est loin d’être aussi général au Maroc que chez les Turcs. Le vieux renard me lorgnait du coin de l’œil, comme s’il eût craint que je ne dérobasse à sa surveillance quelque trésor précieux. Cependant il se montra plus poli que ne le sont nos douanes civilisées ; il ne me fit point subir de visite, et procéda comme le vieux botaniste de Goëthe, oculis non manibus. L’inspection du reste eût été facile et bientôt faite : mon mince bagage de voyageur m’avait précédé par mer de Cadix à Gibraltar, et je m’étais embarqué à Tarifa comme je m’y trouvais, c’est-à-dire plus qu’à la légère et la bourse assez plate. La perspective d’être volé fait qu’en Espagne on ne porte sur soi, d’une ville à l’autre, que tout juste ce qu’il faut d’argent pour le voyage ; si l’on change ses plans en route, on est souvent embarrassé.
Notre consul, M. Méchain, qui est en même temps chargé d’affaires, ne tarda pas à venir me joindre sous le hangar où j’étais prisonnier, et me tira de captivité. Si j’avais attendu pour débarquer l’autorisation du kaïd, j’aurais attendu long-temps, car il était à la campagne et n’en devait revenir que le soir. Le consul m’introduisit dans la ville sous sa propre responsabilité. Je ne saurais assez me louer des procédés de M. Méchain. Je tombais là du ciel, seul, assez mal équipé, et peut-être même un peu suspect ; il ne m’en fit pas moins bon accueil, et durant tout mon séjour il poussa l’hospitalité aussi loin qu’elle peut aller. Ma bourse épuisée, et elle le fut bientôt sur cette terre d’autant plus avide qu’elle est plus misérable, il m’ouvrit la sienne, sans autre garantie que l’honneur d’un inconnu, oiseau de passage qu’il voyait pour la première fois. Les voyageurs sentiront le prix d’un tel service.
Si Tanger n’est plus un préside européen, il l’a été jusque vers la fin du xviie siècle, époque où il fut abandonné par les Anglais, qui le tenaient des Portugais. Ils eurent soin, en se retirant, de ruiner le môle, qui depuis n’a jamais été relevé, ce qui rend le mouillage peu sûr contre les vents d’ouest. Protégé de l’autre côté par la pointe de Malabatte, en arabe Ras-el-Menar (cap du phare), il l’est beaucoup plus contre les vents moins dangereux de l’est. Au départ des Anglais, Tanger rentra sous l’obéissance des sultans du Maroc, et y est resté. C’est une ville de neuf à dix mille habitans, dont un cinquième à peu près est composé de Juifs. Les Juifs n’y sont pas renfermés, comme ailleurs, dans un quartier à part ; ils sont libres et vivent confondus avec la population maure. Ils ne se distinguent d’elle que par le vêtement ; toutes les couleurs vives leur sont interdites ; ils sont condamnés au noir, en signe d’opprobre et de servitude. En Espagne, ils étaient condamnés au jaune ; ils n’ont fait que changer de livrée, ils n’ont pas changé de condition ; et si les musulmans ne les brûlent pas, ils les abreuvent d’outrages.
La première chose que je vis en entrant dans la ville infidèle fut un petit Maure de neuf à dix ans qui tirait par sa barbe blanche un vieux Juif bien humble et bien résigné ; et comme le fils d’Israël n’ôtait pas assez vite ses babouches en passant devant la mosquée, un soldat lui alongea un coup de pied sans se déranger de son chemin, et une vieille femme souleva son voile pour lui cracher au visage. Le pauvre Hébreu souffrait tous ces mépris sans murmure ; la moindre velléité de résistance pouvait lui coûter la vie ; on l’aurait assommé sous le bâton. Il s’échappa à travers un dédale de petites rues étroites et tortueuses, et mit ainsi fin à sa persécution. Encore dut-il s’estimer heureux de s’en être tiré à si bon marché ; il s’en fallut de quelques minutes à peine qu’il ne tombât au milieu d’une procession de Iemdoucha ou Hamdoucha, et alors c’eût été bien pis : le malheureux courait risque d’être massacré. Les Iemdoucha suivent la loi de Iemadscha ; ils forment une secte puissante et la plus redoutée peut-être de tout l’empire. Le hasard me servait bien en me les faisant rencontrer dès le début, quoique la rencontre ne soit jamais sans danger. On ne peut rien se figurer de plus sauvage. Le chef, en maure mukaddem, était un grand vieillard enveloppé tout entier dans un vaste haïk. Il montait un cheval blanc et portait un étendard à la main, comme les hermandades espagnoles, qui n’ont peut-être pas d’autre origine ; il affectait une majestueuse immobilité, tandis que ses suivans, à pied et demi-nus, exécutaient au son de la musette (agual) et du tambour (tebel[2]) des danses ou plutôt des trépignemens de possédés. Rangés autour du mukaddem, et la tête courbée en avant jusqu’aux jambes de son cheval, ils s’abandonnaient, avec une fureur qui allait jusqu’au vertige, aux mouvemens les plus bizarres, et tout leur corps se tordait en contorsions frénétiques. Au lieu de les calmer, la musique ne faisait que les exciter, en précipitant la mesure, et le peuple les animait encore par ses cris.
Dans cet état d’irritation, les Iemdoucha deviennent féroces. Ils se jettent sur les animaux ; ils les déchirent avec les dents et les ongles, et les mangent ainsi crus et sanglans. J’en ai vu dépecer de cette manière un mouton ; on en a vu dévorer jusqu’à des ânes. C’est là du reste leur spécialité et leur superstition particulière. Ils se vantent en outre, nouveaux Psyles et fils peut-être des anciens, de toucher impunément à tous les poisons, et ils jouent sur les places publiques avec des serpens. À défaut d’animaux, ils se ruent quelquefois sur les Juifs, pour lesquels ils sont, on le conçoit, un objet d’épouvante ; le peuple d’Israël se cache en tremblant, à la première note de la formidable musette. Il n’est pas prudent non plus pour les chrétiens de se trouver sur le passage de ces forcenés, et on les évite soigneusement. Leur rage est quelquefois telle qu’on est obligé de leur faire une haie de deux rangs de soldats pour les contenir. Il paraît que toute cette fureur carnassière est jouée, et les esprits forts parlent des Iemdoucha comme d’une secte qui exploite par ces simagrées effroyables la crédulité du peuple. Quoi qu’il en soit, ils sont en grande vénération ; et pressée autour du mukaddem toujours impassible et muet, la population lui baisait religieusement le genou. Il faisait, ce jour-là, son entrée à Tanger ; le soir il y eut de nouvelles processions aux flambeaux et force coups de fusils, comme aux processions espagnoles.
Ces sectes ou confréries sont nombreuses au Maroc ; je ne saurais dire en quoi elles diffèrent. J’ai vu une procession d’Aïsaoua, sectateurs de Sidi Ben-Aïsa ; ils m’ont paru moins féroces que les Iemdoucha, et on dit les Gilala plus doux encore. Les Aisaoua ont un vaste sanctuaire à Fez ; c’est la maison centrale de la communauté ; vers le mois de juillet, ils se rendent par grandes troupes dans la province méridionale de Sous ; ils y font provision de serpens, et se répandent de là dans toutes les parties de l’empire. Une quatrième secte, celle des Ahmatcha, a des attributs que j’ignore, et les Derkaoua sont des espèces de déistes qui courent les villes et les campagnes, habillés en arlequins. La dévotion des fidèles se traduit en offrandes de toute espèce ; les riches apportent de l’argent, les pauvres des dons en nature.
À côté de ces saintetés collectives, il y en a de solitaires, ce sont les santons, sorte d’ermites qui vivent au désert et quelquefois dans les villes, mais seuls et à l’écart. Il y en a de trois espèces : les fous ou idiots, qui sont en grande vénération chez les Maures et tenus pour saints[3] ; les fanatiques de bonne foi, et les imposteurs comme partout. Tout leur est permis, et ils peuvent se passer impunément leurs caprices. Une nouvelle mariée, s’en revenant de la mosquée, traversait la place de Tanger ; un santon s’approche d’elle et s’en empare ; le mari, spectateur de l’évènement, dut se tenir pour très honoré : sa femme était béatifiée. Un autre santon fit son choix dans un essaim de jeunes filles qui revenaient du bain ; il tomba par hasard sur la plus belle, et très flattée de la préférence, la victime si brutalement immolée reçut les félicitations de ses compagnes et de sa famille. Il paraît qu’il y a aussi des santons femelles : on en cite une qui avait dévoué sa beauté au service des passans. La sainte courtisane tenait son mystique boudoir sur la route de Saffi[4] !
