Le Mariage de Figaro
Le Mariage de Figaro ou La Folle Journée, Texte établi par Édouard Fournier, LaplaceŒuvres complètes (p. 123-136).
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ACTE DEUXIÈME


Le théâtre représente une chambre à coucher superbe, un grand lit en alcôve, une estrade au-devant. La porte pour entrer s’ouvre et se ferme à la troisième coulisse à droite ; celle d’un cabinet, à la première coulisse à gauche. Une porte, dans le fond, va chez les femmes. Une fenêtre s’ouvre de l’autre côté.

Scène I

SUZANNE ; LA COMTESSE entre par la porte à droite.
La Comtesse se jette dans une bergère.

Ferme la porte, Suzanne, et conte-moi tout dans le plus grand détail.

Suzanne.

Je n’ai rien caché à madame.

La Comtesse.

Quoi ! Suzon, il voulait te séduire ?

Suzanne.

Oh ! que non ! monseigneur n’y met pas tant de façon avec sa servante : il voulait m’acheter.

La Comtesse.

Et le petit page était présent ?

Suzanne.

C’est-à-dire caché derrière le grand fauteuil. Il venait me prier de vous demander sa grâce.

La Comtesse.

Hé ! pourquoi ne pas s’adresser à moi-même ? Est-ce que je l’aurais refusé, Suzon ?

Suzanne.

C’est ce que j’ai dit : mais ses regrets de partir, et surtout de quitter madame ! Ah ! Suzon, qu’elle est noble et belle ! mais qu’elle est imposante !

La Comtesse.

Est-ce que j’ai cet air-là, Suzon ? Moi qui l’ai toujours protégé.

Suzanne.

Puis il a vu votre ruban de nuit que je tenais ; il s’est jeté dessus…

La Comtesse, souriant.

Mon ruban ?… Quelle enfance !

Suzanne.

J’ai voulu le lui ôter ; madame, c’était un lion ; ses yeux brillaient… Tu ne l’auras qu’avec ma vie, disait-il en forçant sa petite voix douce et grêle.

La Comtesse, rêvant.

Eh bien, Suzon ?

Suzanne.

Eh bien, madame, est-ce qu’on peut faire finir ce petit démon-là ? Ma marraine par-ci ; je voudrais bien par l’autre : et parce qu’il n’oserait seulement baiser la robe de madame, il voudrait toujours m’embrasser, moi.

La Comtesse, rêvant.

Laissons… laissons ces folies… Enfin, ma pauvre Suzanne, mon époux a fini par te dire…

Suzanne.

Que si je ne voulais pas l’entendre, il allait protéger Marceline.

La Comtesse se lève et se promène, en se servant fortement de l’éventail.

Il ne m’aime plus du tout.

Suzanne.

Pourquoi tant de jalousie ?

La Comtesse.

Comme tous les maris, ma chère ! uniquement par orgueil. Ah ! je l’ai trop aimé ; je l’ai lassé de mes tendresses et fatigué de mon amour : voilà mon seul tort avec lui ; mais je n’entends pas que cet honnête aveu te nuise, et tu épouseras Figaro. Lui seul peut nous y aider : viendra-t-il ?

Suzanne.

Dès qu’il verra partir la chasse.

La Comtesse, se servant de l’éventail.

Ouvre un peu la croisée sur le jardin. Il fait une chaleur ici !…

Suzanne.

C’est que madame parle et marche avec action.

(Elle va ouvrir la croisée du fond.)
La Comtesse, rêvant longtemps.

Sans cette constance à me fuir… Les hommes sont bien coupables !

Suzanne crie, de la fenêtre :

Ah ! voilà monseigneur qui traverse à cheval le grand potager, suivi de Pédrille, avec deux, trois, quatre lévriers.

La Comtesse.

Nous avons du temps devant nous. (Elle s’assied.) On frappe, Suzon !

Suzanne court ouvrir en chantant.

Ah ! c’est mon Figaro ! ah ! c’est mon Figaro !



Scène II

FIGARO, SUZANNE, LA COMTESSE, assise.
Suzanne.

Mon cher ami, viens donc ! Madame est dans une impatience !…

Figaro.

Et toi, ma petite Suzanne ? — Madame n’en doit prendre aucune. Au fait, de quoi s’agit-il ? d’une misère. Monsieur le comte trouve notre jeune femme aimable, il voudrait en faire sa maîtresse ; et c’est bien naturel.

Suzanne.

Naturel ?

Figaro.

Puis il m’a nommé courrier de dépêches, et Suzon conseiller d’ambassade. Il n’y a pas là d’étourderie.

Suzanne.

Tu finiras ?

Figaro.

Et parce que ma Suzanne, ma fiancée, n’accepte pas le diplôme, il va favoriser les vues de Marceline : quoi de plus simple encore ? Se venger de ceux qui nuisent à nos projets en renversant les leurs, c’est ce que chacun fait, c’est ce que nous allons faire nous-mêmes. Eh bien, voilà tout, pourtant.

La Comtesse.

Pouvez-vous, Figaro, traiter si légèrement un dessein qui nous coûte à tous le bonheur ?

Figaro.

Qui dit cela, madame ?

Suzanne.

Au lieu de t’affliger de nos chagrins…

Figaro.

N’est-ce pas assez que je m’en occupe ? Or, pour agir aussi méthodiquement que lui, tempérons d’abord son ardeur de nos possessions, en l’inquiétant sur les siennes.

La Comtesse.

C’est bien dit ; mais comment ?

Figaro.

C’est déjà fait, madame ; un faux avis donné sur vous…

La Comtesse.

Sur moi ? la tête vous tourne !

Figaro.

Oh ! c’est à lui qu’elle doit tourner.

La Comtesse.

Un homme aussi jaloux !…

Figaro.

Tant mieux ! pour tirer parti des gens de ce caractère, il ne faut qu’un peu leur fouetter le sang : c’est ce que les femmes entendent si bien ! Puis, les tient-on fâchés tout rouge, avec un brin d’intrigue on les mène où l’on veut, par le nez, dans le Guadalquivir. Je vous ai fait rendre à Basile un billet inconnu, lequel avertit monseigneur qu’un galant doit chercher à vous voir aujourd’hui pendant le bal.

La Comtesse.

Et vous vous jouez ainsi de la vérité sur le compte d’une femme d’honneur !…

Figaro.

Il y en a peu, madame, avec qui je l’eusse osé, crainte de rencontrer juste.

La Comtesse.

Il faudra que je l’en remercie !

Figaro.

Mais dites-moi s’il n’est pas charmant de lui avoir taillé ses morceaux de la journée, de façon qu’il passe à rôder, à jurer après sa dame, le temps qu’il destinait à se complaire avec la nôtre ! Il est déjà tout dérouté : galopera-t-il celle-ci ? surveillera-t-il celle-là ? Dans son trouble d’esprit, tenez, tenez, le voilà qui court la plaine, et force un lièvre qui n’en peut mais. L’heure du mariage arrive en poste ; il n’aura pas pris de parti contre, et jamais il n’osera s’y opposer devant madame.

