Le Mariage de Victorine/Acte III

Le Mariage de Victorine
Théâtre complet de George SandMichel Lévy frères2 (p. 54-84).
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ACTE TROISIÈME


L’appartement de Sophie. — Même décoration qu’au deuxième acte. — Il fait nuit dehors. — Le salon est éclairé par des bougies placées sur les consoles.



Scène PREMIÈRE

VANDERKE, SOPHIE.
SOPHIE, assise près du guéridon, faisant de la tapisserie.

Ah ! mon père ! si, la veille de mon mariage, j’avais été triste et agitée comme elle l’est depuis huit jours, vous n’eussiez jamais consenti…

VANDERKE, assis de l’autre côté du guéridon.

Ma chère enfant, les circonstances sont différentes, les caractères encore davantage. Vous unissez la fermeté à la douceur, vous, et Victorine est faible, irrésolue.

SOPHIE.

Mais si mon frère…

VANDERKE.

Quoi ! votre frère ?

SOPHIE.

Ah ! cher père, vous m’entendez bien, puisque vous l’avez fait partir.

VANDERKE.

Prenez garde, ma fille ; prenez garde à ce que vous pensez, à ce que vous dites.

SOPHIE.

Ce serait donc un crime de la part de mon frère d’aimer Victorine, et de la mienne une folie de croire que vous consentiriez… ?

VANDERKE.

Ma chère Sophie, il n’est point de mariages disproportionnés devant Dieu. Un serviteur comme Antoine est un ami, et je vous ai élevée dans l’idée que Victorine était votre compagne et votre égale.

SOPHIE.

Eh bien, mon père ?

VANDERKE.

Eh bien, ma fille, le monde, qui a des croyances saines et respectables, communes à toutes les classes de la société, a aussi des préjugés vains et cruels qu’il est beau de combattre ; mais, pour combattre, il faut être fort. Votre frère le sera un jour, j’y compte ; mais il est encore bien jeune et se connaît à peine lui-même. Je sais qu’une grande passion, un noble amour, inspirent de puissants dévouements ; mais cette grande passion, votre frère ne l’éprouve pas.

SOPHIE.

Et cependant il s’est fait en lui un véritable changement depuis le jour où il a été question de marier Victorine. Jusque-là, il ne l’aimait que d’amitié. Du jour où elle a été promise à Fulgence, mon frère a souvent parlé de quitter la marine, de se marier ; il a eu l’envie de s’en aller, l’envie de rester, le besoin de voir Paris pour se distraire… le besoin de vous ouvrir son cœur… J’ai vu tout cela, moi !

VANDERKE.

Mais, au lieu de m’ouvrir son cœur, il est parti. Admettons qu’il ait eu quelque fugitive pensée d’amour pour Victorine, il l’a étouffée, et, ne se sentant pas épris d’elle assez sérieusement, il a obéi à la voix de l’honneur qui lui commandait de s’éloigner.

Il se lève.
SOPHIE.

C’est vrai. Ah ! ma pauvre Victorine !



Scène II

SOPHIE, ANTOINE, VANDERKE.
ANTOINE, un bougeoir à la main ; il vient par l’antichambre.

Pardon, madame, si je me permets de venir déranger monsieur jusque chez vous, mais c’est une lettre pour lui que je viens de trouver sur mon bureau et qui paraît pressée.

SOPHIE, se levant et se dirigeant vers la porte de sa chambre, qui est celle de gauche.

Lisez, lisez, mon père ! Restez, Antoine ; je vais dans ma chambre attendre Victorine.

Elle sort. Antoine éteint sa bougie et pose son bougeoir sur la cheminée au fond.



Scène III

VANDERKE, ANTOINE.
VANDERKE, préoccupé, tenant la lettre sans la regarder.

Eh bien, Antoine, tous tes préparatifs de noces sont terminés ?

ANTOINE.

Oui, monsieur. À neuf heures précises, demain matin, nous irons à l’église. Ah ! je voudrais déjà en être revenu !

VANDERKE.

Tu es bien pressé !

ANTOINE.

C’est que Fulgence est plus agité que vous ne pensez ; il est, ce soir, d’une humeur massacrante.

VANDERKE.

Mais, puisque Victorine va partir avec lui, que veut-il de plus ? Il est aussi trop exigeant, ce Fulgence !

ANTOINE.

Exigeant ou non, il n’y a plus à reculer.

VANDERKE.

Cependant, si ce mariage était pour Victorine le pire des malheurs… ?

ANTOINE.

Non, monsieur, j’ai confiance en elle, en moi, en Dieu surtout ; et puis j’ai pour moi l’expérience. Quand j’ai épousé sa mère, elle ne m’aimait pas beaucoup, mes manières brusques lui faisaient peur ; mais je l’aimais tant, moi, que j’ai su la rendre bien heureuse, et elle est morte en me bénissant, vous le savez.

VANDERKE.

Oui, elle a été le modèle des femmes et des mères. Mais tu n’étais pas jaloux, toi ?

ANTOINE.

Si fait, monsieur.

VANDERKE.

Mais tu ne le faisais pas voir ?

ANTOINE.

Si fait bien, quelquefois ! Allons, allons, je vous dis que Victorine aimera son mari, comme sa mère m’a aimé, avec mes qualités et mes défauts… Mais lisez donc votre lettre, monsieur ! elle est pressée, à ce qu’il paraît ?

VANDERKE, regardant la lettre.

Oui, c’est sur l’adresse… ce n’est pas une raison.

ANTOINE.

Ce sera bientôt lu. Les affaires avant tout !

VANDERKE, s’approchant des bougies, et après avoir lu la lettre.

L’écriture de mon fils ?… Oui ! Elle est contrefaite sur l’adresse. (Il retourne la lettre.) Mais c’est encore son écriture… Antoine ! une nouvelle assez grave. Vois !

ANTOINE, lisant, près de la console de droite.