Je rencontrais tous les jours à Tanger un vieux santon (celui-là était imbécille), qui courait les rues ses babouches à la main en poussant des hurlemens féroces ; ses poumons résistaient à ce métier depuis vingt ans. Attirée par ses horribles cris, la population accourait, les femmes surtout, et elles baisaient cette main sale et décharnée avec une piété fervente. Quand elles manquaient la main, elles baisaient la robe. Leur action avait d’autant plus de mérite qu’elles l’exécutaient presque au péril de leur vie, car l’idiot faisait le moulinet avec un long bâton, et malheur aux têtes qu’il atteignait ! Cependant il frappait de préférence les robes noires, c’est-à-dire les Juifs ; c’était chez cette bête fauve une affaire d’instinct. Moi-même, un jour, je faillis être frappé en descendant l’escalier du consulat de Suède ; mais le coup qui ne m’était pas destiné, ne fit que m’effleurer et alla droit à son adresse, c’est-à-dire sur la tête d’un enfant d’Israël. Je ne sais quel blasphème la douleur arracha au patient, mais je le vis saisir et traîner devant la boutique du muhtesib, chef de la police ; pour lui guérir la tête, on lui administra cinquante coups de courroie sous la plante des pieds. J’eus le regret d’apprendre trop tard qu’avec quelques onces[5], j’aurais pu sauver du knout le pauvre Hébreu.
Ce santon bâtonnier est le même, j’imagine, qui s’attaqua, il y a environ quinze ans, au consul de France, lequel était alors M. Sourdeau ; terrassé en pleine rue d’un coup de bâton sur la tête, le consul demanda satisfaction à Muley-Suleiman qui régnait encore, et exigea que le coupable lui fût livré afin de venger sur lui cet outrage au droit des gens. Le sultan répondit au consul par une lettre restée célèbre dans le corps consulaire ; en voici la traduction :
« Au nom de Dieu clément et miséricordieux. Il n’y a ni puissance, ni force, sinon avec Dieu très haut, très grand, amen ! Consul de la nation française, Sourdeau ! salut à qui marche dans le droit sentier ! Comme tu es notre hôte, sous notre protection, et consul d’une grande nation dans notre empire, nous ne te pouvons souhaiter que la plus haute considération et les plus sublimes honneurs. Tu comprendras, par là, que ce qui t’est arrivé nous a paru intolérable, quand bien même c’eût été par la faute du plus cher de nos fils et amis. Quoiqu’on ne puisse faire obstacle aux décrets de la divine Providence, il ne peut nous être agréable qu’un semblable traitement soit fait, même au plus vil des hommes, pas même aux bêtes ; et certainement nous ne manquerons pas, Dieu voulant, d’en faire sévère justice. Toutefois, vous autres chrétiens, vous avez le cœur ouvert à la pitié, et vous êtes très patiens aux injures, à l’exemple de votre prophète que Dieu ait en gloire, Jésus, fils de Marie, lequel, dans le livre qu’il vous apporta au nom de Dieu, vous commande, si quelqu’un vous frappe sur une joue, de présenter l’autre. Lui-même, que Dieu bénisse éternellement, ne se défendit point quand les Juifs vinrent pour le tuer, et c’est pourquoi Dieu le retira à lui. Dans notre livre, il est dit par la bouche de notre prophète que nul peuple ne se rapprochera plus des vrais croyans dans la charité que ceux qui disent : Nous sommes chrétiens ; et cela est très vrai, puisqu’il y a parmi eux des prêtres et saints hommes qui ne s’enflent point d’orgueil. Notre prophète nous dit encore qu’il est trois sortes de personnes dont il ne faut point imputer à crime les actions, savoir : l’insensé jusqu’à ce que le bon sens lui revienne, le petit enfant, et l’homme qui dort. Maintenant cet homme qui t’a outragé est insensé et il n’a pas de jugement. Cependant nous avons décrété que justice te soit faite de son crime. Si pourtant tu lui pardonnes, tu feras œuvre d’homme magnanime et tu seras récompensé par le très miséricordieux. Mais si tu veux absolument que justice te soit faite dans ce monde, cela sera en ton pouvoir, afin que personne dans notre empire ne craigne ni injustice, ni voies de fait ; avec l’aide de Dieu, etc. Le 12 djumàdi-’l-tsani 1235 de l’hégire (28 mars 1820). »
Que pouvait le consul après un sermon si adroitement magnanime ? Il dut se rendre à la clémence sous peine de perdre le nom chrétien dans l’esprit du barbare, et voilà comment, quinze ans plus tard, le même bâton, conduit par la même main, m’effleura la tête au même lieu.
On parle, sur toute la côte de Barbarie, d’un consul anglais beaucoup moins endurant, c’est celui de Tripoli. Un corsaire tripolitain était accusé d’avoir couru sur un bâtiment britannique ; réclamé par le consul, il lui fut livré ; en vain le malheureux capitaine affirmait-il qu’il s’était trompé de pavillon et qu’il avait réparé son erreur aussitôt qu’il l’avait reconnue ; en vain sa femme et ses enfans vinrent-ils se jeter aux pieds du consul, l’inflexible Breton fit impitoyablement pendre le coupable à la vergue de son propre navire. L’action est dure, mais peut-être était-elle nécessaire ; ces barbares ne connaissent d’autre frein que la rigueur.
Il paraît, pour en revenir à Suleiman, que s’il avait des moyens de persuasion sur les consuls, il n’en avait pas de moins puissans sur leurs moitiés. Un consul se trouvant à Fez avec sa femme, qui était jeune et jolie ; le sultan leur fit en personne les honneurs de son palais avec une courtoisie tout-à-fait chevaleresque. Bientôt on s’aperçut que madame la consule était restée en arrière, elle s’était sans doute oubliée dans quelque appartement du harem ; mais le hasard voulut que sa majesté marocaine eût disparu en même temps. L’absence se prolongea, et quelle qu’en fût la cause, le couple égaré reparut ensemble ; la belle étrangère avait au cou un riche collier de perles. Du reste, Suleiman se piquait peu d’orthodoxie en fait d’amour ; en même temps qu’il passait des colliers au cou des chrétiennes, il rendait hommage à la beauté des filles d’Israël. Il se trouvait à Tanger en 1821 ; deux jeunes Hébreux se présentèrent devant lui pour vider un différend assez bizarre : ils étaient amoureux de la même femme, et comme elle hésitait entre eux, les deux poursuivans demandèrent que le sultan intervînt et la fixât dans son choix. La jeune fille en litige était belle, Suleiman s’en aperçut ; il passa avec elle dans un appartement voisin sous prétexte de l’examiner plus à son aise, et fit dire aux rivaux qui attendaient son arrêt avec anxiété, que, ne voulant pas sacrifier l’un des deux à l’autre, il gardait pour lui la pomme de discorde.
Plus orthodoxes que le monarque, les santons ne pousseraient pas si loin la convoitise, ils craindraient de compromettre leur sainteté en sacrifiant aux femmes étrangères. C’est qu’aussi leurs faveurs sont plus précieuses et leurs dons trop magnifiques pour être prodigués aux filles des idolâtres. Ce ne sont pas des colliers qu’ils donnent en échange d’un instant d’ivresse, c’est la clé du paradis et des brevets de béatitude. Il est vrai qu’ils donnent aussi des coups de bâton, mais c’est encore là une grâce particulière, et quand le bâton sacré tombe sur un croyant, le croyant baise avec gratitude la main qui a daigné frapper.
Tous les santons ne sont pas fous ou voluptueux, la majorité exerce des industries moins excentriques ; ils font, en général, le métier de prophètes et d’inspirés ; leur rôle les rapproche beaucoup de nos meiges, ou sorciers de villages. Ils ont des paroles magiques pour conjurer les esprits malfaisans, et d’infaillibles recettes contre les maladies des bestiaux et des hommes. On vient les consulter de loin, et on ne vient pas les mains vides. Tour à tour sur le trépied ou dans l’écurie, hier ils purgeaient un chameau, aujourd’hui ils prophétisent les destinées du monde. Dans l’intervalle de leurs fonctions, ils prient, jeûnent, et se livrent aux douceurs de la vie contemplative, sans souci du lendemain. Chose étrange ! leur sainteté est héréditaire ! — on a vu qu’ils ne font pas vœu de célibat ; — elle passe du père aux enfans comme un titre de noblesse ; le fils d’un santon est santon, comme le fils d’un marquis est marquis ; c’est le trait le plus curieux de cette singulière institution. Peut-être n’est-ce là qu’une application du principe des castes héréditaires de l’antique Égypte. Je ne sache rien d’analogue dans les coutumes religieuses de l’Europe.