Suzanne.

Non ; mais Marceline, le bel esprit, osera le faire, elle.

Figaro.

Brrrr. Cela m’inquiète bien, ma foi ! Tu feras dire à monseigneur que tu te rendras sur la brune au jardin.

Suzanne.

Tu comptes sur celui-là ?

Figaro.

Oh ! dame, écoutez donc ; les gens qui ne veulent rien faire de rien n’avancent rien, et ne sont bons à rien. Voilà mon mot.

Suzanne.

Il est joli !

La Comtesse.

Comme son idée : vous consentiriez qu’elle s’y rendît ?

Figaro.

Point du tout. Je fais endosser un habit de Suzanne à quelqu’un : surpris par nous au rendez-vous, le comte pourra-t-il s’en dédire ?

Suzanne.

À qui mes habits ?

Figaro.

Chérubin.

La Comtesse.

Il est parti.

Figaro.

Non pas pour moi ; veut-on me laisser faire ?

Suzanne.

On peut s’en fier à lui pour mener une intrigue.

Figaro.

Deux, trois, quatre à la fois ; bien embrouillées, qui se croisent. J’étais né pour être courtisan.

Suzanne.

On dit que c’est un métier si difficile !

Figaro.

Recevoir, prendre, et demander : voilà le secret en trois mots.

La Comtesse.

Il a tant d’assurance qu’il finit par m’en inspirer.

Figaro.

C’est mon dessein.

Suzanne.

Tu disais donc…

Figaro.

Que, pendant l’absence de monseigneur, je vais vous envoyer le Chérubin : coiffez-le, habillez-le ; je le renferme et l’endoctrine ; et puis dansez, monseigneur.

(Il sort.)



Scène III

SUZANNE ; LA COMTESSE, assise.
La Comtesse, tenant sa boîte à mouches.

Mon Dieu, Suzon, comme je suis faite !… ce jeune homme qui va venir !…

Suzanne.

Madame ne veut donc pas qu’il en réchappe ?

La Comtesse rêve devant sa petite glace.

Moi ?… tu verras comme je vais le gronder.

Suzanne.

Faisons-lui chanter sa romance.

(Elle la met sur la Comtesse.)
La Comtesse.

Mais c’est qu’en vérité mes cheveux sont dans un désordre…

Suzanne, riant.

Je n’ai qu’à reprendre ces deux boucles, madame le grondera bien mieux.

La Comtesse, revenant à elle.

Qu’est-ce que vous dites donc, mademoiselle ?



Scène IV

CHÉRUBIN, l’air honteux ; SUZANNE, LA COMTESSE, assise.
Suzanne.

Entrez, monsieur l’officier ; on est visible.

Chérubin avance en tremblant.

Ah ! que ce nom m’afflige, madame ! il m’apprend qu’il faut quitter des lieux… une marraine si… bonne !…

Suzanne.

Et si belle !

Chérubin, avec un soupir.

Ah ! oui.

Suzanne le contrefait.

Ah ! oui. Le bon jeune homme ! avec ses longues paupières hypocrites ! Allons, bel oiseau bleu, chantez la romance à madame.

La Comtesse la déplie.

De qui… dit-on qu’elle est ?

Suzanne.

Voyez la rougeur du coupable : en a-t-il un pied sur les joues !

Chérubin.

Est-ce qu’il est défendu… de chérir…

Suzanne lui met le poing sous le nez.

Je dirai tout, vaurien !

La Comtesse.

Là… chante-t-il ?

Chérubin.

Oh ! madame, je suis si tremblant !…

Suzanne, en riant.

Et gnian, gnian, gnian, gnian, gnian, gnian, gnian ; dès que madame le veut, modeste auteur ! Je vais l’accompagner.

La Comtesse.

Prends ma guitare.

(La Comtesse, assise, tient le papier pour suivre. Suzanne est derrière son fauteuil, et prélude en regardant la musique par-dessus sa maîtresse. Le petit page est devant elle, les yeux baissés. Ce tableau est juste la belle estampe d’après Vanloo, appelée LA CONVERSATION ESPAGNOLE.)


ROMANCE


Air : Marlbroug s’en va-t-en guerre.


Premier couplet.

Mon coursier hors d’haleine,
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
J’errais de plaine en plaine,
Au gré du destrier.

Deuxième couplet.

Au gré du destrier,
Sans varlet, n’écuyer ;
Là, près d’une fontaine,
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
Songeant à ma marraine,
Sentais mes pleurs couler.

Troisième couplet.

Sentais mes pleurs couler,
Prêt à me désoler :
Je gravais sur un frêne
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !
Sa lettre sans la mienne.
Le roi vint à passer.

Quatrième couplet.

Le roi vint à passer,
Ses barons, son clergier.
Beau page, dit la reine,
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
Qui vous met à la gêne ?
Qui vous fait tant plorer ?

Cinquième couplet.

Qui vous fait tant plorer ?
Nous faut le déclarer. —
Madame et souveraine,
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
J’avais une marraine,
Que toujours adorai.

Sixième couplet.

Que toujours adorai ;
Je sens que j’en mourrai. —
Beau page, dit la reine,
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
N’est-il qu’une marraine ?
Je vous en servirai.

Septième couplet.

Je vous en servirai ;
Mon page vous ferai ;
Puis à ma jeune Hélène,
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
Fille d’un capitaine,
Un jour vous marierai.

Huitième couplet.

Un jour vous marierai. —
Nenni, n’en faut parler !
Je veux, traînant ma chaîne,
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
Mourir de cette peine,
Mais non m’en consoler.


La Comtesse.

Il y a de la naïveté… du sentiment même.

Suzanne va poser la guitare sur un fauteuil.

Oh ! pour du sentiment, c’est un jeune homme qui… Ah çà, monsieur l’officier, vous a-t-on dit que, pour égayer la soirée, nous voulons savoir d’avance si un de mes habits vous ira passablement ?

La Comtesse.

J’ai peur que non.

Suzanne se mesure avec lui.

Il est de ma grandeur. Ôtons d’abord le manteau.

(Elle le détache.)
La Comtesse.

Et si quelqu’un entrait ?

Suzanne.

Est-ce que nous faisons du mal donc ? Je vais fermer la porte. (elle court.) Mais c’est la coiffure que je veux voir.

La Comtesse.

Sur ma toilette, une baigneuse à moi.

(Suzanne entre dans le cabinet dont la porte est au bord du théâtre.)



Scène V

CHÉRUBIN ; LA COMTESSE, assise.
La Comtesse.

Jusqu’à l’instant du bal, le comte ignorera que vous soyez au château. Nous lui dirons après que le temps d’expédier votre brevet nous a fait naître l’idée…

Chérubin le lui montre.

Hélas ! madame, le voici ; Basile me l’a remis de sa part.

La Comtesse.

Déjà ? l’on a craint d’y perdre une minute. (Elle lit.) Ils se sont tant pressés, qu’ils ont oublié d’y mettre son cachet.

(Elle le lui rend.)