« Harris et Morrisson ont failli ; j’espère vous l’annoncer à temps pour que vous vous mettiez en mesure. » Eh bien, vous n’êtes pas plus ému que cela, monsieur ?

VANDERKE.

Je m’y attendais.

ANTOINE.

Mais c’est six cent… bah ! sept, huit cent mille livres qu’il vous faudra trouver dans vingt-quatre heures, peut-être !…

VANDERKE, avec calme.

On les trouvera : tout est prévu.

ANTOINE.

Ah ! monsieur ! et vous ne m’en disiez rien !

VANDERKE.

À quoi bon ? Tu étais bien assez tourmenté de tes affaires domestiques.

ANTOINE.

Mes affaires ne sont rien quand il s’agit des vôtres.

VANDERKE.

Mais qui donc a apporté cette lettre ?

ANTOINE.

Je n’ai vu personne. J’ai trouvé cela sur mon bureau, il n’y a pas dix minutes.

VANDERKE.

Il y a sûrement un courrier arrivé ici ?

ANTOINE.

Je vais le chercher et vous l’amener.

VANDERKE.

Dans mon cabinet, entends-tu ? Il ne faut pas que ma famille se doute de rien.

ANTOINE.

Soyez tranquille.

Vanderke sort par le fond à gauche.



Scène IV

ANTOINE, puis FULGENCE, qui entre comme à la dérobée, et fort agité, par la porte du jardin.
ANTOINE, allant reprendre son bougeoir, qu’il rallume aux flambeaux de la console.

Où sera-t-il passé, ce diable d’homme ? Je parie qu’il s’est jeté dans l’écurie sur un tas de foin. Il aura fait une course d’enragé… Ah ! Fulgence, l’as-tu vu ?

FULGENCE.

Et vous ?

ANTOINE, son bougeoir à la main, et tourne vers la sortie.

Non. Où est-il ?

FULGENCE.

Je le cherche.

ANTOINE.

C’est à l’écurie ou à la cuisine qu’il doit être.

FULGENCE.

M. Alexis Vanderke à l’écurie, à la cuisine ?

ANTOINE.

Et qui te parle de M. Alexis Vanderke ? Est-ce que ce serait lui-même ?…

FULGENCE.

Je n’en sais rien, moi ; je vous le demande.

ANTOINE.

Voilà qui est fort ! Jouons-nous aux propos interrompus ? Allons, allons, je n’ai pas de temps à perdre à des folies ! Viens avec moi chercher le courrier.

Il remonte vers la porte du jardin.
FULGENCE, ironiquement.

Ah ! c’est un courrier ?

ANTOINE, impatienté.

Oui, un courrier qui apporte une dépêche, à qui monsieur veut parler, et que je n’ai pas encore vu. Est-ce clair ?

FULGENCE.

Monsieur Antoine, vous le prenez avec moi sur un ton !…

ANTOINE.

Eh ! parbleu ! c’est vous-même qui le prenez sur un ton !…

FULGENCE.

Je ne suis pas encore votre gendre, monsieur, et j’ai le droit de m’inquiéter !… Je joue gros jeu, ici ! je joue mon honneur !

ANTOINE.

Ah ! qu’il faut de patience ! Es-tu fou, Fulgence ? qu’est-ce que ton honneur a affaire avec l’arrivée d’un homme qui apporte ici une lettre ? Allons, je vais moi même…

FULGENCE.

Vous voyez bien que vous vous méfiez aussi de quelque chose !

ANTOINE.

Va au diable, je n’y tiens plus !

FULGENCE.

Fort bien, monsieur ! Et moi, je vous dis que vos impatiences ne m’imposent pas. Je vous dis qu’un homme qui se cache, un homme enveloppé d’un manteau, un homme que les chiens connaissent, car ils n’aboient pas, un homme qui se glisse comme une ombre dans la maison…

ANTOINE, haussant les épaules. Il est près de la sortie sur l’antichambre.

Un voleur peut-être ?… Allons-y bien vite !

FULGENCE, avec ironie.

Vous raillez ? Prenez garde, monsieur Antoine, vous découvririez peut-être ce que vous ne voudriez pas savoir !

ANTOINE, à part.

Le fou me fait peur ! Serait-il possible ? Non ! (Haut, revenant.) Écoute, Fulgence ! veux-tu me dire une bonne fois, une première, une dernière fois, ce que tu soupçonnes et ce qui te rend si hargneux et si bourru à la veille de son mariage ?

FULGENCE.

Eh bien, oui, je vais vous le dire, quoique vous le sachiez bien et que votre question ne soit pas franche. Je vais vous le dire, parce que je ne suis pas habitué à souffrir ainsi, moi ! J’étais tranquille, j’étais laborieux, j’étais froid ! Je ne savais pas ce que c’était que d’aimer. Tenez, je crois que je n’étais pas né pour aimer ! Pour aimer, il faut de la confiance, je n’en ai pas. Pourquoi me donnez-vous votre fille ? pourquoi votre fille reçoit-elle une dot pour épouser un homme qui n’a rien ? pourquoi êtes-vous si pressé de conclure le mariage ? pourquoi M. Alexis Vanderke quitte-t-il la maison, au moment où je le soupçonne ? et, s’il y rentre ce soir, en secret, qu’y vient-il faire ?

ANTOINE, qui l’a écouté avec une figure soucieuse et troublée, va remettre son bougeoir sur la table ; il l’y pose avec colère en éteignant la bougie par la violence avec laquelle il pose le bougeoir.

