Le Mariage de Figaro
Le Mariage de Figaro ou La Folle Journée, Texte établi par Édouard Fournier, LaplaceŒuvres complètes (p. 147-154).
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ACTE QUATRIÈME


Le théâtre représente une galerie ornée de candélabres, de lustres allumés, de fleurs, de guirlandes, en un mot, préparée pour donner une fête. Sur le devant, à droite, est une table avec une écritoire ; un fauteuil derrière.

Scène I

FIGARO, SUZANNE.
Figaro, la tenant à bras le corps.

Eh bien ! amour, es-tu contente ? Elle a converti son docteur, cette fine langue dorée de ma mère ! Malgré sa répugnance, il l’épouse, et ton bourru d’oncle est bridé ; il n’y a que monseigneur qui rage, car enfin notre hymen va devenir le prix du leur. Ris donc un peu de ce bon résultat.

Suzanne.

As-tu rien vu de plus étrange ?

Figaro.

Ou plutôt d’aussi gai. Nous ne voulions qu’une dot arrachée à l’Excellence ; en voilà deux dans nos mains, qui ne sortent pas des siennes. Une rivale acharnée te poursuivait ; j’étais tourmenté par une furie ! tout cela s’est changé, pour nous, dans la plus bonne des mères. Hier, j’étais comme seul au monde, et voilà que j’ai tous mes parents ; pas si magnifiques, il est vrai, que je me les étais galonnés, mais assez bien pour nous, qui n’avons pas la vanité des riches.

Suzanne.

Aucune des choses que tu avais disposées, que nous attendions, mon ami, n’est pourtant arrivée !

Figaro.

Le hasard a mieux fait que nous tous, ma petite. Ainsi va le monde ; on travaille, on projette, on arrange d’un côté ; la fortune accomplit de l’autre : et, depuis l’affamé conquérant qui voudrait avaler la terre, jusqu’au paisible aveugle qui se laisse mener par son chien, tous sont le jouet de ses caprices ; encore l’aveugle au chien est-il souvent mieux conduit, moins trompé dans ses vues, que l’autre aveugle avec son entourage. — Pour cet aimable aveugle qu’on nomme Amour…

(Il la reprend tendrement à bras le corps.)
Suzanne.

Ah ! c’est le seul qui m’intéresse !

Figaro.

Permets donc que, prenant l’emploi de la Folie, je sois le bon chien qui le mène à ta jolie mignonne porte ; et nous voilà logés pour la vie.

Suzanne, riant.

L’Amour et toi ?

Figaro.

Moi et l’Amour.

Suzanne.

Et vous ne chercherez pas d’autre gîte ?

Figaro.

Si tu m’y prends, je veux bien que mille millions de galants…

Suzanne.

Tu vas exagérer : dis ta bonne vérité.

Figaro.

Ma vérité la plus vraie !

Suzanne.

Fi donc, vilain ! en a-t-on plusieurs ?

Figaro.

Oh ! que oui. Depuis qu’on a remarqué qu’avec le temps vieilles folies deviennent sagesse, et qu’anciens petits mensonges assez mal plantés ont produit de grosses, grosses vérités, on en a de mille espèces. Et celles qu’on sait, sans oser les divulguer : car toute vérité n’est pas bonne à dire ; et celles qu’on vante, sans y ajouter foi : car toute vérité n’est pas bonne à croire ; et les serments passionnés, les menaces des mères, les protestations des buveurs, les promesses des gens en place, le dernier mot de nos marchands : cela ne finit pas. Il n’y a que mon amour pour Suzon qui soit une vérité de bon aloi.

Suzanne.

J’aime ta joie, parce qu’elle est folle ; elle annonce que tu es heureux. Parlons du rendez-vous du comte.

Figaro.

Ou plutôt n’en parlons jamais ; il a failli me coûter Suzanne.

Suzanne.

Tu ne veux donc plus qu’il ait lieu ?

Figaro.

Si vous m’aimez, Suzon, votre parole d’honneur sur ce point : qu’il s’y morfonde, et c’est sa punition.

