Le Mariage de Figaro/Acte V
ACTE CINQUIÈME
Scène I
Dans le pavillon à gauche, a-t-il dit. C’est celui-ci. S’il allait ne pas venir à présent ! mon petit rôle… Ces vilaines gens de l’office qui ne voulaient pas seulement me donner une orange et deux biscuits ! — Pour qui, mademoiselle ? — Eh bien, monsieur, c’est pour quelqu’un. — Oh ! nous savons. — Et quand ça serait ? Parce que monseigneur ne veut pas le voir, faut-il qu’il meure de faim ? — Tout ça pourtant m’a coûté un fier baiser sur la joue !… Que sait-on ? il me le rendra peut-être. (Elle voit Figaro qui vient l’examiner ; elle fait un cri.) Ah !…
Scène II
C’est Fanchette ! (Il parcourt des yeux les autres à mesure qu’ils arrivent, et dit d’un ton farouche :) Bonjour, messieurs, bonsoir ; êtes-vous tous ici ?
Ceux que tu as pressés d’y venir.
Quelle heure est-il bien à peu près ?
La lune devrait être levée.
Eh ! quels noirs apprêts fais-tu donc ? Il a l’air d’un conspirateur !
N’est-ce pas pour une noce, je vous prie, que vous êtes rassemblés au château ?
Cè-ertainement.
Nous allions là-bas, dans le parc, attendre un signal pour ta fête.
Vous n’irez pas plus loin, messieurs ; c’est ici, sous ces marronniers, que nous devons tous célébrer l’honnête fiancée que j’épouse, et le loyal seigneur qui se l’est destinée.
Ah ! vraiment, je sais ce que c’est. Retirons-nous, si vous m’en croyez : il est question d’un rendez-vous ; je vous conterai cela près d’ici.
Nou-ous reviendrons.
Quand vous m’entendrez appeler, ne manquez pas d’accourir tous, et dites du mal de Figaro, s’il ne vous fait voir une belle chose.
Souviens-toi qu’un homme sage ne se fait point d’affaire avec les grands.
Je m’en souviens.
Qu’ils ont quinze et bisque sur nous par leur état.
Sans leur industrie, que vous oubliez. Mais souvenez-vous aussi que l’homme qu’on sait timide est dans la dépendance de tous les fripons.
Fort bien.
Et que j’ai nom de Verte-Allure, du chef honoré de ma mère.
Il a le diable au corps.
I-il l’a.
Le comte et sa Suzanne se sont arrangés sans moi ? Je ne suis pas fâché de l’algarade.
Pour vous autres, coquins, à qui j’ai donné l’ordre, illuminez-moi ces entours ; ou, par la mort que je voudrais tenir aux dents, si j’en saisis un par le bras…
A, a, o, oh ! Damné brutal !
Le ciel vous tienne en joie, monsieur du marié !
Scène III
Ô femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante !… nul animal créé ne peut manquer à son instinct : le tien est-il donc de tromper ?… Après m’avoir obstinément refusé quand je l’en pressais devant sa maîtresse ; à l’instant qu’elle me donne sa parole ; au milieu même de la cérémonie… Il riait en lisant, le perfide ! et moi, comme un benêt… Non, monsieur le comte, vous ne l’aurez pas… vous ne l’aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie !… noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus : du reste, homme assez ordinaire ! tandis que moi, morbleu, perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes ; et vous voulez jouter !… On vient… c’est elle… ce n’est personne. — La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sot métier de mari, quoique je ne le sois qu’à moitié ! (Il s’assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ! Fils de je ne sais pas qui ; volé par des bandits ; élevé dans leurs mœurs, je m’en dégoûte et veux courir une carrière honnête ; et partout je suis repoussé ! J’apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie ; et tout le crédit d’un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire ! — Las d’attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre : me fussé-je mis une pierre au cou ! Je broche une comédie dans les mœurs du sérail ; auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule : à l’instant un envoyé… de je ne sais où se plaint que j’offense dans mes vers la Sublime Porte, la Perse, une partie de la presqu’île de l’Inde, toute l’Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d’Alger et de Maroc ; et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l’omoplate, en nous disant : Chiens de chrétiens ! — Ne pouvant avilir l’esprit, on se venge en le maltraitant. — Mes joues creusaient, mon terme était échu : je voyais de loin arriver l’affreux recors, la plume fichée