Scène VI

CHÉRUBIN, LA COMTESSE, SUZANNE.
Suzanne entre avec un grand bonnet.

Le cachet, à quoi ?

La Comtesse.

À son brevet.

Suzanne.

Déjà ?

La Comtesse.

C’est ce que je disais. Est-ce là ma baigneuse ?

Suzanne s’assied près de la comtesse.

Et la plus belle de toutes.

(Elle chante avec des épingles dans sa bouche.)

Tournez-vous donc envers ici,
Jean de Lyra, mon bel ami.

(Chérubin se met à genoux. Elle le coiffe.)

Madame, il est charmant !

La Comtesse.

Arrange son collet d’un air un peu plus féminin.

Suzanne l’arrange.

Là… mais voyez donc ce morveux, comme il est joli en fille ! J’en suis jalouse, moi ! (Elle lui prend le menton.) Voulez-vous bien n’être pas joli comme ça ?

La Comtesse.

Qu’elle est folle ! Il faut relever la manche, afin que l’amadis prenne mieux… (Elle le retrousse.) Qu’est-ce qu’il a donc au bras ? Un ruban ?

Suzanne.

Et un ruban à vous. Je suis bien aise que madame l’ait vu. Je lui avais dit que je le dirais, déjà ! Oh ! si monseigneur n’était pas venu, j’aurais bien repris le ruban, car je suis presque aussi forte que lui.

La Comtesse.

Il y a du sang !

(Elle détache le ruban.)
Chérubin, honteux.

Ce matin, comptant partir, j’arrangeais la gourmette de mon cheval ; il a donné de la tête, et la bossette m’a effleuré le bras.

La Comtesse.

On n’a jamais mis un ruban…

Suzanne.

Et surtout un ruban volé. — Voyons donc ce que la bossette… la courbette… la cornette du cheval… Je n’entends rien à tous ces noms-là. — Ah ! qu’il a le bras blanc ! c’est comme une femme ! plus blanc que le mien ! Regardez donc, madame !

(Elle les compare.)
La Comtesse, d’un ton glacé.

Occupez-vous plutôt de m’avoir du taffetas gommé dans ma toilette.

(Suzanne lui pousse la tête en riant ; il tombe sur les deux mains. Elle entre dans le cabinet au bord du théâtre.)



Scène VII

CHÉRUBIN, à genoux ; LA COMTESSE, assise.
La Comtesse reste un moment sans parler, les yeux sur son ruban. Chérubin la dévore de ses regards.

Pour mon ruban, monsieur… comme c’est celui dont la couleur m’agrée le plus… j’étais fort en colère de l’avoir perdu.



Scène VIII

CHÉRUBIN, à genoux ; LA COMTESSE, assise ; SUZANNE.
Suzanne, revenant.

Et la ligature à son bras ?

(Elle remet à la comtesse du taffetas gommé et des ciseaux.)
La Comtesse.

En allant lui chercher tes hardes, prends le ruban d’un autre bonnet. (Suzanne sort par la porte du fond, en emportant le manteau du page.)



Scène IX

CHÉRUBIN, à genoux ; LA COMTESSE, assise.
Chérubin, les yeux baissés.

Celui qui m’est ôté m’aurait guéri en moins de rien.

La Comtesse.

Par quelle vertu ? (Lui montrant le taffetas.) Ceci vaut mieux.

Chérubin, hésitant.

Quand un ruban… a serré la tête… ou touché la peau d’une personne…

La Comtesse, coupant la phrase.

… Étrangère, il devient bon pour les blessures ? J’ignorais cette propriété. Pour l’éprouver, je garde celui-ci qui vous a serré le bras. À la première égratignure… de mes femmes, j’en ferai l’essai.

Chérubin, pénétré.

Vous le gardez, et moi je pars !

La Comtesse.

Non pour toujours.

Chérubin.

Je suis si malheureux !

La Comtesse, émue.

Il pleure à présent ! C’est ce vilain Figaro avec son pronostic !

Chérubin, exalté.

Ah ! je voudrais toucher au terme qu’il m’a prédit ! Sûr de mourir à l’instant, peut-être ma bouche oserait…

La Comtesse l’interrompt, et lui essuie les yeux avec son mouchoir.

Taisez-vous, taisez-vous, enfant. Il n’y a pas un brin de raison dans tout ce que vous dites. (On frappe à la porte, elle élève la voix.) Qui frappe ainsi chez moi ?



Scène X

CHÉRUBIN, LA COMTESSE ; LE COMTE, en dehors.
Le Comte, en dehors.

Pourquoi donc enfermée ?

La Comtesse, troublée, se lève.

C’est mon époux ! grands dieux !… (À Chérubin, qui s’est levé aussi.) Vous sans manteau, le col et les bras nus ! seul avec moi ! cet air de désordre, un billet reçu, sa jalousie !…

Le Comte, en dehors.

Vous n’ouvrez pas ?

La Comtesse.

C’est que… je suis seule.

Le Comte, en dehors.

Seule ! avec qui parlez-vous donc ?

La Comtesse, cherchant.

… Avec vous sans doute.

Chérubin, à part.

Après les scènes d’hier et de ce matin, il me tuerait sur la place !

(Il court au cabinet de toilette, y entre, et tire la porte sur lui.)



Scène XI

LA COMTESSE, seule, en ôte la clef, et court ouvrir au Comte.

Ah ! quelle faute ! quelle faute !



Scène XII

LE COMTE, LA COMTESSE.
Le Comte, d’un ton un peu sévère.

Vous n’êtes pas dans l’usage de vous enfermer !

La Comtesse, troublée.

Je… je chiffonnais… Oui, je chiffonnais avec Suzanne ; elle est passée un moment chez elle.

Le Comte l’examine.

Vous avez l’air et le ton bien altérés !

La Comtesse.

Cela n’est pas étonnant… pas étonnant du tout… je vous assure… nous parlions de vous… Elle est passée, comme je vous dis…

Le Comte.

Vous parliez de moi !… Je suis ramené par l’inquiétude : en montant à cheval, un billet qu’on m’a remis, mais auquel je n’ajoute aucune foi, m’a… pourtant agité.

La Comtesse.

Comment, monsieur ?… quel billet ?

Le Comte.

Il faut avouer, madame, que vous ou moi sommes entourés d’êtres… bien méchants ! On me donne avis que, dans la journée, quelqu’un que je crois absent doit chercher à vous entretenir.

La Comtesse.

Quel que soit cet audacieux, il faudra qu’il pénètre ici : car mon projet est de ne pas quitter ma chambre de tout le jour.

Le Comte.

Ce soir, pour la noce de Suzanne ?

La Comtesse.

Pour rien au monde ; je suis très-incommodée.

Le Comte.

Heureusement le docteur est ici. (Le page fait tomber une chaise dans le cabinet.) Quel bruit entends-je ?

La Comtesse, plus troublée.

Du bruit ?

Le Comte.

On a fait tomber un meuble.

La Comtesse.

Je… je n’ai rien entendu, pour moi.