La demeure des santons est réputée sainte ; un drapeau rouge la signale à la vénération publique, et les Juifs doivent passer devant, pieds nus, comme devant les mosquées. Leur mort est regardée comme une calamité publique. On les enterre tantôt au bord des chemins, tantôt sur les montagnes, et dans les lieux retirés et solitaires ; leurs tombeaux, également ombragés d’un drapeau rouge, deviennent des lieux de pèlerinage dont l’approche est interdite aux infidèles. Ce sont aussi des lieux d’asile au seuil desquels expirent toutes les lois humaines, et qui rendent inviolable quiconque s’y réfugie. Le plus audacieux tyran n’oserait en arracher un criminel. C’est le droit d’asile des temples de la Grèce et des églises du moyen-âge. Partout l’homme a senti le besoin d’échapper à la tyrannie de l’homme ; poursuivi par la société, il se réfugie au sein de Dieu.
La vénération du peuple maure pour ses santons prouve la vivacité de sa foi et son attachement aux croyances religieuses. Dernier rameau de l’arbre musulman, et le plus éloigné du centre, il est séparé par l’Afrique entière du tombeau de son prophète, mais l’épouvantable distance et les innombrables dangers du voyage ne l’empêchent pas de faire, lui aussi, son pélerinage à la Mecque. Un simple coup d’œil jeté sur la carte peut donner une idée des fatigues et des périls de cette gigantesque entreprise. Chaque année la sainte caravane part de Fez sous la conduite de l’émir-al-hodjahs, espèce de dictateur investi, durant tout le voyage, d’une autorité absolue. Elle franchit le petit Atlas et pénètre dans le désert d’Angad ; laissant sur la gauche Alger, Tunis et les autres villes de la côte, elle marche droit sur Tripoli et de là sur l’Égypte à travers ce périlleux désert de Barca, peuplé de Bédouins toujours prêts à dévaliser les pélerins. Enfin la caravane passe l’isthme, elle entre en Arabie, et, après un voyage de près de deux mille lieues, elle arrive à la Mecque pour la grande fête du Korban. Chaque pélerin, quels que soient sa fortune et son rang, prend alors et garde le reste de ses jours ce titre honorifique de hadji, dont les musulmans sont si jaloux ; il a le droit aussi de porter un turban particulier.
Certes, il faut une foi bien forte pour arracher à leur indolence naturelle ces tribus paresseuses et les emporter ainsi à travers la terre, et cela pour une idée ; mais toute puissance n’appartient-elle pas à l’idée ? N’est-ce pas l’idée qui fait les miracles ?
Toutefois, depuis que les Wahabites, espèce de Sociniens mahométans, ont pris la Mecque et pillé ses trésors, le pélerinage est moins fréquenté ; les Maures qui le tentent sont de jour en jour moins nombreux, et si quelque révolution ne vient pas rendre le tombeau du prophète à l’orthodoxie, le pélerinage finira par tomber tout-à-fait en désuétude.
Quoique le centre de l’islamisme soit déjà livré à l’incrédulité, les extrémités sont encore croyantes ; les Maures sont dévots jusqu’au fanatisme. Attisée par le voisinage et par de vieilles rancunes, la haine du nom chrétien est ardente et vivace au cœur des Maures. Tanger est, sous ce rapport, une ville d’exception ; la présence des consuls dont elle est la résidence, a accoutumé les yeux de la population à nos habits et à nos usages. Il y a plus de vingt ans que l’esclavage des chrétiens est aboli dans toute l’étendue de l’empire.
Indépendamment des consuls, on compte une vingtaine de familles européennes établies à Tanger à l’ombre des pavillons consulaires. Il y a même un couvent desservi par deux franciscains espagnols, lesquels constituent tout le clergé chrétien du Maroc. Les deux moines sont d’humeur fort dissemblable, l’un est un homme du siècle qui mène joyeuse vie et boit comme un templier ; l’autre fuit le monde et vit dans la solitude. Il s’est construit au milieu du cimetière chrétien une petite hutte de feuillage, et c’est dans cette Thébaïde qu’il passe toutes ses journées en méditations et en prières. Jamais les caprices du sort ne réunirent dans une mission commune deux caractères plus opposés. Il m’a paru que les Maures ont plus de respect pour le solitaire ; les chrétiens aiment mieux le mondain.
La première chose qui frappe l’œil européen dans une ville arabe, c’est le costume. Celui du Maroc est pittoresque, mais simple, et en cela il diffère de celui des Algériens, qui est riche et somptueux. Les Maures occidentaux sont restés plus près de l’antique simplicité ; ils ne portent sur eux ni or ni pierres précieuses. La pièce principale et vraiment originale du costume marocain, celle qui lui imprime son caractère particulier, est le haïk, longue robe de laine blanche, très ample, qui enveloppe tout le corps, qui ressemble exactement à la toge romaine, et unit comme elle la grâce à la majesté. Le haïk est fait d’une étoffe souple, qui suit les mouvemens sans les gêner, et donne à la démarche je ne sais quoi de grave et de posé qui sied mieux, disent les Maures, à la dignité de l’homme. Cette toge appartient à toutes les classes, depuis le sultan jusqu’au dernier manœuvre ; mais comme elle est assez chère, elle n’est guère portée que par les gens aisés, et annonce une certaine fortune. On porte dessous un large caleçon blanc et un caftan serré aux flancs par une ceinture de soie. La chaussure est la babouche jaune ou la botte de même couleur. La coiffure est le turban.
Le vêtement du campagnard et du citadin pauvre se compose d’une grosse robe de toile ou de laine, qu’on met par la tête, comme un sac, et qui descend un peu plus bas que le genou. On n’a là-dessous ni chemise ni caleçon ; aussi la toilette d’un Maure est-elle bientôt faite. Ce sarrau rustique se nomme djilabab ; il est d’un usage universel. Les Juifs portent le soulam noir, agrafé sur l’épaule, et vont nu-tête.
Les femmes maures portent toutes le haïk, les riches comme les pauvres ; elles s’en couvrent la tête en guise de voile, de manière à ne laisser libres que les yeux. Vue par derrière, cette coiffure rappelle un peu celle qu’on prête à nos antiques druidesses. Quelques-unes portent un large chapeau de paille. Souvent les femmes n’ont pas d’autre vêtement que le haïk ; et comme le haïk des femmes est d’une étoffe plus fine que celui des hommes, quoique ample et onduleux, ce costume n’en accuse pas moins fort souvent des formes à vrai dire peu attrayantes. On sait que l’embonpoint est la première condition de la beauté moresque ; les plus grosses sont les plus belles. Pour achever de se défigurer, elles s’enveloppent les jambes de bandelettes de toile affreuses à voir. Je ne saurais parler que des femmes que j’ai pu rencontrer dans les rues ou dans les champs. Les mystères de l’intérieur sont inaccessibles aux Européens encore plus qu’aux enfans du prophète.