Ah ! que tu es heureux que j’aie été jaloux, absurde aussi, moi, dans mon temps ! Sans cela, voilà des soupçons que je ne prendrais pas avec tant de patience !… Mais c’est une maladie ! (Revenant à Fulgence et s’emportant peu à peu malgré l’effort qu’il fait, au commencement de l’explication, pour rester calme.) Fulgence ! je vous donne ma fille parce que je veux la marier avec un honnête homme. Je suis pressé d’en finir parce que je sais que vous estimerez Victorine comme elle le mérite quand vous la connaîtrez mieux. M. Vanderke lui donne une dot parce qu’il m’aime. Cette dot vous chagrine ? Tant mieux ! Nous la remettrons sans rien dire dans ses coffres ! (À part.) Ce qui ne sera peut-être pas de trop dans ce moment-ci ! (Haut.) M. Vanderke fils est parti parce que… oui, je vous dirai toute la vérité ! parce que son père a vu votre jalousie et l’a éloigné par bonté pour vous… pour moi ! S’il revient ici ce soir (ce que je ne crois point), c’est qu’il aura voulu apporter lui-même à son père une nouvelle intéressante que vous saurez bientôt ! Et s’il se cache de moi… Mais vous avez rêvé cela, et, comme c’est impossible, je n’ai pas à en chercher la cause !

Il va rallumer sa bougie aux flambeaux de la table en haussant les épaules.
FULGENCE, avec beaucoup d’amertume.

L’explication me ferme la bouche ! Elle me commande d’ignorer, par savoir-vivre, ce qui se passe ici. Elle vous autorise à aller tout seul à la découverte… Allez-y donc ; moi, j’irai de mon côté, je vous en avertis très-humblement.

ANTOINE.

Soit ! mais je peux bien dire que tu as une tête de fer !

Il sort par le jardin.



Scène V

FULGENCE, seul.

Oui, oui ! s’il n’est pas dupe, il est habile, M. Antoine ! Nous verrons bien !… Ah ! Victorine !… Il y a des moments où je la hais encore plus que je ne l’aime, et où je voudrais déjà être son maître, pour avoir le droit de la faire souffrir ! Affreuse passion, affreux supplice que la jalousie ! Je sens que je deviens méchant, et que je vais faire d’elle et de moi deux victimes ! Je ferais mieux de rompre !… Mais on dira que je l’outrage… que je la déshonore… Il faut que j’aille explorer le jardin… c’est là que ce fantôme a dû se réfugier…

Il va pour sortir par le jardin et s’arrête en voyant Sophie sortir de sa chambre à gauche.



Scène VI

SOPHIE, FULGENCE.
SOPHIE, étonnée.

Que faites-vous donc ici, monsieur Fulgence ?

FULGENCE.

Rien, madame, j’étais venu pour chercher M. Antoine, je me retire.

Il fait un mouvement pour sortir par le jardin.
SOPHIE, lui montrant la porte de l’antichambre.

Par là, je vous prie.

Fulgence sort.



Scène VII

SOPHIE, seule.

Quel air de menace et de haine ! je ne peux pas souffrir ce garçon-là ! Que regardait-il donc du côté du jardin ? (Elle soulève le rideau.) Il espionne toujours, il espionne partout ! (Elle ouvre la porte vitrée et la referme vivement.) Un homme avec un manteau ! J’ai eu peur !… Bah ! c’est mon père… peut-être mon mari qui vient me surprendre… (Elle retourne ouvrir.) Ah ! mon Dieu, c’est vous, mon frère ?

Elle embrasse son frère qui entre.



Scène VIII

SOPHIE, ALEXIS, enveloppé d’un manteau.
ALEXIS.

Oui, c’est moi, chère sœur, moi qui puis être découvert dans le jardin, car il me semble qu’on m’y cherche, et je viens me réfugier auprès de vous. Je ne veux pas être vu.

SOPHIE.

Vous ne voulez pas être vu ?

ALEXIS.

Non ! Sophie, fermons les portes, je vous en prie.

Il ferme la porte du jardin et Sophie celle de l’antichambre.
SOPHIE.

Dites-moi donc vite…

ALEXIS, allant vers la porte de gauche.

Et, ici, personne ne peut nous entendre ? Votre mari ?

SOPHIE.

Il n’arrive que demain ; si vous craignez d’être surpris… tenez, vous vous enfermerez dans sa chambre. (Elle désigne la porte de droite.) Mais pourquoi tout ce mystère ? Qu’y a-t-il donc ?

ALEXIS.

Rien… Une nouvelle d’affaires que j’ai apprise à Beauvais, où mon père m’avait ordonné de prendre des informations… J’ai voulu, j’ai dû ne me fier qu’à moi du soin de la lui apporter. Savez-vous s’il a reçu ce soir une lettre déposée sur le bureau d’Antoine ?

SOPHIE.

Oui, j’ai vu Antoine la lui remettre… Mais pourquoi lui écrire ? pourquoi ne pas le voir.

ALEXIS.

Je voulais attendre que tout le monde fût couché dans la maison ; je ne veux voir que lui. Je n’ai pu gagner ma chambre, Fulgence était sur mes talons.

SOPHIE.

Ah !… peut-être avez-vous tort de vous cacher ainsi !

ALEXIS.

Peut-être ai-je eu plus tort encore de revenir !… Mais je ne reviens pas, Sophie. J’entre, je vous embrasse et je repars.

Il dépose son manteau et son chapeau.
SOPHIE.

Je vous sais gré de cette marque d’amitié… Mais avez-vous quelque chose à me dire, à moi ?

ALEXIS, avec trouble.

Oh ! rien de particulier !… À propos, le mariage est-il conclu ?

SOPHIE.

Le mariage de Victorine ?

ALEXIS.

Oui, le mariage de Victorine.

SOPHIE.

Et s’il l’était ?

ALEXIS.

Eh bien, cela ne changerait rien à ma résolution de repartir à l’instant même. Ma chaise de poste m’attend hors de la ville, et je veux avant le jour reprendre la route de Paris… Il est donc conclu le mariage ?… Il doit l’être !

SOPHIE.

Et s’il ne l’était pas ?

ALEXIS.

Il ne l’est pas ? dites, Sophie, il ne l’est pas ?

SOPHIE.

Il le sera demain matin.

ALEXIS.

Bien décidément ?

SOPHIE.