Le Comte.

Il faut que vous soyez furieusement préoccupée !

La Comtesse.

Préoccupée ! de quoi ?

Le Comte.

Il y a quelqu’un dans ce cabinet, madame.

La Comtesse.

Hé… qui voulez-vous qu’il y ait, monsieur ?

Le Comte.

C’est moi qui vous le demande ; j’arrive.

La Comtesse.

Hé ! mais… Suzanne apparemment qui range.

Le Comte.

Vous avez dit qu’elle était passée chez elle !

La Comtesse.

Passée… ou entrée là : je ne sais lequel.

Le Comte.

Si c’est Suzanne, d’où vient le trouble où je vous vois ?

La Comtesse.

Du trouble pour ma camériste ?

Le Comte.

Pour votre camériste, je ne sais ; mais pour du trouble, assurément.

La Comtesse.

Assurément, monsieur, cette fille vous trouble et vous occupe beaucoup plus que moi.

Le Comte, en colère.

Elle m’occupe à tel point, madame, que je veux la voir à l’instant.

La Comtesse.

Je crois, en effet, que vous le voulez souvent ; mais voilà bien les soupçons les moins fondés…



Scène XIII

LE COMTE, LA COMTESSE ; SUZANNE entre avec des hardes et pousse la porte du fond.
Le Comte.

Ils en seront plus aisés à détruire. (Il crie en regardant du côté du cabinet.) Sortez, Suzon ; je vous l’ordonne !

(Suzanne s’arrête auprès de l’alcôve dans le fond.)
La Comtesse.

Elle est presque nue, monsieur : vient-on troubler ainsi des femmes dans leur retraite ? Elle essayait des hardes que je lui donne en la mariant ; elle s’est enfuie, quand elle vous a entendu.

Le Comte.

Si elle craint tant de se montrer, au moins elle peut parler. (Il se tourne vers la porte du cabinet.) Répondez-moi, Suzanne ; êtes-vous dans ce cabinet ?

(Suzanne, restée au fond, se jette dans l’alcôve et s’y cache.)
La Comtesse, vivement, tournée vers le cabinet.

Suzon, je vous défends de répondre. (Au Comte.) On n’a jamais poussé si loin la tyrannie !

Le Comte s’avance vers le cabinet.

Oh ! bien, puisqu’elle ne parle pas, vêtue ou non, je la verrai.

La Comtesse se met au-devant.

Partout ailleurs je ne puis l’empêcher ; mais j’espère aussi que chez moi…

Le Comte.

Et moi j’espère savoir dans un moment quelle est cette Suzanne mystérieuse. Vous demander la clef serait, je le vois, inutile ; mais il est un moyen sûr de jeter en dedans cette légère porte. Holà, quelqu’un !

La Comtesse.

Attirer vos gens, et faire un scandale public d’un soupçon qui nous rendrait la fable du château ?

Le Comte.

Fort bien, madame. En effet, j’y suffirai ; je vais à l’instant prendre chez moi ce qu’il faut… (Il marche pour sortir, et revient.) Mais, pour que tout reste au même état, voudrez-vous bien m’accompagner sans scandale et sans bruit, puisqu’il vous déplaît tant ?… Une chose aussi simple, apparemment, ne me sera pas refusée !

La Comtesse, troublée.

Eh ! monsieur, qui songe à vous contrarier ?

Le Comte.

Ah ! j’oubliais la porte qui va chez vos femmes ; il faut que je la ferme aussi, pour que vous soyez pleinement justifiée.

(Il va fermer la porte du fond et en ôte la clef.)
La Comtesse, à part.

Ô ciel ! étourderie funeste !

Le Comte, revenant à elle.

Maintenant que cette chambre est close, acceptez mon bras, je vous prie ; (il élève la voix) et quant à la Suzanne du cabinet, il faudra qu’elle ait la bonté de m’attendre ; et le moindre mal qui puisse lui arriver à mon retour…

La Comtesse.

En vérité, monsieur, voilà bien la plus odieuse aventure…

(Le Comte l’emmène et ferme la porte à la clef.)



Scène XIV

SUZANNE, CHÉRUBIN.
Suzanne sort de l’alcôve, accourt au cabinet et parle à travers la serrure.

Ouvrez, Chérubin, ouvrez vite, c’est Suzanne ; ouvrez, et sortez.

Chérubin sort.

Ah ! Suzon, quelle horrible scène !

Suzanne.

Sortez, vous n’avez pas une minute !

Chérubin, effrayé.

Et par où sortir ?

Suzanne.

Je n’en sais rien, mais sortez.

Chérubin.

S’il n’y a pas d’issue ?

Suzanne.

Après la rencontre de tantôt, il vous écraserait, et nous serions perdues. — Courez conter à Figaro…

Chérubin.

La fenêtre du jardin n’est peut-être pas bien haute.

(Il court y regarder.)
Suzanne, avec effroi.

Un grand étage ! impossible ! Ah ! ma pauvre maîtresse ! Et mon mariage ? ô ciel !

Chérubin revient.

Elle donne sur la melonnière : quitte à gâter une couche ou deux.

Suzanne le retient et s’écrie :

Il va se tuer !

Chérubin, exalté.

Dans un gouffre allumé, Suzon ! oui, je m’y jetterais plutôt que de lui nuire… Et ce baiser va me porter bonheur.

(Il l’embrasse et court sauter par la fenêtre.)



Scène XV

SUZANNE, seule ; un cri de frayeur.

Ah !… (Elle tombe assise un moment. Elle va péniblement regarder à la fenêtre et revient.) Il est déjà bien loin. Ô le petit garnement ! aussi leste que joli ! Si celui-là manque de femmes… Prenons sa place au plus tôt. (En entrant dans le cabinet.) Vous pouvez à présent, monsieur le comte, rompre la cloison, si cela vous amuse ; au diantre qui répond un mot !

(Elle s’y enferme.)



Scène XVI

LE COMTE, LA COMTESSE rentrent dans la chambre.
Le Comte, une pince à la main, qu’il jette sur le fauteuil.

Tout est bien comme je l’ai laissé. Madame, en m’exposant à briser cette porte, réfléchissez aux suites : encore une fois, voulez-vous l’ouvrir ?

La Comtesse.

Eh ! monsieur, quelle horrible humeur peut altérer ainsi les égards entre deux époux ? Si l’amour vous dominait au point de vous inspirer ces fureurs, malgré leur déraison, je les excuserais ; j’oublierais peut-être, en faveur du motif, ce qu’elles ont d’offensant pour moi. Mais la seule vanité peut-elle jeter dans cet excès un galant homme ?

Le Comte.

Amour ou vanité, vous ouvrirez la porte, ou je vais à l’instant…

La Comtesse, au-devant.

Arrêtez, monsieur, je vous prie ! Me croyez-vous capable de manquer à ce que je me dois ?

Le Comte.

Tout ce qu’il vous plaira, madame ; mais je verrai qui est dans ce cabinet.

La Comtesse, effrayée.