dans sa perruque ; en frémissant je m’évertue. Il s’élève une question sur la nature des richesses ; et comme il n’est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n’ayant pas un sou, j’écris sur la valeur de l’argent, et sur son produit net : aussitôt je vois, du fond d’un fiacre, baisser pour moi le pont d’un château-fort, à l’entrée duquel je laissai l’espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu’ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil ! Je lui dirais… que les sottises imprimées n’ont d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours ; que, sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur ; et qu’il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. (Il se rassied.) Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue ; et comme il faut dîner, quoiqu’on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume, et demande à chacun de quoi il est question : on me dit que, pendant ma retraite économique, il s’est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s’étend même à celles de la presse ; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j’annonce un écrit périodique, et, croyant n’aller sur les brisées d’aucun autre, je le nomme Journal inutile. Pou-ou ! je vois s’élever contre moi mille pauvres diables à la feuille : on me supprime, et me voilà derechef sans emploi ! — Le désespoir m’allait saisir ; on pense à moi pour une place, mais par malheur j’y étais propre : il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint. Il ne me restait plus qu’à voler ; je me fais banquier de pharaon : alors, bonnes gens ! je soupe en ville, et les personnes dites comme il faut m’ouvrent poliment leur maison, en retenant pour elles les trois quarts du profit. J’aurais bien pu me remonter ; je commençais même à comprendre que, pour gagner du bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir. Mais comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore. Pour le coup je quittais le monde, et vingt brasses d’eau m’en allaient séparer lorsqu’un dieu bienfaisant m’appelle à mon premier état. Je reprends ma trousse et mon cuir anglais ; puis, laissant la fumée aux sots qui s’en nourrissent, et la honte au milieu du chemin, comme trop lourde à un piéton, je vais rasant de ville en ville, et je vis enfin sans souci. Un grand seigneur passe à Séville ; il me reconnaît, je le marie ; et pour prix d’avoir eu par mes soins son épouse, il veut intercepter la mienne ! Intrigue, orage à ce sujet. Prêt à tomber dans un abîme, au moment d’épouser ma mère, mes parents m’arrivent à la file. (Il se lève en s’échauffant.) On se débat : C’est vous, c’est lui, c’est moi, c’est toi ; non, ce n’est pas nous : eh ! mais, qui donc ? (Il retombe assis.) Ô bizarre suite d’événements ! Comment cela m’est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j’en sortirai sans le vouloir, je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis ; encore je dis ma gaieté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m’occupe : un assemblage informe de parties inconnues ; puis un chétif être imbécile, un petit animal folâtre, un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre, maître ici, valet là, selon qu’il plaît à la fortune ; ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux… avec délices ! orateur selon le danger, poète par délassement ; musicien par occasion, amoureux par folles bouffées, j’ai tout vu, tout fait, tout usé. Puis l’illusion s’est détruite, et, trop désabusé… Désabusé !… Suzon, Suzon, Suzon ! que tu me donnes de tourments !… J’entends marcher… on vient. Voici l’instant de la crise.
Scène IV
Oui, Marceline m’a dit que Figaro y serait.
Il y est aussi ; baisse la voix.
Ainsi l’un nous écoute, et l’autre va venir me chercher ; commençons.
Scène V
Madame tremble ! est-ce qu’elle aurait froid ?
La soirée est humide, je vais me retirer.
Si madame n’avait pas besoin de moi, je prendrais l’air un moment, sous ces arbres.
C’est le serein que tu prendras.
J’y suis toute faite.
Ah ! oui, le serein !
Scène VI
La, la, la, etc.
J’avais une marraine,
Que toujours adorai.
Le petit page !
On se promène ici ; gagnons vite mon asile, où la petite Fanchette… C’est une femme !
Ah, grands dieux !