Il n’a pas été question de le rompre.

ALEXIS, secouant ses gants d’un air indifférent, et évitant les regards de sa sœur.

Et Victorine ?… est-elle triste ? est-elle gaie ? sera-t-elle heureuse ?

SOPHIE.

Ah ! qui peut répondre de l’avenir ?

ALEXIS.

Il est vrai. Et moi-même… que sais-je du mien ? Je n’y pensais guère quand j’ai désiré de partir… de voir le monde ! et puis, au dernier moment, je regrettais de n’avoir pas eu quelque projet plus raisonnable !

SOPHIE.

Pourquoi n’avez-vous pas dit alors ce regret à mon père ?

ALEXIS.

Il était trop tard !

SOPHIE.

Pourquoi donc ?

ALEXIS.

Ah ! Sophie, il est bien inutile à présent que je me confesse !

SOPHIE, se tournant vers Alexis, qui marche avec agitation, un peu en arrière d’elle.

Voyons ! serait-ce au mariage que vous avez pensé ? aimeriez-vous ? Quelles que soient vos résolutions, mon père les approuvera le jour où vous lui direz : « J’aime tendrement, sérieusement, et pour toute ma vie. »

ALEXIS.

Sais-je bien si j’aime-assez pour oser faire un pareil serment ? Mon propre cœur est devenu une énigme pour moi. J’hésite, je m’étourdis, je souffre… Mais, loin de m’encourager, il semble qu’on se soit appliqué à m’ôter toute espérance… Alors, je m’efforce d’oublier, de me distraire, et, après tout, c’est peut-être la seule chose sensée que j’aie à faire désormais, puisque je ne suis pas aimé !

SOPHIE.

Ah ! vous êtes incertain, vous sentez que vous pourriez facilement guérir, vous ne voulez pas donner tout votre cœur sans être assurée de retour ? Quand on aime pour tout de bon, on ne se demande pas si on sera heureux. On aime parce qu’on aime, voilà tout ! Et vous n’aimez pas, mon frère ! (Elle se lève.) Allons, n’y pensons plus, et ne compromettez pas l’avenir des autres, puisque vous abandonnez au hasard celui que vous pouviez créer vous-même. Partez, dès que tout le monde sera couché. Je ne dirai à personne que je vous ai vu.

ALEXIS.

Mon père me désapprouverait peut-être d’être venu…

SOPHIE.

Peut-être !… Et moi aussi ! mais on vient, cachez-vous…

ALEXIS, allant à la porte de droite.

Nous nous reverrons un instant, nous causerons encore ?

SOPHIE.

Oui, oui ! enfermez-vous !

Elle pousse la porte sur Alexis et va ouvrir la porte de l’antichambre.



Scène IX

ANTOINE, VANDERKE, MADAME VANDERKE, SOPHIE, VICTORINE.
Sophie, Victorine et madame Vanderke forment un groupe en s’embrassant ; Vanderke vient sur le devant du théâtre avec Antoine.


VANDERKE.

Tu dis que tu n’as pas trouvé cet homme ?

ANTOINE.

Il faut qu’il se soit envolé en fumée. Personne n’a vu ni homme ni cheval, et la lettre est tombée du ciel !

SOPHIE.

C’est qu’il y a un peu de confusion dans la maison, à cause de la noce de demain.

MADAME VANDERKE.

Quel est donc cet homme qui vous inquiète ? et cette lettre, est-ce quelque chose ?…

VANDERKE.

Rien, rien, mon amie. Rien ne m’inquiète. Dieu merci ! (Bas, à Antoine.) Mon fils lui aura ordonné de repartir à l’instant et de ne parler à personne pour ne pas donner l’alarme dans la maison. C’est son propre domestique qu’il aura chargé de cette mission délicate.

ANTOINE.

Probablement. C’est quelqu’un qui connaît les aîtres.

VANDERKE, à Sophie.

Ma fille, nous vous ramenons Victorine, et venons vous souhaiter une bonne nuit, puisque vous nous avez boudé ce soir.

SOPHIE.

Boudé ! moi ? Oh ! jamais !

MADAME VANDERKE.

Elle est absorbée par l’idée que son mari va arriver. Elle ne pense plus à nous. (À Sophie.) Nous te le pardonnons bien, va ! Demain serait donc un beau jour dans la famille, si Alexis n’était pas absent, et si Victorine ne devait pas nous quitter bientôt !

VICTORINE.

Ah ! j’étouffe quand j’y pense ! Madame, ne m’y faites pas penser !

MADAME VANDERKE.

Eh bien, tu as le frisson ? Tu étais si insouciante tantôt, que je t’accusais presque de ne pas nous regretter !

ANTOINE.

Est-ce qu’elle sait ce qu’elle pense ? Elle est si fantasque !

MADAME VANDERKE, observant Victorine.

C’est vrai qu’elle est un peu fantasque… depuis quelque temps… et aujourd’hui, surtout !… Est-ce qu’elle aurait encore la fièvre ?

ANTOINE.

Non, non, elle ne l’a pas eue aujourd’hui.

MADAME VANDERKE, à son mari.

Mon ami, vous qui êtes le médecin de la maison, le seul en qui j’aie confiance, vous le savez ! voyez donc ce soir…

VANDERKE, prenant, en souriant, le bras de Victorine.

Voyons, madame la malade !

VICTORINE.

Oh ! je ne suis pas malade. (À part.) Malheureusement pour moi !

MADAME VANDERKE, à son mari, qui est devenu sérieux en tâtant le pouls à Victorine.

Eh bien ?

VANDERKE.

Elle s’est beaucoup agitée aujourd’hui ; elle a de la fièvre.

ANTOINE.

À cet âge-là, on l’a toujours !

MADAME VANDERKE.

Mais, si elle était malade demain, il faudrait retarder encore la cérémonie. On n’est pas souffrant sans que l’esprit s’en ressente, et il n’est pas nécessaire d’avoir des idées tristes, un jour qui peut décider du reste de la vie.