Eh bien, monsieur, vous le verrez. Écoutez-moi… tranquillement.

Le Comte.

Ce n’est donc pas Suzanne ?

La Comtesse, timidement.

Au moins n’est-ce pas non plus une personne… dont vous deviez rien redouter… Nous disposions une plaisanterie… bien innocente, en vérité, pour ce soir… ; et je vous jure…

Le Comte.

Et vous me jurez…

La Comtesse.

Que nous n’avions pas plus dessein de vous offenser l’un que l’autre.

Le Comte, vite.

L’un que l’autre ? C’est un homme.

La Comtesse.

Un enfant, monsieur.

Le Comte.

Hé, qui donc ?

La Comtesse.

À peine osé-je le nommer !

Le Comte, furieux.

Je le tuerai.

La Comtesse.

Grands dieux !

Le Comte.

Parlez donc !

La Comtesse.

Ce jeune… Chérubin…

Le Comte.

Chérubin ! l’insolent ! Voilà mes soupçons et le billet expliqués.

La Comtesse, joignant les mains.

Ah ! monsieur ! gardez de penser…

Le Comte, frappant du pied.

(À part.) Je trouverai partout ce maudit page ! (Haut.) Allons, madame, ouvrez ; je sais tout maintenant. Vous n’auriez pas été si émue, en le congédiant ce matin, il serait parti quand je l’ai ordonné, vous n’auriez pas mis tant de fausseté dans votre conte de Suzanne, il ne se serait pas si soigneusement caché, s’il n’y avait rien de criminel.

La Comtesse.

Il a craint de vous irriter en se montrant.

Le Comte, hors de lui, et criant vers le cabinet.

Sors donc, petit malheureux !

La Comtesse le prend à bras-le-corps, en l’éloignant.

Ah ! monsieur, monsieur, votre colère me fait trembler pour lui. N’en croyez pas un injuste soupçon, de grâce ! et que le désordre où vous l’allez trouver…

Le Comte.

Du désordre !

La Comtesse.

Hélas ! oui : prêt à s’habiller en femme, une coiffure à moi sur la tête, en veste et sans manteau, le col ouvert, les bras nus ; il allait essayer…

Le Comte.

Et vous vouliez garder votre chambre ! Indigne épouse ! ah ! vous la garderez… longtemps ; mais il faut avant que j’en chasse un insolent, de manière à ne plus le rencontrer nulle part.

La Comtesse se jette à genoux, les bras élevés.

Monsieur le comte, épargnez un enfant ; je ne me consolerais pas d’avoir causé…

Le Comte.

Vos frayeurs aggravent son crime.

La Comtesse.

Il n’est pas coupable, il partait : c’est moi qui l’ai fait appeler.

Le Comte, furieux.

Levez-vous. Ôtez-vous… Tu es bien audacieuse d’oser me parler pour un autre !

La Comtesse.

Eh bien ! je m’ôterai, monsieur, je me lèverai ; je vous remettrai même la clef du cabinet : mais, au nom de votre amour…

Le Comte.

De mon amour, perfide !

La Comtesse se lève, et lui présente la clef.

Promettez-moi que vous laisserez aller cet enfant sans lui faire aucun mal ; et puisse, après, tout votre courroux tomber sur moi, si je ne vous convaincs pas…

Le Comte, prenant la clef.

Je n’écoute plus rien.

La Comtesse se jette sur une bergère, un mouchoir sur les yeux.

Ô ciel ! il va périr !

Le Comte ouvre la porte, et recule.

C’est Suzanne !



Scène XVII

LA COMTESSE, LE COMTE, SUZANNE.
Suzanne sort en riant.

Je le tuerai, je le tuerai ! Tuez-le donc, ce méchant page.

Le Comte, à part.

Ah ! quelle école ! (Regardant la comtesse, qui est restée stupéfaite.) Et vous aussi, vous jouez l’étonnement ?… Mais peut-être elle n’y est pas seule.

(Il entre.)



Scène XVIII

LA COMTESSE, assise ; SUZANNE.
Suzanne accourt à sa maîtresse.

Remettez-vous, madame ; il est bien loin ; il a fait un saut…

La Comtesse.

Ah ! Suzon, je suis morte !



Scène XIX

LA COMTESSE, assise, SUZANNE, LE COMTE.
Le Comte sort du cabinet d’un air confus. Après un court silence :

Il n’y a personne, et pour le coup j’ai tort. — Madame… vous jouez fort bien la comédie.

Suzanne, gaiement.

Et moi, monseigneur ?

(La comtesse, son mouchoir sur la bouche pour se remettre, ne parle pas.)
Le Comte s’approche.

Quoi ! madame, vous plaisantiez ?

La Comtesse, se remettant un peu.

Eh pourquoi non, monsieur ?

Le Comte.

Quel affreux badinage ! et par quel motif, je vous prie ?

La Comtesse.

Vos folies méritent-elles de la pitié ?

Le Comte.

Nommer folies ce qui touche à l’honneur !

La Comtesse, assurant son ton par degrés.

Me suis-je unie à vous pour être éternellement dévouée à l’abandon et à la jalousie, que vous seul osez concilier ?

Le Comte.

Ah ! madame, c’est sans ménagement.

Suzanne.

Madame n’avait qu’à vous laisser appeler les gens !

Le Comte.

Tu as raison, et c’est à moi de m’humilier… Pardon, je suis d’une confusion !…

Suzanne.

Avouez, monseigneur, que vous la méritez un peu.

Le Comte.

Pourquoi donc ne sortais-tu pas lorsque je t’appelais, mauvaise !

Suzanne.

Je me rhabillais de mon mieux, à grand renfort d’épingles ; et madame, qui me le défendait, avait bien ses raisons pour le faire.

Le Comte.

Au lieu de rappeler mes torts, aide-moi plutôt à l’apaiser.

La Comtesse.

Non, monsieur ; un pareil outrage ne se couvre point. Je vais me retirer aux Ursulines, et je vois trop qu’il en est temps.

Le Comte.

Le pourriez-vous sans quelques regrets ?

Suzanne.

Je suis sûre, moi, que le jour du départ serait la veille des larmes.

La Comtesse.

Et quand cela serait, Suzon ? J’aime mieux le regretter que d’avoir la bassesse de lui pardonner ; il m’a trop offensée.

Le Comte.

Rosine !…

La Comtesse.

Je ne la suis plus, cette Rosine que vous avez tant poursuivie ! je suis la pauvre comtesse Almaviva, la triste femme délaissée, que vous n’aimez plus.

Suzanne.

Madame !

Le Comte, suppliant.

Par pitié !

La Comtesse.

Vous n’en aviez aucune pour moi.

Le Comte.

Mais aussi ce billet… Il m’a tourné le sang !

La Comtesse.

Je n’avais pas consenti qu’on l’écrivît.

Le Comte.

Vous le saviez ?

La Comtesse.

C’est cet étourdi de Figaro…

Le Comte.

Il en était ?

La Comtesse.

… Qui l’a remis à Basile.

Le Comte.