Me trompé-je ? à cette coiffure en plumes qui se dessine au loin dans le crépuscule, il me semble que c’est Suzon.
Si le comte arrivait !…
Oui, c’est la charmante fille qu’on nomme Suzanne ! Eh ! pourrais-je m’y méprendre à la douceur de cette main, à ce petit tremblement qui l’a saisie, surtout au battement de mon cœur !
Allez-vous-en.
Si la compassion t’avait conduite exprès dans cet endroit du parc, où je suis caché depuis tantôt !
Figaro va venir.
N’est-ce pas Suzanne que j’aperçois ?
Je ne crains point du tout Figaro, car ce n’est pas lui que tu attends.
Qui donc ?
Elle est avec quelqu’un.
C’est monseigneur, friponne, qui t’a demandé ce rendez-vous ce matin, quand j’étais derrière le fauteuil.
C’est encore le page infernal !
On dit qu’il ne faut pas écouter !
Petit bavard !
Obligez-moi de vous retirer.
Ce ne sera pas au moins sans avoir reçu le prix de mon obéissance.
Vous prétendez…
D’abord vingt baisers pour ton compte, et puis cent pour ta belle maîtresse.
Vous oseriez ?
Oh ! que oui, j’oserai ! Tu prends sa place auprès de monseigneur, moi celle du comte auprès de toi : le plus attrapé, c’est Figaro.
Ce brigandeau !
Hardi comme un page.
Ah ! ciel !
J’épousais une jolie mignonne !
(À part.) C’est monseigneur !
Scène VII
Je vais…
Puisque vous ne redoublez pas le baiser…
Ah !
… Voilà toujours le premier payé.
Tout n’est pas gain non plus en écoutant.
Ah, ah, ah, ah !
Entend-on quelque chose à ce page ! Il reçoit le plus rude soufflet, et s’enfuit en éclatant de rire.
S’il s’affligeait de celui-ci !…
Comment ! je ne pourrai faire un pas… (À la Comtesse.) Mais laissons cette bizarrerie ; elle empoisonnerait le plaisir que j’ai de te trouver dans cette salle.
L’espériez-vous ?
Après ton ingénieux billet ! (Il lui prend la main.) Tu trembles ?
J’ai eu peur.
Ce n’est pas pour te priver du baiser que je l’ai pris.
Des libertés !
Coquine !
Charmante !
Mais quelle peau fine et douce, et qu’il s’en faut que la comtesse ait la main aussi belle !
Oh ! la prévention !
A-t-elle ce bras ferme et rondelet ? ces jolis doigts pleins de grâce et d’espièglerie ?
Ainsi l’amour…
L’amour… n’est que le roman du cœur ; c’est le plaisir qui en est l’histoire : il m’amène à tes genoux.
Vous ne l’aimez plus ?
Je l’aime beaucoup ; mais trois ans d’union rendent l’hymen si respectable !
Que vouliez-vous en elle ?
Ce que je trouve en toi, ma beauté…
Mais dites donc.
Je ne sais : moins d’uniformité peut-être, plus de piquant dans les manières, un je ne sais quoi qui fait le charme ; quelquefois un refus, que sais-je ? Nos femmes croient tout accomplir en nous aimant : cela dit une fois, elles nous aiment, nous aiment (quand elles nous aiment !), et sont si complaisantes, et si constamment obligeantes, et toujours, et sans relâche, qu’on est tout surpris un beau soir de trouver la satiété où l’on recherchait le bonheur.
Ah ! quelle leçon !
En vérité, Suzon, j’ai pensé mille fois que si nous poursuivons ailleurs ce plaisir qui nous fuit chez elles, c’est qu’elles n’étudient pas assez l’art de soutenir notre goût, de se renouveler à l’amour, de ranimer, pour ainsi dire, le charme de leur possession par celui de la variété.
Donc elles doivent tout ?…
Et l’homme rien. Changerons-nous la marche de la nature ? Notre tâche, à nous, fut de les obtenir, la leur…
La leur ?…
Est de nous retenir : on l’oublie trop.
Ce ne sera pas moi.