ANTOINE

Ah ! voilà madame qui s’en mêle aussi. (À Vanderke.) Monsieur, envoyez donc Victorine dormir. Il se fait tard.

VANDERKE.

Oui, oui, il faut qu’elle se couche tout de suite, et qu’elle dorme bien.

ANTOINE, à sa fille.

Tu l’entends ! monsieur veut que tu dormes.

VICTORINE.

Est-ce qu’on dort comme cela, à volonté ?

ANTOINE.

Toujours de la résistance… dans les moindres choses !  ! pour contrarier !

VICTORINE.

Je dormirai, mon papa, je dormirai !

MADAME VANDERKE.

Allons, embrasse ton père… qui te gronde toujours… parce qu’il t’adore. (Baissant la voix.) Et n’oublie pas ce que je t’ai recommandé de lui dire.

VICTORINE.

Oh ! non, madame. Mon papa, j’ai quelque chose à vous dire, à vous tout seul !

ANTOINE.

À moi ? tout seul ?

MADAME VANDERKE.

Oui, Antoine ; nous vous laissons. Bonsoir, Victorine ! (Elle embrasse Victorine.) Bonsoir, ma chère fille !

Elle embrasse sa fille, Vanderke en fait autant, et sort avec madame Vanderke, par la porte de l’antichambre. Sophie rentre dans sa chambre, à gauche.



Scène X

ANTOINE, VICTORINE.
ANTOINE.

Eh bien, qu’est-ce que c’est ?

VICTORINE

Mon père, M. et madame Vanderke m’ont donné leur bénédiction ce soir. Ne voulez-vous pas aussi me donner la vôtre ?

ANTOINE.

Tu veux m’attendrir ? Lève-toi ! lève-toi ! toutes ces cérémonies-là, ça fait du mal !

VICTORINE.

Vous ne voulez pas seulement m’embrasser !

ANTOINE.

Je ne refuse pas de t’embrasser.

VICTORINE., s’attachant à lui.

Mon père ! mon cher père !…

ANTOINE.

Allons ! vas-tu encore pleurer ? C’est insoutenable !

VICTORINE.

Oh ! je ne pleure pas. Il y a huit grands jours que je n’ai pleuré. C’est bien la peine de se corriger, si vous n’y faites pas attention ! Voyez si mes yeux ne sont pas secs.

ANTOINE, troublé.

Ils sont bien brillants !… Tu n’es pas sérieusement malade ?

VICTORINE.

Oh ! certainement non !

ANTOINE.

Tu n’as pas mal à la tête ?

VICTORINE.

Un peu… Ce ne sera rien.

ANTOINE.

Non, non, ce ne sera rien… (Il s’en va et revient.) Est-ce que… est-ce que c’est vrai que tu as la fièvre ?

VICTORINE.

Je ne crois pas. Voyez ! j’ai les mains très-froides.

ANTOINE.

Mais non ! elles sont très-chaudes. Souffres-tu ?

VICTORINE.

Je ne sens rien.

ANTOINE.

Si tu te trouvais malade dans la nuit… il faudrait appeler.

VICTORINE.

Oh ! je ne voudrais pas réveiller Sophie.

ANTOINE.

Sans la réveiller, tu sonneras… ici, tiens la sonnette, qu’on entend de mon cabinet. J’y passerai une bonne partie de la nuit avec monsieur.

VICTORINE.

Soyez donc tranquille, mon papa, je ne serai pas malade.

ANTOINE.

Ni demain non plus ?

VICTORINE.

Ni demain non plus.

ANTOINE.

Tu seras fraîche, jolie, pas triste ? cela me ferait de la peine ! pas trop gaie, cependant, ce ne serait pas modeste. Là… un petit air décent… de la piété à l’église, de la politesse avec tout le monde, ton naturel enfin.

VICTORINE.

Vous serez content de moi. Oh ! un jour comme celui-là, je ne veux pas vous affliger.

ANTOINE.

Bien, mon enfant, je t’en remercie.

VICTORINE.

Et à présent vous voulez bien me bénir ? C’est toute la récompense que je demandais pour ma soumission.

ANTOINE, la prenant sur son cœur.

Je suis content de toi… (il s’attendrit malgré lui.) Je te bénis ! je t’aime ! oui, de toute mon âme ! (il l’embrasse plusieurs fois avec effusion. — À part, levant les yeux au ciel et tenant sa fille dans ses bras.) Ah ! monsieur Vanderke, vous ne savez pas ce que je souffre ! (À Victorine, qu’il repousse doucement.) Allons, allons, monsieur m’attend ; et, toi, il faut te reposer… faire ta prière, penser à ta pauvre mère qui était une honnête femme… et puis ne plus penser à rien, entends-tu ?

VICTORINE.

Oui, mon papa.

ANTOINE, à part, s’en allant, et s’arrêtant pour regarder Victorine qui reste immobile.

Je ne sais pas, mais j’aimais mieux la voir pleurer !… Ah ! le courage intérieur n’y est pas !… (Haut.) Victorine !

VICTORINE tressaille.

Mon papa ?

ANTOINE.

Voyons, écoute-moi… (À part.) Oui, il faut lui donner la volonté. (Haut.) Écoute-moi bien… As-tu du courage, du vrai courage ?

Il s’assied et la prend sur ses genoux.
VICTORINE.

Oh ! il me semble que j’en ai beaucoup.

ANTOINE.

C’est qu’il en faut, vois-tu, pour faire son devoir… As-tu de la fierté… du respect pour toi-même… , ce qui s’appelle du cœur ?

VICTORINE.

Je l’espère.

ANTOINE.

Eh bien, il faut épouser Fulgence !

VICTORINE.

Est-ce que je ne fais pas ce que vous voulez ?

ANTOINE.

Oh ! ce n’est pas moi qui le veux : c’est la conscience, c’est l’honneur qui te le commandent.