Suzanne.

Il m’en a plus coûté de l’accorder que je n’ai de peine à le rompre : il n’en sera plus question.

Figaro.

Ta bonne vérité ?

Suzanne.

Je ne suis pas comme vous autres savants, moi ; je n’en ai qu’une.

Figaro.

Et tu m’aimeras un peu ?

Suzanne.

Beaucoup.

Figaro.

Ce n’est guère.

Suzanne.

Et comment ?

Figaro.

En fait d’amour, vois-tu, trop n’est pas même assez.

Suzanne.

Je n’entends pas toutes ces finesses, mais je n’aimerai que mon mari.

Figaro.

Tiens parole, et tu feras une belle exception à l’usage.

(Il veut l’embrasser.)



Scène II

FIGARO, SUZANNE, LA COMTESSE.
La Comtesse.

Ah ! j’avais raison de le dire : en quelque endroit qu’ils soient, croyez qu’ils sont ensemble. Allons donc, Figaro, c’est voler l’avenir, le mariage et vous-même, que d’usurper un tête-à-tête. On vous attend, on s’impatiente.

Figaro.

Il est vrai, madame, je m’oublie. Je vais leur montrer mon excuse.

(Il veut emmener Suzanne.)
La Comtesse la retient.

Elle vous suit.



Scène III

SUZANNE, LA COMTESSE.
La Comtesse.

As-tu ce qu’il nous faut pour troquer de vêtement ?

Suzanne.

Il ne faut rien, madame ; le rendez-vous ne tiendra pas.

La Comtesse.

Ah ! vous changez d’avis ?

Suzanne.

C’est Figaro.

La Comtesse.

Vous me trompez.

Suzanne.

Bonté divine !

La Comtesse.

Figaro n’est pas homme à laisser échapper une dot.

Suzanne.

Madame ! eh ! que croyez-vous donc ?

La Comtesse.

Qu’enfin, d’accord avec le comte, il vous fâche à présent de m’avoir confié ses projets. Je vous sais par cœur. Laissez-moi.

(Elle veut sortir.)
Suzanne se jette à genoux.

Au nom du ciel, espoir de tous ! Vous ne savez pas, madame, le mal que vous faites à Suzanne ! Après vos bontés continuelles et la dot que vous me donnez !…

La Comtesse la relève.

Hé ! mais… je ne sais ce que je dis ! En me cédant ta place au jardin, tu n’y vas pas, mon cœur ; tu tiens parole à ton mari, tu m’aides à ramener le mien.

Suzanne.

Comme vous m’avez affligée !

La Comtesse.

C’est que je ne suis qu’une étourdie. (Elle la baise au front.) Où est ton rendez-vous ?

Suzanne lui baise la main.

Le mot de jardin m’a seul frappée.

La Comtesse, montrant la table.

Prends cette plume, et fixons un endroit.

Suzanne.

Lui écrire !

La Comtesse.

Il le faut.

Suzanne.

Madame ! au moins c’est vous…

La Comtesse.

Je mets tout sur mon compte. (Suzanne s’assied, la Comtesse dicte.)

« Chanson nouvelle, sur l’air… Qu’il fera beau ce soir sous les grands marronniers… Qu’il fera beau ce soir… »

Suzanne écrit.

Sous les grands marronniers… Après ?

La Comtesse.

Crains-tu qu’il ne t’entende pas ?

Suzanne relit.

C’est juste. (Elle plie le billet.) Avec quoi cacheter ?

La Comtesse.

Une épingle, dépêche ! elle servira de réponse. Écris sur le revers : Renvoyez-moi le cachet.

Suzanne écrit en riant.

Ah ! le cachet !… Celui-ci, madame, est plus gai que celui du brevet.

La Comtesse, avec un souvenir douloureux.

Ah !

Suzanne cherche sur elle.

Je n’ai pas d’épingle à présent !

La Comtesse détache sa lévite.

Prends celle-ci. (Le ruban du page tombe de son sein à terre.) Ah ! mon ruban !

Suzanne le ramasse.