Ni moi.
Ni moi.
Ni moi.
Il y a de l’écho ici, parlons plus bas. Tu n’as nul besoin d’y songer, toi que l’amour a faite et si vive et si jolie ! Avec un grain de caprice, tu seras la plus agaçante maîtresse ! (Il la baise au front.) Ma Suzanne, un Castillan n’a que sa parole. Voici tout l’or promis pour le rachat du droit que je n’ai plus sur le délicieux moment que tu m’accordes. Mais comme la grâce que tu daignes y mettre est sans prix, j’y joindrai ce brillant, que tu porteras pour l’amour de moi.
Suzanne accepte tout.
On n’est pas plus coquine que cela.
Voilà du bon bien qui nous arrive.
Elle est intéressée ; tant mieux !
Je vois des flambeaux.
Ce sont les apprêts de ta noce. Entrons-nous un moment dans l’un de ces pavillons, pour les laisser passer ?
Sans lumière ?
À quoi bon ? Nous n’avons rien à lire.
Elle y va, ma foi ! Je m’en doutais.
Qui passe ici ?
Passer ! on vient exprès.
C’est Figaro !…
Je vous suis.
Scène VIII
Je n’entends plus rien ; ils sont entrés ; m’y voilà. (D’un ton altéré.) Vous autres, époux maladroits, qui tenez des espions à gages et tournez des mois entiers autour d’un soupçon, sans l’asseoir, que ne m’imitez-vous ? Dès le premier jour je suis ma femme, et je l’écoute ; en un tour de main on est au fait : c’est charmant ; plus de doutes, on sait à quoi s’en tenir. (Marchant vivement.) Heureusement que je ne m’en soucie guère, et que sa trahison ne me fait plus rien du tout. Je les tiens donc enfin !
(À part.) Tu vas payer tes beaux soupçons. (Du ton de voix de la comtesse.) Qui va là ?
Qui va là ? Celui qui voudrait de bon cœur que la peste eût étouffé en naissant…
Eh ! mais, c’est Figaro !
Madame la comtesse !
Parlez bas.
Ah ! madame, que le ciel vous amène à propos ! Où croyez-vous qu’est monseigneur ?
Que m’importe un ingrat ? Dis-moi…
Et Suzanne, mon épousée, où croyez-vous qu’elle soit ?
Mais parlez bas !
Cette Suzon qu’on croyait si vertueuse, qui faisait la réservée ! Ils sont enfermés là-dedans. Je vais appeler.
N’appelez pas !
Eh, c’est Suzon ! God-dam !
Vous paraissez inquiet.
Traîtresse, qui veut me surprendre !
Il faut nous venger, Figaro.
En sentez-vous le vif désir ?
Je ne serais donc pas de mon sexe ! Mais les hommes en ont cent moyens.
Madame, il n’y a personne ici de trop. Celui des femmes… les vaut tous.
Comme je le souffletterais !
Il serait bien gai qu’avant la noce…
Mais qu’est-ce qu’une telle vengeance qu’un peu d’amour n’assaisonne pas ?
Partout où vous n’en voyez point, croyez que le respect dissimule.
Je ne sais si vous le pensez de bonne foi, mais vous ne le dites pas de bonne grâce.
Ah ! madame, je vous adore. Examinez le temps, le lieu, les circonstances, et que le dépit supplée en vous aux grâces qui manquent à ma prière.
La main me brûle !
Le cœur me bat.
Mais, monsieur, avez-vous songé…
Oui, madame, oui, j’ai songé.
… Que pour la colère et l’amour…
… Tout ce qui se diffère est perdu. Votre main, madame !
La voilà.
Ah ! demonio, quel soufflet !
Quel soufflet ! Et celui-ci ?
Et ques-à-quo ? de par le diable, est-ce ici la journée des tapes ?
Ah ! ques-à-quo, Suzanne ? et voilà pour tes soupçons ; voilà pour tes vengeances et pour tes trahisons, tes expédients, tes injures et tes projets. C’est-il ça de l’amour ? Dis donc comme ce matin ?