Qui m’a dit le tenir d’un paysan. Ô perfide chanteur, lame à deux tranchants ! c’est toi qui payeras pour tout le monde.

La Comtesse.

Vous demandez pour vous un pardon que vous refusez aux autres : voilà bien les hommes ! Ah ! si jamais je consentais à pardonner en faveur de l’erreur où vous a jeté ce billet, j’exigerais que l’amnistie fût générale.

Le Comte.

Eh bien ! de tout mon cœur, comtesse. Mais comment réparer une faute aussi humiliante ?

La Comtesse se lève.

Elle l’était pour tous deux.

Le Comte.

Ah ! dites pour moi seul. — Mais je suis encore à concevoir comment les femmes prennent si vite et si juste l’air et le ton des circonstances. Vous rougissiez, vous pleuriez, votre visage était défait… D’honneur, il l’est encore.

La Comtesse, s’efforçant de sourire.

Je rougissais… du ressentiment de vos soupçons. Mais les hommes sont-ils assez délicats pour distinguer l’indignation d’une âme honnête outragée, d’avec la confusion qui naît d’une accusation méritée ?

Le Comte, souriant.

Et ce page en désordre, en veste, et presque nu…

La Comtesse, montrant Suzanne.

Vous le voyez devant vous. N’aimez-vous pas mieux l’avoir trouvé que l’autre ? En général vous ne haïssez pas de rencontrer celui-ci.

Le Comte, riant plus fort.

Et ces prières, ces larmes feintes…

La Comtesse.

Vous me faites rire, et j’en ai peu d’envie.

Le Comte.

Nous croyons valoir quelque chose en politique, et nous ne sommes que des enfants. C’est vous, c’est vous, madame, que le roi devrait envoyer en ambassade à Londres ! Il faut que votre sexe ait fait une étude bien réfléchie de l’art de se composer, pour réussir à ce point !

La Comtesse.

C’est toujours vous qui nous y forcez.

Suzanne.

Laissez-nous prisonniers sur parole, et vous verrez si nous sommes gens d’honneur.

La Comtesse.

Brisons là, monsieur le Comte. J’ai peut-être été trop loin ; mais mon indulgence, en un cas aussi grave, doit au moins m’obtenir la vôtre.

Le Comte.

Mais vous répéterez que vous me pardonnez ?

La Comtesse.

Est-ce que je l’ai dit, Suzon ?

Suzanne.

Je ne l’ai pas entendu, madame.

Le Comte.

Eh bien ! que ce mot vous échappe.

La Comtesse.

Le méritez-vous donc, ingrat ?

Le Comte.

Oui, par mon repentir.

Suzanne.

Soupçonner un homme dans le cabinet de madame !

Le Comte.

Elle m’en a si sévèrement puni !

Suzanne.

Ne pas s’en fier à elle, quand elle dit que c’est sa camériste !

Le Comte.

Rosine, êtes-vous donc implacable ?

La Comtesse.

Ah ! Suzon, que je suis faible ! quel exemple je te donne ! (Tendant la main au comte.) On ne croira plus à la colère des femmes.

Suzanne.

Bon ! madame, avec eux ne faut-il pas toujours en venir là ?

(Le Comte baise ardemment la main de sa femme.)



Scène XX

SUZANNE, FIGARO, LA COMTESSE, LE COMTE.
Figaro, arrivant tout essoufflé.

On disait madame incommodée. Je suis vite accouru… Je vois avec joie qu’il n’en est rien.

Le Comte, sèchement.

Vous êtes fort attentif.

Figaro.

Et c’est mon devoir. Mais puisqu’il n’en est rien, monseigneur, tous vos jeunes vassaux des deux sexes sont en bas avec les violons et les cornemuses, attendant, pour m’accompagner, l’instant où vous permettrez que je mène ma fiancée…

Le Comte.

Et qui surveillera la comtesse au château ?

Figaro.

La veiller ! elle n’est pas malade.

Le Comte.

Non ; mais cet homme absent qui doit l’entretenir ?

Figaro.

Quel homme absent ?

Le Comte.

L’homme du billet que vous avez remis à Basile.

Figaro.

Qui dit cela ?

Le Comte.

Quand je ne le saurais pas d’ailleurs, fripon, ta physionomie, qui t’accuse, me prouverait déjà que tu mens.

Figaro.

S’il est ainsi, ce n’est pas moi qui mens, c’est ma physionomie.

Suzanne.

Va, mon pauvre Figaro, n’use pas ton éloquence en défaites ; nous avons tout dit.

Figaro.

Et quoi dit ? Vous me traitez comme un Basile !

Suzanne.

Que tu avais écrit le billet de tantôt pour faire accroire à monseigneur, quand il entrerait, que le petit page était dans ce cabinet, où je me suis enfermée.

Le Comte.

Qu’as-tu à répondre ?

La Comtesse.

Il n’y a plus rien à cacher, Figaro ; le badinage est consommé.

Figaro, cherchant à deviner.

Le badinage… est consommé ?

Le Comte.

Oui, consommé. Que dis-tu là-dessus ?

Figaro.

Moi ! je dis… que je voudrais bien qu’on en pût dire autant de mon mariage ; et si vous l’ordonnez…

Le Comte.

Tu conviens donc enfin du billet ?

Figaro.

Puisque madame le veut, que Suzanne le veut, que vous le voulez vous-même, il faut bien que je le veuille aussi : mais à votre place, en vérité, monseigneur, je ne croirais pas un mot de tout ce que nous vous disons.

Le Comte.

Toujours mentir contre l’évidence ! À la fin, cela m’irrite.

La Comtesse, en riant.

Eh ! ce pauvre garçon ! pourquoi voulez-vous, monsieur, qu’il dise une fois la vérité ?

Figaro, bas à Suzanne.

Je l’avertis de son danger ; c’est tout ce qu’un honnête homme peut faire.

Suzanne, bas.

As-tu vu le petit page ?

Figaro, bas.

Encore tout froissé.

Suzanne, bas.

Ah ! pécaïre !

La Comtesse.

Allons, monsieur le comte, ils brûlent de s’unir : leur impatience est naturelle ; entrons pour la cérémonie.

Le Comte, à part.

Et Marceline, Marceline… (Haut.) Je voudrais être… au moins vêtu.

La Comtesse.

Pour nos gens ! Est-ce que je le suis ?



Scène XXI

FIGARO, SUZANNE, LA COMTESSE, LE COMTE, ANTONIO.
Antonio, demi-gris, tenant un pot de giroflées écrasées.

Monseigneur ! monseigneur !

Le Comte.

Que me veux-tu, Antonio ?

Antonio.

Faites donc une fois griller les croisées qui donnent sur mes couches ! On jette toutes sortes de choses par ces fenêtres ; et tout à l’heure encore on vient d’en jeter un homme.

Le Comte.

Par ces fenêtres ?

Antonio.

Regardez comme on arrange mes giroflées !

Suzanne, bas à Figaro.

Alerte, Figaro, alerte !

Figaro.

Monseigneur, il est gris dès le matin.

Antonio.