La chose qui frappe le plus, après le costume, c’est le silence. Il est tel qu’on se croirait au village ; encore le village a-t-il sa cloche, la ville musulmane n’en a point. De deux heures en deux heures, le muedzin monte sur le minaret (soma) ; il arbore un étendard blanc, et appelle le peuple à la prière d’une voix monotone et tremblottante. On ne peut rien entendre de plus triste que cette voix aérienne, surtout la nuit. Tanger n’a qu’une mosquée un peu apparente, qui est surmontée d’un haut minaret carré, recouvert de briques vertes, qu’on voit reluire au soleil comme les écailles d’un lézard gigantesque. La mosquée n’a pas de porte. Les croyans y pénètrent à toute heure du jour et de la nuit en laissant leurs babouches à l’entrée. Je n’ai pas remarqué que le prêtre portât un costume particulier ; mais ce qui ne m’a point échappé, c’est le regard dévorant qu’il jetait sur moi toutes les fois que je passais devant sa mosquée ; ce qui l’indignait le plus, c’était de me voir garder mes bottes. Quant à s’introduire dans le sanctuaire, il n’y faut pas même songer ; un chrétien qui entre volontairement dans une mosquée est aussitôt conduit chez le kadi, et n’a d’autre alternative que l’abjuration ou la mort. Là-dessus la loi mahométane est si rigide, que c’est par une faveur toute spéciale que les ambassadeurs obtiennent du sultan de Constantinople de visiter une fois Sainte-Sophie. Il est d’usage d’en faire la demande à l’audience de réception. Le peuple turc ne voit pas sans horreur cette profanation ; on connaît ce trait d’une femme qui sauta furieuse à la face de l’ambassadeur russe et le souffleta, parce qu’étant dans la mosquée, il avait, sans y prendre garde, craché par terre. Au Maroc, ce serait bien pis, et il n’y a pas d’ambassadeur, si puissant fût-il, qui osât forcer la consigne. Il fallait voir l’attitude menaçante des passans lorsque je me permettais seulement d’approcher du seuil sacré pour mieux voir l’intérieur. Je ne serais pas resté là impunément, et Tanger pourtant est de tout l’empire la ville la plus familiarisée avec la vue des chrétiens.
Tanger, en arabe Tangia, n’est pas une belle ville, tant s’en faut. Les maisons sont basses, irrégulières, mal bâties et totalement dénuées d’architecture. Elles sont toutes taillées sur le même patron : c’est une grosse masse carrée, sans jour extérieur, avec une terrasse pour toit, le tout passé à la chaux ; on conçoit que ces grands cubes blancs et uniformes ne soient pas fort gais à voir et qu’ils ne jettent pas beaucoup de variété dans une ville. Les maisons se ressemblent à l’intérieur, comme elles se ressemblent au dehors ; elles ont toutes, ainsi qu’à Pompeïa, une cour carrée sur laquelle s’ouvrent un rez-de-chaussée et un premier étage, soigneusement clos par de lourdes portes ferrées et verrouillées. Quelques-unes de ces cours sont ombragées de vignes ou de figuiers.
Les rues, ou plutôt les sentiers qui serpentent entre ces jalouses forteresses, sont étroites, tortueuses, pleines de cailloux et d’immondices. Une seule rue passable et assez droite traverse toute la ville du haut en bas, et descend à la marine. Cette rue est coupée en deux par une place, la seule de Tanger, et bordée dans sa partie supérieure de deux rangs de boutiques. La place en est aussi environnée : c’est le Palais-Royal de Tanger. Mais quelle saleté ! quelles odeurs ! La boutique maure est une espèce d’antre noir et profond, creusé dans le mur, sans porte, avec une fenêtre à hauteur d’appui où la marchandise est étalée, et par laquelle on sert le chaland qui reste en dehors. Gravement accroupi sous l’auvent, le flegmatique vendeur attend la pratique en fumant le kif on le hachichia, deux plantes qui remplacent le tabac chez les Maures. Toutes les boutiques sont tenues par les hommes ; les femmes ne sont pas jugées dignes d’un si haut emploi. Véritables bêtes de somme, elles portent l’eau et le bois ; on s’en sert aussi pour tourner la meule des moulins, et même on en voit à la charrue, attelées à côté d’un âne ou d’un mulet, et partageant avec eux le dur labeur et les coups d’aiguillon.
Ce qu’on prend souvent pour une boutique est un tribunal ou un bureau public. Les hauts fonctionnaires siègent accroupis à la fenêtre comme le boutiquier : c’est là que le kadi rend la justice et que le muhtesib fait la police. On amène le délinquant, le cas est exposé sans phrases, et, la sentence prononcée, elle s’exécute sur place, à l’instant même, sans appel. Dans les affaires correctionnelles, les riches s’en tirent d’ordinaire au prix d’une amende. Ne pouvant payer de leur bourse, les pauvres paient de leur personne, le knout et les étrivières sont leur partage ; suivant la gravité du délit, on les frappe par devant ou par derrière ; l’instrument du supplice est un nerf de bœuf appelé asfil, que les exécuteurs ont coutume de porter sur l’épaule comme les caporaux autrichiens portent la baguette de noisetier pendue au baudrier. Dans aucun cas, on ne peut infliger au patient plus de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf coups ; on les compte sur un rosaire. Si c’est un voleur, on lui coupe la main. Il y a, du reste, au Maroc une grande variété de supplices : tantôt on jette le condamné en l’air de manière qu’en retombant il se casse un bras, une jambe ou la tête, suivant la sentence, et les exécuteurs sont si bien dressés, qu’ils ne manquent jamais leur coup ; tantôt on l’enterre jusqu’au cou, livrant sa tête à tous les outrages des passans. D’autres fois on l’enferme vivant dans un bœuf mort, ou bien on l’attache à la queue d’une mule au galop. Souvent encore on lui remplit de poudre le nez, la bouche et les oreilles, puis on y met le feu. Le pal, l’auge, la mutilation des membres, le croc, sont autant de genres divers de cette effroyable pénalité. Mais la loi par excellence, la loi de prédilection est toujours la loi du talion ; on ne manque jamais de l’appliquer toutes les fois qu’elle est applicable. On en cite un exemple récent dont l’idée seule fait frémir. Un charcutier, convaincu d’avoir vendu de la chair humaine frite à l’huile, fut coupé en petits morceaux ; et jetés un à un dans une chaudière bouillante, ces affreux lambeaux étaient donnés aux chiens à la vue de l’agonisant.
Nul homme ne pouvant mettre la main sur une personne de l’autre sexe, il y a une exécutrice des hautes œuvres pour les femmes ; elle se nomme, par anti-phrase, ahrifa, c’est-à-dire tolérante, comme les Grecs appelaient les furies, Euménides, bienveillantes. L’Euménide africaine arrête les femmes, les fouette, les décapite, leur coupe les oreilles ou le sein ; et plus elle est vieille et laide, plus elle se plaît à torturer la jeunesse et à défigurer la beauté. Les exécutions féminines se font en secret.
Le hasard, qui, le jour de mon arrivée, m’avait fait tomber au milieu d’une procession de Iemdoucha, me rendit témoin, le jour suivant, d’une exécution à mort. On décapitait hors la porte du marché deux contrebandiers du Riff. Ils étaient considérés comme coupables de lèse-majesté pour avoir frustré le souverain de ses droits de douane, et comme tels, on leur tranchait la tête lentement avec un mauvais couteau de poche, en commençant par la nuque. Les intrépides montagnards subirent cette torture atroce avec un stoïcisme héroïque ; ils ne proférèrent pas une plainte, et moururent en silence. Quand les têtes furent séparées du tronc, on les fit saler par un Juif en signe d’ignominie, et dans cet état elles furent accrochées à la muraille pour servir d’exemple à la foule, ainsi que cela se pratique en Italie et dans les autres eldorados de la civilisation chrétienne. L’exécution terminée, les bourreaux s’enfuirent à toutes jambes, poursuivis à coups de pierres par le peuple. C’est toujours ainsi que les spectateurs paient leurs places à ces horribles tragédies. Là encore je trouve l’origine d’un usage espagnol. À Grenade, la dernière ville d’Europe arrachée à l’empire du croissant, le bourreau a une garde à sa porte et ne sort jamais sans escorte. Ces précautions ne prouvent-elles pas que les Grenadins sont restés Maures sur ce point, et que l’exécuteur est exposé aux mêmes dangers que ses collègues d’au-delà du détroit ?
Quelque barbare que soit la législation marocaine, il faut dire cependant que la vie des hommes n’y est jamais livrée à l’arbitraire des autorités subalternes ; on réfère au sultan de toutes les condamnations capitales, et aucune ne peut recevoir d’exécution sans son ordre exprès. Il est vrai que cet ordre est généralement formulé en termes vagues, ambigus, et toujours sujets à interprétation. C’est là une ruse machiavélique ; le sultan obscurcit à dessein sa pensée, afin de pouvoir, au besoin, rejeter sur la tête d’un kaïd ou d’un bacha qu’il veut perdre, la responsabilité d’un ordre mal compris parce qu’il a été mal exprimé. Il semble qu’un despote aussi absolu que le chérif des chérifs ne devrait pas avoir besoin de prétexte pour se défaire d’un homme ; mais il est toujours plus prudent, même en Afrique, de mettre de son côté, sinon le droit, du moins les apparences du droit, et de couvrir la cupidité du masque de la justice et du bien public.