C’est celui du petit voleur ! Vous avez eu la cruauté…

La Comtesse.

Fallait-il le laisser à son bras ? c’eût été joli ! Donnez donc !

Suzanne.

Madame ne le portera plus, taché du sang de ce jeune homme.

La Comtesse le reprend.

Excellent pour Fanchette… Le premier bouquet qu’elle m’apportera…



Scène IV

Une jeune bergère, CHÉRUBIN en fille, FANCHETTE et beaucoup de jeunes filles habillées comme elle, et tenant des bouquets ; LA COMTESSE, SUZANNE.
Fanchette.

Madame, ce sont les filles du bourg qui viennent vous présenter des fleurs.

La Comtesse, serrant vite son ruban.

Elles sont charmantes. Je me reproche, mes belles petites, de ne pas vous connaître toutes. (Montrant Chérubin.) Quelle est cette aimable enfant qui a l’air si modeste ?

Une Bergère.

C’est une cousine à moi, madame, qui n’est ici que pour la noce.

La Comtesse.

Elle est jolie. Ne pouvant porter vingt bouquets, faisons honneur à l’étrangère. (Elle prend le bouquet de Chérubin, et le baise au front.) Elle en rougit ! (À Suzanne.) Ne trouves-tu pas, Suzon… qu’elle ressemble à quelqu’un ?

Suzanne.

À s’y méprendre, en vérité.

Chérubin, à part, les mains sur son cœur.

Ah ! ce baiser-là m’a été bien loin !



Scène V

Les jeunes filles, Chérubin au milieu d’elles ; FANCHETTE, ANTONIO, LE COMTE, LA COMTESSE, SUZANNE.
Antonio.

Moi je vous dis, monseigneur, qu’il y est ; elles l’ont habillé chez ma fille ; toutes ses hardes y sont encore, et voilà son chapeau d’ordonnance que j’ai retiré du paquet. (Il s’avance, et, regardant toutes les filles, il reconnaît Chérubin, lui enlève son bonnet de femme, ce qui fait retomber ses longs cheveux en cadenette. Il lui met sur la tête le chapeau d’ordonnance et dit :) Eh parguenne, v’là notre officier !

La Comtesse recule.

Ah ciel !

Suzanne.

Ce friponneau !

Antonio.

Quand je disais là-haut que c’était lui !…

Le Comte, en colère.

Eh bien, madame ?

La Comtesse.

Eh bien, monsieur ! vous me voyez plus surprise que vous, et pour le moins aussi fâchée.

Le Comte.

Oui ; mais tantôt, ce matin ?

La Comtesse.

Je serais coupable, en effet, si je dissimulais encore. Il était descendu chez moi. Nous entamions le badinage que ces enfants viennent d’achever ; vous nous avez surprises l’habillant : votre premier mouvement est si vif ! il s’est sauvé, je me suis troublée ; l’effroi général a fait le reste.

Le Comte, avec dépit, à Chérubin.

Pourquoi n’êtes-vous pas parti ?

Chérubin, ôtant son chapeau brusquement.

Monseigneur…

Le Comte.

Je punirai ta désobéissance.

Fanchette, étourdiment.

Ah, monseigneur, entendez-moi ! Toutes les fois que vous venez m’embrasser, vous savez bien que vous dites toujours : Si tu veux m’aimer, petite Fanchette, je te donnerai ce que tu voudras.

Le Comte, rougissant.

Moi ! j’ai dit cela ?

Fanchette.

Oui, monseigneur. Au lieu de punir Chérubin, donnez-le-moi en mariage, et je vous aimerai à la folie.

Le Comte, à part.

Être ensorcelé par un page !

La Comtesse.

Eh bien, monsieur, à votre tour ! L’aveu de cette enfant, aussi naïf que le mien, atteste enfin deux vérités : que c’est toujours sans le vouloir si je vous cause des inquiétudes, pendant que vous épuisez tout pour augmenter et justifier les miennes.

Antonio.