Santa Barbara ! oui, c’est de l’amour. Ô bonheur ! ô délices ! ô cent fois heureux Figaro ! Frappe, ma bien-aimée, sans te lasser. Mais quand tu m’auras diapré tout le corps de meurtrissures, regarde avec bonté, Suzon, l’homme le plus fortuné qui fut jamais battu par une femme.
Le plus fortuné ! Bon fripon, vous n’en séduisiez pas moins la Comtesse, avec un si trompeur babil, que, m’oubliant moi-même, en vérité, c’était pour elle que je cédais.
Ai-je pu me méprendre au son de ta jolie voix ?
Tu m’as reconnue ? Ah ! comme je m’en vengerai !
Bien rosser et garder rancune est aussi par trop féminin ! Mais dis-moi donc par quel bonheur je te vois là, quand je te croyais avec lui ; et comment cet habit qui m’abusait te montre enfin innocente…
Eh ! c’est toi qui es un innocent, de venir te prendre au piége apprêté pour un autre ! Est-ce notre faute, à nous, si voulant museler un renard, nous en attrapons deux ?
Qui donc prend l’autre ?
Sa femme.
Sa femme ?
Sa femme.
Ah ! Figaro ! pends-toi : tu n’as pas deviné celui-là. — Sa femme ? Ô douze ou quinze mille fois spirituelles femelles ! — Ainsi les baisers de cette salle ?
Ont été donnés à madame.
Et celui du page ?
À monsieur.
Et tantôt, derrière le fauteuil ?
À personne.
En êtes-vous sûre ?
Il pleut des soufflets, Figaro.
Ce sont des bijoux que les tiens. Mais celui du comte était de bonne guerre.
Allons, superbe, humilie-toi !
Cela est juste : à genoux, bien courbé, prosterné, ventre à terre.
Ah ! ce pauvre comte ! quelle peine il s’est donnée !…
… Pour faire la conquête de sa femme !
Scène IX
Je la cherche en vain dans le bois, elle est peut-être entrée ici.
C’est lui.
Suzon, es-tu là dedans ?
Il la cherche, et moi je croyais…
Il ne l’a pas reconnue.
Achevons-le, veux-tu ?
Un homme aux pieds de la comtesse !… Ah ! je suis sans armes.
Pardon, madame, si je n’ai pas réfléchi que ce rendez-vous ordinaire était destiné pour la noce.
C’est l’homme du cabinet de ce matin.
Mais il ne sera pas dit qu’un obstacle aussi sot aura retardé nos plaisirs.
Massacre ! mort ! enfer !
(Bas.) Il jure. (Haut.) Pressons-nous donc, madame, et réparons le tort qu’on nous a fait tantôt, quand j’ai sauté par la fenêtre.
Ah ! tout se découvre enfin.
Avant d’entrer, voyez si personne n’a suivi.
Vengeance !
Scène X
C’est mon maître !
Ah ! scélérat, c’est toi ! Holà quelqu’un ? quelqu’un ?
Scène XI
Monseigneur, je vous trouve enfin.
Bon, c’est Pédrille. Es-tu tout seul ?
Arrivant de Séville à étripe-cheval.
Approche-toi de moi, et crie bien fort !
Pas plus de page que sur ma main. Voilà le paquet.
Eh ! l’animal !
Monseigneur me dit de crier.
Pour appeler. — Holà quelqu’un ! Si l’on m’entend, accourez tous !
Figaro et moi, nous voilà deux : que peut-il donc vous arriver ?
Scène XII
Tu vois qu’à ton premier signal…
Pédrille, empare-toi de cette porte.
Tu l’as surpris avec Suzanne ?
Et vous tous, mes vassaux, entourez-moi cet homme, et m’en répondez sur la vie.
Ha ! Ha !
Taisez-vous donc ! (À Figaro, d’un ton glacé.) Mon cavalier, répondez-vous à mes questions ?
Eh ! qui pourrait m’en exempter, monseigneur ? Vous commandez à tout ici, hors à vous-même.
Hors à moi-même !
C’est ça parler !