VICTORINE.

Comment cela ?

ANTOINE.

Parce que… parce que… Voyons, ne tremble pas, ça me coûte à te dire, mais il le faut. Fulgence s’imagine que tu aimes quelqu’un… que tu ne dois pas aimer.

VICTORINE, vivement.

Cela n’est pas !

ANTOINE.

Je le sais bien, parbleu ! mais il se l’imagine, et d’autres pourraient se l’imaginer aussi. Alors, voilà ce qu’on dirait de toi : « Voyez-vous cette petite Victorine, la fille d’Antoine, qui n’est, après tout, qu’un premier domestique chez M. Vanderke, ne s’est-elle pas avisée de regarder plus haut qu’elle et de croire qu’elle allait épouser… »

VICTORINE.

Qui donc ?

ANTOINE.

Qui ? Le fils de la maison, rien que ça ! un jeune homme riche et noble, qui ne voit en elle qu’une petite camarade d’enfance. Eh bien, de ce qu’on est bon pour elle, de ce qu’on la traite avec douceur, elle a la sottise de se croire faite pour un grand mariage, et elle dédaigne ses pareils.

VICTORINE.

Oh ! mon papa, qu’est-ce que vous dites ! M. Fulgence croit cela ? on dirait cela de moi ?

ANTOINE.

Si tu ne te maries pas résolument et de bonne grâce, on le dira, on le croira. Et si M. et madame Vanderke venaient eux-mêmes à le penser, s’ils t’accusaient d’ambition, de coquetterie… de bassesse… car l’ambition c’est de la bassesse, quelquefois !

VICTORINE.

Assez, assez, mon père !

ANTOINE.

Et si M. Alexis… Il ne le croira pas… Mais suppose qu’il le croie, comme il te trouverait vaine et ridicule ! comme il se moquerait de toi en lui-même !

VICTORINE, cachant sa figure dans le sein de son père.

Oh ! mon Dieu ! assez !…

ANTOINE.

Tu vois bien que…

VICTORINE, se levant.

Je vois qu’il faut avoir le courage de sa propre dignité… Je l’aurai, mon père !

ANTOINE, se levant et lui donnant un baiser.

Je t’ai fait de la peine de te dire cela !… mais il fallait bien…

VICTORINE.

Vous avez bien fait, mon père !



Scène XI

SOPHIE, ANTOINE, VICTORINE.
SOPHIE, sortant de sa chambre.

Eh bien, Antoine, voilà comme vous la faites coucher de bonne heure !…

ANTOINE, en arrière de Victorine, qui est restée morne et qui s’assied à droite d’un air absorbé.

Madame, Victorine est tranquille et bien raisonnable, maintenant. Ne la plaignez pas trop, ne la gâtez pas, je vous en prie… Ne détruisez pas mon ouvrage.

SOPHIE.

Antoine, si votre ouvrage est de la tuer, je crois que vous en viendrez à bout !

ANTOINE, sortant par l’antichambre.

Mon Dieu ! mon Dieu !



Scène XII

SOPHIE, VICTORINE, puis ALEXIS.
SOPHIE, revenant vers Victorine, qui est restée comme pétrifiée, sur le fauteuil à droite.

Eh bien, qu’a-t-elle donc ? à quoi songe-t-elle ?

Alexis sort de la chambre à droite et vient avec Sophie derrière le fauteuil de Victorine.
SOPHIE, bas.

Que faites-vous, mon frère ! Ah ! ne vous montrez pas, ne lui parlez pas, puisque vous ne pouvez pas la sauver.

ALEXIS.

Parlez-lui, ma sœur, elle m’effraye !

SOPHIE, à Victorine.

Victorine ! Victorine ! Es-tu sourde ? es-tu morte ? Réponds-moi donc !

VICTORINE, sortant comme d’un rêve.

Ah ! qu’est-ce qu’il y a ?

SOPHIE.

Tu oublies donc que je t’attends ? Tu ne veux donc pas dormir ?

VICTORINE.

Tiens ! c’est vrai, je n’y songeais plus.

SOPHIE.

Que fais-tu là ? à quoi songes-tu ?

VICTORINE.

À rien ! Je m’étais assise là, et je regardais le parquet.

SOPHIE.

C’est donc bien beau un parquet ?

VICTORINE.

Je ne le voyais pas.

SOPHIE.

C’est à Fulgence que tu pensais ?

VICTORINE.

À Fulgence ? Oui… non… je ne sais pas.

SOPHIE.

C’est que tu l’aimes tant !

VICTORINE.

Je l’aime tant !… Mon Dieu, je ne le déteste pas, Fulgence… Je le crains un peu, voilà tout.

SOPHIE.

Tu en as peur ! Avoue que tu en as peur !…

VICTORINE.

Peur ?… pourquoi ?

Elle se presse en frissonnant contre Sophie.
ALEXIS, se montrant.

Tu en as peur, Victorine ? Oh ! c’est que tu ne l’aimes pas, va !

VICTORINE, se levant.

Ah ! monsieur Alexis !… vous voilà revenu ?… (Froidement, avec effort.) Vous assisterez à mon mariage ? (Plus froidement.) Je vous suis bien reconnaissante.

ALEXIS.

Ton mariage !… ton mariage ne se fera pas. Je m’y opposerai, moi ! Me contrediras-tu ?

VICTORINE.

Vous vous y opposerez ? Et pourquoi donc ?

ALEXIS.

Parce qu’on doit aimer son mari, et que tu n’aimes pas celui qu’on te donne.

VICTORINE.

Qu’en savez-vous, monsieur Alexis ? Où prenez-vous que je n’aime pas Fulgence ? Qui vous a dit cela ?

SOPHIE.

Pourquoi feindre ainsi, Victorine ? pourquoi mentir quand ton sort peut être décidé par un moment de sincérité ?

VICTORINE.