On ne dit pas que le sultan actuel, Muley-Abd-er-Rahman, use volontiers de ces moyens perfides ; c’est un homme doux, d’un esprit judicieux, d’un cœur droit, et l’un des meilleurs souverains qui, depuis long-temps, ait tenu le sceptre du Maroc. Avant d’être empereur, il avait été long-temps bacha de Mogodor et s’était fait aimer dans son gouvernement. Les exécutions capitales n’ont jamais été si rares, et l’empire jouit d’une prospérité matérielle qui ravirait d’aise nos plus fougueux tribuns. Il s’en faut que Suleiman[6], oncle et prédécesseur d’Abd-er-Rahman, quoiqu’il lui fût bien supérieur par les lumières et par le caractère, ait joui d’un règne aussi prospère ; la fin de sa vie fut orageuse et ensanglantée par une formidable insurrection des Amazirgues, race aborigène qu’on désigne à tort en Europe sous le double nom de Berbères et de Schelloks, et dont nous aurons l’occasion de parler une autre fois. Puisque le nom de Suleiman est revenu sur notre chemin, voici un autre trait de lui qui trouve ici naturellement sa place. Suleiman était campé au pied de l’Atlas dans la province de Tedla ; c’était pendant la révolte des Amazirgues, en 1819 ou 20 ; un cheick arabe découvrit qu’un inconnu s’introduisait, la nuit, dans sa tente et déshonorait son lit. Soupçonnant que le ravisseur de son honneur était un chérif, il n’osa le châtier lui-même ; il porta plainte au sultan et lui confia sa vengeance. Suleiman s’en chargea ; il pénétra sous un déguisement dans la tente de l’Arabe outragé, surprit l’adultère et le tua de sa propre main dans les ténèbres, sans savoir qui ce pouvait être. On reconnut, au jour, que c’était un officier de la garde-du-corps ; alors le sultan se prosterna la face contre terre, rendant grâce à Dieu de ce qu’appelé, par lui, à punir un si grand attentat, il n’avait pas eu le malheur de frapper un chérif de sa famille ou même son propre fils. Il y a dans ces actes de justice instinctive je ne sais quelle grandeur sauvage qui étonne et qui séduit. Si ces formes barbares répugnent à nos mœurs, à nos doctrines, on ne peut dire que dans ce cas, cependant, les lois de la morale éternelle aient été violées. Guidé par sa droiture naturelle, le barbare ici s’élève à l’héroïsme.
La seule partie de Tanger qui ait du caractère est le château ou Kassaba, bâti au sommet d’une colline, et qui domine toute la ville. On y monte par un rude sentier en zig-zag, et une des portes donne sur la campagne. Ce château a pu être fort autrefois ; les bâtimens sont maintenant tout-à-fait délaissés et tombent en ruines. Mais malgré son état de dégradation, c’est un monument d’architecture moresque intéressant à étudier. On aurait de la peine à y reconnaître un plan, il y règne une confusion complète ; donjons, murs et parapets, tout semble avoir été bâti au hasard ; c’est un grand pêle-mêle où l’œil se perd.
On pénètre de l’intérieur par un couloir oblique et obscur ; on entre dans une première cour ornée de colonnes évidemment romaines, et sur laquelle s’ouvrent plusieurs appartemens dans le style de l’Alhambra de Grenade, et plus exactement de l’Alcazar de Séville, mais bien moins spacieux et moins ornés. Les plafonds, qui sont concaves et sculptés en bois avec une délicatesse extrême, sont encore charmans, quoique à moitié tombés. Le temps aura bientôt achevé d’en consumer les dorures. Les lambris étaient tapissés d’arabesques peintes, mais on a tout passé à la chaux. Les arabesques elles-mêmes ont beaucoup souffert ; le mur est lisse en plus d’un endroit. Les portes, qui ont été sculptées avec le même art que les plafonds, sont vermoulues et hors d’emploi ; du reste, il n’y a rien à fermer, car tous ces appartemens sont abandonnés aux hirondelles et aux palombes. Quand on y entre, elles s’envolent par nuées. Les cours sont pavées de dalles de pierre, quelques-unes avec assez de goût. Je n’ai pas besoin de dire que toutes les portes et toutes les voûtes sont taillées en trois quarts de cercle, coupe sacramentelle de l’arc moresque.
Un escalier dégradé, comme tout le reste, mène aux terrasses supérieures. L’ascension est difficile, mais on est dédommagé de sa peine, en atteignant le faîte, par l’air pur qu’on y respire et le vaste horizon qu’on a sous les yeux. Ces terrasses, dont quelques-unes ne sont pas sans élégance, ne forment point une plate-forme unie, mais sont échelonnées en gradins inégaux, et séparées par les cours intérieures. Comme j’étais là sautant de l’une à l’autre, une de ces cours m’arrêta. Mon regard plongea par hasard au fond ; un spectacle inattendu l’y retint. Cette cour, quoique fort resserrée, était plutôt un jardin ; il y avait au milieu un jet d’eau et de la verdure tout autour : à l’un des angles, un vieil Arabe, accroupi sur ses talons, fumait gravement sa pipe, et il était si complètement immobile sous son grand haïk, qu’on l’aurait pris pour une statue ; en face était une femme accroupie comme lui sur un tapis du Doucalla, et plongée dans la même immobilité. Autant que j’en pus juger à vol d’oiseau, elle était jeune et fort belle selon le goût maure, c’est-à-dire fort grasse. Elle ne portait pas de haïk, mais un caftan bleu brodé en or, et une espèce de voile de soie rejeté en arrière comme celui des nonnes. Ses pieds nus étaient chaussés de pantoufles rouges, et il me parut qu’elle roulait un rosaire entre ses doigts. D’autres femmes allaient et venaient dans l’intérieur ; c’étaient sans doute des servantes ; parmi elles était une négresse. Les deux statues de la cour se regardaient sans parler ; et perchée sur une pate au coin de la terrasse, une cigogne semblait dormir au soleil. Un lourd donjon carré couronnait le tableau de sa masse jaunâtre.
L’immobilité de la scène était telle que j’aurais fort bien pu prendre pour une toile inanimée la réalité vivante que j’avais sous les yeux. J’aurais voulu que le tête-à-tête s’animât un peu ; ce n’était pas la peine que le hasard eût soulevé pour moi le rideau du harem, si je n’en devais pas voir davantage. Posé là comme la cigogne ma voisine, j’attendais qu’il se passât quelque chose et qu’il plût au couple silencieux de sortir de sa quiétude impassible. Je ne sais combien d’heures j’aurais attendu, si un cri rauque, poussé derrière moi, ne m’eût fait tourner la tête : le soldat noir que le kaïd m’avait donné pour me servir de guide et d’escorte, avait découvert ma profane indiscrétion, et il accourait vers moi tout épouvanté, en faisant avec la main le geste de la décollation. Il fallut bien se rendre à un argument si plausible, d’autant plus que le cri du nègre avait fait envoler la cigogne, et le bruit des grandes ailes de la fugitive avait sans doute réveillé le couple endormi. Si, levant les yeux, ils m’avaient aperçu, quel coup de théâtre ! quel scandale ! quelle admirable occasion de rançonner un chrétien !
L’Arabe que je venais de surprendre dans le mystère de son intérieur, était un prisonnier d’état, un ancien kaïd d’Azamor, enfermé là avec ses femmes pour crime de concussion. On lui avait déjà fait suer 200,000 piastres ; il en a encore autant à rendre ; après quoi on l’enverra peut-être, comme cela s’est vu, balayer la ville qu’il a pillée. Le Maroc est le règne de l’égalité parfaite : d’un savetier le sultan fait un bacha et d’un bacha un savetier.
Excepté le donjon occupé par le captif, et un autre qui sert de prison pour les femmes, et dont mon guide eut grand soin de me tenir éloigné, le château est inhabité ; les cigognes en ont pris possession ; c’est l’oiseau sacré des musulmans, et les tuer est un sacrilége. La garnison actuelle se compose d’un corps de garde de trois ou quatre soldats qui n’ont rien à faire qu’à dormir. Quelques masures groupées autour de la forteresse en ruine, forment une espèce de faubourg qui a sa mosquée particulière. L’herbe croît dans l’enceinte, comme dans la cour d’un cloître désert.