Vous aussi, monseigneur ? Dame ! je vous la redresserai comme feu sa mère, qui est morte… Ce n’est pas pour la conséquence ; mais c’est que madame sait bien que les petites filles, quand elles sont grandes…

Le Comte, déconcerté, à part.

Il y a un mauvais génie qui tourne tout ici contre moi !



Scène VI

Les jeunes filles, CHÉRUBIN, ANTONIO, FIGARO, LE COMTE, LA COMTESSE, SUZANNE.
Figaro.

Monseigneur, si vous retenez nos filles, on ne pourra commencer ni la fête, ni la danse.

Le Comte.

Vous, danser ! vous n’y pensez pas. Après votre chute de ce matin, qui vous a foulé le pied droit !

Figaro, remuant la jambe.

Je souffre encore un peu ; ce n’est rien. (Aux jeunes filles.) Allons, mes belles, allons !

Le Comte le retourne.

Vous avez été fort heureux que ces couches ne fussent que du terreau bien doux !

Figaro.

Très heureux, sans doute ; autrement…

Antonio le retourne.

Puis il s’est pelotonné en tombant jusqu’en bas.

Figaro.

Un plus adroit, n’est-ce pas, serait resté en l’air ! (Aux jeunes filles.) Venez-vous, mesdemoiselles ?

Antonio le retourne.

Et, pendant ce temps, le petit page galopait sur son cheval à Séville ?

Figaro.

Galopait, ou marchait au pas…

Le Comte le retourne.

Et vous aviez son brevet dans la poche ?

Figaro, un peu étonné.

Assurément ; mais quelle enquête ? (Aux jeunes filles.) Allons donc, jeunes filles !

Antonio, attirant Chérubin par le bras.

En voici une qui prétend que mon neveu futur n’est qu’un menteur.

Figaro, surpris.

Chérubin !… (À part.) Peste du petit fat !

Antonio.

Y es-tu maintenant ?

Figaro, cherchant.

J’y suis… j’y suis… Hé ! qu’est-ce qu’il chante ?

Le Comte, sèchement.

Il ne chante pas ; il dit que c’est lui qui a sauté sur les giroflées.

Figaro, rêvant.

Ah ! s’il le dit… cela se peut. Je ne dispute pas de ce que j’ignore.

Le Comte.

Ainsi, vous et lui ?…

Figaro.

Pourquoi non ? la rage de sauter peut gagner : voyez les moutons de Panurge ! Et quand vous êtes en colère, il n’y a personne qui n’aime mieux risquer…

Le Comte.

Comment, deux à la fois !…

Figaro.

On aurait sauté deux douzaines. Et qu’est-ce que cela fait, monseigneur, dès qu’il n’y a personne de blessé ? (Aux jeunes filles.) Ah çà, voulez-vous venir, ou non ?

Le Comte, outré.

Jouons-nous une comédie ?

(On entend un prélude de fanfare.)
Figaro.

Voilà le signal de la marche. À vos postes, les belles, à vos postes. Allons, Suzanne, donne-moi le bras.

(Tous s’enfuient ; Chérubin reste seul, la tête baissée.)



Scène VII

CHÉRUBIN, LE COMTE, LA COMTESSE.
Le Comte, regardant aller Figaro.

En voit-on de plus audacieux ? (Au page.) Pour vous, monsieur le sournois, qui faites le honteux, allez vous rhabiller bien vite, et que je ne vous rencontre nulle part de la soirée.

La Comtesse.

Il va bien s’ennuyer !

Chérubin, étourdiment.

M’ennuyer ! j’emporte à mon front du bonheur pour plus de cent années de prison.

(Il met son chapeau et s’enfuit.)



Scène VIII

LE COMTE, LA COMTESSE.
(La Comtesse s’évente fortement sans parler.)
Le Comte.

Qu’a-t-il au front de si heureux ?

La Comtesse, avec embarras.

Son… premier chapeau d’officier, sans doute ; aux enfants tout sert de hochet.

(Elle veut sortir.)
Le Comte.

Vous ne nous restez pas, comtesse ?

La Comtesse.

Vous savez que je ne me porte pas bien.