Vous n’y êtes pas. C’est un petit reste d’hier. Voilà comme on fait des jugements… ténébreux.

Le Comte, avec feu.

Cet homme ! cet homme ! où est-il ?

Antonio.

Où il est ?

Le Comte.

Oui.

Antonio.

C’est ce que je dis. Il faut me le trouver, déjà. Je suis votre domestique ; il n’y a que moi qui prends soin de votre jardin ; il y tombe un homme, et vous sentez… que ma réputation en est effleurée.

Suzanne, bas à Figaro.

Détourne, détourne.

Figaro.

Tu boiras donc toujours ?

Antonio.

Eh ! si je ne buvais pas, je deviendrais enragé.

La Comtesse.

Mais en prendre ainsi sans besoin…

Antonio.

Boire sans soif et faire l’amour en tout temps, madame, il n’y a que ça qui nous distingue des autres bêtes.

Le Comte, vivement.

Réponds-moi donc, ou je vais te chasser.

Antonio.

Est-ce que je m’en irais ?

Le Comte.

Comment donc ?

Antonio, se touchant le front.

Si vous n’avez pas assez de ça pour garder un bon domestique, je ne suis pas assez bête, moi, pour renvoyer un si bon maître.

Le Comte le secoue avec colère.

On a, dis-tu, jeté un homme par cette fenêtre ?

Antonio.

Oui, mon Excellence ; tout à l’heure, en veste blanche, et qui s’est enfui, jarni, courant…

Le Comte, impatienté.

Après ?

Antonio.

J’ai bien voulu courir après ; mais je me suis donné contre la grille une si fière gourde à la main, que je ne peux plus remuer ni pied ni patte de ce doigt-là.

(Levant le doigt.)
Le Comte.

Au moins tu reconnaîtrais l’homme ?

Antonio.

Oh ! que oui-dà !… si je l’avais vu, pourtant !

Suzanne, bas à Figaro.

Il ne l’a pas vu.

Figaro.

Voilà bien du train pour un pot de fleurs ! combien te faut-il, pleurard, avec ta giroflée ? Il est inutile de chercher, monseigneur ; c’est moi qui ai sauté.

Le Comte.

Comment, c’est vous !

Antonio.

Combien te faut-il, pleurard ? Votre corps a donc bien grandi depuis ce temps-là ? car je vous ai trouvé beaucoup plus moindre et plus fluet.

Figaro.

Certainement ; quand on saute, on se pelotonne…

Antonio.

M’est avis que c’était plutôt… qui dirait, le gringalet de page.

Le Comte.

Chérubin, tu veux dire ?

Figaro.

Oui, revenu tout exprès avec son cheval de la porte de Séville, où peut-être il est déjà.

Antonio.

Oh ! non, je ne dis pas ça, je ne dis pas ça ; je n’ai pas vu sauter de cheval, car je le dirais de même.

Le Comte.

Quelle patience !

Figaro.

J’étais dans la chambre des femmes, en veste blanche : il fait un chaud !… J’attendais là ma Suzannette, quand j’ai ouï tout à coup la voix de monseigneur, et le grand bruit qui se faisait : je ne sais quelle crainte m’a saisi à l’occasion de ce billet ; et, s’il faut avouer ma bêtise, j’ai sauté sans réflexion sur les couches, où je me suis même un peu foulé le pied droit.

(Il frotte son pied.)
Antonio.

Puisque c’est vous, il est juste de vous rendre ce brimborion de papier qui a coulé de votre veste, en tombant.

Le Comte se jette dessus.

Donne-le-moi.

(Il ouvre le papier et le referme.)
Figaro, à part.

Je suis pris.

Le Comte, à Figaro.

La frayeur ne vous aura pas fait oublier ce que contient ce papier, ni comment il se trouvait dans votre poche ?

Figaro, embarrassé, fouille dans ses poches et en tire des papiers.

Non sûrement… Mais c’est que j’en ai tant ! Il faut répondre à tout… (Il regarde un des papiers.) Ceci ? ah ! c’est une lettre de Marceline, en quatre pages ; elle est belle !… Ne serait-ce pas la requête de ce pauvre braconnier en prison ?… Non, la voici… J’avais l’état des meubles du petit château dans l’autre poche…

(Le comte rouvre le papier qu’il tient.)
La Comtesse, bas à Suzanne.

Ah ! dieux ! Suzon, c’est le brevet d’officier.

Suzanne, bas à Figaro.

Tout est perdu, c’est le brevet.

Le Comte replie le papier.

Eh bien ! l’homme aux expédients, vous ne devinez pas ?

Antonio, s’approchant de Figaro.

Monseigneur dit si vous ne devinez pas ?

Figaro le repousse.

Fi donc ! vilain, qui me parle dans le nez !

Le Comte.

Vous ne vous rappelez pas ce que ce peut être ?

Figaro.

A, a, a, ah ! povero ! ce sera le brevet de ce malheureux enfant, qu’il m’avait remis, et que j’ai oublié de lui rendre. O o, o, oh ! étourdi que je suis ! que fera-t-il sans son brevet ? Il faut courir…

Le Comte.

Pourquoi vous l’aurait-il remis ?

Figaro, embarrassé.

Il… désirait qu’on y fît quelque chose.

Le Comte regarde son papier.

Il n’y manque rien.

La Comtesse, bas à Suzanne.

Le cachet.

Suzanne, bas à Figaro.

Le cachet manque.

Le Comte, à Figaro.

Vous ne répondez pas ?

Figaro.

C’est… qu’en effet, il y manque peu de chose. Il dit que c’est l’usage…

Le Comte.

L’usage ! l’usage ! l’usage de quoi ?

Figaro.

D’y apposer le sceau de vos armes. Peut-être aussi que cela ne valait pas la peine.

Le Comte rouvre le papier et le chiffonne de colère.

Allons, il est écrit que je ne saurai rien. (À part.) C’est ce Figaro qui les mène, et je ne m’en vengerais pas ! (Il veut sortir avec dépit.)

Figaro, l’arrêtant.

Vous sortez sans ordonner mon mariage ?



Scène XXII

BASILE, BARTHOLO, MARCELINE, FIGARO, LE COMTE, GRIPPE-SOLEIL, LA COMTESSE, SUZANNE, ANTONIO ; valets du Comte, ses vassaux.
Marceline, au comte.

Ne l’ordonnez pas, monseigneur ! Avant de lui faire grâce, vous nous devez justice. Il a des engagements avec moi.

Le Comte, à part.

Voilà ma vengeance arrivée.

Figaro.

Des engagements ! de quelle nature ? Expliquez-vous.

Marceline.

Oui, je m’expliquerai, malhonnête !

(La comtesse s’assied sur une bergère. Suzanne est derrière elle.)
Le Comte.

De quoi s’agit-il, Marceline ?

Marceline.

D’une obligation de mariage.

Figaro.

Un billet, voilà tout, pour de l’argent prêté.

Marceline, au comte.

Sous condition de m’épouser. Vous êtes un grand seigneur, le premier juge de la province…

Le Comte.