Mentir ! pourquoi me dites-vous donc que je mens ? pour qui me prenez-vous ? que pensez-vous donc de moi tous les deux ?

ALEXIS.

Victorine, tu sembles égarée. Qu’as-tu, ma chère enfant ? Voyons, ouvre-nous ton cœur. Ne sommes-nous pas tes meilleurs amis ? ne suis-je plus ton frère ? ma sœur n’est-elle pas la tienne ? Crois-tu que nous ne t’aimions pas de toute notre âme, que nous ne soyons pas résolus à te sauver, si tu nous dis seulement un mot ?

VICTORINE.

Laissez-moi… J’ai mal à la tête, j’ai la fièvre, et vous me tourmentez ; vous me faites du mal pour le plaisir de m’en faire… Mais rien ne vous sert de vous moquer de moi ; j’aime Fulgence, oui, je l’aime, et, malgré vous… malgré tout le monde, je veux l’aimer !

Elle s’échappe des bras de Sophie, et va vers la porte de gauche.
SOPHIE.

Écoute donc, Victorine, écoute encore…

VICTORINE.

Non, non, j’ai dit tout ce que j’avais à dire…

Elle sort vivement.
ALEXIS.

Ne la quittez pas ma sœur ! elle m’inquiète !

SOPHIE.

Moi, je ne la reconnais plus ; je ne la comprends plus. Oubliez ce que je vous ai dit mon frère, et partez !

ALEXIS.

L’abandonner ainsi ? Non, certes !

SOPHIE.

Ah ! ciel ! on vient ! on frappe ! N’ouvrez pas ! cachez-vous !

Elle entre précipitamment à gauche, dans sa chambre.



Scène XIII

ALEXIS, puis FULGENCE.
ALEXIS, allant ouvrir la porte au fond.

Non ! je n’oublierai rien, et je ne me cacherai pas. (Il ouvre la porte.) M. Fulgence !

FULGENCE.

M. Vanderke ! J’en étais sûr !

Il va à la sonnette et la tire avec violence. On doit entendre le bruit de la sonnette, au loin.
ALEXIS.

Que faites-vous ?

FULGENCE.

Vous le voyez, monsieur. Je sais que cette sonnette répond au cabinet de M. Antoine, et je l’appelle pour qu’il vienne ici, pour qu’il sache bien pourquoi je ne veux pas être son gendre.

ALEXIS.

Du scandale, monsieur ? vous voulez faire du scandale ? Vous êtes jaloux, je le sais ; mais sachez vous-même…

FULGENCE.

Je sais ce que je voulais savoir… et je vous prie de croire que, de ce moment, je ne suis plus jaloux.

ALEXIS.

Vous voulez perdre Victorine, outrager ma famille par vos soupçons ? Je ne le souffrirai pas. De quel droit êtes-vous ici, vous-même ?

FULGENCE.

Du droit d’un fiancé fort ridicule peut-être, mais qui ne veut pas être un époux méprisable. Je vous sentais ici, je vous épiais, monsieur, j’ai voulu m’assurer… J’ai fait mon devoir envers moi-même ; si vous le trouvez mauvais, c’est que vous n’avez guère la conscience du vôtre.

ALEXIS.

Monsieur, je vous apprendrai à… Vous me rendrez… Non, J’aurais trop d’avantages sur vous, et les apparences sont contre moi, j’accepte toutes les conséquences d’une faute involontaire. Songez aussi à faire votre devoir, monsieur, et à ne pas être plus coupable à mes yeux que je ne veux l’être aux vôtres. Venez avec moi trouver mon père.

FULGENCE.

Non, monsieur ; je connais mon devoir aussi bien que vous, mais je connais aussi mon droit. Je vous somme de rester ici, jusqu’à ce qu’on y vienne constater votre présence. (Avec emportement.) Prétendez-vous me faire passer pour un calomniateur ?

Il sonne encore.
ALEXIS.

Non certes, monsieur, mon parti est pris. Tenez ! vous ne sonnez pas assez fort ; la main vous tremble. Je vais vous aider.

Il prend le cordon de la sonnette et sonne résolument.



Scène XIV

FULGENCE, ALEXIS, VANDERKE, MADAME VANDERKE, ANTOINE.
ANTOINE

Me voilà, Victorine ! tu es… (Il s’arrête pétrifié.) Fulgence ! M. Alexis !…

VANDERKE.

Mon fils !

MADAME VANDERKE, courant à son fils.

Alexis !

ANTOINE.

Que se passe-t-il donc ?

FULGENCE.

Monsieur Antoine, ce que j’ai à dire, un père seul peut l’entendre.

ANTOINE.

Un père ? Il s’agit de Victorine ! Eh bien, vous n’avez rien à me dire de Victorine que tout le monde ne puisse pas entendre. Parlez, parlez, pas de réticences, je n’en veux pas. Je n’ai pas de secrets, moi, pour M. et madame Vanderke.

VANDERKE.

Alexis, pourquoi êtes-vous ici quand vous devriez être à Paris ?

FULGENCE.

Le silence de monsieur est plus éloquent que tout ce que je pourrais dire. Allons, allons, l’affaire s’arrangera en famille !… Vous êtes bien bon, monsieur Vanderke, d’avoir doté mademoiselle Victorine : mais l’homme qui acceptera de tels bienfaits, cherchez-le ailleurs, ce ne sera pas moi !

VANDERKE.

Fulgence, la passion vous aveugle, vous devenez outrageant envers moi !… Écoutez, mon fils m’apportait une nouvelle… Je compte sur votre honneur, voulez-vous que je vous la dise ?

FULGENCE.

Non, monsieur, non ! ne comptez pas sur moi, ne comptez sur rien, ne comptez sur personne ; il n’y a que mensonge et trahison en ce monde !

MADAME VANDERKE.

Monsieur Fulgence, vous accusez donc mon fils ?… Mais il était ici chez sa sœur ; et savait-il, sait-il seulement que Victorine était auprès d’elle ? Dites, Alexis, le saviez-vous ?