Le Comte.

Un instant pour votre protégée, ou je vous croirais en colère.

La Comtesse.

Voici les deux noces, asseyons-nous donc pour les recevoir.

Le Comte, à part.

La noce ! Il faut souffrir ce qu’on ne peut empêcher.

(Le Comte et la Comtesse s’asseyent vers un des côtés de la galerie.)



Scène IX

LE COMTE, LA COMTESSE, assis.
(L’on joue les Folies d’Espagne d’un mouvement de marche.)
(Symphonie notée.)
MARCHE
Les garde-chasse, fusil sur l’épaule.

L’alguazil, les prud’hommes, Brid’oison,

Les paysans et paysannes en habits de fête.

Deux jeunes filles portant la toque virginale à plumes blanches.

Deux autres, le voile blanc.

Deux autres, les gants et le bouquet de côté.

Antonio donne la main à Suzanne, comme étant celui qui la marie à Figaro.

D’autres jeunes filles portent une autre toque, un autre voile, un autre bouquet blanc, semblables aux premiers, pour Marceline.

Figaro donne la main à Marceline, comme celui qui doit la remettre au Docteur, lequel ferme la marche, un gros bouquet au côté. Les jeunes filles, en passant devant le comte, remettent à ses valets tous les ajustements destinés à Suzanne et à Marceline.

Les paysans et paysannes s’étant rangés sur deux colonnes à chaque côté du salon, on danse une reprise du fandango avec des castagnettes ; puis on joue la ritournelle du duo, pendant laquelle Antonio conduit Suzanne au comte ; elle se met à genoux devant lui.

(Pendant que le Comte lui pose la toque, le voile, et lui donne le bouquet, deux jeunes filles chantent le duo suivant :)

Jeune épouse, chantez les bienfaits et la gloire
D’un maître qui renonce aux droits qu’il eut sur vous
Préférant au plaisir la plus noble victoire,
Il vous rend chaste et pure aux mains de votre époux.

Suzanne est à genoux, et, pendant les derniers vers du duo, elle tire le comte par son manteau, et lui montre le billet qu’elle tient ; puis elle porte la main qu’elle a du côté des spectateurs à sa tête, où le comte a l’air d’ajuster sa toque ; elle lui donne le billet.

Le comte le met furtivement dans son sein ; on achève de chanter le duo ; la fiancée se relève, et lui fait une grande révérence.

Figaro vient la recevoir des mains du comte, et se retire avec elle à l’autre côté du salon, près de Marceline.

(On danse une autre reprise du fandango pendant ce temps.)

Le comte, pressé de lire ce qu’il a reçu, s’avance au bord du théâtre et tire le papier de son sein ; mais, en le sortant, il fait le geste d’un homme qui s’est cruellement piqué le doigt ; il le secoue, le presse, le suce, et, regardant le papier cacheté d’une épingle, il dit :

Le Comte.
(Pendant qu’il parle, ainsi que Figaro, l’orchestre joue pianissimo.)

Diantre soit des femmes, qui fourrent des épingles partout !

(Il la jette à terre, puis il lit le billet et le baise.)
Figaro, qui a tout vu, dit à sa mère et à Suzanne :

C’est un billet doux, qu’une fillette aura glissé dans sa main en passant. Il était cacheté d’une épingle, qui l’a outrageusement piqué.

(La danse reprend. Le comte, qui a lu le billet, le retourne ; il y voit l’invitation de renvoyer le cachet pour réponse. Il cherche à terre, et retrouve enfin l’épingle qu’il attache à sa manche.)

Figaro, à Suzanne et à Marceline.

D’un objet aimé tout est cher. Le voilà qui ramasse l’épingle. Ah ! c’est une drôle de tête !

(Pendant ce temps, Suzanne a des signes d’intelligence avec la comtesse. La danse finit ; la ritournelle du duo recommence.)

(Figaro conduit Marceline au comte, ainsi qu’on a conduit Suzanne ; à l’instant où le comte prend la toque, et où l’on va chanter le duo, on est interrompu par les cris suivants :)

L’Huissier, criant à la porte.