Du château on domine, du même coup-d’œil, toute la ville ; je découvris de là un quartier où le hasard ne m’avait pas conduit et qui est le plus misérable de Tanger. Il n’y a pas même de maisons, mais des huttes de roseaux recouverts de boue en guise de ciment. C’est comme un village ou plutôt un adouar au milieu de la cité. Vue ainsi de haut, la ville est pittoresque ; le rapprochement des maisons moresques et des palais consulaires forme un contraste piquant, et quand les pavillons flottent dans l’air, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ondoient au soleil. Les consuls sont fort jaloux de leur droit de bannière, c’est à qui élèvera le plus haut la sienne, et les deux puissances encore aujourd’hui tributaires du Maroc, la Suède et le Danemarck, ne sont pas sur ce point les moins susceptibles et les moins fastueuses. La mer ajoute à la beauté du coup d’œil ; cette mer, la plus belle, la plus poétique du monde, est le détroit de Gibraltar. Ce n’est déjà plus la Méditerranée, et ce n’est pas encore l’Océan : c’est la grace de l’une, son azur limpide et argenté ; c’est la majesté de l’autre, ses longues lames et ses grands coups de vent. La côte d’Europe est imposante ; Tarifa blanchit au pied des montagnes d’Andalousie, comme un nuage vaporeux.
La vue de terre a aussi ses prestiges ; la campagne de Tanger est riante, sinon grandiose. Les jardins des consuls, situés autour et très près de la ville, l’environnent d’une ceinture de verdure fraîche et parfumée ; mais la végétation n’est guère plus africaine sur cette rive que sur l’autre. Je n’y ai pas vu un seul palmier ; seulement les figuiers de Barbarie, appelés par les Maures figuiers des chrétiens, karmous-al-Ansaran, prennent un développement prodigieux ; il y en a un, entre autres, dans le jardin de France, dont le tronc est énorme ; et en fait d’arbres exotiques, le jardin de Suède possède un chérémonia du Pérou qui arrive en pleine maturité et produit des fruits très savoureux. L’aloès, gersian, atteint, comme le figuier d’Inde, des dimensions gigantesques. Il y a çà et là quelques grosses touffes de genêt, et des lauriers-roses partout où il y a de l’eau. On se sert pour l’irrigation de la noria (puiserande), si répandue en Espagne, et dont l’origine est maure comme le nom, nauran. C’est un des meilleurs legs que les Espagnols aient reçus de leurs pères les Arabes, et ils l’ont gardé soigneusement.
À quelques milles de la ville, en allant au cap Malabatte, est une ruine romaine qu’on appelle le vieux Tanger, mais qui n’est autre qu’une ancienne station ou un chantier de galères. Les Maures en avaient fait une batterie qui commandait la baie, et qui est aujourd’hui réduite à un canon sans affût. L’ancienne Tingis, capitale de la Tingitane, occupait le même site que le moderne Tanger ; seulement le sol paraît s’être élevé, soit par l’entassement des décombres, soit par l’effet de quelque tremblement de terre. On y découvre de temps en temps des antiquités romaines : le consul d’Espagne venait de déterrer, en creusant un puits derrière la grande mosquée, une mosaïque et un autel ; mais l’aveugle pioche des ouvriers avait tout mis en pièces.
Ainsi les civilisations se superposent, et la terre les couvre l’une après l’autre de son froid linceul. La voix du Muedzin résonne aux lieux où fumait l’encens des Flamines, la mosquée du prophète a détrôné l’autel de Jupiter, et le croissant brille à ce même soleil où brillait l’aigle des légions romaines. Là où les galères de la république venaient aiguiser leurs rostra usés par la victoire, le pêcheur maure vient amarrer son frêle canot ; et descendu de la colline, le chamelier, assis sur le canon rouillé, fait retentir la plage déserte de son cri rauque et discordant. Toutefois il est à remarquer que ces terres barbares n’ont pas d’originalité historique : labourées par la conquête et dévouées à un esclavage éternel, elles n’ont aucuns souvenirs qui leur soient propres ; leur individualité disparaît dans l’auréole éblouissante des conquérans ; hier c’étaient les Romains ; aujourd’hui c’est Mahomet ; demain qui sera-ce ? Trois nations à la fois ont l’œil et déjà le pied sur ce riche héritage : l’Espagne campe à Ceuta, l’Angleterre à Gibraltar, Alger confine au Maroc. Quel que soit le choix de la Providence, à quelqu’une des trois rivales qu’elle confie son mandat suprême, l’avenir de ces peuples n’est pas douteux ; ils sont promis à l’Europe, ils lui appartiennent fatalement par le droit de l’intelligence ; la civilisation occidentale doit les entraîner tôt ou tard dans son irrésistible tourbillon.
Je redescendis du château par le même sentier raide et tortueux qui m’y avait conduit, et je rencontrai sur ma route plusieurs femmes chargées de lourdes cruches d’eau et de fagots secs. Elles gravissaient péniblement la côte, et quand elles étaient jeunes et jolies, elles ne manquaient jamais de me le laisser voir en soulevant un coin de leur voile. Arrivé au bas de la colline et rentré dans le cœur de la ville, je fus attiré dans une rue voisine par un grand bruit de tambour et de musette. Je pensais trouver là des Aïsaoua : c’était une noce ; les parens et amis de la mariée lui donnaient l’aubade, et comme il faut toujours du sang à ces sauvages, ils venaient d’immoler un bœuf à sa porte. Les gens de la fête trépignaient dans le sang en poussant des hurlemens de joie à faire fuir tous les Juifs à la ronde. Sans l’escorte de mon soldat nègre, qui devait répondre de moi au kaïd, je n’aurais pas été moi-même très rassuré. Encore fallut-il tourner la noce, car la rue était étroite, le bœuf immolé gisait sur le carreau, et je n’aurais pu passer sans mettre le pied dans une mare de sang. Toutes ces cérémonies sacramentelles, toutes ces allégresses de circonstances sont tarifées et se paient à beaux deniers comptans ; les formalités matrimoniales sont les plus chères. De là sans doute ce proverbe indigène que les chrétiens dissipent leur argent dans les procès, les Juifs dans les fêtes religieuses, et les Maures dans les fiançailles. Un autre usage, auquel on ne manque jamais, c’est de faire constater authentiquement la virginité de l’épouse, et même d’en donner des preuves publiques ; si le fait est douteux, le mari a le droit de renvoyer sa femme à ses parens ; le mariage est rompu.
Un peu plus loin je tombai dans un nouveau rassemblement, mais celui-là n’avait rien d’inquiétant ; je me trouvais devant la maison du kaïd, lequel donnait audience, accroupi sous son vestibule. Il y avait foule à sa porte ; chacun passait à son tour ; tous attendaient patiemment. On voit que rien n’est plus simple que les autorités marocaines : le muhtesib et le kadi siégent sous l’auvent d’une boutique, le kaïd au seuil de sa maison.
Le kaïd ou bacha (bassa), car c’est la même dignité sous un autre nom, est élu par le sultan et le représente directement. C’est un préfet ; investi de l’autorité exécutive, il n’a rien à voir dans les affaires civiles : les peuples les plus barbares ont un instinct naturel qui les conduit à cette grande loi de la séparation des pouvoirs, qui est le fondement et la sauve-garde de toute justice. Le kaïd préside à la sûreté publique et commande les troupes de son gouvernement. Il forme à lui seul une espèce de tribunal à la fois politique, criminel, municipal et militaire ; et comme il n’y a pas d’autre code écrit que le Koran et les commentaires fort élastiques de Malek-Ben-Anès[7], l’arbitraire le plus absolu dicte ses sentences. C’est bien ici que le caractère du magistrat et ses lumières naturelles influent sur ses arrêts ; non-seulement il prononce sur le fait, mais sur la peine ; bien plus, il fait la loi, c’est-à-dire qu’il est à la fois législateur, juge et jury. Malgré tant de confusion, tant d’arbitraire, il règne dans les villes maures une sécurité qui étonne : toute la nuit des patrouilles de soldats font la ronde, sous les ordres d’un officier, kaïd-ed-daur, commandant de la ronde ; ils veillent à la sûreté des rues, et, pour quelques onces, ils gardent les boutiques sous leur propre responsabilité.