Non, si quelque chose pouvait augmenter ma fureur, ce serait l’air calme qu’il affecte.
Sommes-nous des soldats qui tuent et se font tuer pour des intérêts qu’ils ignorent ? Je veux savoir, moi, pourquoi je me fâche.
Ô rage ! (Se contenant.) Homme de bien qui feignez d’ignorer, nous ferez-vous au moins la faveur de nous dire quelle est la dame actuellement par vous amenée dans ce pavillon ?
Dans celui-là ?
Dans celui-ci.
C’est différent. Une jeune personne qui m’honore de ses bontés particulières.
Ha ! Ha !
Vous l’entendez, messieurs.
Nous l’entendons.
Et cette jeune personne a-t-elle un autre engagement que vous sachiez ?
Je sais qu’un grand seigneur s’en est occupé quelque temps : mais, soit qu’il l’ait négligée, ou que je lui plaise mieux qu’un plus aimable, elle me donne aujourd’hui la préférence.
La préf… (Se contenant.) Au moins il est naïf : car ce qu’il avoue, messieurs, je l’ai ouï, je vous jure, de la bouche même de sa complice.
Sa-a complice !
Or, quand le déshonneur est public, il faut que la vengeance le soit aussi.
Scène XIII
C’est juste.
Qui-i donc a pris la femme de l’autre ?
Aucun n’a eu cette joie-là.
Scène XIV
Tous vos efforts sont inutiles ; vous êtes perdue, madame, et votre heure est bien arrivée ! (Il sort sans regarder.) Quel bonheur qu’aucun gage d’une union aussi détestée…
Chérubin !
Mon page ?
Ha ! ha !
Et toujours le page endiablé ! (À Chérubin.) Que faisiez-vous dans ce salon ?
Je me cachais, comme vous me l’avez ordonné.
Bien la peine de crever un cheval !
Entres-y, Antonio ; conduis devant son juge l’infâme qui m’a déshonoré.
C’est madame que vous y-y cherchez ?
L’y a, parguenne, une bonne Providence ! vous en avez tant fait dans le pays…
Entre donc !
Scène XV
Vous allez voir, messieurs, que le page n’y était pas seul.
Mon sort eût été trop cruel, si quelque âme sensible n’en eût adouci l’amertume.
Scène XVI
Allons, madame, il ne faut pas vous faire prier pour en sortir, puisqu’on sait que vous y êtes entrée.
La petite cousine !
Ha ! ha !
Fanchette !
Ah ! palsambleu, monseigneur, il est gaillard de me choisir pour montrer à la compagnie que c’est ma fille qui cause tout ce train-là !
Qui la savait là-dedans ?
Permettez, monsieur le comte, ceci n’est pas plus clair. Je suis de sang-froid, moi.
Voilà une affaire au-aussi trop embrouillée.
Scène XVII
Ne craignez rien, madame, il ne vous sera fait aucun mal. J’en réponds. (Il se retourne et s’écrie :) Marceline !…
Ha ! Ha !
Hé ! quelle folie ! ma mère en est ?
À qui pis fera.
Que m’importe à moi ? La comtesse…
Scène XVIII
… Ah ! la voici qui sort. (Il la prend violemment par le bras.) Que croyez-vous, messieurs, que mérite une odieuse…
Non, non.
Non, non.
Non, non.
Y fussiez-vous un cent !
Scène XIX
Au moins je ferai nombre.
Ah ! qu’est-ce que je vois ?
Eh ! pardi, c’è-est madame.
Quoi ! c’était vous, comtesse ? (D’un ton suppliant.) Il n’y a qu’un pardon bien généreux…
Vous diriez Non, non, à ma place ; et moi, pour la troisième fois d’aujourd’hui, je l’accorde sans condition.
Moi aussi.
Moi aussi.
Moi aussi. Il y a de l’écho ici !
De l’écho ! — J’ai voulu ruser avec eux ; ils m’ont traité comme un enfant !
Ne le regrettez pas, monsieur le comte.
Une petite journée comme celle-ci forme bien un ambassadeur !
Ce billet fermé d’une épingle…
C’est madame qui l’avait dicté.