Arrêtez donc, messieurs, vous ne pouvez entrer tous… Ici les gardes ! les gardes !

(Les gardes vont vite à cette porte.)
Le Comte, se levant.

Qu’est-ce qu’il y a ?

L’Huissier.

Monseigneur, c’est monsieur Basile entouré d’un village entier, parce qu’il chante en marchant.

Le Comte.

Qu’il entre seul.

La Comtesse.

Ordonnez-moi de me retirer.

Le Comte.

Je n’oublie pas votre complaisance.

La Comtesse.

Suzanne !… Elle reviendra. (À part, à Suzanne.) Allons changer d’habits.

(Elle sort avec Suzanne.)
Marceline.

Il n’arrive jamais que pour nuire.

Figaro.

Ah ! je m’en vais vous le faire déchanter.



Scène X

Tous les Acteurs précédents, excepté la Comtesse et Suzanne ; BASILE tenant sa guitare ; GRIPPE-SOLEIL.
BASILE entre en chantant sur l’air du vaudeville de la fin.

Cœurs sensibles, cœurs fidèles,
Qui blâmez l’amour léger,
Cessez vos plaintes cruelles :
Est-ce un crime de changer ?
Si l’Amour porte des ailes,
N’est-ce pas pour voltiger ?
N’est-ce pas pour voltiger ?
N’est-ce pas pour voltiger ?

Figaro s’avance à lui.

Oui, c’est pour cela justement qu’il a des ailes au dos. Notre ami, qu’entendez-vous par cette musique ?

Basile, montrant Grippe-Soleil.

Qu’après avoir prouvé mon obéissance à monseigneur, en amusant monsieur, qui est de sa compagnie, je pourrai à mon tour réclamer sa justice.

Grippe-Soleil.

Bah ! monsigneu, il ne m’a pas amusé du tout avec leux guenilles d’ariettes…

Le Comte.

Enfin que demandez-vous, Basile ?

Basile.

Ce qui m’appartient, monseigneur : la main de Marceline ; et je viens m’opposer…

Figaro s’approche.

Y a-t-il longtemps que monsieur n’a vu la figure d’un fou ?

Basile.

Monsieur, en ce moment même.

Figaro.

Puisque mes yeux vous servent si bien de miroir, étudiez-y l’effet de ma prédiction. Si vous faites mine seulement d’approximer madame…

Bartholo, en riant.

Eh pourquoi ? Laisse-le parler.

Brid’oison s’avance entre eux deux.

Fau-aut-il que deux amis…

Figaro.

Nous, amis !

Basile.

Quelle erreur !

Figaro, vite.

Parce qu’il fait de plats airs de chapelle ?

Basile, vite.

Et lui, des vers comme un journal ?

Figaro, vite.

Un musicien de guinguette !

Basile, vite.

Un postillon de gazette !

Figaro, vite.

Cuistre d’oratorio !

Basile, vite.

Jockey diplomatique !

Le Comte, assis.

Insolents tous les deux !

Basile.

Il me manque en toute occasion.

Figaro.

C’est bien dit ; si cela se pouvait !

Basile.

Disant partout que je ne suis qu’un sot.

Figaro.

Vous me prenez donc pour un écho ?

Basile.

Tandis qu’il n’est pas un chanteur que mon talent n’ait fait briller.

Figaro.

Brailler.

Basile.

Il le répète !

Figaro.

Et pourquoi non, si cela est vrai ? Es-tu un prince, pour qu’on te flagorne ? Souffre la vérité, coquin, puisque tu n’as pas de quoi gratifier un menteur : ou si tu la crains de notre part, pourquoi viens-tu troubler nos noces ?

Basile, à Marceline.

M’avez-vous promis, oui ou non, si, dans quatre ans, vous n’étiez pas pourvue, de me donner la préférence ?

Marceline.

À quelle condition l’ai-je promis ?

Basile.

Que si vous retrouviez un certain fils perdu, je l’adopterais par complaisance.

Tous ensemble.

Il est trouvé.