Quoique je fusse entré dans sa ville sans sa permission et que j’eusse enfreint les lois de l’empire, le kaïd ne paraissait pas s’en souvenir ; quand nous nous rencontrions, il répondait à mon coup de chapeau européen en portant la main sur son cœur, et au lieu du simple salama (salut) qu’on donne aux chrétiens, il me donnait gracieusement le salem alikom (la paix soit avec vous). C’était de sa part une distinction particulière ; il fallait qu’il espérât de moi, au départ, un bien beau cadeau. Avant d’être gouverneur, cet homme avait été condamné, je ne sais pour quel délit, à la bastonnade, et la sentence fut exécutée, à Tanger même, par un soldat qui est aujourd’hui soldat d’Espagne[8]. Il ne lui avait pas gardé rancune le moins du monde, et ne lui avait jamais témoigné, depuis, ni aversion ni malveillance. L’égalité despotique a cet avantage qu’elle rend philosophe ; le même coup de dé qui fait d’un soldat un kaïd fait d’un kaïd un soldat, et cette perpétuelle instabilité est une leçon permanente d’impartialité et de modération.
Le traitement fixe du kaïd est d’environ 100 francs par mois (20 piastres), et il doit au trésor un tribut annuel du double ou triple. Tout est fondé sur ce principe, d’où il résulte que tout fonctionnaire est un concussionnaire public. Quand un kaïd a bien prévariqué et pressuré long-temps le peuple, le sultan le destitue et confisque tout ; nous en avons vu un exemple dans le kaïd d’Azamor. Afin de prévenir les soupçons, les gouverneurs les plus riches affectent une grande simplicité ; ils affichent la pauvreté, comme on affiche ailleurs l’opulence. Le kaïd de Tanger habite une des maisons les plus simples de la ville ; il a un petit jardin à un mille des murs, et il y va toujours seul, monté sur un bidet, et accompagné d’un soldat à pied, avec qui il fait la conversation tout le long du chemin. C’est quand je le rencontrais ainsi qu’il me gratifiait du salem alikom.
Ce soir-là il y eut une procession aux flambeaux. Le matin j’avais vu un holocauste matrimonial ; le soir ce fut un baptême, je veux dire une circoncision. On portait l’enfant à la mosquée avec une pompe extraordinaire et un vacarme effroyable. La fusillade était si bien nourrie, qu’on pouvait se croire à une attaque de Bédouins ; c’était un feu de file non-interrompu ; et je crois qu’il est de la prudence, non-seulement pour les Juifs, mais même pour les chrétiens, d’éviter pareille rencontre : rien ne serait plus facile à un de ces fanatiques que de vous lâcher un coup de fusil dans l’ombre.
Au pied des murs de Tanger, du côté de la campagne, et à la porte même de la ville, est une place toute creusée de matamores, fosses profondes et circulaires où l’on conserve le blé, ainsi que cela se pratique en Calabre et ailleurs. Le sol résonne et même quelquefois s’enfonce sous le pied des chevaux, et comme on ne se hâte pas de refermer les trous, on risque de s’abîmer, la nuit, dans les entrailles de la terre. C’est sur cette place que se tient deux fois la semaine, le lundi et le jeudi, le marché ou sauk. C’est un coup-d’œil pittoresque qui mérite qu’on s’y arrête. On ne vend rien là de bien précieux, mais on y vend de tout, et l’on peut y prendre une assez juste idée de l’industrie et de la civilisation indigènes. Il y règne moins de confusion qu’on ne pourrait croire ; les diverses denrées sont rangées par ordre, et l’on circule d’un point à l’autre sans trop de difficulté. Des soldats, armés de fusils ou de bâtons, vont de groupe en groupe, et un officier spécial préside la cérémonie. Tout individu qui enfreint les ordonnances de la police est châtié sur place, de même que ceux qui trompent sur les poids et mesures ou sur la qualité et le prix des marchandises. Cette justice économique a ses avantages si elle a ses abus, et c’est la seule qui convienne à ces peuples barbares ; leur abjection est si grande, qu’ils n’en comprendraient pas d’autre.
La place du marché est dominée par une colline au sommet de laquelle est une mosquée ouverte et sans toit, c’est-à-dire quatre murs blancs. C’est là qu’on célèbre la fête du mouton. Au mois de mai de chaque année, on égorge un mouton devant la mosquée ; un des assistans, celui d’ordinaire qui a les meilleures jambes, charge sur son cou l’animal saignant, mais vivant encore, et se met à courir avec son fardeau du côté de la ville ; il y entre, courant toujours, et s’il arrive à la grande mosquée avant que l’animal moribond ait rendu le dernier soupir, c’est un signe que l’année sera féconde et les récoltes abondantes ; si au contraire l’animal meurt en route, c’est un présage de stérilité, et l’on voit aussitôt la population pousser des cris et des gémissemens sur les calamités annoncées.
Non loin de la mosquée ouverte est le tombeau d’un santon, ombragé de son drapeau rouge. Comme j’étais là me promenant à l’entour, je vis un Maure gravir la colline à toutes jambes et s’élancer d’un bond vers le sanctuaire ; il y entra, car tout sanctuaire est ouvert, aucun n’a de porte ; une fois dedans, il s’accroupit tranquillement sur les talons tout près de l’entrée, de manière à jouir de la vue extérieure et à être vu du dehors. C’était un assassin qui venait de tuer son homme en plein marché et qui était accouru se mettre sous la sainte protection du droit d’asile. Une fois là il était inviolable, et nulle force humaine, pas même, je crois, l’imam suprême, ne pouvait l’arracher du saint lieu. Les soldats arrivèrent, mais trop tard, le fugitif était à l’abri de leurs poursuites ; quoiqu’ils pussent le toucher en étendant seulement la main, pas un n’aurait eu la témérité de la porter sur lui ; tant qu’il était là, sa personne était sacrée ; on n’aurait même pas osé le murer comme le grec Pausanias. Certes, jamais constable anglais ne s’humilia plus religieusement devant le texte de la loi. Cependant les soldats ne lâchèrent pas leur proie ; ils s’accroupirent à quelques pas du tombeau, et y restèrent en observation, tout en faisant la conversation avec le prisonnier. En le tenant là bloqué indéfiniment, ils espéraient le réduire par la famine et le forcer à sortir de sa retraite. Mais il n’était pas près de se rendre ; et soit d’une façon, soit d’une autre, il aura bien fini par se tirer d’affaire. Quelques onces reçues, n’importe de quelles mains, suffisent pour endormir les Argus. Du reste, j’ignore la fin de la pièce, étant parti avant le dénouement. Le meurtrier n’était point un assassin vulgaire ; il avait frappé, il est vrai, mais par vengeance et pour satisfaire à une de ces inimitiés héréditaires si vivaces encore parmi les Arabes, et qui ne s’éteignent que dans le sang du dernier survivant.
Mais le Sauk m’appelait ; je redescendis la colline, qui était couverte de chameaux agenouillés dans la poussière et de chevaux entravés, qui attendaient la fin du marché pour regagner leurs pâturages. Ils étaient venus chargés d’une marchandise, et devaient s’en retourner chargés d’une autre, car le commerce se fait le plus souvent par échanges, selon l’antique loi patriarcale. Pourtant il y a du numéraire, mais en petite quantité, et on le cache afin de ne pas éveiller la convoitise des gouverneurs. Un homme avait fait reblanchir le mur de son jardin : « Il faut que tu sois bien riche, » lui dit le kaïd en lorgnant déjà l’héritage de Naboth. Qu’eût-ce été si Naboth eût laissé voir des pataquès[9] !
Cet amphithéâtre oriental avait un grand caractère et dominait la foule qui ondoyait et bruissait au pied de la colline. Quelques chevaux portaient des selles écarlates à larges étriers, tout-à-fait semblables à celles dont on use encore en Andalalousie et labouraient la terre dans l’attente du cavalier ; les chameaux attendaient plus patiemment leur charge en remuant leur long cou pelé. Des tentes dressées çà et là ajoutaient à l’effet ; l’ensemble donnait tout-à-fait l’idée d’une halte au désert.