ALEXIS.

Ma mère, je pourrais dire que c’est monsieur qui me l’a appris ; mais je ne sais pas mentir : j’ai vu Victorine, je lui ai parlé.

VANDERKE.

Sans doute, Sophie était présente ?

ANTOINE.

Répondez donc, monsieur Alexis !

ALEXIS.

Antoine, je ne veux pas répondre, je rougirais d’avoir à me justifier.

ANTOINE.

Vous ne voulez pas répondre ? vous ne voulez pas… monsieur Alexis Vanderke ? Je vous estimais, je vous aimais… je vous ai élevé sur mes genoux, je vous ai porté dans mes bras… j’aurais donné ma vie pour vous… Et quand on accuse ma fille d’avoir été séduite par vous… oh ! je sais bien, moi, que ce n’est pas vrai… mais vous devez répondre, vous devez la justifier auprès de son fiancé… Ces airs de mépris ne conviennent pas… ils nous tuent… Vous ne dites rien ?… Eh bien, je vais chercher Victorine…

MADAME VANDERKE.

Non, non, pas de scènes devant elle, elle est malade.

ANTOINE.

Malade ou non, morte ou vive, elle dira la vérité, elle ! Et qu’elle meure plutôt que d’être déshonorée !

Il va vers la chambre de Sophie. Sophie en sort et l’arrête.



Scène XV

Les Mêmes, SOPHIE.
MADAME VANDERKE

Vous voyez bien, j’en étais sûre !

FULGENCE.

Oh ! je ne doute pas que madame ne fût de bonne foi ! Je n’incrimine pas cette entrevue, Madame protégeait une scène d’adieux fort touchante, sans doute, mais je ne crois pas aux adieux éternels, moi ! D’ailleurs, ma femme ne me fût-elle infidèle que par le cœur, c’est plus que je ne pourrais supporter… (Ici, Alexis écoute Fulgence avec attention et intérêt, sans songer à l’affronter davantage.) Personne ici ne trouvera donc mauvais que je renonce à faire le malheur d’une femme et le mien. Monsieur Antoine, n’y ayez pas de regret, je sens que je l’aurais tuée ! Adieu !

Il va pour sortir.
VANDERKE.

Oui, Fulgence, il faut nous séparer. (S’approchant de lui.) Mais vous accepterez l’emploi que je vous destinais à Marseille ; j’ai besoin d’un homme d’honneur comme vous pour surveiller mes intérêts…

FULGENCE.

Non, monsieur, je ne veux rien, ni services, ni protection, ni pitié surtout ! Je saurai me soutenir moi-même dans le célibat comme dans le mariage, c’est là ma seule ambition. Adieu, monsieur.

Il sort par l’antichambre.



Scène XVI

VANDERKE, MADAME VANDERKE, ANTOINE, SOPHIE, ALEXIS.
VANDERKE, regardant sortir Fulgence.

Fier, probe et méfiant ! Il a raison ! Il n’a besoin de personne ! (Revenant à son fils.) Mais vous, monsieur, vous avez mal agi. Vous ne deviez pas voir Victorine, ni même votre sœur. Voici le premier chagrin que vous me causez par votre faute, mais il est profond.

ANTOINE.

Après ce qui vient de se passer, je ne peux plus rester ici, je serais déshonoré. Ma fille mourra dans un couvent ; moi où je pourrai !… loin de vous, monsieur Vanderke, en vous bénissant… et tâchant de pardonner à ce jeune homme… qui a le bonheur d’être votre fils… sans cela !…

M. et madame Vanderke font le geste de prendre chacun le bras d’Antoine, comme pour le retenir. Madame Vanderke a les yeux attachés sur son fils, d’un air d’attendrissement et de confiance.
ALEXIS, prenant avec force le bras d’Antoine.

Antoine, je ne veux pas que tu me pardonnes… Je veux bien davantage : je veux que tu m’acceptes pour ton fils et que tu m’accordes ta fille.

ANTOINE, avec joie.

Vous ? vous ?… (Avec étonnement.) Est-ce possible ?… (Avec incrédulité.) Êtes-vous fou ?… (Avec fierté.) Je ne veux pas de cela ! Est-ce là un mariage pour vous ? (Avec autorité.) Je n’y consens pas, moi !



Scène XVII

Les Mêmes, VICTORINE, pâle et se soutenant à peine.
VICTORINE.

Ni moi non plus, mon père. Je n’aime pas, je n’ai jamais aimé M. Alexis Vanderke.

ALEXIS.

Tu mens, Victorine !

ANTOINE, recevant dans ses bras Victorine défaillante.

Elle ne ment pas !

ALEXIS.

Tu mens toi-même ! Ah ! mon cher Antoine ! j’étais là… (il montre la porte de droite.) Je t’ai entendu lui dire que je la dédaignerais, que je me moquerais d’elle, si je devinais son amour… Ton père a menti, Victorine, et, moi, je le jure, je jure à Antoine (pliant le genou devant M. et madame Vanderke), je jure à mon père, à ma mère, que j’aime Victorine tendrement, sérieusement et pour toute ma vie !

VANDERKE, à son fils.

C’est bien, mon fils ; vous avez compris que, pour obéir à l’honneur, vous n’aviez pas besoin de ma permission.

ALEXIS.

Ô mon père, ô mon meilleur ami !

SOPHIE.

Oh ! merci, mon père ! merci, Alexis !

ANTOINE, à Vanderke.

Mais, monsieur, ce mariage… Votre fils !… C’est impossible…

VANDERKE.

Antoine, c’est ma volonté, c’est le devoir de mon fils, c’est mon devoir et le tien.

ANTOINE.

Comment cela ?

MADAME VANDERKE.

Parce qu’ils s’aiment !

VANDERKE.

Et parce qu’il fallait le prévoir, si nous voulions l’empêcher.


FIN DU MARIAGE DE VICTORINE