Basile.

Qu’à cela ne tienne !

Tous ensemble, montrant Figaro.

Et le voici.

Basile, reculant de frayeur.

J’ai vu le diable !

Brid’oison, à Basile.

Et vou-ous renoncez à sa chère mère !

Basile.

Qu’y aurait-il de plus fâcheux que d’être cru le père d’un garnement ?

Figaro.

D’en être cru le fils ; tu te moques de moi !

Basile, montrant Figaro.

Dès que monsieur est de quelque chose ici, je déclare, moi, que je n’y suis plus de rien. (Il sort.)



Scène XI

Les acteurs précédents, excepté BASILE.
Bartholo, riant.

Ah ! ah ! ah ! ah !

Figaro, sautant de joie.

Donc à la fin j’aurai ma femme !

Le Comte, à part.

Moi, ma maîtresse !

(Il se lève.)
Brid’oison, à Marceline.

Et tou-out le monde est satisfait.

Le Comte.

Qu’on dresse les deux contrats ; j’y signerai.

Tous ensemble Vivat !

(Ils sortent.)
Le Comte.

J’ai besoin d’une heure de retraite.

(Il veut sortir avec les autres.)



Scène XII

GRIPPE-SOLEIL, FIGARO, MARCELINE, LE COMTE.
Grippe-Soleil, à Figaro.

Et moi je vais aider à ranger le feu d’artifice sous les grands marronniers, comme on l’a dit.

Le Comte revient en courant.

Quel sot a donné un tel ordre ?

Figaro.

Où est le mal ?

Le Comte, vivement.

Et la comtesse qui est incommodée, d’où le verra-t-elle, l’artifice ? C’est sur la terrasse qu’il le faut, vis-à-vis de son appartement.

Figaro.

Tu l’entends, Grippe-Soleil ? la terrasse.

Le Comte.

Sous les grands marronniers ! belle idée ! (En s’en allant, à part.) Ils allaient incendier mon rendez-vous !



Scène XIII

FIGARO, MARCELINE.
Figaro.

Quel excès d’attention pour sa femme !

(Il veut sortir.)
Marceline l’arrête.

Deux mots, mon fils. Je veux m’acquitter avec toi : un sentiment mal dirigé m’avait rendue injuste envers ta charmante femme ; je la supposais d’accord avec le comte, quoique j’eusse appris de Basile qu’elle l’avait toujours rebuté.

Figaro.

Vous connaissiez mal votre fils de le croire ébranlé par ces impulsions féminines. Je puis défier la plus rusée de m’en faire accroire.

Marceline.

Il est toujours heureux de le penser, mon fils ; la jalousie…

Figaro.

… N’est qu’un sot enfant de l’orgueil, ou c’est la maladie d’un fou. Oh ! j’ai là-dessus, ma mère, une philosophie… imperturbable ; et si Suzanne doit me tromper un jour, je le lui pardonne d’avance ; elle aura longtemps travaillé…

(Il se retourne et aperçoit Fanchette qui cherche de côté et d’autre.)



Scène XIV

FIGARO, FANCHETTE, MARCELINE.
Figaro.

Eeeh… ma petite cousine qui nous écoutes.

Fanchette.

Oh ! pour ça, non : on dit que c’est malhonnête.

Figaro.

Il est vrai ; mais comme cela est utile, on fait aller souvent l’un pour l’autre.

Fanchette.

Je regardais si quelqu’un était là.

Figaro.

Déjà dissimulée, friponne ! vous savez bien qu’il n’y peut être.

Fanchette.

Et qui donc ?

Figaro.

Chérubin.

Fanchette.

Ce n’est pas lui que je cherche, car je sais fort bien où il est ; c’est ma cousine Suzanne.

Figaro.

Et que lui veut ma petite cousine ?

Fanchette.

À vous, petit cousin, je le dirai. — C’est… ce n’est qu’une épingle que je veux lui remettre.

Figaro, vivement.