Présentez-vous au tribunal, j’y rendrai justice à tout le monde.

Basile, montrant Marceline.

En ce cas, votre grandeur permet que je fasse aussi valoir mes droits sur Marceline ?

Le Comte, à part.

Ah ! voilà mon fripon du billet.

Figaro.

Autre fou de la même espèce !

Le Comte, en colère, à Basile.

Vos droits ! vos droits ! Il vous convient bien de parler devant moi, maître sot !

Antonio, frappant dans sa main.

Il ne l’a, ma foi, pas manqué du premier coup : c’est son nom.

Le Comte.

Marceline, on suspendra tout jusqu’à l’examen de vos titres, qui se fera publiquement dans la grande salle d’audience. Honnête Basile, agent fidèle et sûr, allez au bourg chercher les gens du siége.

Basile.

Pour son affaire ?

Le Comte.

Et vous m’amènerez le paysan du billet.

Basile.

Est-ce que je le connais ?

Le Comte.

Vous résistez !

Basile.

Je ne suis pas entré au château pour en faire les commissions.

Le Comte.

Quoi donc ?

Basile.

Homme à talent sur l’orgue du village, je montre le clavecin à madame, à chanter à ses femmes, la mandoline aux pages ; et mon emploi surtout est d’amuser votre compagnie avec ma guitare, quand il vous plaît me l’ordonner.

Grippe-Soleil s’avance.

J’irai bien, monsigneu, si cela vous plaira.

Le Comte.

Quel est ton nom et ton emploi ?

Grippe-Soleil Je suis Grippe-Soleil, mon bon signeu ; le petit patouriau des chèvres, commandé pour le feu d’artifice. C’est fête aujourd’hui dans le troupiau ; et je sais ous-ce-qu’est toute l’enragée boutique à procès du pays.

Le Comte.

Ton zèle me plaît ; vas-y ; mais vous (à Basile), accompagnez monsieur en jouant de la guitare, et chantant pour l’amuser en chemin. Il est de ma compagnie.

Grippe-Soleil, joyeux.

Oh ! moi, je suis de la…

(Suzanne l’apaise de la main, en lui montrant la comtesse.)
Basile, surpris.

Que j’accompagne Grippe-Soleil en jouant ?…

Le Comte.

C’est votre emploi. Partez ou je vous chasse.

(Il sort.)



Scène XXIII

Les acteurs précédents, excepté Le COMTE.
Basile, à lui-même.

Ah ! je n’irai pas lutter contre le pot de fer, moi qui ne suis…

Figaro.

Qu’une cruche.

Basile, à part.

Au lieu d’aider à leur mariage, je m’en vais assurer le mien avec Marceline. (À Figaro.) Ne conclus rien, crois-moi, que je ne sois de retour.

(Il va prendre la guitare sur le fauteuil du fond.)
Figaro le suit.

Conclure ! oh ! va, ne crains rien ; quand même tu ne reviendrais jamais… Tu n’as pas l’air en train de chanter : veux-tu que je commence ?… Allons, gai, haut la-mi-la, pour ma fiancée.

(Il se met en marche à reculons, danse en chantant la séguidille suivante. Basile accompagne, et tout le monde le suit.)


SÉGUIDILLE
Air noté.

Je préfère à la richesse
La sagesse
De ma Suzon,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon.

Aussi sa gentillesse
Est maîtresse
De ma raison,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon.

(Le bruit s’éloigne ; on n’entend pas le reste.)



Scène XXIV

SUZANNE, LA COMTESSE.
La Comtesse, dans sa bergère.

Vous voyez, Suzanne, la jolie scène que votre étourdi m’a value avec son billet.

Suzanne.

Ah ! madame, quand je suis rentrée du cabinet, si vous aviez vu votre visage ! il s’est terni tout à coup : mais ce n’a été qu’un nuage, et par degrés vous êtes devenue rouge, rouge, rouge !

La Comtesse.

Il a donc sauté par la fenêtre ?

Suzanne.

Sans hésiter, le charmant enfant ! Léger… comme une abeille !

La Comtesse.

Ah ! ce fatal jardinier ! Tout cela m’a remuée au point… que je ne pouvais rassembler deux idées.

Suzanne.

Ah ! madame, au contraire ; et c’est là que j’ai vu combien l’usage du grand monde donne d’aisance aux dames comme il faut, pour mentir sans qu’il y paraisse.

La Comtesse.

Crois-tu que le comte en soit la dupe ? Et s’il trouvait cet enfant au château !

Suzanne.

Je vais recommander de le cacher si bien…

La Comtesse.

Il faut qu’il parte. Après ce qui vient d’arriver, vous croyez bien que je ne suis pas tentée de l’envoyer au jardin à votre place.

Suzanne.

Il est certain que je n’irai pas non plus. Voilà donc mon mariage encore une fois…

La Comtesse se lève.

Attends… Au lieu d’un autre, ou de toi, si j’y allais moi-même ?

Suzanne.

Vous, madame ?

La Comtesse.

Il n’y aurait personne d’exposé… Le comte alors ne pourrait nier… Avoir puni sa jalousie, et lui prouver son infidélité ! cela serait… Allons : le bonheur d’un premier hasard m’enhardit à tenter le second. Fais-lui savoir promptement que tu te rendras au jardin. Mais surtout que personne…

Suzanne.

Ah ! Figaro.

La Comtesse.

Non, non. Il voudrait mettre ici du sien… Mon masque de velours, et ma canne ; que j’aille y rêver sur la terrasse.

(Suzanne entre dans le cabinet de toilette.)



Scène XXV

LA COMTESSE, seule.

Il est assez effronté, mon petit projet ! (Elle se retourne.) Ah ! le ruban ! Mon joli ruban, je t’oubliais ! (Elle le prend sur sa bergère et le roule.) Tu ne me quitteras plus… tu me rappelleras la scène où ce malheureux enfant… Ah ! monsieur le comte, qu’avez-vous fait ?… Et moi, que fais-je en ce moment ?



Scène XXVI

LA COMTESSE, SUZANNE.
(La comtesse met furtivement le ruban dans son sein.)
Suzanne.

Voici la canne et votre loup.

La Comtesse.

Souviens-toi que je t’ai défendu d’en dire un mot à Figaro.

Suzanne, avec joie.

Madame, il est charmant, votre projet ! Je viens d’y réfléchir. Il rapproche tout, termine tout, embrasse tout ; et, quelque chose qui arrive, mon mariage est maintenant certain. (Elle baise la main de sa maîtresse. Elles sortent.)


Pendant l’entracte, des valets arrangent la salle d’audience. On apporte les deux banquettes à dossier des avocats, que l’on place aux deux côtés du théâtre, de façon que le passage soit libre par derrière. On pose une estrade à deux marches dans le milieu du théâtre, vers le fond, sur laquelle on place le fauteuil du comte. On met la table du greffier et son tabouret de côté sur le devant, et des siéges pour Brid’oison et d’autres juges, des deux côtés de l’estrade du comte.