Toutefois, le marché m’intéressait moins en lui-même que par les scènes populaires dont il devenait l’occasion, et les saltimbanques dont il était le rendez-vous. D’un côté tournait un carrousel à bascule, où les petits Maures faisaient la culbute avec des éclats de rire perçans ; plus loin, deux bâtonniers, noirs et nus, se donnaient de grands coups de bâton sans se toucher, et en faisant des contorsions épouvantables. Ailleurs, c’étaient des lutteurs du Riff, qui me rappelaient ceux d’Interlacken, autant que la Barbarie peut rappeler la Suisse. Mais le spectacle le plus original et le plus vraiment africain était celui d’un sectateur de Sidi Ben-Aïsa, dont le corps était tout chamarré de serpens, et qui dansait tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, au son de la musette et du tambourin. Il chantait, pour s’animer, une cantilène sauvage et monotone, qui ressemblait au grognement prolongé d’une bête féroce. Le danseur d’ailleurs n’avait pas mal l’air de ce qu’annonçait son cri ; l’homme et la voix étaient en harmonie. Il portait au cou un énorme serpent, et le formidable collier se repliait sur lui-même et lançait à la foule des sifflemens aigus. Le Psyle caressait son reptile avec amour, le baisait, le mettait dans sa bouche ; et, pour une once que je lui jetai, il se mit à le dépecer avec les dents, en passant, en une seconde, de la tendresse à la férocité. Son œil était rouge, et le sang découlant de ses lèvres, il les essuyait avec les autres serpens, victimes dévouées à la même fin.
Parmi les spectateurs se trouvait une folle absolument nue qui erre ainsi dans les rues de Tanger, depuis je ne sais combien d’années. Elle paraît, du reste, d’humeur fort douce, plutôt mélancolique que furieuse ; n’était sa nudité, on la prendrait pour une promeneuse ordinaire. Le soleil a donné à sa peau une couleur brique foncée, et cette masse de chair ambulante était hideuse à voir. J’ai oublié de demander si on la tient aussi pour une sainte. Les Moresques et les Juives passaient près d’elle sans être le moins du monde décontenancées, même en présence des hommes. Il est vrai qu’une pareille nudité est plus propre à étouffer qu’à inspirer les pensées équivoques. Je remarquai que le beau sexe était presque aussi nombreux au marché que l’autre. C’est que les femmes ne sont point à l’index du Sauk comme des boutiques ; on ne les juge pas indignes de vendre en plein air, et elles paraissent s’en acquitter tout aussi bien que leurs maris.
Deux autres spectatrices, aussi muettes que la folle et plus affreuses à voir, c’étaient les deux têtes coupées la veille ; fixées toutes sanglantes aux crocs de la muraille, elles dominaient le marché, et planaient sur la multitude, destinées à imprimer la terreur dans l’ame du peuple assemblé. Leur crâne, ras et nu, brillait au soleil, déjà presque à demi desséché, et leur longue mèche de cheveux noirs pendait le long de la muraille et flottait au vent. Quelques groupes se succédaient sous ces épouvantables trophées ; ils se les montraient du doigt en devisant longuement ; le Juif qui m’accompagnait en qualité d’interprète ne me traduisait qu’imparfaitement leurs commentaires, attendu qu’il savait également mal le français et l’espagnol. J’en comprenais autant par les gestes que par la traduction.
Au-dessus de la place du Sauk, et au penchant supérieur de la colline, est le cimetière maure. Rien de plus simple : pas une inscription, pas un ornement. Nulle part la mort n’a de temple plus austère. De petits murs d’un ou deux pieds de haut marquent seuls les divisions du funèbre empire, et les longues herbes y croissent en liberté. Il est tout ouvert comme les mosquées et le tombeau des santons ; nulle clôture ne doit séparer l’homme de Dieu, ni les morts des vivans. Tous les vendredis, — c’est le dimanche des Maures, — les femmes sortent de la ville, et, gravissant lentement la colline, elles vont visiter les tombeaux. Enveloppées du grand haïk blanc, elles errent en silence au milieu de la verdure tumulaire ; on les prendrait elles-mêmes pour les ombres qu’elles viennent pleurer ou consoler. Les hommes respectent ces pèlerinages du sépulcre, et ils se tiennent tout le jour éloignés du champ funéraire. C’est peut-être la seule heure de liberté dont jouissent les Moresques, et c’est à la mort qu’elles la doivent. Le moment est bon pour les voir, car elles ne se cachent pas des chrétiens quand elles sont sûres de n’être pas aperçues des Maures.
Le cimetière chrétien est un peu plus bas et attenant au jardin de Suède. Nous avons vu qu’il avait, lui aussi, son pélerin dans le mélancolique moine de saint François.
Le cimetière des Juifs est de l’autre côté de la place, au pied même de la muraille, entre la porte du Sauk et la petite porte dite des Tanneurs, qui mène à la plage. Plus simple encore que celui des musulmans, il est ouvert comme le leur et exposé à tous leurs outrages. Les femmes maures ne manquent jamais de se détourner en passant afin de venir souiller les tombes des mécréans. C’est chez elles une affaire de dévotion et presque un article de foi. Ainsi le fanatisme poursuit jusque dans son dernier asile le peuple infortuné d’Israël. À quelque distance du cimetière, vers la mer, il y a de beaux massifs de verdure coupés de genêts, de chèvrefeuille et de hauts aloès. Tout ce côté de la ville est très pittoresque, et il a de brusques échappées sur la baie bleue et tranquille, et sur le détroit toujours bouillonnant.
Quoique bien barbare encore par les croyances et par les mœurs, Tanger est cependant déjà altéré dans son originalité primitive ; on y sent le contact des Européens, et je désirais voir, sans m’enfoncer dans les terres, une ville arabe qui eût mieux conservé son individualité et son cachet natif. On m’indiqua Tetouan, qui n’est qu’à douze lieues de Tanger, et qui est une des villes importantes de l’empire, par son étendue, sa population, son commerce et sa position voisine de la Méditerranée, à proximité de Gibraltar. Mes préparatifs furent bientôt faits. Le consul demanda et obtint pour moi du kaïd un soldat pour m’accompagner, — c’est le passeport du pays, — et il fit rédiger par son taleb (érudit) une belle lettre arabe pour recommander au bacha de Tetouan l’illustre et savant voyageur français. L’épître fut pliée en long, suivant les lois de l’étiquette indigène, et armée au centre et aux deux extrémités du sceau consulaire. Ainsi confectionnée, la dépêche n’avait guère moins d’un pied, forme plus imposante que commode. Nos poches européennes ne sont pas taillées pour cela.
Quelques jeunes gens des consulats m’avaient demandé à être du voyage ; nous partîmes quatre.
- ↑ L’Amîn est à la fois administrateur des rentes, intendant des finances, percepteur des impôts, payeur provincial et directeur des douanes.
- ↑ J’ai vu exactement les mêmes instrumens dans le royaume de Murcie, où le tebel s’appelle tabalé. Ainsi le mot a à peine changé. Mais la musette murcienne se nomme charamita. Peut-être les orientalistes lui trouveront-ils quelque étymologie arabe que j’ignore. Je remarque en passant que le tebel est le grand tambour ; le petit ou tambourin s’appelle haïta.
- ↑ La même superstition s’attache aux crétins du Valais. On félicite la maison où il en naît, et il n’en naît que trop ; cela doit lui porter bonheur. Il y a quelque chose de touchant dans ce préjugé populaire, qui prend sous sa protection les êtres maltraités par la nature. Ce n’est au fond que de la charité.
- ↑ En justice le témoignage d’une sainte compte comme celui d’un homme, tandis que pour les simples mortelles, il en faut six à sept pour faire un témoin.
- ↑ L’once du Maroc est une mauvaise petite monnaie d’argent, mal frappée et toute tailladée, qui vaut 35 centimes. Il ne faut donc pas la confondre avec l’once espagnole, qui vaut 84 francs.
- ↑ Il avait usurpé le trône sur son neveu en bas âge, exactement comme Manfred en avait agi avec Conradin ; mais il le lui rendit à sa mort, en 1822.
- ↑ Le code de Malek contient, en quarante chapitres, toute la jurisprudence canonique et ecclésiastique, laquelle s’applique à tout. Il existe aussi en matière civile et commerciale une espèce de bulletin des lois ; c’est un recueil de préceptes et un formulaire pour les écritures publiques. L’auteur de cette compilation est Mohamed-Ben-Ardùn.
- ↑ Chaque consul a à sa solde un soldat qu’il reçoit des mains du gouvernement en signe de protection et qui ne le quitte jamais. Il l’accompagne partout, soit à cheval, soit à pied, et couche sur une natte à la porte du consulat. Ces soldats finissent par s’attacher aux consuls et leur sont quelquefois dévoués.
- ↑ La pataque marocaine est une monnaie d’or qui vaut à peu près 10 francs. Le mot français n’est qu’une corruption du mot arabe, bou-taka, qui veut dire père de la force. On l’appelle aussi bu-t’ki.