La réponse lui en est bien due.
Chacun aura ce qui lui appartient.
Encore une dot.
Et de trois. Celle-ci fut rude à arracher !
Comme notre mariage.
Et la jarretière de la mariée, l’aurons-je ?
La jarretière ? Elle était avec ses habits : la voilà.
Que celui qui la veut vienne me la disputer.
Pour un monsieur si chatouilleux, qu’avez-vous trouvé de gai à certain soufflet de tantôt ?
À moi, mon colonel ?
C’est sur ma joue qu’il l’a reçu : voilà comme les grands font justice !
C’est sur ta joue ? Ah ! ah ! ah ! qu’en dites-vous donc, ma chère comtesse ?
Ah ! oui, cher comte, et pour la vie, sans distraction, je vous le jure.
Et vous, don Brid’oison, votre avis maintenant ?
Su-ur tout ce que je vois, monsieur Le comte ?… Ma-a foi, pour moi, je-e ne sais que vous dire : voilà ma façon de penser.
Bien jugé !
J’étais pauvre, on me méprisait. J’ai montré quelque esprit, la haine est accourue. Une jolie femme et de la fortune…
Les cœurs vont te revenir en foule.
Est-il possible ?
Je les connais.
Ma femme et mon bien mis à part, tous me feront honneur et plaisir.
Triple dot, femme superbe,
Que de biens pour un époux !
D’un seigneur, d’un page imberbe,
Quelque sot serait jaloux.
Du latin d’un vieux proverbe,
L’homme adroit fait son parti.
Je le sais…
(Il chante.)
Gaudeant bene nati !
Non…
(Il chante :)
Gaudeant bene nanti !
Qu’un mari sa foi trahisse,
Il s’en vante, et chacun rit ;
Que sa femme ait un caprice,
S’il l’accuse, on la punit.
De cette absurde injustice
Faut-il dire le pourquoi ?
Les plus forts ont fait la loi. (Bis.)
Jean Jeannot, jaloux risible,
Veut unir femme et repos ;
Il achète un chien terrible,
Et le lâche en son enclos.
La nuit, quel vacarme horrible !
Le chien court, tout est mordu,
Hors l’amant qui l’a vendu. (Bis.)
Telle est fière et répond d’elle,
Qui n’aime plus son mari ;
Telle autre, presque infidèle,
Jure de n’aimer que lui.
La moins folle, hélas ! est celle
Qui se veille en son lien,
Sans oser jurer de rien. (Bis.)
D’une femme de province,
À qui ses devoirs sont chers,
Le succès est assez mince :
Vive la femme aux bons airs !
Semblable à l’écu du prince,
Sous le coin d’un seul époux,
Elle sert au bien de tous. (Bis)
Chacun sait la tendre mère
Dont il a reçu le jour ;
Tout le reste est un mystère,
C’est le secret de l’amour.
Ce secret met en lumière
Comment le fils d’un butor
Vaut souvent son pesant d’or. (Bis.)
Par le sort de la naissance,
L’un est roi, l’autre est berger ;
Le hasard fit leur distance ;
L’esprit seul peut tout changer.
De vingt rois que l’on encense,
Le trépas brise l’autel ;
Et Voltaire est immortel. (Bis.)
Sexe aimé, sexe volage,
Qui tourmentez nos beaux jours
Si de vous chacun dit rage,
Chacun vous revient toujours.
Le parterre est votre image :
Tel paraît le dédaigner,
Qui fait tout pour le gagner. (Bis.)
Si ce gai, ce fol ouvrage,
Renfermait quelque leçon,
En faveur du badinage
Faites grâce à la raison.
Ainsi la nature sage
Nous conduit, dans nos désirs,
À son but par les plaisirs. (Bis.)
Or, messieurs, la co-omédie,
Que l’on juge en cè-et instant,
Sauf erreur, nous pein-eint la vie
Du bon peuple qui l’entend.
Qu’on l’opprime, il peste, il crie,
Il s’agite en cent fa-açons :
Tout fini-it par des chansons. (Bis.)