Une épingle ! une épingle !… et de quelle part, coquine ? À votre âge, vous faites déjà un mét… (Il se reprend, et dit d’un ton doux.) Vous faites déjà très bien tout ce que vous entreprenez, Fanchette ; et ma jolie cousine est si obligeante…

Fanchette.

À qui donc en a-t-il de se fâcher ? Je m’en vais.

Figaro, l’arrêtant.

Non, non, je badine ; tiens, ta petite épingle est celle que monseigneur t’a dit de remettre à Suzanne, et qui servait à cacheter un petit papier qu’il tenait. Tu vois que je suis au fait.

Fanchette.

Pourquoi donc le demander, quand vous le savez si bien ?

Figaro, cherchant.

C’est qu’il est assez gai de savoir comment monseigneur s’y est pris pour t’en donner la commission.

Fanchette, naïvement.

Pas autrement que vous le dites : Tiens, petite Fanchette, rends cette épingle à ta belle cousine, et dis-lui seulement que c’est le cachet des grands marronniers.

Figaro.

Des grands…

Fanchette.

Marronniers. Il est vrai qu’il a ajouté : Prends garde que personne ne te voie !

Figaro.

Il faut obéir, ma cousine : heureusement personne ne vous a vue. Faites donc joliment votre commission, et n’en dites pas plus à Suzanne que monseigneur n’a ordonné.

Fanchette.

Et pourquoi lui en dirais-je ? Il me prend pour un enfant, mon cousin.

(Elle sort en sautant.)



Scène XV

FIGARO, MARCELINE.
Figaro.

Eh bien, ma mère ?

Marceline.

Eh bien, mon fils ?

Figaro, comme étouffé.

Pour celui-ci !… Il y a réellement des choses…

Marceline.

Il y a des choses ! Hé ! qu’est-ce qu’il y a ?

Figaro, les mains sur sa poitrine.

Ce que je viens d’entendre, ma mère, je l’ai là comme un plomb.

Marceline

Ce cœur plein d’assurance n’était donc qu’un ballon gonflé ? une épingle a tout fait partir !

Figaro, furieux.

Mais cette épingle, ma mère, est celle qu’il a ramassée !…

Marceline, rappelant ce qu’il a dit.

La jalousie ! Oh ! j’ai là-dessus, ma mère, une philosophie… imperturbable ; et si Suzanne m’attrape un jour, je le lui pardonne…

Figaro, vivement.

Oh, ma mère, on parle comme on sent : mettez le plus glacé des juges à plaider dans sa propre cause, et voyez-le expliquer la loi ! — Je ne m’étonne plus s’il avait tant d’humeur sur ce feu ! — Pour la mignonne aux fines épingles, elle n’en est pas où elle le croit, ma mère, avec ses marronniers ! Si mon mariage est assez fait pour légitimer ma colère, en revanche il ne l’est pas assez pour que je n’en puisse épouser une autre, et l’abandonner…

Marceline.

Bien conclu ! Abîmons tout sur un soupçon. Qui t’a prouvé, dis-moi, que c’est toi qu’elle joue, et non le comte ? L’as-tu étudiée de nouveau, pour la condamner sans appel ? Sais-tu si elle se rendra sous les arbres ? à quelle intention elle y va ? ce qu’elle y dira, ce qu’elle y fera ? Je te croyais plus fort en jugement !

Figaro, lui baisant la main avec respect.

Elle a raison, ma mère : elle a raison, raison, toujours raison ! Mais accordons, maman, quelque chose à la nature : on en vaut mieux après. Examinons en effet avant d’accuser et d’agir. Je sais où est le rendez-vous. Adieu, ma mère.

(Il sort.)



Scène XVI

MARCELINE, seule.

Adieu ; et moi aussi, je le sais. Après l’avoir arrêté, veillons sur les voies de Suzanne, ou plutôt avertissons-la ; elle est si jolie créature ! Ah ! quand l’intérêt personnel ne nous arme point les unes contre les autres, nous sommes toutes portées à soutenir notre pauvre sexe opprimé, contre ce fier, ce terrible… (en riant) et pourtant un peu nigaud de sexe masculin.

(Elle sort.)